Les Petites Filles modèles/27

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Hachette (p. 287-300).



XXVII

LA FÊTE


Depuis quelques jours tout était en rumeur au château ; on enfonçait des clous dans une orangerie attenante au salon ; on assemblait et on brouettait des fleurs ; on cuisait des pâtés, des gâteaux, des bonbons. Les enfants avaient avec Élisa un air mystérieux ; elles l’empêchaient d’aller du côté de l’orangerie ; elles la gardaient le plus possible avec elles, afin de ne pas la laisser causer dans la cuisine et à l’office. Élisa se doutait de quelque surprise ; mais elle faisait l’ignorante pour ne pas diminuer le plaisir que se promettaient les enfants.

Enfin, le jeudi suivant, à trois heures, il y eut dans la maison un mouvement extraordinaire. Élisa s’apprêtait à s’habiller, lorsqu’elle vit entrer les enfants, qui portaient un énorme panier couvert et qui avaient leurs belles toilettes du dimanche.

Camille.

Nous allons t’habiller, ma bonne Élisa ; nous apportons tout ce qu’il faut pour ta toilette.

Élisa.

J’ai tout ce qu’il me faut ; merci, mes enfants.

Madeleine.

Mais tu n’as pas vu ce que nous t’apportons ; tiens, tiens, regarde. »

Et, en disant ces mots, Madeleine enleva la mousseline qui couvrait le panier. Élisa vit une belle robe en taffetas marron, un col et des manches en dentelle, un bonnet de dentelle garni de rubans et un mantelet de taffetas noir garni de volants pareils.

Élisa.

Ce n’est pas pour moi, tout cela ; c’est trop beau ! Je ne mettrai pas une si élégante toilette ; je ressemblerais à Mme Fichini.

Marguerite.

Non, non, tu ne ressembleras jamais à la grosse Mme Fichini.

Camille.

Il n’y a plus de Mme Fichini ; c’est la comtesse Blagowski qu’il faut dire.

Madeleine.

Bah ! la comtesse Blagowski ou Mme Fichini, qu’importe ! Habillons Élisa. »

Avant qu’elle eût pu les empêcher, les quatre petites filles avaient dénoué le tablier et déboutonné la robe d’Élisa, qui se trouva en jupon en moins d’une minute.

Camille.

Baisse-toi, que je te mette ton col.

Madeleine.

Donne-moi ton bras, que je passe une manche.

Marguerite.

Étends l’autre bras, que je passe l’autre manche.

Sophie.

Voici la robe : je la tiens toute prête ; et le bonnet. »

La robe fut passée, arrangée, boutonnée ; les enfants menèrent Élisa devant une glace de leur maman : elle se trouva si belle, qu’elle ne pouvait se lasser de se regarder et de s’admirer. Elle remercia et embrassa tendrement les enfants, qui l’accompagnèrent chez Mmes de Fleurville et de Rosbourg, car Élisa voulait les remercier aussi.

« À présent, mes enfants, dit-elle en se dirigeant vers sa chambre, je vais ôter toutes ces belles affaires ; je les garderai pour la première occasion.

Camille.

Mais non, Élisa ; il faut que tu restes toute la journée habillée comme tu es.

Élisa.

Pour quoi faire ?

« Baisse-toi que je mette ton col. »
Madeleine.

Tu vas voir ; viens avec moi. »

Et, saisissant Élisa, les quatre enfants la conduisirent dans le salon, puis dans l’orangerie, qui était convertie en salle de spectacle et qui était pleine de monde. Les fermiers et les messieurs du voisinage étaient dans une galerie élevée, les domestiques et les gens du village occupaient le parterre. Les enfants entraînèrent Élisa toute confuse à des places réservées au milieu de la galerie, elles s’assirent autour d’elle ; la toile se leva, et le spectacle commença.

Le sujet de la pièce était l’histoire d’une bonne négresse qui, lors du massacre des blancs par les nègres à l’île Saint-Dominique, sauve les enfants de ses maîtres, les soustrait à mille dangers, et finit par s’embarquer avec eux sur un vaisseau qui retournait en France ; elle dépose entre les mains du capitaine une cassette qu’elle a eu le bonheur de sauver, qui appartenait à ses maîtres massacrés, et qui contenait une somme considérable en bijoux et en or ; elle déclare que cette somme appartient aux enfants.

On applaudit avec fureur ; les applaudissements redoublèrent lorsque de tous côtés on lança des bouquets à Élisa, qui ne savait comment remercier de tous ces témoignages d’intérêt.

Après le spectacle, on passa dans la salle à manger, où l’on trouva la table couverte de pâtés, de jambons, de gâteaux, de crèmes, de gelées. Tout le monde avait faim ; on mangea énormément ; pendant que les voisins et les personnes du château faisaient ce repas, on servait dehors, aux gens du village, des pâtés, des galantines, des galettes, du cidre et du café.

Lorsque chacun fut rassasié, on rentra dans l’orangerie, d’où l’on avait enlevé tout ce qui pouvait gêner pour la danse ; les chaises et les bancs étaient rangés contre le mur ; les lustres et les lampes étaient allumés. Au moment où les enfants entrèrent, l’orchestre, composé de quatre musiciens, commença une contredanse ; les petites et Élisa la dansèrent avec plusieurs dames et messieurs ; les autres invités se mirent aussi en train, et, une demi-heure après, tout le monde dansait dans l’orangerie et devant la maison. Les enfants ne s’étaient jamais autant amusées ; Élisa était enchantée et attendrie de cette fête donnée à son intention, et dont elle était la reine. On dansa jusqu’à onze heures du soir. Après avoir mangé encore quelques pâtés, du jambon, des gâteaux et des crèmes, chacun s’en alla, les uns à pied, les autres en carriole.

Les enfants rentrèrent chez elles avec Élisa, après avoir bien embrassé et bien remercié leurs mamans.

Sophie.

Dieu ! que j’ai chaud ! ma chemise est trempée !

Marguerite.

Et moi donc ! ma robe est toute mouillée de sueur.

Madeleine.

Ah ! que j’ai mal aux pieds !

Camille.

Je n’en puis plus ! À la dernière contredanse, mes jambes ne pouvaient plus remuer.

Marguerite.

As-tu vu ce gros petit bonhomme, au ventre rebondi, qui a été roulé dans un galop ?

Camille.

Oui, il était bien drôle ; il sautait, il galopait tout comme s’il n’avait pas eu un gros ventre à traîner.

Sophie.

Et ce grand maigre qui sautait si haut qu’il a accroché le lustre !

Madeleine.
Il a manqué de prendre feu, ce pauvre maigre ; c’est qu’il aurait brûlé comme une allumette.
L’orchestre était composé de quatre musiciens.
Sophie.

As-tu remarqué cette petite fille prétentieuse qui faisait des mines et qui était si ridiculement mise ?

Madeleine.

Non, je ne l’ai pas vue. Comment était-elle habillée ?

Sophie.

Elle avait une robe grise avec de grosses fleurs rouges.

Madeleine.

Ah oui ! je sais ce que tu veux dire ; c’est une pauvre ouvrière très timide et qui n’est pas du tout prétentieuse.

Sophie.

Par exemple ! si celle-là ne l’est pas, je ne sais qui le sera. Et cette autre, qui avait une robe de mousseline blanche chiffonnée, avec des nœuds d’un bleu passé qui traînaient jusqu’à terre, trouves-tu aussi qu’elle n’était pas affectée ?

Camille.

Voyons, ne disons pas de mal de tous ces pauvres gens, qui se sont habillés chacun comme il l’a pu, qui se sont amusés et qui ont contribué à nous amuser.

Sophie, avec aigreur.

Mon Dieu, comme tu es sévère ! Est-ce qu’il est défendu de rire un peu des gens ridicules ?

Camille.

Non, mais pourquoi trouver ridicules des gens qui ne le sont pas ?

Sophie.

Si tu les trouves bien, ce n’est pas une raison pour que je sois obligée de dire comme toi.

Madeleine.

Sophie, Sophie, tu vas te fâcher tout à fait, si tu continues sur ce ton.

Sophie.

Il n’est pas question de se fâcher ! je dis seulement que je trouve Camille on ne peut plus ennuyeuse avec sa perpétuelle bonté. Jamais elle ne rit de personne ; jamais elle ne voit les bêtises et les sottises des autres.

Marguerite, avec vivacité.

C’est bien heureux pour toi !

Sophie, sèchement.

Que veux-tu dire par là ?

Marguerite.

Je veux dire, mademoiselle, que si Camille voyait les sottises des autres et si elle en riait, elle verrait souvent les vôtres, et que nous ririons toutes à vos dépens.

Sophie, en colère.

Je m’embarrasse peu de ce que tu dis, tu es trop bête.

Élisa, qui entre.

Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que j’entends ? On se querelle par ici ?

Sophie.

C’est Marguerite qui me dit des sottises.

Élisa.

Il me semble que, lorsque je suis entrée, c’était vous qui en disiez à Marguerite.

Sophie, embarrassée.

C’est-à-dire… Je répondais seulement…, mais c’est elle qui a commencé.

Marguerite.

C’est vrai, Élisa ; je lui ai dit qu’elle disait des sottises, j’avais raison, puisqu’elle a dit que Camille était ennuyeuse.

Élisa.

Mes enfants, mes enfants, est-ce ainsi que vous finissez une si heureuse journée, en vous querellant, en vous injuriant ? »

Sophie et Marguerite rougirent et baissèrent la tête, elles se regardèrent et dirent ensemble :

« Pardon, Sophie.

— Pardon, Marguerite. »

Puis elles s’embrassèrent. Sophie demanda pardon aussi à Camille, qui était trop bonne pour lui en vouloir. Elles achevèrent toutes de se déshabiller, et se couchèrent après avoir dit leur prière avec Élisa. Élisa les remercia encore tendrement de toute leur affection et de la journée qui venait de s’écouler.