Aller au contenu

Les Petites Provinciales/Paris et la Province

La bibliothèque libre.
Georges Crès et Cie, éditeurs (p. 7-18).
PARIS ET LA PROVINCE


PARIS ET LA PROVINCE


Au Docteur Chevrel.


Mon cher Ami,

Me voici de retour dans ma province. Après trois semaines d’intimité avec Paris, j’ai en moi une sensation de vide et je me sens prise de marasme. Tout mon amour est ravivé et me tourmente parce que, de nouveau, j’ai vu, entendu et respiré la ville ; toute mon enfance, mon adolescence et ma jeunesse me reviennent dans l’âme et dans la chair et je me demande comment j’ai pu m’en aller, comment j’ai pu abandonner avec indifférence tant de choses qui m’appartenaient et qui n’existent nulle part ailleurs sur terre. Mais j’étais habituée à les posséder et je n’en ai compris toute l’incomparable valeur que lorsque j’en ai connu la nostalgie.

Ceux qui sont restés à Paris me disent toute la fatigue, tout le surmenage, tout le gaspillage d’énergie, tout l’éparpillement de soi-même auxquels il faut se résoudre tous les jours, toute l’année, toute la vie quand on vit à Paris. La journée d’un parisien, Paul Weil chante cela à la Lune Rousse, sur un ton monotone, haletant et résigné, et il y a probablement bien du vrai dans cette scie satirique. Mais c’est égal, je ne peux pas croire qu’on ne soit heureux à Paris qu’à minuit vingt-deux, je ne puis pas le croire, parce que je sais bien que ce n’est pas vrai, parce que mes parents y ont été heureux, parce que j’y ai été heureuse jusqu’à vingt ans, et parce que tous ceux qui n’y sont pas n’ont qu’une idée fixe, c’est d’y être.

Mon cher ami, il n’y a rien de borné et d’ignorant du monde entier comme une petite parisienne de vingt ans, même lorsque elle connaît des musées, des musiques et des livres. S’imagine-t-elle qu’il existe sur terre autre chose que Paris, autre chose que des Parisiens, des idées et des sentiments parisiens. Il y a bien les bains de mer ou la montagne deux mois par an, mais aux bains de mer ou à la montagne, on est encore des « Parisiens ». Lorsque je suis arrivée en province, j’ai été toute meurtrie de trouver un monde si différent, effarée de sentir la défiance et l’hostilité des gens envers Paris et tout ce qui vient de lui, en même temps que le besoin de prouver qu’on lui ressemble, qu’on est aussi beau que lui et beaucoup plus vertueux. Jalousie, envie et mépris, voilà les sentiments de la province pour Paris. Mon Dieu, lorsqu’une dame provinciale, extrêmement démodée, déclare qu’il est impossible de mettre une robe propre à Paris parce que la pluie et la boue de Paris font des taches indélébiles ; lorsqu’un monsieur provincial, obsédé par les microbes, déclare que Paris est une ville redoutable parce que, dès qu’on y est depuis deux heures, on mouche tout noir, cela n’est que pittoresque et amusant. Mais il y a des choses plus graves. Je me souviens de propos tenus, un jour, par des provinciaux qui avaient vingt-cinq ans au moment de la guerre. Malgré eux, la satisfaction du siège, de la capitulation, transpirait dans leurs paroles et je me sentais atteinte au plus profond de moi-même, comme si on s’était réjoui devant moi d’un supplice subi par mon père ou par ma mère. J’ai compris le fameux « Paris ne tiendra pas », répété avec insistance par des prophètes du pire qui prennent leurs désirs pour des réalités. Ah ! Paris, mon pauvre Paris si beau, si fiévreux, si ardent, si généreux, si fou et si brave, quelle cruelle stupeur de vous entendre pour la première fois railler, bafouer et méconnaître à ce point ! Et puis, si je ne me suis pas encore habituée à ces méchancetés et à ces dénigrements, j’ai fini par les comprendre un peu.

Paris est blessant pour la province. Il n’a pas centralisé égoïstement à son profit tout ce qui se fait de mieux sur terre en art, en intelligence, en souvenirs du passé, avec une gentillesse suffisante pour se faire pardonner. Paris a, comme le Parisien, la réputation de faire le malin et, si ces façons-là en imposent un peu, il est aussi très tentant et très facile de les tourner en ridicule. Les habitants de Paris sont désagréables pour les provinciaux. Ils veulent faire oublier ainsi que la plupart d’entre eux sont venus de leur province. Ils savent aussi quelles difficultés on rencontre pour se faire sa place à Paris et ils craignent que d’autres ne viennent à leur tour les forcer à lâcher une partie du gâteau qu’ils sont parvenus à saisir. Alors ils persiflent la province ou ils font le silence sur elle, quitte à se faire à Paris un tremplin avec la Bretagne, la Provence, la Lorraine et la Gascogne, qu’ils trouvaient si étroites, potinières et inhabitables tant qu’ils y ont vécu. Les Parisiens de Paris ne sont pas innocents non plus de mauvaises dispositions envers les provinciaux. Je le sais bien moi-même, maintenant que je suis considérée à Paris comme une provinciale. C’est là l’inconvénient, mon cher ami, des situations hybrides. On est rejeté par les uns et on n’est pas adopté par les autres. On blague ma ville, son ennui, ses préjugés, ses manies, son petit esprit et ses prétentions, et on s’esclaffe quand je la défends.

En feuilletant ce matin le dernier volume d’Octave Uzanne : « Le célibat et l’amour » — préface de Rémy de Gourmont, s’il vous plaît — mais n’ai-je pas déjà lu autre part ces pages de Rémy de Gourmont ? — je suis tombée sur un passage amusant. Ce livre est la glorification du célibataire, excepté, bien entendu, du célibataire provincial. Le célibataire provincial sent le rance, il est avaricieux jusqu’à la crasse, il est mal tenu, triste, affalé et même il a des vices de héros biblique, des vices dont Tissot, en un livre spécial, a flétri la pratique. Enfin, c’est complet. Dites, mon cher ami, vous le connaissez ce livre spécial de Tissot ? Qui est Tissot ? Je ne sais pas. Eh ! bien non, je ne sais pas ! Vous savez bien qu’on ne sait rien en province. Pour ce qui est des vices, je n’en sais rien, mais je connais des célibataires provinciaux qui ne ressemblent pas du tout à ce hideux portrait peint par Octave Uzanne avec un si naïf plaisir.

Je n’ai pas vécu quatorze ans en province sans en subir l’empreinte et sans en découvrir les charmes : la suppression des distances, le calme et le silence ont bien leur prix. La possibilité d’avoir chaque jour de longues heures de loisir qu’on peut consacrer sans remords à soi-même parce qu’on a aussi eu le temps de ne pas négliger les autres, c’est un tel bonheur qu’on n’imagine pas qu’on pourrait y renoncer. J’ai connu ici, dans cette ville, les gens les meilleurs, les plus séduisants, les plus curieux, les plus cultivés et les plus raffinés d’esprit, qu’on puisse désirer de connaître. Et ils étaient aussi les plus travailleurs et ils créaient les œuvres les plus consciencieusement étudiées et les plus sincèrement réfléchies. Il est vrai que, presque tous, ils sont partis à Paris et que chacun de ces départs a été pour moi un véritable arrachement.

Mais qui n’a pas connu les douleurs de l’amitié n’en a pas connu les joies et je ne donnerais pas celles-ci pour m’éviter celles-là.

Les joies de l’amitié, la province vous les prodigue et, à cause de cela, il doit lui être beaucoup pardonné. Se voir chaque jour, causer longuement ensemble, avoir même le temps de rester longtemps silencieux les uns avec les autres ; pouvoir s’étudier, se comprendre, se pardonner et, quand on s’est adopté, vivre dans l’intimité quotidienne des actes et des pensées ; avoir d’autant plus de plaisir à se voir le lendemain qu’on s’était déjà vu la veille, se rencontrer sur les places ou dans les boutiques, même quand on ne s’est pas donné rendez-vous, s’accompagner, revenir sur ses pas, flâner ensemble parce qu’on a le temps, connaître les mêmes personnes qu’on ne connaît pas, aller ensemble chez le libraire, au concert, au théâtre, à la campagne, aller partout ensemble et se quitter en se disant : « à tout à l’heure ou à demain », qu’est-ce qui peut avoir au monde une valeur pareille ?

Et il est certain que, lorsqu’il faut renoncer à des habitudes aussi précieuses, c’est un bien dur sacrifice, mais encore la province panse un peu la blessure, car elle nous donne la consolation de pouvoir écrire de longues lettres. Tant pis pour les Parisiens s’ils n’ont pas le temps de les lire, car ce sont des lettres dans lesquelles on a eu le temps de mettre tout son cœur et tout son esprit — quand on en a.

Et je ne vous parle pas, mon cher ami, des joies familiales. Votre célibat, décrassé depuis qu’il est parisien, me prendrait en pitié. Nous sommes installés depuis huit jours dans notre maison des champs, à trois kilomètres de la ville, en pleine campagne, au milieu des fermes. Si tout n’est qu’illusion sur terre, c’est une illusion sans pareille que de posséder un coin fertile et ombragé. La végétation est en pleine vigueur, en plein épanouissement. L’herbe des pelouses est épaisse, veloutée, les fleurs étincellent dans l’atmosphère dorée et il tombe des tilleuls, où les oiseaux modulent, des parfums à rendre ivre, parfums auxquels se mêlent ceux des genêts d’Espagne et des foins coupés. On n’entend d’autres bruits que ceux de la vie animale, végétale et rustique, et je vous assure que le voisinage d’une ferme est infiniment apaisant et réconfortant. Mon mari et mes enfants partent chaque matin à bicyclette. Mon mari va voir ses malades et mes enfants vont au lycée. Ils reviennent quand ils peuvent ou quand ils veulent, sans l’horrible ennui d’une gare, d’un chemin de fer, d’une perte de temps considérable et sans les dangers auxquels les enfants circulant seuls sont exposés dans une ville comme Paris. C’est une promenade pour mes amis de venir me voir et ils peuvent, le soir, retourner à pied chez eux, au clair de lune. Tout cela serait-il possible ailleurs qu’en province ?

Et puis je ne vous ai rien dit non plus des facilités matérielles de l’existence, parce que nous mettons une pudeur étrange à ne pas parler des questions d’argent. Mais vous savez bien, comme moi, qu’elles sont capitales — c’est bien le cas de le dire — et que nous sommes leurs prisonniers. C’est une paix infinie quand les chaînes dont elles nous lient peuvent être légères et détendues.

Mon cher ami, nous ne vivons pas comme vous dans la lanterne du phare. Nous en recevons le rayonnement à distance, adouci, purifié peut-être par l’espace. Nous ne sommes pas comme vous les forgerons des événements contemporains. Nous en sommes les spectateurs. Vous forgez vous forgez hâtivement, et vous jetez pêle-mêle à la France et au monde le métal pur et les scories. Je voudrais que la province ne retînt que le métal pur. Paris et la province sont indispensables l’un à l’autre et ils devraient s’aimer. Mais je crois bien que je suis pour toujours condamnée à souffrir dans mon âme provinciale, quand je suis à Paris ; à souffrir dans mon âme parisienne, quand je suis ici. Les gens qui n’ont qu’une âme sont bien heureux.