Les Petits Bourgeois/Tome II

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Kiessling, Schnee et Cie (p. 7-158).

CHAPITRE XIV DEUX SCENES D’AMOUR

— Ah ! vous êtes un grand sorcier, dit Flavie Colleville, en acceptant le bras de la Peyrade pour passer de la salle à manger au salon.

— Et je ne tiens, lui répondit-il, à ensorceler que vous, et, croyez-moi, c’est une revanche que je prends, vous êtes devenue aujourd’hui plus ravissante que jamais !

— Thuillier, reprit-elle pour éviter le combat, Thuillier qui se croit un homme politique !

— Mais, chère, dans le monde, la moitié des ridicules sont le fruit de conspirations de ce genre, l’homme n’est pas si coupable en ce genre qu’on le pense. Dans combien de familles ne voyez-vous pas le mari, les enfants, les amis de la maison persuader à une mère, très-sotte, qu’elle a de l’esprit, à une mère de quarante-cinq ans qu’elle est belle et jeune…. De là des travers inconcevables pour les indifférents. Tel homme doit sa fatuité puante à l’idolâtrie d’une maîtresse, et sa fatuité de rimailleur à ceux qui furent payés pour lui faire accroire qu’il était un grand poëte. Chaque famille a son grand homme, et il en résulte, comme à la chambre, une obscurité générale avec tous les flambeaux de France…. Eh ! bien, les gens d’esprit rient entre eux, voilà tout. Vous êtes l’esprit et la beauté de ce petit monde bourgeois ; voilà ce qui m’a fait vous vouer un culte ; mais ma seconde pensée a été de vous tirer de là, car je vous aime sincèrement, et plus d’amitié que d’amour, quoiqu’il se soit glissé beaucoup d’amour, ajouta-t-il en la pressant sur son cœur à la faveur de l’embrasure où il l’avait conduite.

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— Madame Phellion tiendra le piano, dit Colleville, il faut que tout danse aujourd’hui. Les bouteilles, les pièces de vingt sous de Brigitte, et nos petites filles ! Je vais aller chercher mon hautbois !

Et il remit sa tasse de café vide à sa femme, en souriant de la voir en bonne harmonie avec Théodose.

— Qu’avez-vous donc fait à mon mari ? demanda Flavie à son séducteur.

— Faut-il vous dire tous nos secrets ?

— Vous ne m’aimez donc pas ? répondit-elle en le regardant avec la sournoiserie coquette d’une femme à peu près décidée.

— Oh ! puisque vous me dites tous les vôtres, reprit-il en se laissant aller à cette exaltation recouverte de gaieté provinciale, si charmante et si naturelle en apparence, je ne voudrais pas vous cacher une peine dans mon coeur… Et il la ramena dans l’embrasure de la fenêtre, et lui dit en souriant : -- Colleville a vu, pauvre homme, en moi l’artiste opprimé par tous ces bourgeois, se taisant devant eux parce qu’il serait incompris, mal jugé, chassé, mais il a senti la chaleur du feu sacré qui me dévore. Oui, je suis d’ailleurs, dit-il avec un ton de conviction profonde, artiste en parole à la manière de Berryer, je pourrais faire pleurer des jurés en pleurant moi-même, car je suis nerveux comme une femme. Et, alors, cet homme, à qui toute cette bourgeoisie faisait horreur, en a plaisanté avec moi ; nous avons commencé contre eux, en riant, et il m’a trouvé aussi fort que lui. Je lui ai dit le plan formé de faire quelque chose de Thuillier, et je lui ai fait entrevoir tout le parti qu’il tirerait d’un mannequin politique, ne fût-ce, lui ai-je dit, que pour devenir monsieur de Colleville, et mettre votre charmante femme où je voudrais la voir, dans une bonne recette générale, où vous devriez vous faire nommer député ; car, pour devenir tout ce que vous devez être, il vous suffira d’aller huit ans dans les Hautes ou dans les Basses-Alpes, dans un trou de ville où tout le monde vous aimera, où votre femme séduira tout le monde… Et ceci, lui ai-je dit, ne vous manquera pas, surtout si vous donnez votre chère Céleste à un homme capable d’être influent à la chambre…. La raison, traduite en plaisanterie, a la vertu de pénétrer ainsi plus avant qu’elle ne le ferait toute seule chez certains caractères ; aussi, Colleville et moi sommes-nous les meilleurs amis du monde. Ne m’a-t-il pas dit à table : -- Gredin, tu

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m’as volé ma phrase. Ce soir nous serons à tu et à toi… Puis une petite partie fine, où les artistes, mis au régime de ménage, se compromettent toujours, et où je l’entraînerai, nous rendra tout aussi sérieusement amis, et peut-être plus qu’il ne l’est avec Thuillier, car je lui ai dit que Thuillier crèverait de jalousie en lui voyant sa rosette… Et voilà, ma chère adorée, ce qu’un sentiment profond donne le courage de produire ? Ne faut-il pas que Colleville m’adopte, que je puisse être chez vous de son aveu…. Mais, voyez-vous, vous me feriez lécher des lépreux, avaler des crapauds vivants, séduire Brigitte, oui, j’empalerais mon cœur de ce grand piquet-là, s’il fallait m’en servir comme d’une béquille pour me traîner à vos genoux !

— Ce matin, dit-elle, vous m’avez effrayée…

— Et, ce soir, vous êtes rassurée ?… Oui, dit-il, il ne vous arrivera jamais rien de mal avec moi.

— Ah ! vous êtes, je l’avoue, un homme bien extraordinaire !…

— Mais non, les plus petits, comme les plus grands efforts, sont les reflets de la flamme que vous avez allumée, et je veux être votre gendre, pour que nous ne puissions jamais nous quitter… Ma femme, hé mon Dieu, ce ne peut être qu’une machine à enfant, mais l’être sublime, la divinité, ce sera toi, lui glissa-t-il dans l’oreille.

— Vous êtes Satan, lui dit-elle avec une sorte de terreur.

— Non, je suis un peu poëte, comme tous les gens de mon pays, allons ! soyez ma Joséphine ?… J’irai vous voir demain à deux heures et j’ai le désir le plus ardent de savoir où vous dormez, les meubles qui vous servent, la couleur des étoffes, comment sont disposées les choses autour de vous, d’admirer la perle dans sa coquille !…

Et il s’éloigna fort habilement sur cette parole, sans vouloir entendre la réponse.

Flavie, pour qui, dans toute sa vie, l’amour n’avait jamais pris le langage passionné du roman, resta saisie, mais heureuse, le cœur palpitant, et se disant qu’il était bien difficile d’échapper à une pareille influence. Pour la première fois, Théodose avait mis un pantalon neuf, des bas de soie gris et des escarpins, un gilet de soie noire et une cravate de satin noir, sur les nœuds de laquelle brillait une épingle choisie avec goût. Il portait un habit neuf, à la nouvelle mode, et des gants jaunes relevés par le blanc des

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manchettes, il était le seul homme qui eût des manières, un maintien au milieu de ce salon que les invités remplissaient insensiblement. Madame Pron, née Barniol, était arrivée avec deux pensionnaires de chacune dix-sept ans, confiées à ses soins maternels par des familles qui demeuraient à Bourbon et à la Martinique. Monsieur Pron, professeur de rhétorique dans un collége dirigé par des prêtres, appartenait à la classe des Phellion, mais au lieu d’être en surface, de s’étaler en phrases, en démonstrations, de toujours poser en exemples, il était sec et sentencieux. Monsieur et madame Pron, les fleurs du salon Phellion, recevaient les lundis ; ils s’étaient liés très-étroitement par les Barniol avec les Phellion. Quoique professeur, le petit Pron dansait. La grande renommée de l’institution Lagrave, à laquelle monsieur et madame Phellion avaient été, pendant vingt ans, attachés, s’était encore accrue sous la direction de mademoiselle Barniol, la plus habile et la plus ancienne des sous-maîtresses. Monsieur Pron jouissait d’une grande influence dans la portion du quartier circonscrite par le boulevard de Mont-Parnasse, le Luxembourg, et la route de Sèvres. Aussi, dès qu’il vit son ami, Phellion, sans avoir besoin d’avis, le prit-il par le bras, pour aller l’initier, dans un coin, à la conspiration Thuillier, et, après dix minutes de conversation, ils vinrent tous les deux chercher Thuillier, et l’embrasure de la fenêtre opposée à celle où restait Flavie entendit sans doute un trio digne, dans son genre, de celui des trois Suisses dans Guillaume Tell.

— Voyez-vous, vint dire Théodose à Flavie, l’honnête et pur Phellion intrigant !… Donnez une raison à l’homme probe, et il patauge très-bien dans les stipulations les plus sales ; car, enfin, il raccroche le petit Pron, et Pron emboîte le pas, uniquement dans l’intérêt de Félix Phellion, qui tient en ce moment votre petite Céleste… Allez donc les séparer… Il y a dix minutes qu’ils sont ensemble, et que le fils Minard tourne autour d’eux comme un boule-dogue irrité.

Félix, encore sous le coup de la profonde émotion que lui avait fait éprouver l’action généreuse et le cri parti du cœur de Céleste, quand personne, excepté madame Thuillier, n’y pensait plus, eut une de ces finesses ingénues qui sont l’honnête charlatanisme de l’amour vrai ; mais il n’en était pas coutumier ; les mathématiques lui donnaient des distractions. Il alla près de madame

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Thuillier, imaginant bien que madame Thuillier attirerait Céleste auprès d’elle. De ce profond calcul d’une profonde passion, Céleste sut d’autant plus de gré à Félix, que l’avocat Minard, qui ne voyait en elle qu’une dot, n’eut pas cette inspiration soudaine et buvait son café tout en causant politique avec Laudigeois, qu’il trouva dans le salon avec monsieur Barniol et Dutocq, par ordre de son père, qui pensait au renouvellement de la législature de 1842.

— Qui n’aimerait pas Céleste ! dit Félix à madame Thuillier.

— Pauvre chère petite, il n’y a qu’elle au monde qui m’aime, répondit l’ilote en retenant ses larmes.

— Eh, madame, nous sommes deux à vous aimer, reprit le candide Mathieu en riant.

— Que dites-vous donc là ?… vint demander Céleste à sa marraine.

— Mon enfant, répondit la pieuse victime, en attirant sa filleule, et en la baisant au front, il dit que vous êtes deux à m’aimer…

— Ne vous fâchez pas, de cette prédiction, mademoiselle ! dit tout bas le futur candidat de l’Académie des sciences, et laissez-moi tout faire pour la réaliser !… Tenez, je suis fait ainsi : l’injustice me révolte profondément !… Oh ! que le Sauveur des hommes a eu raison de promettre l’avenir aux cœurs doux, aux agneaux immolés !… Un homme qui ne vous aurait qu’aimée, Céleste, vous adorerait après votre sublime élan, à table ! mais à l’innocence seule de consoler le martyr !… Vous êtes une bonne jeune fille, et vous serez une de ces femmes qui sont à la fois la gloire et le bonheur d’une famille. Heureux qui vous plaira.

— Chère marraine, de quels yeux monsieur Félix me voit-il donc ?…

— Il t’apprécie, mon petit ange, et je prierai Dieu pour vous…

— Si vous saviez combien je suis heureux que mon père puisse rendre service à monsieur Thuillier… et comme je voudrais être utile à votre frère…

— Enfin, dit Céleste, vous aimez toute la famille !

— Eh ! oui ! répondit Félix.

L’amour véritable s’enveloppe toujours des mystères de la pudeur, même dans son expression, car il se prouve par lui-même, il ne sent pas la nécessité, comme l’amour faux, d’allumer un incendie, et un observateur, s’il avait pu s’en glisser un dans le

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salon Thuillier, aurait fait un livre, en comparant les deux scènes, et voyant les énormes préparations de Théodose et la simplicité de Félix ; l’un était la nature, l’autre était la société ; le vrai et le faux en présence. En apercevant en effet sa fille ravie, exhalant son âme par tous les pores de son visage, et belle comme une jeune fille cueillant les premières roses d’une déclaration indirecte, Flavie eut un mouvement de jalousie au cœur, elle vint à Céleste et lui dit à l’oreille :

— Vous ne vous conduisez pas bien, ma fille, tout le monde vous observe, et vous vous compromettez à causer aussi longtemps seule avec monsieur Félix, sans savoir si cela nous convient.

— Mais, maman, ma marraine est là.

— Ah ! pardon, chère amie, dit madame Colleville, je ne vous voyais pas…

— Vous faites comme tout le monde, répliqua le Saint-Jean-Bouche-d’Or.

Cette phrase piqua madame Colleville, qui la reçut comme une flèche barbelée ; elle jeta sur Félix un regard de hauteur, et dit à Céleste :

— Viens t’asseoir là, ma fille, en s’asseyant elle-même auprès de madame Thuillier, et désignant une chaise à côté d’elle à sa fille.

— Je me tuerai de travail, dit-il alors à madame Thuillier, ou je deviendrai membre de l’académie des sciences pour obtenir sa main à force de gloire.

— Ah ! se dit à elle-même la pauvre femme, il m’aurait fallu quelque savant tranquille et doux comme lui !… Je me serais lentement développée à la faveur d’une vie à l’ombre… Mon Dieu, tu ne l’as pas voulu ; mais réunis et protége ces deux enfants, ils sont faits l’un pour l’autre.

Et elle resta pensive en écoutant le bruit du sabbat que faisait sa belle-soeur, un vrai cheval à l’ouvrage, et qui, prêtant la main à ses deux servantes, desservait la table, enlevait tout dans la salle à manger, afin de la livrer aux danseurs et aux danseuses, vociférant comme un capitaine de frégate sur un banc de quart, en se préparant à une attaque.

« Avez-vous encore du sirop de groseille ! allez acheter de l’orgeat, » ou « il n’y a pas beaucoup de verres, peu d’eau rougie, et prenez les six bouteilles de vin ordinaire que je viens de monter.

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Prenez garde à ce que Coffinet, le portier, n’en prenne ! Caroline, ma fille, reste au buffet. Vous aurez une langue de jambon, dans le cas où l’on danserait encore à une heure du matin. Pas de gaspillage. Ayez l’œil à tout. Passez-moi le balai… mettez de l’huile dans les lampes… et surtout ne faites pas de malheurs… vous arrangerez les restes du dessert afin de parer le buffet ! Voyez si ma sœur viendra nous aider !… Je ne sais pas à quoi elle pense, cette Landore-là !… Mon Dieu qu’elle est lente… Bah ! ôtez les chaises, ils auront plus de place. »

Le salon était plein des Barniol, des Colleville, des Laudigeois, des Phellion et de tous ceux que le bruit d’une sauterie chez les Thuillier, répandu dans le Luxembourg entre deux et quatre heures, moment où la bourgeoisie du quartier se promène avait attirés.

— Etes-vous prête, ma fille ? dit Colleville en faisant irruption dans la salle à manger, il est neuf heures, et ils sont serrés comme des harengs dans votre salon. Cardot, sa femme, son fils, sa fille et son futur gendre viennent d’arriver, accompagnés du jeune substitut Vinet, et le faubourg Saint-Antoine débouche en ce moment. Nous allons passer le piano du salon ici, hein ?

Et il donna le signal en essayant son haut-bois, dont les joyeux canards furent accueillis par un hourra dans le salon. Il est assez inutile de peindre un bal de cette espèce. Les toilettes, les figures, les conversations, tout y fut en harmonie avec un détail qui doit suffire aux imaginations les moins rigides, car, en toute chose, un seul fait sert de cachet par sa couleur et son caractère. On passait sur des plateaux décolorés par places, dévernis, des verres communs pleins de vin pur, d’eau rougie et d’eau sucrée. Les plateaux où se voyaient des verres d’orgeat, des verres de sirop, s’absentaient fréquemment. Il y eut cinq tables de jeux, vingt-cinq joueurs ! dix-huit danseurs et danseuses ! A une heure du matin, on entraîna madame Thuillier, mademoiselle Brigitte et madame Phellion, ainsi que Phellion père, dans les extravagances d’une contredanse vulgairement appelée la Boulangère, et où Dutocq figura la tête voilée, à la façon des kabyles ! Les domestiques qui attendaient leurs maîtres et ceux de la maison firent galerie, et comme cette interminable contredanse dura une heure, on voulut porter Brigitte en triomphe, quand elle annonça son souper ; mais elle entrevit la nécessité de cacher douze bou-

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teilles de vieux vin de Bourgogne. On s’amusait tant, les matrones comme les jeunes filles, que Thuillier trouva le moyen de dire :

— Eh bien, ce matin nous ne savions guère que nous aurions une pareille fête ce jour !…

— On n’a jamais plus de plaisir, dit le notaire Cardot, que dans ces sortes de bals improvisés. Ne me parlez pas de ces réunions où chacun vient gourmé !…

Cette opinion constitue un axiome dans la bourgeoisie.

— Ah bah ! dit madame Minard, moi j’aime bien papa, j’aime bien maman…

— Nous ne disons pas cela pour vous, madame, chez qui le plaisir a fait élection de domicile, dit Dutocq.

La Boulangère finie, Théodose arracha Dutocq au buffet, où il prenait une tranche de langue, et lui dit :

— Allons-nous-en, car il faut que nous soyons demain au petit jour chez Cérizet, pour avoir tous les renseignements sur l’affaire à laquelle nous penserons l’un et l’autre, car elle n’est pas si facile que Cérizet le croit.

— Et comment ? dit Dutocq en venant manger son morceau de la langue dans le salon.

— Mais vous ne connaissez donc pas les lois ?… J’en sais assez pour être au fait des périls de l’affaire. Si le notaire veut la maison, et que nous la lui soufflions, il a la ressource de la surenchère pour nous la reprendre, et il pourra se mettre dans la peau d’un créancier inscrit. Dans la législation actuelle du régime hypothécaire, quand une maison se vend à la requête d’un des créanciers, si le prix qu’on en retire par l’adjudication ne suffit pas à payer tous les créanciers, ils ont le droit de surenchérir ; et le notaire, une fois pris, se ravisera.

— C’est juste ! dit Dutocq. Eh bien, nous irons voir Cérizet.

Ces mots : « Nous irons voir Cérizet ! » furent entendus par l’avocat Minard, qui suivait immédiatement les deux associés ; mais ils n’avaient aucun sens pour lui. Ces deux hommes étaient si loin de lui, de sa voie et de ses projets, qu’il les écouta sans les entendre.

— Voilà l’une des plus belles journées de notre vie, dit Brigitte, quand elle se trouva seule avec son frère, à deux heures et demie du matin, dans le salon désert, quelle gloire que d’être ainsi choisi par ses concitoyens.

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— Ne t’y trompe pas, Brigitte, nous devons tout cela, mon enfant, à un homme…

— A qui !

— A notre ami la Peyrade. CHAPITRE XV LE BANQUIER DES PAUVRES

La maison vers laquelle allèrent, non pas le lendemain lundi, mais le surlendemain mardi, Dutocq et Théodose, à qui le greffier fit observer que Cérizet s’absentait le dimanche et le lundi, en profitant de l’absence totale de pratiques pendant ces deux jours, consacrés par le peuple à la débauche ; cette maison est un des traits de la physionomie du faubourg Saint-Jacques, tout aussi important que la maison de Thuillier ou celle de Phellion. On ne sait pas (il est vrai que l’on n’a pas encore nommé de commission pour étudier ce phénomène) on ne sait ni comment ni pourquoi les quartiers de Paris se dégradent et s’encanaillent, au moral comme au physique ; comment le séjour de la Cour et de l’Église, le Luxembourg et le quartier latin deviennent ce qu’ils sont aujourd’hui, malgré l’un des plus beaux palais du monde, malgré l’audacieuse coupole Sainte-Geneviève, celle de Mansard au Val-de-Grâce, et les charmes du Jardin des Plantes ! pourquoi l’élégance de la vie s’en va ; comment les maisons Vauquer, les maisons Phellion, les maisons Thuillier, pullulent, avec les pensionnats, sur les palais des Stuarts, des cardinaux Mignon, Duperron, et pourquoi la boue, de sales industries et la misère s’emparent d’une montagne, au lieu de s’étaler loin de la vieille et noble ville ?… Une fois mort l’ange dont la bienfaisance planait sur ce quartier, l’usure de bas étage était accourue. Au conseiller Popinot succédait un Cérizet ; et chose étrange, bonne à étudier d’ailleurs, l’effet produit, socialement parlant, ne différait guère. Popinot prêtait sans intérêt et savait perdre ; Cérizet ne perdait rien, et forçait les malheureux à bien travailler, à devenir sages. Les pauvres adoraient Popinot, mais ils ne haïssaient pas Cérizet. Ici fonctionne le dernier rouage de la finance parisienne. En haut, la maison Nucingen, les Keller, les du Tillet, les Mongenod ; un

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peu plus bas les Palma, les Gigonnet, les Gobseck ; encore plus bas les Samanon, les Chaboisseau, les Barbet ; puis enfin, après le Mont-de-Piété, cette reine de l’usure, qui tend ses lacets au coin des rues, pour étrangler toutes les misères et n’en pas manquer une, un Cérizet ! La redingotte à brandebourgs doit vous annoncer le taudis de cet échappé de la commandite et de la sixième chambre.

C’était une maison dévorée par le salpêtre, et dont les murs portaient des taches vertes, ressuaient, puaient comme le visage de ces hommes, sise d’ailleurs au coin de la rue des Poules, et garnie d’un marchand de vin de la dernière espèce, à boutique peinte en gros rouge vif, décorée de rideaux en calicot rouge, garnie d’un comptoir de plomb, armée de barreaux formidables. Au-dessus de la porte se balançait un affreux réverbère sur lequel on lisait : Hôtel garni. Les murs étaient sillonnés de croix en fer qui attestaient le peu de solidité de l’immeuble appartenant d’ailleurs au marchand de vin ; il en habitait la moitié du rez-de-chaussée et l’entresol. Madame veuve Poiret (née Michonneau) tenait l’hôtel garni, qui se composait du premier, du second et du troisième étage, et où logeaient les plus malheureux étudiants. Cérizet y occupait une pièce au rez-de-chaussée et une pièce à l’entresol, où il montait par un escalier intérieur, éclairé sur une horrible cour dallée, d’où il s’élevait des odeurs méphitiques. Cérizet donnait quarante francs par mois, pour dîner et déjeuner, à la veuve Poiret ; il s’était ainsi concilié l’hôtesse en s’en faisant son pensionnaire, et le marchand de vin en lui procurant une vente énorme, un débit de liqueurs, des bénéfices réalisés avant le lever du soleil. Le comptoir du sieur Cadenet s’ouvrait avant celui de Cérizet qui commençait ses opérations le mardi, vers trois heures du matin en été, vers cinq heures en hiver ; l’heure de la grande halle, où se rendaient beaucoup de ses clients ou clientes, déterminait celle de son affreux commerce. Aussi le sieur Cadenet, en considération de cette clientèle entièrement due à Cérizet, ne lui louait-il les deux pièces que quatre-vingts francs par an, et souscrivit-il un bail de douze ans que Cérizet seul avait le droit de rompre, sans indemnité, de trois mois en trois mois. Cadenet apportait tous les jours lui-même, une bonne et excellente bouteille de vin pour le dîner de son précieux locataire, et quand Cérizet était à sec, il n’avait qu’à dire à son ami : « Cadenet, prête-moi donc cent écus » pour les avoir ;

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mais il les lui rendait toujours fidèlement. Cadenet eut, dit-on, la preuve que la veuve Poiret avait confié deux mille francs à Cérizet, ce qui pourrait expliquer la progression de ses affaires depuis le jour où il s’était établi dans le quartier avec un dernier billet de mille francs, et la protection de Dutocq. Cadenet, animé d’une cupidité que le succès accroissait, avait proposé, depuis le commencement de l’année, une vingtaine de mille francs à son ami Cérizet, que Cérizet refusa, sous prétexte qu’il courait des chances dont les malheurs seraient une cause de brouille avec des associés, il ne pouvait que les prendre à six pour cent, « et, dit-il à Cadenet, vous faites mieux que cela dans votre partie… Associons-nous plus tard pour une affaire sérieuse, mais une bonne occasion vaut au moins une cinquantaine de mille francs, et quand vous aurez cette somme, et bien, nous causerons… »

Cérizet avait apporté l’affaire de la maison à Théodose, après avoir reconnu qu’entre eux trois, madame Poiret, Cadenet et lui, jamais ils ne pourraient réunir cent mille francs. Le prêteur à la petite semaine était donc excessivement en sûreté dans ce bouge, et il eût, au besoin, trouvé main-forte. Par certaines matinées, il n’y avait pas moins de soixante à quatre-vingts personnes, tant hommes que femmes, soit chez le marchand de vin, soit dans le corridor, assis sur les marches de l’escalier, soit dans le bureau où le défiant Cérizet n’admettait pas plus de six personnes à la fois. Les premiers arrivés retenaient leur tour, et comme chacun ne passait qu’à son numéro, le marchand de vin ou son garçon numérotaient les hommes à leurs chapeaux et les femmes au dos. On se vendait, comme les fiacres sur la place des numéros de tête pour des numéros de queue. Par certains jours où les affaires à la halle voulaient de la prestesse un numéro de tête s’achetait un verre d’eau-de-vie et un sou. Les numéros sortants appelaient les suivants dans le cabinet de Cérizet, et il s’élevait des disputes. Cadenet mettait le holà, en disant :

— Quand vous ferez venir la garde et la police, en serez-vous plus avancés, il fermera boutique.

IL était le nom de Cérizet. Quand, dans la journée, une malheureuse femme au désespoir, sans pain chez elle, et voyant ses enfants pâlis, venait emprunter dix ou vingt sous :

— Y est-il ? était son mot au marchand de vin où à son premier garçon.

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Cadenet, gros homme court, habillé de bleu, à manches de dessus en étoffe noire, à tablier de marchand de vin, la casquette sur la tête, semblait un ange à ces pauvres mères quand il répondait :

— Il m’a dit que vous étiez une honnête femme, et m’a dit de vous donner quarante sous. Vous savez ce que vous aurez à faire…

Et, chose incroyable, il était béni ! béni comme on bénissait jadis Popinot.

On maudissait Cérizet le dimanche matin, en réglant les comptes, on le maudissait dans tout Paris le samedi, quand on travaillait afin de lui rendre la somme prêtée et l’intérêt ! Mais il était la providence, il était Dieu, du mardi au vendredi de chaque semaine. La pièce où il se tenait, jadis la cuisine du premier étage, était nue, les solives du plancher, blanchies à la chaux portaient les traces de la fumée. Les murailles, le long desquelles il avait mis des bancs, les pavés de grés qui formaient le parquet, gardaient et rendaient tour à tour l’humidité. La cheminée, dont la hotte était restée, avait été remplacée par un poêle en fer où Cérizet brûlait de la houille quand il faisait froid. Sous cette hotte s’étendait un plancher exhaussé d’un demi-pied, d’une toise carrée, où se trouvaient une table valant vingt sous, et un fauteuil en bois sur lequel il y avait un rond en cuir vert. Derrière lui, Cérizet avait fait garnir la muraille en planches de bateau. Puis il était entouré d’un petit paravent en bois blanc pour le garantir des vents du côté de la fenêtre et du côté de la porte ; mais ce paravent composé de deux feuilles, le laissait recevoir la chaleur du poêle. La fenêtre avait à l’intérieur d’énormes volets doublés de tôle et maintenus par une barre. La porte se recommandait d’ailleurs par une armature du même genre. Au fond de cette pièce dans un angle, tournait sur lui-même un escalier venu de quelque magasin démoli, racheté rue Chapon par Cadenet qui l’avait fait ajuster, en supprimant, dans le plancher de l’entresol toute communication avec le premier étage, et Cérizet exigea que la porte de l’entresol donnant sur le palier fût murée. Ce domicile était donc une forteresse. En haut, la chambre de cet homme avait pour tout mobilier, un tapis acheté vingt francs, un lit de pensionnaire, une commode, deux chaises, un fauteuil et une caisse en fer en façon de secrétaire, d’un excellent serrurier, acquise d’occasion. Il se faisait la barbe devant la glace de la cheminée, il possé-

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dait deux paires de draps en calicot, six chemises en percale et le reste à l’avenant. Une fois ou deux, Cadenet vit Cérizet habillé comme peuvent l’être les élégants, il cachait donc dans le dernier tiroir de sa commode, un déguisement complet avec lequel il pouvait aller à l’Opéra, voire dans le monde, et ne pas être reconnu, car sans la voix, Cadenet lui eût demandé :

— Qu’y a-t-il pour votre service ?

Ce qui plaisait le plus en cet homme à ses pratiques, était sa jovialité, ses reparties, il parlait leur langage. Cadenet, ses deux garçons et Cérizet, vivant au sein des plus affreuses misères, conservaient le calme du croquemort avec les héritiers, de vieux sergents de la garde au milieu des morts, ils ne gémissaient pas plus en écoutant les cris de la faim, du désespoir que les chirurgiens gémissent en entendant leurs patients dans les hôpitaux, et ils disaient, comme les soldats et les aides, ces paroles insignifiantes :

— Ayez de la patience, un peu de courage, à quoi sert de se désoler, quand vous vous tuerez, après ?… On se fait à tout ; un peu de raison, etc.

Quoique Cérizet eût la précaution de cacher l’argent nécessaire à son opération de la matinée dans un double fond de son fauteuil et sur lequel il s’asseyait, de ne prendre que cent francs à la fois qu’il mettait dans les goussets de son pantalon, et de ne puiser à sa réserve qu’entre deux fournées en tenant sa porte fermée et ne la r’ouvrant qu’après avoir visité ses goussets, il n’avait rien à craindre des différents désespoirs venus de tous les côtés, à ce rendez-vous d’argent. Certainement il existe bien des manières d’être probe ou vertueux, et la Monographie de la vertu [Un ouvrage dans le genre de la « Physiologie du Mariage », dans lequel l’auteur travaille depuis 1833, époque à laquelle il fut annoncé.], n’a pas d’autre base que cet axiome social. L’homme manque à sa conscience, il manque ostensiblement à la délicatesse, il forfait à cette fleur de l’honneur qui perdue n’est pas encore la déconsidération générale, il manque enfin à l’honneur, il ne va pas encore à la police correctionnelle, voleur, il n’est pas justiciable de la cour d’assises ; enfin, après la cour d’assises, il peut être honoré dans le bagne en y apportant l’espèce de probité que les scélérats ont entre eux, et qui consiste à ne pas se dénoncer, à partager

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loyalement, à courir les mêmes dangers. Eh ! bien, cette dernière probité, qui peut-être est un calcul, une nécessité, dont la pratique offre encore des chances de grandeur à l’homme et de retour au bien, régnait absolument entre Cérizet et ses pratiques. Jamais Cérizet ne commettait d’erreurs, ni ses pauvres non plus : on ne se niait rien réciproquement, ni capital, ni intérêts. Plusieurs fois Cérizet, qui d’ailleurs sortait du peuple, avait rectifié d’une semaine sur l’autre une erreur involontaire au profit d’une malheureuse famille qui ne s’en était pas aperçue ! Aussi passait-il pour un chien, mais un chien honnête ; sa parole, au milieu de cette cité dolente, était sacrée. Une femme mourut, lui emportant trente francs. — Voilà mes profits ! dit-il à son assemblée, et vous hurlez après moi. Cependant je ne tourmenterai pas des mioches !… Et Cadenet leur a porté du pain et de la piquette.

Depuis ce trait, habile calcul d’ailleurs, on disait de lui dans les deux faubourgs :

— Ce n’est pas un méchant homme !…

Le prêt à la petite semaine, entendu comme l’entendait Cérizet, n’est pas, toute proportion gardée, une plaie aussi cruelle que celle du Mont-de-Piété ; Cérizet donnait dix francs le mardi, sous la condition d’en recevoir douze le dimanche matin. En cinq semaines, il doublait ses capitaux ; mais il y avait bien des transactions ; sa bonté consistait à ne retrouver de temps en temps que onze francs cinquante centimes. On lui redevait des intérêts. Quand il donnait cinquante francs pour soixante à un petit fruitier, ou cent francs pour cent vingt à un marchand de mottes, il courait des risques.

En arrivant par la rue des Postes à la rue des Poules, Théodose et Dutocq aperçurent un rassemblement d’hommes et de femmes, et à la clarté que les quinquets du marchand de vin y jetaient, ils furent effrayés en voyant cette masse de figures rouges, lézardées, grimées, sérieuses de souffrance, flétries, ébouriffées, chauves, grasses de vin, maigries par les liqueurs, les unes menaçantes, les autres résignées, celles-ci goguenardes, celles-là spirituelles, d’autres hébétées qui s’élevaient sur ces terribles haillons que le dessinateur ne surpasse jamais, même dans ses plus extravagantes fantaisies.

— Je serai reconnu ! dit Théodose en entraînant Dutocq,

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nous avons fait une sottise de venir le prendre au milieu de ses fonctions…

— D’autant plus que nous ne songeons pas que Claparon est couché dans son taudis dont l’intérieur ne nous est pas connu. Tenez, il y a des inconvénients pour vous, il n’y en a pas pour moi, je puis avoir à causer avec mon expéditionnaire, et je vais aller lui dire de venir dîner, car il y a audience aujourd’hui, nous ne pouvons pas déjeuner, à la Chaumière dans un des cabinets du jardin…

— Mauvais, on peut être écouté sans s’en apercevoir, répondit l’avocat, j’aime mieux le Petit rocher de Cancale, on se met dans un cabinet et l’on parle bas.

— Et si vous êtes vu avec Cérizet ?…

— Eh ! bien, allons au Cheval rouge, quai de la Tournelle.

— Ceci vaut mieux, à sept heures, nous ne trouverons plus personne.

Dutocq s’avança donc tout seul au milieu de ce congrès de gueux, et il entendit son nom répété par la foule, car il était difficile qu’il ne rencontrât pas quelque justiciable, comme Théodose y eût rencontré des clients.

Dans ces quartiers, le juge de paix est le tribunal suprême, et toutes les contestations y meurent, surtout depuis la loi qui a rendu leur compétence souveraine dans les affaires où la valeur du litige ne s’élève pas à plus de cent quarante francs. On fit passage au greffier, non moins redouté que le juge de paix. Il vit sur l’escalier des femmes assises sur des marches, horrible étalage, semblable à ces fleurs disposées en gradins, et parmi lesquelles, il y en avait de jeunes, de pâles, de souffrantes, la diversité de couleurs, des fichus, des bonnets, des robes et des tabliers rendait la comparaison peut-être plus exacte que ne doit l’être une comparaison. Dutocq fut presque asphixié quand il ouvrit la porte de la pièce où déjà soixante personnes avaient passé, laissant leurs odeurs.

— Votre numéro ! le numéro ! crièrent toutes les voix.

— Taisez vos becs ! cria une voix enrouée de la rue, c’est la plume de la justice de paix.

Le plus profond silence régna. Dutocq trouva son expéditionnaire vêtu d’un gilet de peau, jaune comme les gants de la gendarmerie, et Cérizet portait là-dessous un ignoble gilet de laine

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tricotée. On peut imaginer cette figure malade sortant d’une pareille gaîne, et couverte d’un mauvais madras qui laissant voir le front, le cou sans cheveux, restituait à cette tête son caractère à la fois hideux et menaçant, surtout à la lueur d’une chandelle des douze à la livre.

— Ca ne peut pas aller comme ça, papa Lantimèche, disait Cérizet à un grand vieillard qui paraissait avoir soixante-dix ans et qui restait devant lui, son bonnet de laine rouge à la main, montrant une tête sans cheveux, une poitrine à poils blancs à travers son méchant bourgeron, mettez-moi au fait de ce que vous voulez entreprendre ! Cent francs, même à la condition d’en rendre cent vingt, ça ne se lâche pas comme un chien dans une église…

Les cinq autres pratiques parmi lesquelles se trouvaient deux femmes, toutes deux nourrices, l’une tricotant, l’autre allaitant, éclatèrent de rire.

En voyant Dutocq, Cérizet se leva respectueusement et alla vivement à sa rencontre en ajoutant :

— Vous avez le temps de faire vos réflexions ; car, voyez-vous, ca m’inquiète, une somme de cent francs demandée par un vieux compagnon serrurier.

— Mais s’il s’agit d’une invention ?… s’écria le vieil ouvrier.

— Une invention et cent francs !… Vous ne connaissez pas les lois ; il faut deux mille francs, dit Dutocq, il faut un brevet, il faut des protections…

— C’est vrai, dit Cérizet, qui comptait bien sur des hasards de ce genre ; tenez, papa Lantimèche, venez demain matin à six heures, nous causerons, on ne parle pas invention en compagnie…

Et Cérizet écouta Dutocq, dont le premier mot fut :

— Si c’est bon, part à nous deux !…

Puis il sortit après lui avoir donné le rendez-vous.

— Pourquoi donc vous êtes-vous levé si matin pour venir me dire cela ? demanda le défiant Cérizet, déjà fâché du : part à nous deux ! Vous m’auriez bien vu au greffe.

Et il regarda Dutocq en coulisse qui, tout en lui disant la vérité, parlant de Claparon et de la nécessité d’aller vivement dans l’affaire de Théodose, parut s’entortiller.

— Vous m’auriez toujours vu ce matin au greffe… répondit Cérizet en reconduisant Dutocq jusqu’à la porte.

— En voilà un, se dit-il en reprenant sa place, qui me semble

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avoir soufflé sa lanterne pour que je n’y voie plus clair… Eh bien ! nous lâcherons notre place d’expéditionnaire !… A vous, ma petite mère, s’écria-t-il, vous inventez des enfants !… c’est amusant, quoique le tour soit bien connu ! CHAPITRE XVI COMMENT BRIGITTE FUT CONQUISE

Il est d’autant plus inutile de raconter l’entrevue des trois associés, que les dispositions convenues furent la base des confidences de Théodose à mademoiselle Thuillier ; mais il est nécessaire de faire observer que l’habileté déployée par la Peyrade épouvanta presque Cérizet et Dutocq. Dès cette conférence, le banquier des pauvres eut en germe dans sa conscience l’idée de tirer son épingle du jeu, quand il se trouvait en compagnie de joueurs si forts. Gagner la partie à tout prix et l’emporter sur les plus habiles, fût-ce par une friponnerie, est une inspiration de la vanité particulière aux amis du tapis vert. De là vint le terrible coup que la Peyrade devait recevoir. Il connaissait d’ailleurs ses deux associés ; aussi, malgré la perpétuelle contention de ses forces intellectuelles, malgré les soins continuels que voulait son personnage à dix faces, rien ne le fatiguait-il plus que son rôle avec ses deux complices. Dutocq était un grand fourbe, et Cérizet avait joué jadis la comédie ; ils se connaissaient en grimace. Une figure, immobile à la Talleyrand, les eût fait rompre avec le provençal, qui se trouvait dans leurs griffes, et il devait avoir une aisance, une confiance, un jeu franc qui, certes, est le comble de l’art. Faire illusion au parterre est un triomphe de tous les jours, mais tromper mademoiselle Mars, Frédérick-Lemaître, Potier, Talma, Monrose, est le comble de l’art. Cette conférence eut donc pour résultat de donner à la Peyrade, aussi sagace que Cérizet, une peur secrète qui, pendant la dernière période de cette immense partie, lui embrasa le sang, lui chauffa le cœur, par moment, au point de le mettre dans l’état morbide du joueur suivant de l’œil la roulette quand il a risqué son dernier enjeu. Les sens ont alors une lucidité dans leur action, l’intelligence prend une portée pour laquelle la science humaine n’a point de mesures.

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Le lendemain de cette conférence, il vint dîner avec les Thuillier ; et, sous le vulgaire prétexte d’une visite à faire à madame de Saint-Fondrille, la femme de l’illustre savant, avec laquelle il voulait se lier, Thuillier emmena sa femme et laissa Théodose avec Brigitte. Ni Thuillier, ni sa sœur, ni Théodose n’étaient les dupes de cette comédie, et le vieux beau de l’Empire appelait du nom de diplomatie cette manœuvre.

— Jeune homme, n’abuse pas de l’innocence de ma sœur, respecte-la, dit solennellement Thuillier avant de partir.

— Avez-vous, mademoiselle, dit Théodose en rapprochant son fauteuil de la bergère où tricotait Brigitte, avez-vous pensé à mettre le commerce de l’arrondissement dans les intérêts de Thuillier ?…

— Et comment ? dit-elle.

— Mais, vous êtes en relations d’affaires avec Barbet et Métivier.

— Ah ! vous avez raison ! Nom d’un petit rien ! vous n’êtes pas gauche ! dit-elle après une pause.

— Quand on aime les gens, on les sert ! répondit-il sentencieusement et à distance.

Séduire Brigitte était, dans cette longue bataille entamée depuis deux ans, comme emporter la grande redoute à la Moskowa, le point culminant. Mais il fallait occuper cette fille, comme le diable fut censé, dans le moyen-âge occuper les gens, et de manière à rendre chez elle tout réveil impossible. Depuis trois jours, la Peyrade se mesurait avec sa tâche, et il en avait fait le tour pour en reconnaître les difficultés. La flatterie, ce moyen infaillible entre des mains habiles, échouait sur une fille qui, depuis longtemps, se savait sans aucune beauté. Mais l’homme de volonté ne trouve rien d’inexpugnable, et les Lamarque sauront toujours emporter Caprée. Aussi doit-on ne rien omettre de la mémorable scène qui se passa ce soir-là, tout a sa valeur, les temps de repos, les yeux baissés, les regards, les inflexions de voix.

— Mais, répondit Brigitte, vous nous avez déjà prouvé que vous nous aimiez beaucoup…

— Votre frère vous a parlé ?…

— Non, il a dit seulement que vous aviez à me parler…

— Oui, mademoiselle, car vous êtes l’homme de la famille ; mais, en y réfléchissant bien, j’ai trouvé beaucoup de périls pour

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moi dans cette affaire, on ne se compromet ainsi que pour ses proches… Il s’agit de toute une fortune, trente à quarante mille francs de rentes, et pas la moindre spéculation… un immeuble !… La nécessité de donner une fortune à Thuillier m’avait abusé tout d’abord… cela fascine… Comme je lui ai dit, car à moins d’être un imbécile, on se demande : Pourquoi nous veut-il tant de bien ? Et, comme je lui ai dit, donc : En travaillant pour lui, je me suis flatté de travailler pour moi-même. S’il veut être député, deux choses sont absolument nécessaires : Payer le cens et faire recommander son nom par une sorte de célébrité. Si je pousse le dévouement jusqu’à penser à l’aider à composer un livre sur le crédit public, sur n’importe quoi… je devais tout aussi bien songer à sa fortune… Et il serait absurde à vous de lui donner cette maison-ci…

— Pour mon frère !… Mais je la lui mettrais demain à son nom… s’écria Brigitte, vous ne me connaissez pas…

— Je ne vous connais pas tout entière, dit la Peyrade, mais je sais de vous des choses qui m’ont fait regretter de ne pas vous avoir tout dit dans l’origine, au moment où j’ai conçu le plan auquel Thuillier devra sa nomination. Il aura des jaloux le lendemain ! et il aura certes rude tâche ; il faut les confondre, ôter tout prétexte à ses rivaux !

— Mais l’affaire… dit Brigitte, en quoi consistent les difficultés ?

— Mademoiselle, les difficultés viennent de ma conscience… et je ne vous servirai certes pas en ceci sans avoir consulté mon confesseur… Quand au monde, oh ! l’affaire est parfaitement légale, et je suis, vous le comprenez, moi l’un des avocats inscrits au tableau, membre d’une compagnie assez rigide, et je suis incapable de proposer une affaire qui donnerait lieu à du blâme… Mon excuse sera d’abord de ne pas en retirer un liard…

Brigitte était sur le gril ; elle avait le visage en feu, cassait sa laine, la renouait, et ne savait quelle contenance tenir.

— On n’a pas, dit-elle, aujourd’hui, quarante mille francs de rentes en immeubles à moins de un million huit cent mille francs…

— Eh ! je vous garantis que vous verrez l’immeuble, que vous en estimerez le revenu probable, et que je peux en rendre Thuillier propriétaire avec cinquante mille francs…

— Eh bien ! si vous nous faisiez obtenir cela, s’écria Brigitte,

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arrivée au plus haut point d’irritation sous la tourmente de sa cupidité soulevée, allez, mon cher monsieur Théodose…

Elle s’arrêta.

— Eh bien ! mademoiselle ?…

— Vous auriez travaillé pour vous, peut-être.

— Ah ! si Thuillier vous a dit mon secret, je quitte la maison…

Brigitte leva la tête.

— Il vous a dit que j’aimais Céleste.

— Non, foi d’honnête fille, s’écria Brigitte, mais j’allais vous parler d’elle.

— Me l’offrir !… Oh ! que Dieu nous pardonne, je ne veux la devoir qu’à elle-même, à ses parents, ou faire choisir… Non, je ne veux de vous que votre bienveillance, votre protection… Promettez-moi, comme Thuillier, pour prix de mes services, votre influence, votre amitié ; dites-moi que vous me traiterez comme un fils… et, alors, je vous consulterai… j’en passerai par votre décision, je ne parlerai pas à mon confesseur. Tenez, je l’ai vu depuis deux ans que j’observe la famille où je voudrais porter mon nom et doter de mon énergie… car j’arriverai !… Eh bien, vous avez une probité de l’ancien temps, une judiciaire droite et inflexible… vous avez la connaissance des affaires, et l’on aime ces qualités-là près de soi… Avec une belle-mère de votre force, je trouverais la vie intérieure débarrassée d’une foule de détails de fortune qui nous barrent le chemin en politique dès qu’il faut s’en occuper… Je vous ai vraiment admirée dimanche soir… ah ! vous avez été belle ! avez-vous remué tout ça ! Dans dix minutes, je crois, la salle à manger a été libre… Et, sans sortir de chez vous, vous avez trouvé tout ce qu’il fallait pour les rafraîchissements, pour le souper… Voilà, disais-je en moi-même, une maîtresse femme !…

Les narines de Brigitte se dilatèrent, elle respira les paroles du jeune avocat, et il la regarda par un coup d’œil en coulisse afin de jouir de son triomphe. Il avait touché la corde sensible.

— Ah ! dit-elle, je suis habituée au ménage, ça me connaît !…

— Interroger une conscience nette et pure ! reprit Théodose, ah ! cela me suffit !

Il était debout, il reprit sa place et dit :

— Voilà notre affaire, ma chère tante… car vous serez un peu ma tante…

— Taisez-vous, mauvais sujet !… dit Brigitte, et parlez…

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— Je vais vous dire tout crûment les choses, et remarquez que je me compromets en vous les disant, car je dois ces secrets-là voyez-vous à ma position d’avocat… Ainsi, figurez-vous que nous commettons ensemble une espèce de crime de lèse-cabinet ! Un notaire de Paris s’est associé avec un architecte, et ils ont acheté des terrains, ils ont bâti dessus, il y a dans ce moment-ci une dégringolade… ils se sont trompés dans leurs calculs… ne nous occupons pas de tout ca… Parmi les maisons que leur compagnie illicite, car les notaires ne doivent pas faire d’affaires, a bâties, il y en a une qui, n’étant pas achevée, éprouve une si grande dépréciation, qu’elle sera mise à prix à cent mille francs, quoique le terrain et la construction aient coûté quatre cent mille francs. Comme il n’y a que des intérieurs à faire, et que rien n’est plus facile à évaluer, que d’ailleurs ces choses-là sont prêtes chez les entrepreneurs qui les donneraient à meilleur marché, la somme à dépenser ne dépassera pas cinquante mille francs. Or, par sa position, la maison rapportera plus de quarante mille francs impôts payés. Elle est toute en pierre de taille, les murs de refend en moellons, la façade est couverte des plus riches sculptures, on y a dépensé plus de vingt mille francs ; les fenêtres sont en glaces, avec des ferrures à nouveau système, dit Crémone.

— Eh ! bien, en quoi consiste la difficulté.

— Oh ! la voici, le notaire s’est réservé cette part dans le gâteau qu’il abandonne, et il est sous le nom de ses amis l’un des prêteurs qui regardent vendre l’immeuble par le syndic de la faillite, on n’a pas poursuivi cela coûterait trop cher, l’on vend leur part sur publications volontaires, or, ce notaire s’est adressé pour acquérir à l’un de mes clients en lui demandant son nom, mon client est un pauvre diable, et il m’a dit : Il y a là une fortune en la soufflant au notaire….

— Dans le commerce, cela se fait !… dit vivement Brigitte.

— S’il n’y avait que cette difficulté reprit Théodose, ce serait comme disait un de mes amis à ses élèves qui se plaignaient de la peine que présentent les chefs-d’œuvre à faire en peinture : Mon petit, si ça n’était pas ainsi les laquais en feraient ! Mais, mademoiselle, si l’on attrape cet affreux notaire qui croyez-le bien, mérite d’être attrapé, car il a compromis bien des fortunes particulières, comme c’est un homme très-fin, quoique notaire, il sera peut-être très-difficile de le pincer deux fois. Quand on achète un immeuble,

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si ceux qui ont prêté de l’argent dessus ne sont pas contents de le perdre par l’insuffisance du prix, ils ont la faculté, dans un certain délai de surenchérir en offrant plus, et en gardant l’immeuble pour soi. Si l’on ne peut pas abuser cet abuseur jusqu’à l’expiration du délai donné pour surenchérir, il faut substituer une nouvelle ruse à la première. Mais cette affaire est-elle bien légale ?… peuton la conduire au profit de la famille où l’on désire entrer ? Voilà ce que depuis trois jours je me demande ? ..

Brigitte, il faut l’avouer, hésitait, et Théodose mit alors en avant sa dernière ressource.

— Prenez la nuit pour réflexion, demain nous en causerons…

— Ecoutez, mon petit, dit Brigitte en regardant l’avocat d’un air presqu’amoureux, avant tout il faudrait voir la maison. Où est-elle ?…

— Aux environs de la Madeleine ! ce sera le cœur de Paris dans dix ans ! Et si vous saviez on pensait à ces terrains-là, dès 1819 ! La fortune de du Tillet le banquier vient de là… La fameuse faillite du notaire Roguin, qui porta tant d’effroi dans Paris et un grand coup à la considération de ce corps, qui a entraîné le célèbre parfumeur Birotteau n’a pas eu d’autre cause, ils spéculaient un peu trop tôt sur ces terrains-là.

— Je me souviens de cela, répondit Brigitte.

— La maison pourra, sans aucun doute, être terminée à la fin de cette année, et les locations commenceront vers le milieu de l’an prochain.

— Pouvons-nous y aller demain ?

— Belle tante je suis à vos ordres.

— Ah ! çà ne me nommez jamais ainsi devant le monde… Quant à l’affaire, reprit-elle, on ne peut avoir d’avis qu’après avoir vu la maison…

— Elle a six étages, neuf fenêtres de façade, une belle cour, quatre boutiques, et elle occupe un coin… Oh ! le notaire s’y connaît, allez ! Mais vienne un événement politique, et les rentes, toutes les affaires tombent, à votre place, moi, je vendrais tout ce que possède madame Thuillier et tout ce que vous possédez dans les fonds pour acheter à Thuillier ce bel immeuble, et je referais la fortune à cette pauvre dévote avec les futures économies…. Les rentes peuvent-elles aller plus haut qu’elles le sont aujourd’hui, cent vingt-deux ! C’est fabuleux il faut se hâter.

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Brigitte se léchait les lèvres, elle apercevait le moyen de garder ses capitaux et d’enrichir son frère aux dépens de madame Thuillier.

— Mon frère a bien raison, dit-elle à Théodose, vous êtes un homme rare, et vous irez loin…

— Il marchera devant moi ! répondit Théodose avec une naïveté qui toucha la vieille fille.

— Vous aurez de la famille, dit-elle.

— Il y aura des obstacles, reprit Théodose, madame Thuillier est un peu folle elle ne m’aime guère.

— Ah je voudrais bien voir ça !… s’écria Brigitte. Faisons l’affaire, reprit-elle, si elle est faisable, laissez-moi vos intérêts entre les mains.

— Thuillier, membre du conseil général, riche d’un immeuble loué quarante mille francs au moins, ayant la décoration, publiant un ouvrage politique, grave, sérieux… sera député lors du renouvellement de 1842… Mais, entre nous, ma petite tante, on ne peut se dévouer à ce point qu’à son vrai beau-père….

— Vous avez raison.

— Si je n’ai pas de fortune, j’aurai doublé la vôtre, et si cette affaire se fait discrètement j’en chercherai d’autres…

— Tant que je n’aurai pas vu la maison, dit mademoiselle Thuillier, je ne puis me prononcer sur rien…

— Eh ! bien, prenez demain une voiture, et allons, j’aurai demain matin, un billet pour voir l’immeuble….

— A demain, vers les midi, répondit Brigitte, en tendant la main à Théodose pour qu’il y topât ; mais il y déposa le baiser le plus tendre et le plus respectueux à la fois que jamais Brigitte eût reçu.

— Adieu mon enfant ! dit-elle quand il fut à la porte.

Elle sonna vivement une de ses domestiques, et, quand elle se montra :

— Joséphine, allez sur-le-champ chez madame Colleville, et dites-lui de venir me parler.

Un quart-d’heure après, Flavie entrait dans le salon où Brigitte se promenait en proie à une agitation effrayante.

— Ma petite, il s’agit de me rendre un grand service et qui concerne notre chère Céleste… Vous connaissez Tullia la danseuse de l’Opéra, j’en ai eu les oreilles rompues par mon frère dans un temps…

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— Oui, ma chère, mais elle n’est plus danseuse, elle est madame la comtesse du Bruel. Son mari n’est-il pas pair de France.

— Vous aime-t-elle encore ?…

— Nous ne nous voyons plus…

— Eh ! bien, moi, je sais que Chaffaroux le riche entrepreneur est son oncle… dit la vieille fille. Il est vieux, il est riche, allez voir votre ancienne amie, et obtenez d’elle un mot pour son oncle par lequel elle lui dira que ce serait lui rendre le plus éminent service à elle, que de donner des conseils d’ami sur une affaire pour laquelle il sera consulté par vous, et nous l’irons prendre chez lui demain à une heure. Mais que la nièce recommande le plus profond secret à l’oncle ! allez, mon enfant ! Céleste, notre chère fille, sera millionnaire, et elle aura de ma main, entendez-vous, un mari qui la mettra sur le pinacle.

— Voulez-vous que je vous dise la première lettre de son nom.

— Dites…

— Théodose de la Peyrade !

— Vous avez raison.

— C’est un homme qui, soutenu par une femme comme vous, peut devenir ministre !…

— C’est Dieu qui nous l’a mis dans notre maison ! s’écria la vieille fille.

En ce moment monsieur et madame Thuillier rentrèrent. CHAPITRE XVII LE REGNE DE THEODOSE

Cinq jours après, dans le mois d’avril, l’ordonnance qui convoquait les électeurs pour nommer le membre du conseil municipal, le 20 de ce mois, fut insérée au Moniteur et placardée dans Paris. Depuis un mois, le ministère, dit du 1er mars, fonctionnait. Brigitte était de la plus charmante humeur ; elle avait reconnu la vérité des assertions de Théodose. La maison, visitée de fond en comble par le vieux Chaffaroux, fut reconnue par lui pour être un chef-d’œuvre de construction ; le pauvre Grindot, l’architecte intéressé dans les affaires du notaire et de Claparon, crut travailler pour lui ; l’oncle de madame du Bruel imagina qu’il s’agissait

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des intérêts de sa nièce, et il dit qu’avec trente mille francs il terminerait la maison. Aussi, depuis une semaine, la Peyrade était-il le Dieu de Brigitte ; elle lui prouvait par les arguments les plus naïvement improbes qu’il fallait saisir la fortune quand elle se présentait.

— Eh ! bien, s’il y a là-dedans quelque péché, lui disait-elle au milieu du jardin, vous vous en confesserez…

— Allons, mon ami, s’écria Thuillier, que diable ! on se doit à ses parents…

— Je m’y déciderai, répondit la Peyrade d’une voix émue, mais aux conditions que je vais poser. Je ne veux pas, en épousant Céleste, être taxé d’avidité, de cupidité… Si vous me donnez des remords, faites au moins que je reste ce que je suis aux yeux du public. Ne donnez à Céleste, toi, mon vieux Thuillier, que la nue propriété de la maison que je vais te faire avoir…

— C’est juste…

— Ne vous dépouillez pas, reprit Théodose, et que ma chère petite tante se comporte de même au contrat. Mettez le reste des capitaux disponibles au nom de madame Thuillier sur le grand livre et elle fera ce qu’elle voudra. Nous vivrons ainsi en famille, et moi je me charge de faire ma fortune une fois que je serai sans inquiétude sur l’avenir.

— Ca me va, s’écria Thuillier. Voilà le discours d’un honnête homme.

— Laissez-moi vous embrasser sur le front, mon petit, s’écria la vieille fille ; mais, comme il faut une dot, nous ferons soixante mille francs à Céleste.

— Pour sa toilette, dit la Peyrade.

— Nous sommes tous trois gens d’honneur, s’écria Thuillier. C’est dit, vous nous faites faire l’affaire de la maison, nous écrirons ensemble mon ouvrage politique, et vous vous remuerez pour m’obtenir la décoration…

— Ce sera, comme vous serez conseiller municipal, le 1er mai ! Seulement, bon ami, gardez-moi, vous aussi petite tante, le plus profond secret, et n’écoutez pas les calomnies qui m’assassineront, lorsque tous ceux que je vais jouer se retourneront contre moi… Je deviendrai, voyez-vous, un va nu pieds, un fripon, un homme dangereux, un jésuite, un ambitieux, un capteur de fortunes… Entendrez-vous ces accusations avec calme ?…

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— Soyez tranquille, dit Brigitte.

A compter de ce jour, Thuillier devint bon ami. Bon ami fut le nom que lui donnait Théodose, avec des inflexions de voix d’une variété de tendresse à étonner Flavie. Mais petite tante, le nom qui flattait tant Brigitte, ne se disait qu’entre les Thuillier, à l’oreille devant le monde, et quelquefois pour Flavie. L’activité de Théodose et de Dutocq, de Cérizet, de Barbet, de Métivier, des Minard, des Phellion, des Laudigeois, de Colleville, de Pron, de Barniol, de leurs amis fut excessive. Grands et petits mettaient la main à l’œuvre. Cadenet procura trente voix dans sa section, il écrivit pour sept électeurs qui ne savaient que faire leur croix. Le 30 avril, Thuillier fut proclamé membre du conseil général du département de la Seine, à la plus imposante majorité, car il ne s’en fallut que de soixante voix qu’il eût l’unanimité. Le ler mai, Thuillier se joignit au corps municipal pour aller aux Tuileries féliciter le Roi le jour de sa fête, et il en revint radieux ! Il avait pénétré là sur les pas de Minard.

Dix jours après, une affiche jaune annonçait la vente sur publications volontaires de la maison, sur une mise à prix de soixante-quinze mille francs, l’adjudication définitive devait avoir lieu vers la fin de juillet. A ce sujet, il y eut entre Claparon et Cérizet une convention par laquelle Cérizet assura la somme de quinze mille francs en paroles, bien entendu, à Claparon, au cas où il abuserait le notaire au-delà du délai fixé pour une surenchère. Mademoiselle Thuillier, prévenue par Théodose, adhéra pleinement à cette clause secrète, en comprenant qu’il fallait payer les fauteurs de cette infâme trahison. La somme devait passer par les mains du digne avocat. Claparon eut au milieu de la nuit, sur la place de l’Observatoire, un rendez-vous avec son complice, le notaire, dont la charge, quoique mise en vente par une décision de la chambre de discipline des notaires de Paris, n’était pas encore vendue. Ce jeune homme, le successeur de Léopold Hannequin, avait voulu courir à la fortune au lieu d’y marcher ; il se voyait encore un autre avenir, et il essayait de tout ménager. Dans cette entrevue, il était allé jusqu’à dix mille francs pour acheter sa sécurité dans cette sale affaire ; il ne devait les remettre à Claparon qu’après la signature d’une contre-lettre souscrite par l’acquéreur. Ce jeune homme savait que cette somme était le seul capital qui servirait à Claparon pour refaire une fortune, et il se crut sûr de lui.

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— Qui, dans tout Paris, pourrait me donner une pareille commission pour une semblable affaire ! lui dit Claparon. Dormez sur vos deux oreilles, j’aurai pour acquéreur visible un de ces hommes d’honneur, trop bêtes pour avoir des idées dans notre genre… C’est un vieil employé retiré, vous lui donnerez les fonds pour payer, et il vous signera votre contre-lettre.

Quand le notaire eut bien laissé voir à Claparon qu’il ne pouvait avoir de lui que dix mille francs, Cérizet en offrit douze mille à son ancien associé, puis il en demanda quinze mille à Théodose, en se réservant de n’en plus remettre que trois mille à Claparon. Toutes ces scènes entre ces quatre hommes furent assaisonnées des plus belles paroles sur les sentiments et sur la probité, sur ce que des hommes destinés à travailler ensemble, à se retrouver se devaient. Pendant que ces travaux sous-marins s’exécutaient au profit de Thuillier, à qui Théodose les désignait en manifestant le plus profond dégoût de tremper dans ces tripotages, les deux amis méditaient ensemble sur le grand ouvrage que bon ami devait publier, et le membre du conseil général de la Seine acquérait la conviction qu’il ne pouvait jamais rien être sans cet homme de génie, dont l’esprit l’émerveillait, dont la facilité le surprenait, en voyant chaque jour une nécessité de plus d’en faire son gendre. Aussi, depuis le mois de mai, Théodose dînait-il quatre jours sur les sept de la semaine avec bon ami. Ce fut le moment où Théodose régna sans contestation dans cette famille ; il avait alors l’approbation de tous les amis de la maison. Voici comment : Les Phellion, en entendant chanter les louanges de Théodose par Brigitte et par Thuillier, craignirent de désobliger ces deux puissances au moment où ces perpétuels éloges pouvaient les importuner ou paraître exagérés. Il en fut de même chez la famille Minard. D’ailleurs, la conduite de cet ami de la maison fut constamment sublime ; il désarmait la défiance par la manière dont il s’effaçait ; il était là comme un meuble de plus ; il fit croire et aux Phellion et aux Minard qu’il avait été chiffré, pesé par Brigitte, par Thuillier, et trouvé trop léger pour jamais être autre chose qu’un bon jeune homme à qui l’on serait utile.

— Il croit peut-être, dit un jour Thuillier à Minard, que ma sœur le couchera sur son testament ; il ne la connaît guère.

Ce mot, l’œuvre de Théodose, calma les inquiétudes que prit le défiant Minard.

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— Il nous est dévoué, dit un jour la vieille fille à Phellion, mais il nous doit bien quelque reconnaissance ; nous lui donnons ses quittances de loyer, il est nourri presque chez nous…

Cette rebiffade de la vieille fille inspirée par Théodose, redite d’oreille à oreille dans les familles qui hantaient le salon Thuillier, dissipa toutes les craintes, et Théodose appuya les propos échappés à Thuillier et à sa sœur par une servilité de pique-assiette. Au whist, il justifiait les fautes de bon ami. Son sourire fixe et bénin comme celui de madame Thuillier, était prêt pour toutes les niaiseries bourgeoises de la sœur et du frère. Il obtint ce qu’il voulait avec le plus d’ardeur, le mépris de ses vrais antagonistes, il s’en fit un manteau pour cacher sa puissance Il eut, pendant quatre mois, la figure engourdie d’un serpent qui digère et englutine sa proie. Aussi courait-il au jardin avec Colleville ou Flavie, y rire, y déposer son masque, s’y reposer et se retremper en se livrant auprès de sa future belle-mère à des élans nerveux de passion dont elle était effrayée, ou qui l’attendrissaient.

— Est-ce que je ne vous fais pas pitié ?… lui disait-il la veille de l’adjudication préparatoire, où Thuillier eut la maison pour soixante-quinze mille francs. Un homme comme moi, ramper à la façon des chats, retenir mes épigrammes, manger mon fiel ! et subir encore vos refus !

— Mon ami, mon enfant !… disait Flavie un peu découragée…

Ces mots sont un thermomètre qui doit indiquer à quelle température cet habile artiste maintenait son intrigue avec Flavie. La pauvre femme flottait entre son cœur et la morale, entre la religion et la passion mystérieuse.

Cependant le jeune Félix Phellion donnait, avec un dévouement et une constance digne d’éloges, des leçons au jeune Colleville, il prodiguait ses heures ; et il croyait travailler pour sa future famille. Pour reconnaître ces soins, et par le conseil de Théodose, on invitait le professeur à dîner les jeudis chez Colleville, et l’avocat n’y manquait jamais. Flavie faisait tantôt une bourse, tantôt des pantoufles, un porte-cigare à l’heureux jeune homme, qui s’écriait :

Je suis trop payé, madame, par le bonheur que je goûte à vous être utile…

— Nous ne sommes pas riches, monsieur, répondait Colleville, mais, sac-à-papier, nous ne serons pas ingrats.

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Le vieux Phellion se frottait les mains en écoutant son fils au retour de ces soirées, et il voyait son cher, son noble Félix épousant Céleste !…

Néanmoins, plus elle aimait, plus Céleste devenait sérieuse et grave avec Félix, d’autant plus que sa mère l’avait vivement sermonnée un soir, en lui disant : « Ne donnez aucune espérance au jeune Phellion, ma fille. Ni votre père, ni moi, ne serons les maîtres de vous marier ; vous avez des espérances à ménager, il s’agit bien moins de plaire à un professeur sans le sou que de vous assurer l’affection de mademoiselle Brigitte et de votre parrain. Si tu ne veux pas tuer ta mère, mon ange, oui, me tuer… Obéis-moi dans cette affaire aveuglément, et mets-toi bien dans la tête que nous voulons avant tout ton bonheur. »

Comme l’adjudication définitive était indiquée à la fin de juillet, Théodose conseilla, vers la fin de juin à Brigitte de se mettre en règle, et la veille elle vendit tous les effets publics de sa belle-soeur et les siens. La catastrophe du traité des quatre puissances, véritable insulte à la France, est un fait historique, mais il est nécessaire de rappeler que, de juillet à la fin d’août, les rentes françaises, effarouchées par la perspective d’une guerre à laquelle s’adonna un peu trop monsieur Thiers, tombèrent de vingt francs, et l’on vit le trois pour cent à soixante. Ce ne fut pas tout, cette déroute financière influa sur les immeubles de Paris de la façon la plus fâcheuse, et tous ceux qui se trouvaient en vente se vendirent en baisse. Ces événements firent de Théodose un prophète, un homme de génie aux yeux de Brigitte et de Thuillier, à qui la maison fut définitivement adjugée au prix de soixante-quinze mille francs. Le notaire, impliqué dans ce désastre politique, et dont la charge était vendue, se vit dans la nécessité d’aller à la campagne pour quelques jours ; mais il gardait sur lui les dix mille francs de Claparon. Conseillé par Théodose, Thuillier fit un forfait avec Grindot, qui crut travailler pour le notaire en achevant la maison ; et, comme durant cette période les travaux étaient suspendus, que les ouvriers restaient les bras croisés, l’architecte put achever d’une manière splendide son œuvre de prédilection, pour vingt-cinq mille francs, il dora quatre salons !… Théodose exigea que le marché fût écrit et qu’on mît cinquante mille francs au lieu de vingt-cinq mille francs. Cette acquisition décupla l’importance de Thuillier. Quant au notaire, il avait perdu la tête en

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présence d’événements politiques qui furent comme une trombe par une belle journée. Sûr de sa domination, fort de tant de services, et tenant Thuillier par l’ouvrage qu’ils faisaient en commun ; mais, admiré surtout de Brigitte, à cause de sa discrétion, car il n’avait jamais fait la moindre allusion à sa gêne, et ne parlait point d’argent, Théodose eut un air un peu moins servile que par le passé. Brigitte et Thuillier lui dirent :

— Rien ne peut vous ôter notre estime, vous êtes ici comme chez vous, l’opinion de Minard et de Phellion, que vous semblez craindre, a la valeur d’une strophe de Victor Hugo pour nous ; ainsi, laissez-les dire… levez la tête !…

— Nous avons encore besoin d’eux pour la nomination de Thuillier à la chambre ! dit Théodose, suivez mes conseils, vous vous en trouvez bien, n’est-ce pas ? Quand vous aurez la maison bien à vous, vous l’aurez eue pour rien, car vous pourrez acheter du trois pour cent à soixante francs, au nom de madame Thuillier, de manière à la remplir de toute sa fortune… Attendez seulement l’expiration du délai de la surenchère, et tenez-moi prêts les quinze mille francs pour nos coquins.

Brigitte n’attendit pas, elle employa tous ses capitaux, à l’exception d’une somme de cent vingt mille francs, et faisant le décompte de la fortune de sa belle-soeur, elle acheta douze mille francs de rente dans le trois pour cent, au nom de madame Thuillier, pour deux cent quarante mille francs, dix mille francs de rente, dans le même fonds, à son nom, en se promettant de ne plus se donner les soucis de l’escompte. Elle voyait à son frère quarante mille francs de rente, outre sa retraite, douze mille francs de rente à madame Thuillier, et à elle dix-huit mille francs de rente, en tout soixante-douze mille francs par an, et le logement, qu’elle évaluait à huit mille francs.

— Nous valons bien maintenant les Minard !… s’écria-t-elle.

— Ne chantons pas victoire, lui dit Théodose, le délai de la surenchère n’expire que dans huit jours. J’ai fait vos affaires, et les miennes sont bien délabrées…

— Mon cher enfant !… vous avez des amis !… s’écria Brigitte, et s’il vous fallait vingt-cinq louis, vous les trouveriez toujours ici !…

Théodose échangea sur cette phrase un sourire avec Thuillier, qui l’emmena dehors, et lui dit :

— Excusez ma pauvre sœur, elle voit le monde par le trou d’une

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bouteille… mais si vous aviez besoin de vingt-cinq mille francs… je vous les prêterais… sur mes premiers loyers, ajouta-t-il.

— Thuillier, j’ai une corde autour du cou ! s’écria Théodose. Depuis que je suis avocat, je dois des lettres de change… Mais… motus !… dit Théodose, effrayé lui-même d’avoir laissé partir le secret de sa situation. Je suis entre les pattes de coquins… je veux les rouer… CHAPITRE XVIII DIABLES CONTRE DIABLES !

En disant son secret, Théodose avait eu deux motifs ; éprouver Thuillier, prévenir un coup funeste qui pouvait lui être porté dans la lutte sourde et sinistre depuis longtemps prévue. Deux mots vont expliquer son horrible situation. Au milieu de sa profonde misère, il n’y eut que Cérizet qui vint le voir dans une mansarde, où, par un grand froid, il était couché, faute d’habits. Il n’avait plus qu’une chemise sur lui. Depuis trois jours il vivait d’un pain, en en coupant des morceaux avec une certaine discrétion, et il se demandait : « Que faire ? » au moment où son ancien protecteur se montra, sortant de prison et gracié. Quant aux projets que ces deux hommes firent devant un feu de coterets, l’un enveloppé de la couverture de son hôte, l’autre de son infamie, il est inutile de les rapporter. Le lendemain, Cérizet qui, dans la matinée, avait rencontré Dutocq, apportait un pantalon, un gilet, un habit, un chapeau, des bottes achetées au temple, et il emmena Théodose pour lui donner à dîner. Le provençal mangea chez Pinson, rue de l’Ancienne-Comédie, la moitié d’un dîner qui coûta quarante-sept francs. Au dessert, entre deux vins, Cérizet dit à son ami :

— Veux-tu me signer pour cinquante mille francs de lettres de change en te donnant la qualité d’avocat ?…

— Tu n’en ferais pas cinq mille francs… dit Théodose.

— Cela ne te regarde pas ; tu les paieras intégralement ; c’est notre part, à monsieur qui te régale et à moi, dans une affaire où tu n’as rien à risquer, mais où tu auras le titre d’avocat, une belle clientèle et la main d’une fille de l’âge d’un vieux chien et riche d’au moins vingt à trente mille francs de rente. Ni Dutocq, ni moi, nous ne pouvons l’épouser ; nous devons t’équiper, te donner

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l’air d’un honnête homme, te nourrir, te loger, te mettre dans tes meubles… Donc, il nous faut des garanties. Je ne dis pas cela pour moi, je te connais ; mais pour monsieur, de qui je serai le prête-nom… Nous t’équipons en corsaire, quoi, pour faire la traite des blanches. Si nous ne capturons pas cette dot-là, nous passerons à d’autres exercices… Entre nous, nous n’avons pas besoin de prendre les choses avec des pincettes, c’est clair… Nous te donnerons les instructions, car l’affaire doit être prise en longueur ; il y aura du tirage, quoi ! Voilà ! j’ai des timbres…

— Garçon, une plume et de l’encre, dit Théodose.

— J’aime les gens comme ca ! s’écria Dutocq.

— Signe : Théodose de la Peyrade, et mets toi-même : avocat, rue Saint-Dominique d’Enfer ; sous les mots, accepté pour dix mille : car nous daterons, nous ne te poursuivrons, tout cela secrètement, afin d’avoir sur toi prise de corps. Les armateurs doivent avoir leurs sûretés quand le capitaine et le brick sont en mer.

Le lendemain de sa réception, l’huissier de la justice de paix rendit le service à Cérizet de faire les poursuites en secret ; il venait le soir voir l’avocat, et tout fut mis en règle sans aucune publicité. Le tribunal de commerce rend cent de ces jugements-là par séance. On connaît la rigidité des règlements du conseil de l’ordre des avocats du barreau de Paris. Ce corps et celui des avoués exerce une discipline sévère sur ses membres. Un avocat susceptible d’aller à Clichy serait rayé du tableau. Donc, Cérizet, conseillé par Dutocq, avait pris contre leur mannequin les seules mesures qui pussent leur assurer à chacun vingt-cinq mille francs dans la dot de Céleste. En signant ces titres, Théodose n’avait vu que sa vie assurée et la possibilité de faire quelque chose ; mais à mesure que l’horizon s’éclaircissait, à mesure qu’en jouant son rôle, il montait d’échelons en échelons à une position de plus en plus élevée sur l’échelle sociale, il rêvait à se débarrasser de ses deux associés. Or, en demandant vingt-cinq mille francs à Thuillier, il espérait traiter à cinquante pour cent le rachat de ses titres avec Cérizet. Malheureusement, cette infâme spéculation n’est pas un fait exceptionnel ; elle a lieu trop souvent dans Paris sous des formes plus ou moins aiguës pour que l’historien la néglige dans une peinture exacte et complète de la société. Dutocq, libertin fieffé, devait encore vingt mille francs sur sa charge, et dans l’espérance du succès, il espérait, en termes familiers, allonger la

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courroie jusqu’à la fin de l’année 1840. Jusqu’alors, aucun de ces trois personnages n’avait bronché ni rugi. Chacun sentait sa force et connaissait le danger. Egale était la défiance, égale l’observation, égale l’apparente confiance, également sombres le silence ou le regard, quand de mutuels soupçons fleurissaient à la surface des joues ou dans le discours. Depuis deux mois surtout, la position de Théodose acquérait une force de fort détaché. Dutocq et Cérizet tenaient sous leur esquif un amas de poudre, et la mèche était sans cesse allumée ; mais le vent pouvait souffler dessus, et le diable pouvait noyer la poudrière. Le moment où les animaux féroces vont prendre leur pâture a toujours paru le plus critique, et ce moment arrivait pour ces trois tigres affamés. Cérizet disait parfois à Théodose, par ce regard révolutionnaire que deux fois en ce siècle les souverains ont connu :

— Je t’ai fait roi, et je ne suis rien. C’est n’être rien que de n’être pas tout.

Une réaction d’envie allait son train d’avalanche en Cérizet. Dutocq se trouvait à la merci de son expéditionnaire enrichi. Théodose eût voulu brûler ses deux commanditaires et leurs papiers dans deux incendies. Tous trois s’étudiaient trop à cacher leur pensée pour ne pas les deviner. Théodose avait une vie de trois enfers, en pensant au dessous de cartes, à son jeu et à son avenir ! Son mot à Thuillier fut un cri de désespoir ; il jeta la sonde dans les eaux du bourgeois, et n’y trouva que vingt-cinq mille francs.

— Et, se dit-il, revenu chez lui, peut-être rien, dans un mois.

Il prit les Thuillier en une haine profonde. Mais il tenait Thuillier par un harpon entré jusqu’au fond de l’amour-propre avec l’ouvrage intitulé : De l’impôt et de l’amortissement, où il avait coordonné les idées publiées par le Globe saint-simonien, en les colorant d’un style méridional plein de force et leur prêtant une forme systématique. Les connaissances de Thuillier sur la matière avaient beaucoup servi Théodose. Il s’assit sur cette corde, et il résolut de combattre, avec une si pauvre base d’opération, la vanité d’un sot. Selon les caractères, c’est du granit ou du sable. Par réflexion, il fut heureux de sa confidence.

— En me voyant lui assurer sa fortune par la remise des quinze mille francs, au moment où j’ai tant besoin d’argent, il me regardera comme le Dieu de la probité.

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Voici comment Claparon et Cérizet avaient amusé le notaire l’avant-veille du jour où le délai de la surenchère expirait. Cérizet, à qui Claparon donna le mot de passe et indiqua la retraite du notaire, alla lui dire :

— Un de mes amis, Claparon, que vous connaissez, m’a prié de venir vous voir ; il vous attend après-demain avec dix mille francs, le soir, où vous savez ; il a le papier que vous attendez de lui mais je dois être présent à la remise de la somme, car il m’est dû cinq mille francs… et je vous préviens, mon cher monsieur, que le nom de la contre-lettre est en blanc.

— J’y serai, dit l’ex-notaire.

Ce pauvre diable attendit jusqu’au lever du soleil, et l’un de ses créanciers, avec qui Cérizet s’entendit, moyennant le partage de la créance, le fit arrêter, et reçut six mille francs, montant de la dette.

— Voilà mille écus, se dit Cérizet, pour faire décamper Claparon.

Cérizet retourna voir le notaire et lui dit :

— Claparon est un misérable, monsieur, il a reçu quinze mille francs de l’acquéreur, qui va rester propriétaire… Menacez-le de découvrir à ses créanciers sa retraite, et d’une plainte en banqueroute frauduleuse, il vous donnera moitié.

Dans sa fureur, le notaire écrivit une lettre fulminante à Claparon. Claparon, au désespoir, craignit une arrestation, et Cérizet se chargea de lui procurer un passeport.

— Tu m’as fait bien des farces, Claparon, dit Cérizet ; mais écoute, tu vas me juger. Je possède pour tout bien mille écus… je vais te les donner ! Pars pour l’Amérique, et commence là ta fortune comme je fais la mienne ici…

Le soir, Claparon, déguisé par Cérizet en vieille femme, partit pour le Hâvre en diligence ; Cérizet se trouvait maître des quinze mille francs exigés par Claparon, et il attendit Théodose tranquillement, sans se presser. Cet homme, d’une intelligence vraiment rare, avait, sous le nom d’un créancier d’une somme de deux mille francs, un marchandeur qui ne devait pas venir en ordre utile, formé une surenchère, une idée de Dutocq qu’il s’était empressé de mettre à exécution. Il y voyait un supplément de sept mille francs à recevoir, et il en avait besoin pour ajuster une affaire absolument semblable à celle de Thuillier, indiquée par Claparon, que le malheur hébétait. Il s’agissait d’une maison,

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sise rue GeoffroyMarie, et qui devait être vendue pour une somme de soixante mille francs. Madame veuve Poiret lui offrait dix mille francs, le marchand de vin autant, et des billets pour dix mille francs. Ces trente mille francs, et ce qu’il allait avoir, joints à six mille francs qu’il possédait, lui permettaient de tenter la fortune, avec d’autant plus de raison que les vingt-cinq mille. francs dus par Théodose lui paraissaient certains.

— Le délai de la surenchère est passé, se dit Théodose en allant prier Dutocq de faire venir Cérizet, si j’essayais de me débarrasser de ma sangsue ?…

— Vous ne pouvez pas traiter de cette affaire ailleurs que chez Cérizet, puisque Claparon y est, répondit Dutocq.

Théodose alla donc entre sept et huit heures au taudis du banquier des pauvres, que le greffier avait prévenu le matin de la visite de leur capital-homme. La Peyrade fut reçu par Cérizet dans l’horrible cuisine où se hachaient les misères, où cuisaient les douleurs, et où ils se promenaient dans le sens de la longueur, absolument comme deux bêtes en cage, en jouant la scène que voici :

— Apportes-tu les quinze mille francs ?

— Non, mais je les ai chez moi.

— Pourquoi pas dans ta poche ? demanda très-aigrement Cérizet.

— Tu vas le savoir, répondit l’avocat qui, de la rue Saint-Dominique à l’Estrapade, avait pris son parti.

Ce provençal, en se retournant sur le gril où l’avaient mis ses deux commanditaires, eut une bonne idée qui scintilla du sein des charbons ardents. Le péril a ses lueurs. Il compta sur la puissance de la franchise qui remue tout le monde, même un fourbe. On sait gré presque toujours à un adversaire de se mettre nu jusqu’à la ceinture dans un duel.

— Bon ! dit Cérizet, les farces commencent.

Ce fut un mot sinistre qui passa tout entier par le nez en y prenant une horrible accentuation.

— Tu m’as mis dans une position magnifique, et je ne l’oublierai jamais, mon ami, reprit Théodose avec émotion.

— Oh ! comme c’est ça !… dit Cérizet.

— Ecoute-moi ; tu ne te doutes pas de mes intentions ?

— Oh si !… répliqua le prêteur à la petite semaine.

— Non.

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— Tu ne veux pas lâcher les quinze mille…

Théodose haussa les épaules et regarda fixement Cérizet qui, saisi de ces deux mouvements, garda le silence.

— Vivrais-tu dans ma position, en te sachant sous un canon chargé à mitraille, sans éprouver le désir d’en finir ?… Ecoute-moi bien. Tu fais des commerces dangereux, et tu serais heureux d’avoir une solide protection au cœur de la justice de Paris… Je puis, en continuant mon chemin, me trouver substitut du procureur du roi, peut-être avocat du roi, dans trois ans… Aujourd’hui, je t’offre une part d’amitié décrite qui te servira bien certainement, ne fût-ce qu’à reconquérir plus tard une place honorable. Voici mes conditions.

— Des conditions !… s’écria Cérizet.

— Dans dix minutes, je t’apporte vingt-cinq mille francs contre la remise de tous les titres que tu as contre moi…

— Et Dutocq et Claparon ?… s’écria Cérizet.

— Tu les planteras là… dit Théodose à l’oreille de son ami.

— C’est gentil ! répondit Cérizet, et tu viens d’inventer ce tour de passe-passe en te trouvant à la tête de quinze mille francs qui ne sont pas à toi !…

— J’en fais ajouter dix mille… Mais d’ailleurs, nous nous connaissons…

— Si tu as le pouvoir de tirer dix mille francs à tes bourgeois, dit vivement Cérizet, tu leur en demanderas vingt… A trente, je suis ton homme… franchise pour franchise.

— Tu demandes l’impossible ! s’écria Théodose. En ce moment, si tu avais affaire à un Claparon, tes quinze mille francs seraient perdus, car la maison est à notre Thuillier…

— Je vais aller le lui dire, répliqua Cérizet en montant dans sa chambre d’où Claparon venait de partir, dix minutes avant l’arrivée de Théodose, emballé dans une citadine.

Les deux adversaires avaient parlé, on s’en doute, de manière à ne pas être entendus, et dès que Théodose éleva la voix, par un geste Cérizet fit comprendre à l’avocat que Claparon pouvait les écouter. Les cinq minutes pendant lesquelles Théodose entendit le bourdonnement de deux voix furent un supplice pour lui, car il jouait toute sa vie. Cérizet descendit et vint à son associé, le sourire sur les lèvres, les yeux brillant d’une malice infernale, tressaillant de joie, effrayant Lucifer en gaieté.

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— Je ne sais rien, moi !… fit-il en remuant les épaules, mais Claparon a des connaissances, il a travaillé pour des banquiers de haut bord, et il s’est mis à rire en disant : « Je m’en doutais !… » Tu seras forcé demain de m’apporter les vingt-cinq mille francs que tu m’offres, et tu n’en auras pas moins à racheter tes titres, mon petit…

— Et pourquoi ?… demanda Théodose en se sentant la colonne vertébrale liquide comme si quelque décharge de fluide électrique intérieure l’eût fondue.

— La maison est à nous !

— Et comment ?

— Claparon a formé une surenchère au non d’un marchandeur, le premier qui l’ait poursuivi, un petit crapaud nommé Sauvaignou ; c’est Desroches l’avoué qui va poursuivre, et demain matin vous allez recevoir la signification… L’affaire vaut la peine que Claparon, Dutocq et moi nous cherchions des fonds… Que serais-je devenu sans Claparon ; aussi lui ai-je pardonné… Je lui pardonne, et tu ne me croirais peut-être pas, mon cher ami, je l’ai embrassé. Change tes conditions !…

Ce dernier mot fut épouvantable à entendre, surtout commenté par la physionomie de Cérizet qui se donnait le plaisir de jouer une scène du Légataire, au milieu de l’étude à laquelle il se livrait du caractère du provençal.

— Oh ! Cérizet !… s’écria Théodose, moi qui te voudrais tant de bien !

— Vois-tu, mon cher, entre nous il faut de ça !… et il se frappa le cœur ; tu n’en as pas. Dès que tu crois avoir barre sur nous, tu veux nous aplatir… Je t’ai tiré de la vermine et des horreurs de la faim ! Tu mourais comme un imbécile… Nous t’avons mis en présence de la fortune, nous t’avons passé la plus belle pelure sociale, nous t’avons mis là où il y avait à prendre… et voilà ! Maintenant je te connais ; nous marcherons armés.

— C’est la guerre ! reprit Théodose.

— Tu tires le premier sur moi, dit Cérizet.

— Mais si vous me démolissez, adieu les espérances ; et, si vous ne me démolissez pas, vous avez en moi un ennemi !…

— Voilà ce que je disais hier à Dutocq, répliqua froidement Cérizet ; mais que veux-tu, nous choisirons entre les deux… nous irons selon les circonstances… Je suis bon enfant, reprit-il après

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une pause ; apporte-moi tes vingt-cinq mille francs demain à neuf heures, et Thuillier conservera la maison… Nous continuerons à te servir sur les deux bouts, et tu nous paieras… Après ce qui vient de se passer, mon petit, n’est-ce pas gentil ?…

Et Cérizet frappa sur l’épaule de Théodose avec un cynisme plus flétrissant que ne l’était jadis le fer du bourreau.

— Eh bien, donne-moi jusqu’à midi, répondit le provençal, car il y a, comme tu dis, du tirage !…

— Je tâcherai de décider Claparon ; il est pressé, cet homme !…

— Eh bien, à demain, dit Théodose en homme qui paraissait avoir pris un parti.

— Bonsoir ami, fit Cérizet d’un ton nasal qui déshonorait le plus beau mot de la langue. En voilà un qui en a, une sucée !… se dit-il en regardant Théodose allant par la rue d’un pas d’homme étourdi. CHAPITRE XIX ENTRE AVOUES

Quand Théodose eut tourné la rue des Postes, il alla, par une marche rapide, vers la maison de madame Colleville en s’exaltant en lui-même et se parlant de moments en moments. Il arriva, par le feu de ses passions soulevées et par cette espèce d’incendie intérieur que beaucoup de Parisiens connaissent, car ces situations horribles abondent à Paris, à une espèce de frénésie et d’éloquence qu’un mot fera comprendre. Au détour de Saint-Jacques du HautPas, il s’écria, dans la petite rue des Deux-Églises :

— Je le tuerai !…

— En voilà un qui n’est pas content ! dit un ouvrier qui calma par cette plaisanterie l’incandescente folie à laquelle Théodose était en proie. En sortant de chez Cérizet, il avait eu l’idée de se confier à Flavie, et de lui tout avouer. Les natures méridionales sont ainsi fortes jusqu’à de certaines passions où tout s’écrase. Il entra, Flavie était seule dans sa chambre ; elle vit Théodose et se crut ou violée ou morte.

— Qu’avez-vous ? s’écria-t-elle.

— J’ai… dit-il. M’aimez-vous Flavie ?

— Oh ! pouvez-vous en douter ?

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— M’aimez-vous absolument, là… même criminel ?

— A-t-il tué quelqu’un ? se dit-elle.

Elle répondit par un signe de tête.

Théodose, heureux de saisir cette branche de saule, alla de sa chaise sur le canapé de Flavie, et là, deux torrents de larmes coulèrent de ses yeux, au milieu de sanglots à faire pleurer un juge.

— Je n’y suis pour personne, alla dire Flavie à sa bonne.

Elle ferma les portes et revint auprès de Théodose en se sentant remuée au plus haut degré maternel. Elle trouva l’enfant de la Provence étendu, la tête renversée et pleurant, il avait pris son mouchoir ; le mouchoir, quand Flavie voulut le retirer était pesant de larmes.

— Mais qu’y a-t-il ? Qu’avez-vous ? demanda-t-elle.

La nature, plus pénétrante que l’art, servit admirablement Théodose, il ne jouait plus de rôle, il était lui-même, et ces larmes, cette crise nerveuse fut la signature de ses précédentes scènes de comédie.

— Vous êtes un enfant !… dit-elle d’une voix douce en maniant les cheveux de Théodose dans les yeux duquel les larmes se séchaient.

— Je ne vois que vous au monde ! s’écria-t-il en baisant avec une sorte de rage les mains de Flavie, et si vous me restez, si vous êtes à moi comme le corps est à l’âme, comme l’âme est au corps, dit-il en se reprenant avec une grâce infinie ; eh bien j’aurai du courage !

Il se leva, se promena.

— Oui, je lutterai, je reprendrai des forces, comme Antée, en embrassant ma mère ! et j’étoufferai dans mes mains ces serpents qui m’enlacent, qui me donnent des baisers de serpent, qui me bavent sur les joues, qui veulent me sucer mon sang, mon honneur ! Oh ! la misère !… Oh ! qu’ils sont grands ceux qui savent s’y tenir debout, le front haut !… J’aurais dû me laisser mourir de faim sur mon grabat, il y a trois ans et demi !… Le cercueil est un lit bien doux en comparaison de la vie que je mène !… Voici dix-huit mois que je mange du bourgeois !… et, au moment d’atteindre à une vie honnête, heureuse, d’avoir un magnifique avenir, au moment où j’avance pour m’attabler au festin social, le bourreau me frappe sur l’épaule… Oui, le monstre ! il m’a frappé sur

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l’épaule, et m’a dit : « Paie la dîme du diable ou meurs !… » Et je ne les roulerais pas !… Et je ne leur enfoncerais pas mon bras dans la gueule jusqu’à leurs entrailles !… Oh ! si, que je le ferai !… Tenez, Flavie, ai-je les yeux secs ?… Ah ! maintenant je ris, je sens ma force et je retrouve ma puissance… Oh ! dites-moi que vous m’aimez… redites-le ! C’est en ce moment, comme au condamné, le mot : Grâce !

— Vous êtes terrible ! .. mon ami !… dit Flavie, oh ! vous m’avez brisée.

Elle ne comprenait rien, mais elle tombait sur le canapé comme morte, agitée par ce spectacle, et alors Théodose se mit à ses genoux.

— Pardon !… pardon ! .. dit-il.

— Mais enfin, qu’avez-vous ? .. demanda-t-elle.

— On veut me perdre. Oh ! promettez-moi Céleste et vous verrez la belle vie à laquelle je vous ferai participer !… Si vous hésitez… Eh ! bien, c’est me dire que vous serez à moi, je vous prends !…

Et il fit un mouvement si vif que Flavie effrayée se leva, se mit à marcher…

— Oh ! mon ange ! à vos pieds là… quel miracle ! Bien certainement Dieu est pour moi, j’ai comme une clarté, j’ai eu soudain une idée ! Oh ! merci mon bon ange, grand Théodose !… Tu m’as sauvé !

Flavie admira cet être caméléonesque, un genou en terre, les mains en croix sur la poitrine, et les yeux levés vers le ciel, dans une extase religieuse, il récitait une prière, il était le catholique le plus fervent, il se signa. Ce fut beau comme la Communion de saint Jérôme.

— Adieu ! dit-il, avec une mélancolie et une voix qui séduisaient.

— Oh ! s’écria Flavie, laissez-moi ce mouchoir.

Théodose descendit comme un fou, sauta dans la rue et courut chez les Thuillier ; mais il se retourna, vit Flavie à sa fenêtre et lui fit un signe de triomphe.

— Quel homme !… se dit-elle.

— Bon ami, dit-il d’un ton doux et calme presque patelin à Thuillier, nous sommes entre les mains de fripons atroces ; mais je vais leur donner une petite leçon.

— Qu’y a-t-il ? dit Brigitte.

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— Eh ! bien ils veulent vingt-cinq mille francs, et pour nous faire la loi, le notaire ou ses complices ont formé une surenchère ; prenez cinq mille francs sur vous Thuillier, et venez avec moi, je vais vous assurer votre maison… Je me fais des ennemis implacables !… s’écria-t-il, ils vont vouloir me tuer moralement. Pourvu que vous résistiez à leurs infâmes calomnies et que vous ne changiez jamais pour moi, voilà tout ce que je demande. Qu’est-ce que c’est après tout que cela, si je réussis, vous payerez la maison cent vingt-cinq mille francs au lieu de la payer cent vingt.

— Ca ne recommencera pas ?… demanda Brigitte inquiète et dont les yeux se dilatèrent par l’effet d’une violente peur.

— Les créanciers inscrits ont seuls le droit de surenchérir, et comme il n’y a que celui-là qui en ait usé, nous sommes tranquilles. La créance n’est que [de] deux mille francs, mais il faut bien payer les avoués dans ces sortes d’affaires, et savoir lâcher un billet de mille francs au créancier.

— Va, Thuillier, dit Brigitte, va prendre ton chapeau, tes gants, et tu trouveras la somme où tu sais….

— Comme j’ai lâché les quinze mille francs sans succès, je ne veux plus que l’argent passe par mes mains… Thuillier payera lui-même, dit Théodose en se voyant seul avec Brigitte. Vous avez bien gagné vingt mille francs dans le marché que je vous ai fait faire avec Grindot, il croyait servir le notaire, et vous possédez un immeuble qui, dans cinq ans, vaudra près d’un million. C’est un coin de boulevard !

Brigitte était inquiète en écoutant, absolument comme un chat qui sent des souris sous un plancher. Elle regardait Théodose dans les yeux, et malgré la justesse de ses observations, elle concevait des doutes.

— Qu’avez-vous, petite tante ?…

— Oh ! je serai dans des transes mortelles jusqu’à ce que nous soyons propriétaires….

— Vous donneriez bien vingt mille francs, n’est-ce pas, dit Théodose, pour que Thuillier fût ce que nous appelons possesseur incommutable, eh bien, souvenez-vous que je vous ai gagné deux fois cette fortune…

— Où allons-nous ?… demanda Thuillier…

— Chez maître Godeschal, qu’il faut prendre pour avoué….

— Mais nous l’avons refusé pour Céleste… s’écria la vieille fille.

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— Eh ! c’est bien à cause de cela que j’y vais, répondit Théodose, je l’ai jugé, c’est un homme d’honneur et il trouvera beau de vous rendre service.

Godeschal, successeur de Derville, avait été pendant plus de dix ans le maître clerc de Desroches. Théodose à qui cette circonstance était connue, eut ce nom-là jeté dans l’oreille par une voix intérieure au milieu de son désespoir, et il entrevit la possibilité de réussir à faire tomber des mains de Claparon, l’arme avec laquelle Cérizet le menaçait. Mais, avant tout, l’avocat devait pénétrer dans le cabinet de Desroches et s’y éclairer sur la situation de ses adversaires. Godeschal, seul, à raison de l’intimité qui subsiste entre le clerc et le patron, pouvait être son guide. Entre eux, les avoués de Paris, quand ils sont liés comme le sont Godeschal et Desroches, vivent dans une confraternité véritable, et il en résulte une certaine facilité d’arranger les affaires arrangeables. Ils obtiennent les uns des autres, à charge de revanche, les concessions possibles, par l’application du proverbe passez-moi la rhubarbe, je vous passerai le séné, qui se met en devoir, dans toutes les professions, entre ministres, à l’armée, entre juges, entre commerçants, partout où l’inimitié n’a pas élevé de trop fortes barrières entre les parties.

— Je gagne d’assez bons honoraires à cette transaction est une pensée qui n’a pas besoin d’être exprimée, elle est dans le geste, dans l’accent, dans le regard. Et comme les avoués sont gens à se retrouver sur ce terrain, l’affaire s’arrange. Le contre-poids à cette camaraderie existe dans ce qu’il faudrait nommer la conscience de métier. Ainsi la société doit croire au médecin qui, faisant œuvre, de médecine légale, dit : « Ce corps contient de l’arsenic », aucune considération ne vient à bout de l’amour-propre de l’acteur, de la probité du légiste, de l’indépendance du ministère public. Aussi l’avoué de Paris, dit-il, avec la même bonhomie : « Tu ne peux pas obtenir ça, mon client est enragé », qu’il répond : « Eh bien ! nous verrons… » Or, la Peyrade, homme fin, avait assez traîné sa robe au Palais pour savoir combien les mœurs judiciaires serviraient son projet.

— Restez dans la voiture, dit-il à Thuillier, en arrivant rue Vivienne où Godeschal était devenu patron là où il avait fait ses premières armes, vous ne viendrez que s’il se charge de l’affaire.

Il était onze heures du soir, la Peyrade ne s’était pas trompé

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dans ses calculs en espérant trouver un avoué de fraîche date occupé dans son cabinet à cette heure.

— A quoi dois-je la visite d’un avocat, dit Godeschal en allant au-devant de la Peyrade.

Les étrangers, les gens de province, les gens du monde ne savent peut-être pas que les avocats sont aux avoués ce que sont les généraux aux maréchaux, il existe une ligne d’exception sévèrement maintenue entre l’ordre des avocats et la compagnie des avoués à Paris. Quelque vénérable que soit un avoué, quelque forte que soit sa tête, il doit aller chez l’avocat. L’avoué, c’est l’administrateur qui trace le plan de campagne, qui ramasse les munitions, qui met tout en œuvre, l’avocat livre la bataille. On ne sait pas plus pourquoi la loi donne au client deux hommes pour un, qu’on ne sait pourquoi l’auteur a besoin d’un imprimeur et d’un libraire. L’ordre des avocats défend à ses membres de faire aucun acte du ressort des avoués. Il est très-rare qu’un grand avocat mette jamais le pied dans une étude ; on se voit au Palais ; mais, dans le monde, il n’y a plus de barrière ; et, quelques avocats dans la position de la Peyrade surtout, dérogent en allant quelquefois trouver les avoués, mais ces cas sont rares et sont presque toujours justifiés par une urgence quelconque.

— Eh ! mon Dieu, dit la Peyrade, il s’agit d’une affaire grave et surtout d’une question de délicatesse que nous avons à résoudre à nous deux. Thuillier se trouve en bas, dans une voiture, et je viens, non pas à titre d’avocat, mais comme l’ami de Thuillier. Vous seul êtes en position de lui rendre un immense service, et j’ai dit que vous aviez une âme trop noble (car vous êtes le digne successeur du grand Derville), pour ne pas mettre à ses ordres toute votre capacité. Voici l’affaire.

Après avoir expliqué tout à son avantage la rouerie à laquelle il fallait répondre par de l’habileté, car les avoués rencontrent plus de clients menteurs que de clients véraces, l’avocat résuma son plan de campagne.

— Vous devriez, mon cher maître, aller ce soir trouver Desroches, le mettre au fait de cette trame, obtenir de lui qu’il fasse venir demain matin son client, ce Sauvaignou, nous le confesserions entre nous trois, et s’il veut un billet de mille francs outre sa créance, nous le lâcherons, sans compter cinq cents francs d’honoraires pour vous et autant pour Desroches, si Thuillier tient

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le désistement de Sauvaignou demain à dix heures… Ce Sauvaignou, que veut-il ? son argent ! Eh bien, un marchandeur ne résistera guère à l’appât d’un billet de mille francs, quand même il serait l’instrument d’une cupidité cachée derrière. Le débat entre ceux qui le font mouvoir et lui, nous importe peu… Voyons, tirez de là la famille Thuillier…

— Je vais aller chez Desroches à l’instant, dit Godeschal.

— Non, pas avant que Thuillier ne vous ait signé un pouvoir et remis cinq mille francs. Il faut mettre argent sur table dans ces cas-là..

Après une entrevue où Thuillier fut gêné, la Peyrade emmena Godeschal en voiture et le mit rue de Béthisy, chez Desroches, en alléguant qu’ils passaient par là pour retourner rue Saint-Dominique, et, sur le pas de la porte de Desroches, la Peyrade prit rendez-vous pour le lendemain à sept heures.

L’avenir et la fortune de la Peyrade étaient attachés au succès de cette conférence. Aussi ne doit-on pas s’étonner de le voir passer par-dessus les usages de la compagnie, en venant chez Desroches y étudier Sauvaignou, se mêler au combat, malgré le danger qu’il courait en se mettant sous les yeux du plus redoutable des avoués de Paris. En entrant, et tout en saluant, il observa Sauvaignou. C’était, comme le nom le lui faisait pressentir, un Marseillais, un premier ouvrier placé, comme son nom de marchandeur l’indiquait, entre les ouvriers et le maître menuisier en bâtiment pour soumissionner l’exécution des travaux entrepris. Le bénéfice de l’entrepreneur se compose de la somme qu’il gagne entre le prix du marchandeur et celui donné par le constructeur, déduction faite des fournitures, il ne s’agit que de la main d’œuvre. Le menuisier, tombé en faillite, Sauvaignou s’était fait reconnaître, par jugement du tribunal de commerce, créancier de l’immeuble, et avait pris inscription. Cette petite affaire avait déterminé la dégringolade. Sauvaignou, petit homme trapu, vêtu d’une blouse en toile grise, ayant une casquette sur la tête, était assis sur un fauteuil. Trois billets de mille francs placés devant lui, sur le bureau de Desroches, disaient assez à la Peyrade que l’engagement avait eu lieu, que les avoués venaient d’échouer. Les yeux de Godeschal parlaient assez, et le regard que Desroches lança sur l’avocat des pauvres fut comme un coup de pic donné dans une fosse. Stimulé par le danger, le provençal fut magni-

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fique ; il mit la main sur les billets de mille francs et les plia pour les serrer.

— Thuillier ne veut plus, dit-il à Desroches.

— Eh bien, nous voilà d’accord, répondit le terrible avoué.

— Oui, votre client va nous compter soixante mille francs de dépenses faites dans l’immeuble, suivant le marché souscrit entre Thuillier et Grindot. Je ne vous avais pas dit cela hier, dit-il en se tournant vers Godeschal.

— Entendez-vous ça !… dit Desroches à Sauvaignou. Voilà l’objet d’un procès que je ne ferai pas sans des garanties…

— Mais, mes chers messieurs, dit le provençal, je ne puis pas traiter sans avoir vu ce brave homme qui m’a remis cinq cents francs en à compte pour lui avoir signé un chiffon de procuration.

— Tu es de Marseille ? dit la Peyrade en patois à Sauvaignou.

— Oh ! s’il l’entame en patois, il est perdu ! dit tout bas Desroches à Godeschal.

— Oui, monsieur.

— Eh bien, pauvre diable, reprit Théodose, on veut te ruiner… Sais-tu ce qu’il faut faire ? Prends ces trois mille francs, et quand l’autre viendra, prends ta règle et donne-lui une raclée en lui disant qu’il est un gueux, qu’il voulait se servir de toi, que tu révoqueras ta procuration, et que tu lui rendras son argent la semaine des trois jeudis. Puis avec ces trois mille cinq cents francs-là, tes économies, va-t-en à Marseille. Et s’il t’arrive quoi que ce soit, viens trouver ce monsieur-là… Il saura bien me trouver, et je te tirerai de presse ; car, vois-tu, je suis non-seulement un bon provençal, mais encore l’un des premiers avocats de Paris, et l’ami des pauvres…

Quand l’ouvrier trouva dans un compatriote une autorité pour sanctionner les raisons qu’il avait de trahir le prêteur à la petite semaine de son quartier, il capitula, demanda trois mille cinq cents francs.

— Une bonne raclée, ça valait bien ça, car il pouvait aller en police correctionnelle…

— Non, ne tape que quand il te dira des sottises, lui répondit la Peyrade ; ce sera de la défense personnelle…

Quand Desroches lui eut affirmé que la Peyrade était un avocat plaidant, Sauvaignou signa le désistement contenant quittance des frais, intérêt et principal de sa créance, faite par acte double

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entre Thuillier et lui, tous deux assistés de leurs avoués respectifs, afin que cette pièce eût la vertu de tout éteindre.

— Nous vous laissons les quinze cents francs, dit la Peyrade à l’oreille de Desroches et de Godeschal, mais à la condition de me donner le désistement, je vais l’aller faire signer à Thuillier qui n’a pas fermé l’œil cette nuit, chez Cardot son notaire…

— Bien, dit Desroches. Vous pouvez vous flatter, ajouta-t-il en faisant signer Sauvaignou, d’avoir lestement gagné quinze cents francs.

— Ils sont bien à moi !… monsieur l’escrivain ?… demanda le provençal inquiet déjà.

— Oh ! bien légitimement, répondit Desroches. Seulement, vous allez signifier ce matin une révocation de vos pouvoirs à votre mandataire, à la date d’hier, passez à l’étude, tenez, par-là…

Desroches dit à son premier clerc ce qu’il y avait à faire, en enjoignant à un clerc de veiller à ce que l’huissier allât chez Cérizet avant dix heures.

— Je vous remercie, Desroches, dit la Peyrade en serrant la main de l’avoué, vous pensez à tout, je n’oublierai pas ce service là…

— Ne déposez votre acte chez Cardot qu’après midi.

— Eh ! pays ! cria l’avocat en provençal à Sauvaignou, promène ta Margot toute la journée à Belleville, et surtout ne rentre pas chez toi…

— Je vous entends, dit Sauvaignou, la peignée à demain…

— Eh ! donc ? fit la Peyrade en jetant un cri de provençal.

— Il y a là-dessous quelque chose ? disait Desroches à Godeschal au moment où l’avocat revint de l’étude dans le cabinet.

— Les Thuillier ont un magnifique immeuble pour rien, dit Godeschal, voilà tout.

— La Peyrade et Cérizet me font l’effet de deux plongeurs qui se battent sous mer. Que dirai-je à Cérizet de qui je tiens l’affaire, demanda-t-il à l’avocat quand il revint de l’étude.

— Que vous avez eu la main forcée par Sauvaignou, répliqua la Peyrade.

— Et vous ne craignez rien ? dit à brûle-pourpoint Desroches.

— Oh ! moi, j’ai des leçons à lui donner.

— Demain, je saurai tout, dit Desroches à Godeschal, rien n’est plus bavard qu’un vaincu !

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La Peyrade sortit en emportant son acte. A onze heures il était à l’audience du juge de paix, calme, et en voyant venir Cérizet pâle de rage, les yeux pleins de venin, il lui dit à l’oreille :

— Mon cher, je suis bon enfant aussi, moi ! Je tiens toujours à ta disposition vingt-cinq mille francs en billets de banque contre la remise de tous les titres que tu as contre moi…

Cérizet regarda l’avocat des pauvres sans pouvoir trouver un mot de réponse ; il était vert ; il absorbait sa bile ! CHAPITRE XX NOIRCEURS DE COLOMBES

— Je suis propriétaire incommutable !… s’écria Thuillier en revenant de chez Jacquinot, le gendre et le successeur de Cardot. Aucune puissance humaine ne peut m’arracher ma maison. Ils me l’ont dit.

Les bourgeois croient beaucoup plus à ce que leur disent les notaires qu’à ce que leur disent les avoués. Le notaire est plus près d’eux que tout autre officier ministériel. Le bourgeois de Paris ne se rend pas sans effroi chez son avoué, dont l’audace belligérante le trouble, tandis qu’il monte toujours avec un nouveau plaisir chez son notaire, il en admire la sagesse et le bon sens.

— Cardot, qui cherche un beau logement, m’a demandé l’un des appartements du second étage.. reprit-il ; si je veux, il me présentera dimanche un principal locataire qui propose un bail de dix-huit ans, à quarante mille francs, impôts à sa charge… Qu’en dis-tu, Brigitte ?…

— Il faut attendre, répondit-elle. Ah ! notre cher Théodose m’a donné une fière venette !…

— Oh là, bonne amie ; mais tu ne sais donc pas que Cardot, m’ayant demandé qui m’avait fait faire cette affaire-là, m’a dit que je lui devais un présent d’au moins dix mille francs. Au fait, je lui dois tout !

— Mais il est l’enfant de la maison, répondit Brigitte.

— Ce pauvre garçon, je lui rends justice, il ne demande rien.

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— Eh bien, bon ami, dit la Peyrade, en revenant à trois heures de la justice de paix, vous voilà richissime !

— Et par toi, mon cher Théodose…

— Et vous, petite tante, êtes-vous revenue à la vie ?… Ah ! vous n’avez pas eu si peur que moi… Je fais passer vos intérêts avant les miens. Tenez, je n’ai respiré librement que ce matin à onze heures. Maintenant je suis sûr d’avoir à mes trousses un ennemi mortel dans les deux personnes que j’ai trompées pour vous. En revenant, je me demandais quelle a été votre influence pour me faire commettre cette espèce de crime ? ou si le bonheur d’être de votre famille, de devenir votre enfant effacera la tache que je me vois sur la conscience.

— Bah ! tu t’en confesseras ! dit Thuillier l’esprit fort.

— Maintenant, dit Théodose à Brigitte, vous pouvez payer en toute sécurité le prix de la maison, quatre-vingt mille francs, les trente mille à Grindot, en tout avec ce que vous avez payé de frais cent vingt mille francs et ces derniers vingt mille font cent quarante mille. Si vous louez à un principal locataire, demandez-lui la dernière année d’avance, et réservez-moi, pour ma femme et moi, tout le premier étage au-dessus de l’entresol. Vous trouverez encore quarante mille francs pour douze ans à ces conditions-là. Si vous voulez quitter ce quartier-ci pour celui de la chambre, vous aurez bien de quoi vous loger dans ce vaste premier qui a remise, écurie, et tout ce qui constitue une grande existence. Et maintenant, Thuillier, je vais t’avoir la croix de la légion d’honneur !

A ce dernier trait, Brigitte s’écria :

— Ma foi, mon petit, vous avez si bien fait nos affaires que je vous laisse à conclure celle de la maison Thuillier…

— N’abdiquez pas, belle tante, dit Théodose, et Dieu me garde de faire un pas sans vous ; vous êtes le bon génie de la famille. Je pense seulement au jour où Thuillier sera de la chambre. Vous rentrerez dans quarante mille francs d’ici à deux mois. Et cela n’empêchera pas Thuillier de toucher ses dix mille francs de loyer au premier terme.

Après avoir jeté cet espoir à la vieille fille qui jubilait, il entraîna Thuillier dans le jardin, et là, sans barguigner, il lui dit :

— Bon ami, trouve moyen de demander dix mille francs à ta sœur, et qu’elle ne puisse jamais se douter qu’ils me seront remis,

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dis-lui que cette somme est nécessaire dans les bureaux pour faciliter ta nomination comme chevalier de la légion-d’honneur, et que tu sais à qui distribuer cette somme.

— C’est cela, dit Thuillier ; d’ailleurs je le lui rendrai sur les loyers.

— Aie-la ce soir, bon ami, je vais sortir pour ta croix, et demain nous saurons à quoi nous en tenir…

— Quel homme tu es ! s’écria Thuillier.

— Le ministère du 1er mars va tomber, il faut obtenir cela de lui, répondit finement Théodose.

L’avocat courut chez madame Colleville, et lui dit en entrant :

— J’ai vaincu ; nous aurons pour Céleste un immeuble d’un million dont la nue propriété lui sera donnée au contrat par Thuillier ; mais gardons ce secret, votre fille serait demandée par des pairs de France. Cet avantage ne se fera d’ailleurs qu’en ma faveur. Maintenant habillez-vous, allons chez madame la comtesse du Bruel, elle peut faire avoir la croix à Thuillier. Pendant que vous vous mettrez sous les armes, je vais faire un doigt de cour à Céleste, et nous causerons en voiture.

La Peyrade avait vu, dans le salon, Céleste et Félix Phellion. Flavie avait tant de confiance en sa fille qu’elle l’avait laissée avec le jeune professeur. Depuis le grand succès obtenu dans la matinée, Théodose sentait la nécessité de commencer à s’adresser à Céleste. L’heure de brouiller les deux amants était venue ; il n’hésita point à clouer son oreille à la porte du salon avant d’y entrer, afin de savoir quelle lettre ils épelaient de l’alphabet de l’amour, et il fut convié, pour ainsi dire, à commettre ce crime domestique en comprenant par quelques éclats de voix qu’ils se querellaient. L’amour, selon l’un de nos poëtes, est un privilége que deux êtres se donnent de se faire réciproquement beaucoup de chagrin à propos de rien. Une fois Félix élu dans son cœur pour le compagnon de sa vie, Céleste eut le désir, moins de l’étudier que de s’unir à lui par cette communion du cœur par où commencent toutes les affections, et qui, chez les esprits jeunes, amène un examen involontaire. La querelle à laquelle Théodose allait prêter l’oreille prenait sa source dans un dissentiment profond survenu depuis quelques jours entre le mathématicien et Céleste. Cette enfant, le fruit moral de l’époque pendant laquelle madame Colleville essaya de se repentir de ses fautes, était d’une piété solide ;

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elle appartenait au vrai troupeau des fidèles, et chez elle le catholicisme absolu, tempéré par la mysticité qui plaît tant aux jeunes âmes, était une poésie intime, une vie dans la vie. Les jeunes filles partent de là pour devenir des femmes excessivement légères ou des saintes. Mais, pendant cette belle période de leur jeunesse, elles ont dans le cœur un peu d’absolutisme ; dans leurs idées, elles ont toujours devant les yeux l’image de la perfection, et tout doit être céleste, angélique ou divin pour elles. En dehors de leur idéal, rien n’existe, tout est boue et souillure. Cette idée fait alors rejeter beaucoup de diamants à paille, par des filles qui, femmes, adorent des strass. Or, Céleste avait reconnu non pas l’irréligion, mais l’indifférence de Félix en matière de religion. Comme la plupart des géomètres, des chimistes, des mathématiciens, et des grands naturalistes, il avait soumis la religion au raisonnement : il y reconnaissait un problème insoluble comme la quadrature du cercle. Déiste in petto, il restait dans la religion de la majorité des Français, sans y attacher plus d’importance qu’à la loi nouvelle éclose en juillet. Il fallait Dieu dans le ciel, comme un buste de roi sur un socle à la mairie. Félix Phellion, digne fils de son père, n’avait pas mis le plus léger voile sur sa conscience ; il y laissait lire par Céleste avec la candeur, avec la distraction d’un chercheur de problèmes, et la jeune fille mêlait la question religieuse à la question civile ; elle professait une profonde horreur pour l’athéisme ; son confesseur lui disait que le déiste est le cousin germain de l’athée.

— Avez-vous pensé, Félix, à faire ce que vous m’avez promis, demanda Céleste aussitôt que madame Colleville les eut laissés seuls.

— Non, ma chère Céleste, répondit Félix.

— Oh ! manquer à sa promesse ! s’écria-t-elle doucement.

— Il s’agissait d’une profanation, dit Félix. Je vous aime tant, et d’une tendresse si peu ferme contre vos désirs, que j’ai promis une chose contraire à ma conscience. La conscience, Céleste, est notre trésor, notre force, notre appui. Comment vouliez-vous que j’allasse dans une église, m’y mettre aux genoux d’un prêtre en qui je ne vois qu’un homme !… Vous m’eussiez méprisé, si je vous avais obéi.

— Ainsi, mon cher Félix, vous ne voulez pas aller à l’église ? .. dit Céleste, en jetant à celui qu’elle aimait un regard trempé de

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larmes. Si j’étais votre femme, vous me laisseriez aller seule là… Vous ne m’aimez pas comme je vous aime !… car jusqu’à présent j’ai dans le cœur pour un athée un sentiment contraire à ce que Dieu veut de moi !…

— Un athée ! s’écria Félix Phellion… Oh ! non. Ecoutez, Céleste ?… Il y a certainement un Dieu, j’y crois, mais j’ai de lui de plus belles idées que n’en ont vos prêtres ; je ne le rabaisse pas jusqu’à moi, je tente de m’élever jusqu’à lui… j’écoute la voix qu’il a mise en moi, que les honnêtes gens appellent la conscience, et je tâche de ne pas obscurcir les divin rayons qui m’arrivent. Aussi ne nuirai-je jamais à personne, et ne ferai-je jamais rien contre les commandements de la morale universelle, qui fut la morale de Confucius, de Moïse, de Pythagore, de Socrate, comme celle de Jésus-Christ… Je resterai pur devant Dieu, mes actions seront mes prières ; je ne mentirai jamais, ma parole sera sacrée, et jamais je ne ferai rien de bas ni de vil… Voilà les enseignements que je tiens de mon vertueux père, et que je veux léguer à mes enfants. Tout le bien que je pourrai faire, je l’accomplirai, même dussé-je en souffrir. Que demandez-vous de plus à un homme ?…

Cette profession de foi de Phellion fit douloureusement hocher la tête à Céleste.

— Lisez attentivement, dit-elle, l’Imitation de Jésus-Christ !… Essayez de vous convertir à la sainte Église catholique, apostolique et romaine, et vous reconnaîtrez combien vos paroles sont absurdes… Ecoutez, Félix, le mariage n’est pas, selon l’Église, une affaire d’un jour, la satisfaction de nos désirs, il est fait pour l’éternité… Comment nous serions unis la nuit et le jour, nous devrions faire une seule chair, un seul verbe, nous aurions dans notre cœur deux langages, deux religions, une cause de dissentiment perpétuel, vous me condamneriez à des pleurs que je vous cacherais sur l’état de votre âme, je pourrais m’adresser à Dieu, quand je verrais incessamment sa droite armée contre vous !… Votre sang de déiste et vos convictions pourraient animer mes enfants !… Oh ! mon Dieu ! combien de malheurs pour une épouse ?… Non, ces idées sont intolérables… Oh ! Félix, soyez de ma foi, car je ne puis être de la vôtre ! ne mettez pas des abîmes entre nous… Si vous m’aimiez, vous auriez déjà lu l’Imitation de Jésus-Christ.

Les Phellion, enfants du Constitutionnel, n’aimaient pas l’esprit

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prêtre ; Félix eut l’imprudence de répondre à cette espèce de prière échappée du fond d’une âme ardente :

— Vous répétez, Céleste, une leçon de votre confesseur, et rien n’est plus fatal au bonheur, croyez-moi, que l’intervention des prêtres dans les ménages…

— Oh ! s’écria Céleste indignée, et que l’amour seul avait inspirée, vous n’aimez pas !… la voix de mon cœur ne va pas au vôtre ! vous ne m’avez pas comprise, car vous ne m’avez pas entendue, et je vous pardonne, car vous ne savez ce que vous dites.

Elle s’enveloppa dans un silence superbe, et Félix alla battre du tambour avec les doigts sur une vitre de la fenêtre, musique familière de ceux qui se livrent à des réflexions poignantes. Félix, en effet, se posait ces singulières et délicates questions de conscience phellione : -Céleste est une riche héritière, et en cédant, contre la voix de la religion naturelle, à ses idées, j’aurais en vue de faire un mariage avantageux, acte infâme. Je ne dois pas, comme père de famille, laisser les prêtres avoir la moindre influence chez moi ; si je cède aujourd’hui, je fais un acte de faiblesse qui sera suivi de beaucoup d’autres pernicieux à l’autorité du père et du mari… Tout cela n’est pas digne d’un philosophe. Et il revint vers sa bien-aimée.

— Céleste, je vous en supplie à genoux, ne mêlons pas ce que la loi, dans sa sagesse, a séparé. Nous vivons pour deux mondes, la société, le ciel. A chacun sa voie pour faire son salut ; mais quant à la société, n’est-ce pas obéir à Dieu que d’en observer les lois. Le Christ a dit : « Donnez à César ce qui appartient à César. » César est le monde politique. Oublions cette petite querelle ?

— Une petite querelle !… s’écria la jeune enthousiaste. Je veux que vous ayez mon cœur comme je veux avoir tout le vôtre, et vous en faites deux parts !… N’est-ce pas le malheur ? Vous oubliez que le mariage est un sacrement…

— Votre prêtraille vous tourne la tête, s’écria le mathématicien impatienté.

— Monsieur Phellion, dit Céleste en l’interrompant vivement, assez sur ce sujet.

Ce fut sur ce mot que Théodose jugea nécessaire d’entrer, et trouva Céleste pâle et le jeune professeur inquiet comme un amant qui vient d’irriter sa maîtresse.

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— J’ai entendu le mot assez ?… Il y avait donc trop ?… reprit-il en regardant tour à tour Céleste et Félix.

— Nous parlions religion… répondit Félix, et je disais à mademoiselle combien l’influence religieuse était funeste au sein des ménages…

— Il ne s’agissait pas de cela, monsieur, dit aigrement Céleste ; mais de savoir si le mari et la femme peuvent ne faire qu’un seul cœur quand l’un est athée et l’autre catholique.

— Est-ce qu’il y a des athées ?… s’écria Théodose en donnant les marques d’une profonde stupéfaction. Est-ce qu’une catholique peut épouser un protestant ? Mais il n’y a de salut possible pour deux époux qu’en ayant une conformité parfaite en fait d’opinions religieuses !… Moi qui suis, à la vérité, du Comtat, et d’une famille qui compte un pape dans ses ancêtres ; car nos armes sont de gueules à clef d’argent, et nous avons pour supports un moine tenant une église et un pèlerin tenant un bourdon d’or, avec ces mots : J’ouvre et je ferme ! pour devise ; je suis là-dessus d’un absolutisme féroce. Mais, aujourd’hui, grâce au système d’éducation moderne, il ne semble pas extraordinaire d’agiter de semblables questions ! Moi, disais-je, je n’épouserais pas une protestante, eût-elle des millions !… et quand même je l’aimerais à en perdre la raison ! On ne discute pas la foi ! Una fides, unus Dominus, voilà ma devise en politique.

— Vous entendez ?… s’écria triomphalement Céleste en regardant Félix Phellion.

— Je ne suis pas un dévot ; je vais à la messe à six heures du matin, quand on ne me voit pas ; je fais maigre le vendredi ; je suis enfin un fils de l’Église, et je n’entreprendrais rien de sérieux sans m’être mis en prières, à la vieille mode de nos ancêtres. Personne ne s’aperçoit de ma religion… A la révolution de 1789, il s’est passé dans ma famille un fait qui nous a tous attachés plus étroitement encore que par le passé à notre sainte mère l’Église. Une pauvre demoiselle de la Peyrade de la branche aînée, qui possède le petit domaine de la Peyrade, car nous, nous sommes Peyrade des Canquoëlles, mais les deux branches héritent l’une de l’autre ; cette demoiselle épousa, six ans avant la révolution, un avocat qui, selon la mode du temps, était voltairien, c’est-à-dire incrédule ou déiste, si vous voulez. Il donna dans les idées révolutionnaires et il abonda dans les gentillesses que vous savez,

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le culte de la déesse Liberté-Raison. Il vint dans notre pays imbu, fanatique de la Convention. Sa femme était très-belle ; il la força de jouer le rôle de la Liberté ; la pauvre infortunée est devenue folle !… elle est morte folle ! Eh bien, par le temps qui court, nous pouvons revoir 1793 !…

Cette histoire, forgée à plaisir, fit une telle impression sur l’imagination neuve et fraîche de Céleste, qu’elle se leva, salua les deux jeunes gens et se retira dans sa chambre.

— Ah ! monsieur, qu’avez-vous dit-là !… s’écria Félix, atteint au cœur par le regard froid que Céleste venait de lui jeter en affectant une profonde indifférence. Elle se croit en déesse de la Raison.

— De quoi s’agissait-il donc ? demanda Théodose.

— De mon indifférence en matière de religion.

— La grande plaie du siècle, répondit Théodose d’un air grave.

— Me voici, dit madame Colleville en se montrant habillée avec goût ; mais qu’a donc ma pauvre fille, elle pleure…

— Elle pleure, madame !… s’écria Félix ; dites-lui, madame, que je vais me mettre à étudier l’Imitation de Jésus-Christ.

Et Félix descendit avec Théodose et Flavie, à qui l’avocat serrait le bras de manière à lui faire comprendre que, dans la voiture, il lui expliquerait la démence du jeune savant.

Une heure après, madame Colleville et Céleste, Colleville et Théodose entraient chez les Thuillier et venaient dîner avec eux. Théodose et Flavie avaient entraîné Thuillier dans le jardin, et Théodose lui dit :

— Bon ami, tu auras la croix dans huit jours. Tiens, cette chère amie va te raconter notre visite à madame la comtesse du Bruel…

Et Théodose quitta Thuillier en voyant Desroches amené par mademoiselle Thuillier, il alla, poussé par un affreux et glacial pressentiment, au devant de l’avoué.

— Mon cher maître, dit Desroches à l’oreille de Théodose, je viens voir si vous pouvez vous procurer vingt-sept mille six cent quatre-vingts francs soixante centimes…

— Vous êtes l’avoué de Cérizet, s’écria l’avocat…

— Il a remis les pièces à Louchard, et vous savez ce qui vous attend, après une arrestation. Cérizet a-t-il tort de vous croire

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vingt-cinq mille francs dans votre secrétaire, vous les lui avez offerts, il trouve assez naturel de ne pas les laisser chez vous…

— Je vous remercie de votre démarche, mon cher maître, dit Théodose, et j’ai prévu cette attaque…

— Entre nous, répondit Desroches, vous l’avez joliment berné… Le drôle ne recule devant rien pour se venger, car il perd tout, si vous voulez jeter la robe aux orties et aller en prison…

— Moi !… s’écria Théodose, je paye !… mais, il a cinq acceptations de chacune cinq mille francs… qu’en compte-t-il faire ?…

— Oh ! après l’affaire de ce matin, je ne puis rien vous dire ; mais mon client est un chien fini, galeux, et il a bien ses petits projets…

— Voyons Desroches ? dit Théodose en prenant le raide et sec Desroches par la taille, les pièces sont-elles encore chez vous…

— Voulez-vous payer ?…

— Oui dans trois heures.

— Eh bien ! soyez chez moi à neuf heures, je recevrai vos fonds et vous remettrai les titres, mais à neuf heures et demie, ils seront chez Louchard…

— Eh bien ! à ce soir, neuf heures… dit Théodose.

— A neuf heures, répondit Desroches dont le regard avait embrassé toute la famille alors réunie dans le jardin, Céleste qui les yeux rouges causait avec sa marraine, Colleville et Brigitte, Flavie et Thuillier. Sur les marches du large perron par lequel on montait du jardin dans la salle d’entrée, Desroches dit à Théodose qui l’avait reconduit jusque-là.

— Vous pouvez bien payer vos lettres de change !

Par ce seul coup d’œil, Desroches qui venait de faire causer Cérizet, avait reconnu les immenses travaux de l’avocat. CHAPITRE XXI UNE CLIENTE A CERIZET

Le lendemain matin, au petit jour, Théodose allait chez le banquier des petits métiers voir l’effet qu’avait produit sur son ennemi le paiement accompli ponctuellement la veille, et faire encore une tentative pour se débarrasser de ce taon. Il trouva Cérizet debout, en conférence avec une femme, et il en reçut une

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espèce d’invitation impérative de rester à distance, afin de ne pas troubler leur entretien. L’avocat fut donc réduit à des conjectures sur l’importance de cette femme, dont déposait l’air soucieux du prêteur à la petite-semaine, Théodose eut un pressentiment, excessivement vague d’ailleurs, que l’objet de cette conférence allait influer sur les dispositions de Cérizet, car il lui voyait dans la physionomie ce changement complet que produit l’espérance.

— Mais, ma chère maman Cardinal !…

— Oui, mon brave monsieur…

— Que voulez-vous !…

— Il faut se décider…

Ces commencements ou ces fins de phrases étaient les seules lueurs que la conversation animée et tenue à voix basse, d’oreille à bouche, de bouche à oreille, faisait jaillir sur le témoin immobile, dont l’attention se fixa sur madame Cardinal.

Madame Cardinal était une des premières pratiques de Cérizet, elle revendait de la marée. Si les Parisiens connaissent ces sortes de créations particulières à leur terroir, les étrangers n’en soupçonnent pas l’existence, et la mère Cardinal, en style nécrologique, méritait tout l’intérêt qu’elle excitait chez l’avocat. On rencontre tant de femmes de ce genre dans les rues, que le promeneur n’y fait guère plus d’attention qu’aux trois mille tableaux d’une exposition. Mais là, dans cette exposition, la Cardinal avait toute la valeur d’un chef-d’œuvre isolé, car elle était le type complet de son genre. Elle était montée sur des sabots crottés, mais ses pieds, soigneusement enveloppés de chaussons, ne manquaient pas de longs gros bas drapés. Sa robe d’indienne, enrichie d’un falbalas de boue, portait l’empreinte de la bretelle qui retient l’éventaire, en coupant par derrière la taille un peu bas. Son principal vêtement était un châle dit cachemire en poil de lapin, dont les deux bouts se nouaient au-dessus de sa tournure, car il faut bien employer le mot du beau monde pour exprimer l’effet que produisait la pression de la bretelle transversale sur ses jupes, qui se relevaient en forme de chou ; une rouennerie grossière, qui servait de fichu, laissait voir un cou rouge et rayé comme le bassin de la Villette quand on y a patiné, sa coiffure était un foulard de soie jaune assez tortillé d’une façon pittoresque. Courte et grosse, d’un teint riche en couleur, la mère Cardinal devait boire son petit coup d’eau-de-vie le matin. Elle avait été belle.

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La Halle lui reprochait, dans son langage à figures hardies, d’avoir fait plus d’une journée la nuit. Son organe, pour se mettre au diapason d’une conversation honnête, était obligé d’étouffer le son, comme cela se fait dans une chambre de malade ; mais alors il sortait épais et gras de ce gosier habitué à lancer jusqu’aux profondeurs des mansardes les noms du poisson de chaque saison. Son nez à la Roxelane, sa bouche assez bien dessinée, ses yeux bleus, tout ce qui fit jadis sa beauté, se trouvait enseveli dans les plis d’une graisse vigoureuse, où se trahissaient les habitudes de la vie en plein air. Le ventre et les seins se recommandaient par une ampleur à la Rubens.

— Et voulez-vous que je couche sur la paille !… disait-elle à Cérizet. Que me font, à moi les Poupillier… Suis-je pas une Poupillier ?… Où voulez-vous qu’on les fiche, les Poupillier…

Cette sauvage sortie fut réprimée par Cérizet, qui dit à la revendeuse un de ces chût ! prolongés auquels obéissent tous les conspirateurs.

— Eh ! bien, allez voir ce qu’il en est, et revenez, dit Cérizet en poussant la femme vers la porte, et lui disant là quelques mots à l’oreille.

— Eh ! bien, mon cher ami, dit Théodose à Cérizet, tu as ton argent.

— Oui, répondit Cérizet, nous avons mesuré nos griffes, elles sont de la même dureté, de la même longueur, de la même force… Après ?…

Dois-je dire à Dutocq que tu as reçu hier vingt-sept…

— Oh ! mon cher ami, pas un mot !… si tu m’aimes… s’écria Cérizet.

— Ecoute, reprit Théodose, il faut que je sache une bonne fois ce que tu veux ; j’ai l’intention bien formelle de ne pas rester vingt-quatre heures sur le gril où vous m’avez mis. Que tu roues Dutocq, cela m’est parfaitement indifférent ; mais je veux que nous nous entendions… C’est une fortune, vingt-sept mille francs entre tes mains, car tu dois avoir à toi dix mille francs gagnés dans ton commerce, et c’est de quoi devenir honnête homme. Cérizet, si tu me laisses tranquille, si tu ne m’empêches pas de devenir le mari de mademoiselle Colleville, je serai quelque chose comme avocat du Roi à Paris ; tu ne saurais mieux faire que de t’assurer une protection dans cette sphère.

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— Voici mes conditions, elles ne souffrent pas la discussion ; c’est à prendre ou à laisser. Tu me feras avoir la maison Thuillier à titre de principal locataire par un bon bail de dix-huit ans, et je te remettrai une des cinq autres lettres de change acquittée. Tu ne me trouveras plus sur ton chemin, tu auras affaire à Dutocq pour les quatre autres… Tu m’as mis dedans, Dutocq n’est pas de force à lutter contre toi…

— Je consens à cela, si tu veux donner quarante-huit mille francs de loyer de la maison, la dernière année d’avance, et faire partir le bail du mois d’octobre prochain…

— Oui, mais je ne donnerai que quarante-trois mille francs d’argent, ta lettre de change fera les quarante-huit. J’ai bien vu la maison, je l’ai étudiée, ça me va.

— Une dernière condition, dit Théodose, tu m’aideras contre Dutocq.

— Non, répondit Cérizet, il est assez cuit par moi, sans que j’aille encore lui donner des coups de lardoire ; il rendrait tout son jus. Faut de la raison. Ce pauvre homme ne sait comment payer les derniers quinze mille francs de sa charge, et c’est bien assez pour toi de savoir qu’avec quinze mille francs, tu peux racheter tes titres.

— Eh ! bien, donne-moi quinze jours pour te faire obtenir ton bail…

— Pas plus tard que jusqu’à lundi prochain ! Mardi, ta lettre de change de cinq mille sera protestée, à moins que tu ne payes lundi, ou que Thuillier ne m’ait accordé le bail.

— Eh bien, lundi soit !… dit Théodose. Sommes-nous amis ?…

— Nous le serons lundi, répondit Cérizet.

— Eh bien à lundi, tu me payeras à dîner, dit en riant Théodose.

— Au Rocher de Cancale, si j’ai le bail. Dutocq en sera…. nous rirons…. il y a bien longtemps que je n’ai ri…

Théodose et Cérizet se donnèrent une poignée de main, en se disant réciproquement :

— A bientôt.

Cérizet ne s’était pas si promptement calmé sans raison. D’abord, selon le mot de Desroches, la bile ne facilite pas les affaires, et l’usurier en avait trop bien senti la justesse pour ne pas froidement se résoudre à tirer parti de sa position, et à juguler (le mot technique) le rusé provençal.

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— C’est une revanche à prendre, lui dit Desroches, et vous tenez ce garçon-là… Voyez à en extraire la quintessence.

Or, depuis dix ans, Cérizet avait vu plusieurs personnes enrichies par le métier de principal locataire. Le principal locataire est à Paris aux propriétaires de maisons ce que sont les fermiers aux possesseurs de terres. Tout Paris a vu l’un des plus fameux tailleurs, bâtissant sur le fameux emplacement de Frascati, à l’angle du boulevard et de la rue de Richelieu, l’immeuble le plus somptueux, à ses frais et comme principal locataire d’un hôtel, dont le loyer n’est pas moindre de cinquante mille francs. Malgré les frais de construction, qui sont d’environ sept cent mille francs, les dix-neuf années de bail présenteront de très-beaux bénéfices.

Cérizet, à l’affût des affaires, avait examiné les chances de gain que pouvait offrir la location de la maison volée par Thuillier, disait-il à Desroches, et il avait reconnu la possibilité de la louer plus de soixante mille francs au bout de six ans. Elle présentait quatre boutiques, deux sur chaque face, car elle occupe un coin de boulevard. Cérizet espéra gagner une dizaine de mille francs au moins par an, pendant douze ans, sans compter les éventualités ni les pots-de-vin donnés à chaque renouvellement de bail par les fonds de commerce qui s’y établiraient, et auxquels il n’accorderait d’abord que six ans de bail. Or, il se proposait de vendre son fonds d’usurier à madame veuve Poiret et à Cadenet pour une dizaine de mille francs ; il en possédait dix environ, il se trouvait donc en position de donner l’année d’avance que les propriétaires ont coutume d’exiger, comme garantie, des principaux locataires.

Cérizet avait donc passé la nuit la plus heureuse ; il s’était endormi dans un beau rêve, il se voyait en passe de faire un honnête métier, de devenir bourgeois comme Thuillier, comme Minard, comme tant d’autres. Il renonçait alors à l’acquisition de la maison en construction rue Geoffroy-Marie. Mais il eut un réveil auquel il ne s’attendait point ; il trouva la Fortune debout, lui versant à flots ses cornes dorées, dans la personne de madame Cardinal. Il avait toujours eu des considérations pour cette femme, et il lui promettait, depuis un an surtout, la somme nécessaire pour acheter un âne et une petite charrette, afin qu’elle pût faire son commerce en grand en allant de Paris à la banlieue. Madame Cardinal, veuve d’un fort de la halle, avait une fille unique dont

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la beauté fut vantée à Cérizet par d’autres commères. Olympe Cardinal était âgée d’environ treize ans, quand, en 1837, Cérizet commença le prêt dans le quartier, et dans un but de libertinage infâme, il eut les plus grandes attentions pour la Cardinal, il l’avait tirée de la plus profonde misère en espérant faire d’Olympe sa maîtresse ; mais en 1838, la petite fille avait quitté sa mère, et faisait sans doute la vie, pour employer l’expression par laquelle le peuple parisien peint l’abus des précieux dons de la nature et de la jeunesse. Chercher une fille dans Paris, c’est chercher une ablette en Seine, il faut le hasard d’un coup de filet. Ce hasard était venu. La mère Cardinal, qui, pour régaler une commère, l’avait menée au Théâtre de Bobino, lundi, venait de trouver dans la jeune première sa fille, que le premier comique tenait sous sa domination depuis trois ans. La mère, d’abord assez flattée de voir sa fille en belle robe lamée, coiffée comme une duchesse, ayant des bas à jour, des souliers de satin, et applaudie à son entrée, avait fini par lui crier de sa place :

— T’auras de mes nouvelles, assassin de ta mère !… Je saurai si de méchants cabotins ont le droit de venir débaucher des filles de treize ans !…

Elle voulut guetter sa fille à la sortie, mais la jeune première et le premier comique avaient sans doute sauté par-dessus la rampe et s’en allèrent dans le gros du public, au lieu de sortir par la porte du théâtre, où la veuve Cardinal et la mère Mahoudeau sa bonne amie, firent un tapage infernal que deux gardes municipaux apaisèrent. Cette auguste institution, devant qui les deux femmes abaissèrent le diapason de leurs voix, fit observer à la mère qu’à seize ans, sa fille avait l’âge du théâtre, et qu’au lieu de crier à la porte après le directeur, elle pouvait le citer à la justice de paix ou à la police correctionnelle, à son choix.

Le lendemain, madame Cardinal se proposait de le consulter, vu qu’il travaillait à la justice de paix ; mais elle fut foudroyée par le portier de la maison où demeurait le vieux Poupillier, son oncle, lequel, lui dit monsieur Perrache, n’avait pas deux jours à vivre, étant à toute extrémité.

— Eh ! bien, que voulez-vous que je fasse ? dit la veuve Cardinal.

— Nous comptons sur vous, ma chère madame Cardinal ; vous ne nous oublierez pas pour le bon avis que nous vous donnons.

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Voici la chose. Dans les derniers temps, votre pauvre oncle ne pouvant plus se remuer, a eu confiance en moi pour aller toucher les loyers de sa maison, rue Notre-Dame-de-Nazareth, et les arrérages d’une inscription de rente qu’il a sur le Trésor, de dix-huit cents francs…

A cet énoncé, les yeux de la veuve Cardinal devinrent fixes d’errants qu’il étaient.

— Oui, ma petite, reprit le sieur Perrache, petit portier bossu, et vu que vous êtes la seule qui pensiez à lui, qui lui portiez de temps en temps du poisson et qui l’alliez voir, peut-être qu’il ferait des dépositions an votre faveur… Ma femme, dans ces derniers jours-ci, l’a gardé, l’a veillé ; mais elle lui a parlé de vous, et il ne voulait pas qu’on vous dise qu’il était si malade… Voyez-vous, il est temps de vous montrer. Dame ! voilà deux mois qu’il ne va plus à son affaire.

— Avouez, mon vieux gratte-cuir, dit la mère Cardinal au portier, cordonnier de son état, en allant avec une excessive rapidité vers la rue Honoré-Chevalier, où logeait son oncle dans une affreuse mansarde, qu’il m’aurait bien poussé du poil dans la main, avant que je pusse imaginer cela !… Quoi, mon oncle Poupillier, riche ! lui, le bon pauvre de l’Église Saint-Sulpice.

— Ah ! dit le portier, il se nourrissait bien… il se couchait tous les soirs avec sa bonne amie, une grosse bouteille de vin de Roussillon. Ma femme en a goûté ; mais, à nous, il nous disait que c’était du vin à six sous ! C’est le marchand de vin de la rue des Cannettes qui le lui fournissait.

— Ne parlez pas de tout cela, mon brave, dit la veuve Cardinal, j’aurai soin de vous s’il y a quelque chose.

Ce Poupillier, ancien tambour-major aux Gardes Françaises, avait passé deux ans avant 1789 au service de l’Église en devenant suisse de Saint-Sulpice. La révolution l’avait privé de son état, et il était tombé dans une misère effroyable, il fut obligé de prendre la profession de modèle, car il jouissait d’un beau physique. A la renaissance du culte, il reprit la hallebarde ; mais en 1816, il fut destitué, tant à cause de son immoralité que de son grand âge, il passait pour être septuagénaire. Néanmoins, comme retraite, on le souffrit à la porte où il donna de l’eau bénite. En 1820, son goupillon excita l’envie, et il le céda contre la promesse d’être souffert en qualité de pauvre à la porte de

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l’Église. En 1820, riche de quatre-vingts ans sonnés, il s’en octroya quatre-vingt-seize et commença le métier de centenaire. Dans tout Paris, il était impossible de trouver une barbe et des cheveux comme ceux de Poupillier. Il se tenait courbé presqu’en deux, il tenait un bâton d’une main tremblotante, une main couverte du lichen qui se voit sur les granits, et il tendait le chapeau classique, crasseux, à larges bords, rapetassé, dans lequel tombaient d’abondantes aumônes. Ses jambes entortillées dans des linges et des haillons, traînaient d’effroyables sparteries en dedans desquelles il adaptait d’excellentes semelles en crin. Il se saupoudrait le visage d’ingrédients qui simulaient des taches de maladies graves, des rugosités, et il jouait admirablement la sénilité du centenaire. Il eut cent ans à compter de 1825, et il en avait réellement soixante-dix. Il était le chef des pauvres, le maître de la place, et tous ceux qui venaient mendier sous les arcades de l’Église, à l’abri des persécutions des agents de police et sous la protection du suisse, du bedeau, du donneur d’eau bénite et aussi de la Paroisse, lui payaient une espèce de dîme. Quand, en sortant, un héritier, un marié, quelque parrain, disait : -- Voilà pour vous tous, et qu’on ne tourmente personne, Poupillier, désigné par le suisse, son successeur, empochait les trois quarts des dons et ne donnait qu’un quart à ses acolytes, dont le tribut s’élevait à un sou par jour. En 1820, l’avarice et sa passion pour le bon vin furent les deux sentiments qui lui restèrent ; mais il régla le second et s’adonna tout entier au premier, sans négliger son bien-être. Il buvait le soir, après dîner, l’Église fermée ; il s’endormit pendant vingt ans dans les bras de l’ivresse, sa dernière maîtresse. Le matin, au jour, il était à son poste avec tous ses moyens. Du matin à l’heure de son dîner, qu’il allait faire chez le fameux père Lathuile, illustré par Charlet, il rongeait des croûtes de pain pour toute nourriture, et il les rongeait en artiste, avec une résignation qui lui valait d’abondantes aumônes. Le suisse, le donneur d’eau bénite, avec lesquels il s’entendait peut-être, disaient de lui :

— C’est le pauvre de l’Église, il a connu le curé Languet, qui a bâti Saint-Sulpice, il a été vingt ans suisse, avant et après la révolution. Il a cent ans.

Cette petite biographie connue des dévotes était la meilleure de toutes les enseignes, et aucun chapeau ne fut mieux achalandé

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dans tout Paris. Il avait acheté la maison en 1826, et sa rente en 1830. D’après la valeur des deux biens, il devait faire six mille francs de recettes par an, et les avoir placés dans une usure semblable à celle de Cérizet, car le prix de la maison fut de quarante mille francs, et la rente coûta quarante-huit mille francs. La nièce, abusée par son oncle, tout aussi bien que les portiers, les petits fonctionnaires de l’Église et les âmes dévotes, étaient abusés, le croyait plus malheureux qu’elle, et quand elle avait des poissons avancés elle les apportait à son oncle. Elle jugea donc nécessaire de tirer parti de ses marchandises et de sa pitié pour un oncle qui devait avoir une foule de collatéraux inconnus, car elle était la troisième et dernière fille Poupillier, elle avait quatre frères, et son père, commissionnaire à charrette, lui parlait dans son enfance de trois tantes et de quatre oncles, ayant tous des destinées les plus saugrenues. Après avoir vu son oncle, elle prit son train de galop pour venir consulter Cérizet en lui apprenant comment elle avait retrouvé sa fille, et les ramons, les observations, les indices qui lui faisaient croire que son oncle Poupillier cachait un tas d’or dans son grabat. La mère Cardinal ne se reconnaissait pas assez forte pour s’emparer de la succession du pauvre, légalement ou illégalement, et elle était venue se confier à Cérizet.

L’usurier des pauvres, semblable aux égoutiers, trouvait enfin des diamants dans la fange où il barbottait depuis quatre ans en y épiant un de ces hasards qui, dit-on, se rencontrent au milieu de ces faubourgs d’où sortent quelques héritières en sabots. Tel était le secret de sa mansuétude avec l’homme de qui la ruine était jurée. On peut imaginer en quelle anxiété il fut en attendant le retour de la veuve Cardinal, à qui ce profond ourdisseur de trames ténébreuses avait donné les moyens de vérifier ses soupçons sur l’existence du trésor, et à qui sa dernière phrase avait promis tout, si elle voulait s’en remettre à lui du soin de recueillir cette moisson. Il n’était pas homme à reculer devant un crime, surtout quand il voyait chance à le faire commettre par autrui, tout en s’en appliquant les bénéfices. Et il achetait alors la maison de la rue Geoffroy-Marie et il se voyait enfin bourgeois de Paris, capitaliste en état d’entreprendre de belles affaires !

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CHAPITRE XXII DES DIFFICULTES QUI SE RENCONTRENT DANS LE VOL LE PLUS FACILE

— Mon cher Benjamin, dit la revendeuse de marée en abordant Cérizet d’un visage enflammé par la rapidité de la course et par la cupidité, mon oncle couche sur plus de cent mille francs en or !… Et je suis certaine que les Perrache, sous couleur de le soigner, ont reluqué le magot !…

— Cette fortune-là, dit Cérizet, partagée entre quarante héritiers ne donnerait pas grand’ chose à chacun. Ecoutez, mère Cardinal, j’épouse votre fille, donnez-lui l’or de votre oncle en dot, et je vous laisserai la rente et la maison… en usufruit.

— Nous ne courrons aucun risque ?…

— Aucun.

— C’est fait ! dit madame veuve Cardinal, quelle belle vie ca me fera six mille francs de rentes.

— Et un gendre comme moi, donc, s’écria Cérizet.

— Je serai donc Bourgeoise de Paris !… dit la Cardinal.

— Maintenant, reprit Cérizet après une pause pendant laquelle le gendre et la belle-mère s’embrassèrent, je dois aller étudier le terrain. Ne quittez plus la place et vous annoncerez aux portiers que vous attendez un médecin, le médecin, ce sera moi, n’ayez pas l’air de me connaître.

— Es-tu fûté, gros drôle ! dit la mère Cardinal en donnant une tape au ventre de Cérizet en façon d’adieu.

Une heure après, Cérizet, vêtu tout en noir, déguisé par une perruque rousse et par une physionomie artistement dessinée, arriva rue Honoré-Chevalier en cabriolet de régie. Il demanda qu’on lui indiquât le logement d’un pauvre nommé Poupillier, au portier cordonnier, qui lui dit :

— Monsieur est le médecin qu’attend madame Cardinal ?

Et sur un signe de Cérizet, il le conduisit à un escalier de service, qui menait dans la mansarde occupée par le pauvre. Perrache sortit sur le pas de sa porte, et le cocher du cabriolet, questionné par lui, confirma la qualité que Cérizet se laissait donner.

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La maison où demeurait Poupillier est une de celles qui sont sujettes à perdre la moitié de leur profondeur en vertu du plan d’alignement, car la rue Honoré-Chevalier est une des plus étroites du quartier Saint-Sulpice. Le propriétaire, à qui la loi défendait d’élever de nouveaux étages ou de réparer, était obligé de louer cette bicoque dans l’état où il l’avait achetée. Ce bâtiment, excessivement laid sur la rue, se composait d’un premier étage surmonté de mansardes au-dessus d’un rez-de-chaussée, et d’un petit corps de logis en équerre sur chaque côté. La cour se terminait par un jardin planté d’arbres qui dépendait de l’appartement du premier étage. Ce jardin séparé de la cour par une grille, aurait permis à un propriétaire riche de vendre à la ville la maison et de la rebâtir sur l’emplacement de la cour ; mais non seulement le propriétaire était pauvre, mais encore il avait loué tout le premier étage par un bail de dix-huit ans à un personnage mystérieux sur qui ni la police officieuse du portier ni la curiosité des autres locataires n’avait pu mordre. Ce locataire, alors âgé de soixante-dix ans, avait en 1829 fait adapter un escalier à la fenêtre du corps de logis en retour qui donnait sur le jardin, pour y descendre et s’y promener sans passer par la cour. La moitié du rez-de-chaussée, à gauche, était occupée par un brocheur qui, depuis dix ans, avait transformé les remises et les écuries en atelier, et l’autre moitié par un relieur. Le relieur et le brocheur occupaient chacun la moitié des mansardes sur la rue. Les mansardes au-dessus d’un des corps de logis en retour dépendaient de l’appartement du mystérieux personnage. Enfin, Poupillier payait cent francs pour la mansarde qui couronnait l’autre petit corps de logis à gauche, et où l’on montait par un escalier qu’éclairaient des jours de souffrance. La porte cochère offrait ce renfoncement circulaire indispensable dans une rue étroite où deux voitures ne peuvent se rencontrer.

Cérizet prit une corde qui servait de rampe en gravissant l’espèce d’échelle qui menait à la chambre où se mourait le centenaire, et où l’attendait l’affreux spectacle d’une misère jouée. Or, à Paris, tout ce qui se fait exprès, est admirablement réussi. Les pauvres sont en ceci tout aussi forts que les boutiquiers pour leurs étalages, que les faux riches qui veulent obtenir du crédit. Le plancher n’avait jamais été balayé, les carreaux disparaissaient sous une espèce de litière composée d’ordures, de pous-

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sière, de boue séchée, de tout ce que jetait Poupillier. Un mauvais poële en fonte, dont le tuyau se rendait dans le trumeau d’une cheminée condamnée ornait ce taudis, au fond duquel était une alcôve, un lit dit en tombeau, à pentes et à bonnes grâces en serge verte dont les vers avaient fait de la dentelle. La fenêtre, presque aveugle, avait sur ses vitres comme une taie de poussière et de crasse qui dispensait d’y mettre des rideaux. Les murs, blanchis à la chaux, offraient au regard une teinte fuligineuse due au charbon et aux mottes que le pauvre brûlait dans son poële. Sur la cheminée, il y avait un pot à eau ébréché, deux bouteilles et une assiette cassée. Une mauvaise commode vermoulue contenait le linge et les habits propres. Le mobilier consistait en une table de nuit de l’espèce la plus vulgaire, une table valant quarante sous, et deux chaises de cuisine presque détaillées. Le costume si pittoresque du centenaire était accroché à des clous, et les informes sparteries qui lui servaient de souliers bâillaient au bas. Son bâton prestigieux et son chapeau se trouvaient auprès de l’alcôve.

En entrant, Cérizet regarda le vieillard ; il était la tête sur un oreiller brun de crasse, sans taie, et son profil anguleux, pareil à celui que dans le dernier siècle des graveurs se sont amusés à faire avec des paysages à roches menaçantes, et qu’on voit sur les boulevards, se dessinait en noir sur le fond vert des rideaux. Poupillier, homme de près de six pieds, regardait fixement un objet idéal au pied de son lit, et il ne remua point en entendant grogner la lourde porte, armée de fer et à forte serrure qui fermait solidement son domicile.

— A-t-il sa connaissance ? dit Cérizet, devant qui la Cardinal recula, car elle ne le reconnut qu’à la voix.

— A peu près, dit madame Cardinal.

— Venez sur l’escalier, personne ne pourra nous entendre. Voici le plan, reprit Cérizet en parlant à l’oreille de sa future belle-mère. Il est faible, mais il a bon visage, et nous avons bien huit jours à nous ; d’ailleurs je vais aller chercher un médecin qui nous convienne. Je reviendrai mardi avec six têtes de pavot. Dans l’état où il est, voyez-vous, une décoction de pavot le plongera dans un profond sommeil. Je vous enverrai un lit de sangle, sous prétexte de vous faire un coucher pour passer les nuits auprès de votre oncle. Nous le transporterons du lit vert sur le lit de sangle, et

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quand nous aurons reconnu la somme que contient ce précieux meuble, eh ! bien, nous ne manquerons pas de moyens de transport. Le médecin nous dira s’il est en état de vivre quelques jours et surtout de tester…

— Mon fils !

— Mais il faut savoir qui sont les habitants de cette baraque ! les Perrache peuvent donner l’alarme, et autant de locataires, autant d’espions.

— Bah ! je sais déjà que monsieur du Portail le locataire du premier, un petit vieux, a soin d’une fille folle, que j’entends appeler Lydie depuis ce matin ; elle est au-dessous, gardée par une vieille flamande nommée Katt. Ce vieillard a pour tout domestique un vieux valet de chambre, un autre vieux appelé Bruno qui fait tout, excepté la cuisine.

— Mais ce relieur et ce brocheur, ça travaille dès le matin, dit Cérizet. Allons à la mairie il me faut pour la publication des bans, les nom, prénoms de votre fille, et son lieu de naissance, afin de se procurer les actes nécessaires. De samedi prochain en huit, la noce !

— Va-t-il ! va-t-il ce gueux-là ! dit la mère Cardinal en poussant de l’épaule ce redoutable gendre.

En descendant, Cérizet fut surpris de voir le petit vieux, ce du Portail se promenant dans le jardin avec un des personnages les plus importants du gouvernement, le comte Martial de la Roche-Hugon. Il resta dans la cour examinant cette vieille maison, bâtie sous Louis XIV et dont les murs jeunes, quoiqu’en pierre de taille, pliaient comme le vieux Poupillier, il regardait les deux ateliers et y comptait les ouvriers. Cette maison était silencieuse comme un cloître. Observé lui-même, Cérizet s’en alla, pensant à toutes les difficultés que présentait l’extraction de la somme cachée par le moribond, quoiqu’elle fût sous un petit volume.

— Enlever cela pendant la nuit, se disait-il, les portiers sont aux aguets, et le jour, on sera vu par vingt personnes… On porte assez difficilement vingt-cinq mille francs d’or sur soi…

Les sociétés ont deux termes de perfection : le premier est l’état d’une civilisation où la morale également infusée ôte l’idée du crime, et les jésuites arrivaient à ce terme sublime qu’a présenté l’Église primitive. Le second est l’état d’une civilisation où la surveillance des citoyens les uns sur les autres, rend le crime

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impossible. Ce terme que cherche la société moderne, où le crime offre de telles difficultés qu’il faut ne pas raisonner pour en commettre. En effet, aucune des iniquités que la loi n’atteint pas ne reste impunie, et le jugement social est plus sévère encore que celui des tribunaux. Qu’on supprime un testament sans témoins, comme Minoret le maître de poste de Nemours, ce crime est traqué par l’espionnage de la vertu comme un vol est observé par la police. Aucune indélicatesse ne passe inaperçue, et partout où il y a lésion, la marque paraît. On ne peut pas plus faire disparaître les biens que les hommes, tant à Paris surtout, les choses sont numérotées, les maisons gardées, les rues observées, les places espionnées. Pour exister, le délit veut une sanction comme celle de la Bourse, comme celle donnée par les clients de Cérizet qui ne se plaignaient point et qui eussent tremblé de ne plus le trouver à sa cuisine, le mardi.

— Eh ! bien, mon cher monsieur, dit la portière en allant au devant de Cérizet, comment va-t-il cet ami de Dieu, ce pauvre homme ?…

— Je suis l’homme d’affaires de madame Cardinal, répondit Cérizet, je viens de lui conseiller de se faire faire un lit pour garder son oncle, et vais envoyer un notaire, un médecin et une garde.

— Ah ! je puis bien servir de garde, répondit madame Perrache, j’ai gardé des femmes en couches.

— Eh ! bien, nous verrons, repartit Cérizet, j’arrangerai cela… Qui donc avez-vous pour locataire du premier ?

— Monsieur du Portail !… Oh ! voilà trente ans qu’il loge ici, c’est un rentier, monsieur, un vieillard bien respectable… Vous savez les rentiers, y vivent de leurs rentes… Il a été dans les affaires. Voilà bientôt onze ans qu’il essaye de rendre la raison à la fille d’un de ses amis, mademoiselle Lydie de la Peyrade. Oh ! elle est bien soignée, allez, et par les deux plus fameux médecins… Mais jusqu’à présent rien n’a pu lui rendre la raison.

— Mademoiselle Lydie de la Peyrade !…. s’écria Cérizet, êtes-vous bien sûre du nom ?

— Madame Katt, sa gouvernante, qui fait aussi le peu de cuisine de la maison, me l’a dit mille fois, quoiqu’en général ni monsieur Bruno le domestique, ni madame Katt ne causent.

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C’est parler à des murailles que de vouloir en obtenir un renseignement… Voilà vingt ans que nous sommes portiers, nous n’avons jamais rien su de monsieur du Portail. Bien mieux mon cher monsieur, il est propriétaire de la petite maison à côté, vous voyez la porte bâtarde, eh ! bien, il peut sortir à sa fantaisie et recevoir du monde par là, sans que nous en sachions rien. Notre propriétaire n’est pas plus avancé que nous là-dessus. Quand on sonne à la porte bâtarde, c’est Bruno qui va ouvrir…

— Ainsi, dit Cérizet, vous n’avez pas vu passer le monsieur avec qui ce petit vieillard mystérieux est en train de causer…

— Tiens, mais non !…

C’est la fille de l’oncle à Théodose, se dit Cérizet en remontant en cabriolet. Du Portail serait-il le protecteur qui, dans, le temps, a envoyé deux mille cinq cents francs à mon ami ?… Si je lui faisais parvenir une lettre anonyme pour l’avertir du danger que vingt mille francs de lettres de change font courir au jeune avocat ?…

Une heure après, un lit de sangle complet arriva pour madame Cardinal, à qui la curieuse portière offrit ses services pour lui donner à manger.

— Voulez-vous voir monsieur le curé, dit la mère Cardinal à son oncle, que la construction du lit occupa beaucoup.