Les Petits Hommes de la pinède/Chapitre IV

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L’Association médicale (p. 316-321).
CHAPITRE iv
Première visite à La Pinède.

La porte refermée avec un cri désagréable, j’étais seul dans une épaisse obscurité toute pleine de l’odeur âcre et saine de la résine. Mes pas faisaient craquer les aiguilles sèches. Pas un bruit, pas une lueur qui pût me diriger dans ces grandes étendues boisées.

Des oiseaux nocturnes me caressaient le visage de leurs ailes silencieuses comme de laine, et leurs hululements faisaient sentir le silence. Au hasard, je pris un sentier. Quand je me retournais, la flamme amicale du phare, que les frondations éteignaient par intermittences, m’encourageait. J’avais peur de heurter dans l’ombre quelque merveille créée par l’ingéniosité des Petits Hommes ; peur d’eux aussi que je ne connaissais pas. De loin en loin, le pelage hirsute de la forêt s’éclaircissait brusquement. La lande, étouffée par les pins, reprenait là de grandes étendues lunaires, poussait ses bruyères grosses comme des arbustes, se creusait de flaques d’eaux miroitantes. L’humus redevenait frais et herbu, et mes pieds marquaient profondément leurs traces dans la boue grasse imprégnée des senteurs balsamiques des sauges et des menthes. Je marchais alors dans le coton léger d’un brouillard à ras de terre ; mon passage soulevait des cohortes de moustiques, bruyants comme des violons qui s’accordent et dont je sentais comme de minuscules chiquenaudes les heurts affolés contre mes joues. Puis, insensiblement, le sol se durcissait et remontait ; des fourrés d’ajoncs et de ronces pleins de tressaillements obscurcissaient le sentier, et les hautes colonnes des pins montaient toutes vives comme les piliers d’une cathédrale entre lesquels le vent jouait de l’orgue. Et la forêt me happait de nouveau, jusqu’à de nouvelles clairières que j’abordais avec un soupir d’aise.

C’est dans une de ces clairières que je trouvai les premières traces humaines. Probablement, j’étais passé déjà devant bien des traces semblables sans y prêter attention, tout étant également morne et couleur de terre ; mais, cette fois, il n’y avait pas à douter : ce tertre qui se dressait devant moi, semblable à une hutte de termite, était bien une demeure. Pauvre maison de boue séchée et mélangée à un hachis de paille, avec un trou de lapin au ras du sol et, au sommet, un cratère noir de suie ! C’était haut d’un mètre environ, et globuleux, couvert d’herbe folle : à peu près les dimensions d’une tombe. Et quand je mis l’oreille à l’orifice supérieur, j’entendis le murmure léger de plusieurs respirations enfantines. Autour, il y avait des vallonnements, d’autres soulèvements de terrain, silencieux, ceux-là. Et, épars sur le sol, de chétifs instruments de bois, d’usage imprécis, parmi lesquels une branche polie et fourchue, dans l’angle aigu de laquelle était lié un silex pointu souillé de terre : peut-être une misérable charrue…

Ce que je voyais était une ferme évidemment, une ferme sans gloussements, sans meuglements, sans abois, une ferme pour pygmées. Et sous la lune, l’humus apparaissait, jusqu’aux bouquets de bruyères géantes qui cernaient le minuscule domaine, rayé par les striations régulières des semis.

Et je levai les yeux. Dans toute la clairière, la fine buée laissait transparaître des enclos semblables, de semblables cultures et d’inégales taupinières soulevées comme les tombes d’un humble cimetière de campagne. C’était un village.

Au centre, une masse plus grande m’attira et je l’abordai avec précaution en suivant les étroits passages ménagés entre les habitations. C’était, au prime abord, une assez vaste cuve carrée longue et large d’une dizaine de pas, édifice considérable proportionnellement aux autres. En éprouvant de l’ongle la consistance de la paroi, je constatai qu’elle était semblable à un grès très dense. Sa hauteur égalait sensiblement la mienne. Je me hissai sur la cuve et fus émerveillé de voir que, lisse au dehors comme un mur, elle présentait au dedans l’aspect d’une cour entourée de bâtiments à deux étages relativement spacieux et élégants, propres à loger — à mon évaluation — plusieurs dizaines des petits êtres que M. Dofre m’avait décrits. Le gros œuvre en était fait de la même composition dure que la muraille extérieure à laquelle ces habitations s’adossaient ; mais de nombreux ornements en bois travaillé en garnissaient les ouvertures ; les toits étaient recouverts de lamelles de mica imbriquées et luisantes.

Pour mieux examiner le détail, je me penchai un peu plus et promenai une allumette sur les sculptures les plus rapprochées. Les linteaux des portes et des fenêtres, d’une architecture étrange mais non pas sans logique, étaient ouvrés en figures d’hommes, d’animaux et de plantes, d’un art tourmenté et charmant. Je retenais des interjections de surprise et fusse resté longuement devant cette petite merveille, si un léger bruit ne m’avait averti que ma présence, et les mouvements que je ne savais réprimer, causaient quelque trouble dans cette demeure endormie. Craignant d’être aperçu, je m’éloignai et fis de grands détours pour reconnaître la percée qui donnait accès de l’extérieur dans un château si bien protégé des regards. Je la découvris, mais ne m’en approchai point, supposant que des veilleurs y étaient apostés. C’était un huis monumental, au-dessus duquel pendait, pour tout ornement, un crâne de chouette.

Il n’en fallait pas tant pour révéler lecburg fortifié et inabordable d’un chasseur — le mangeur-de-viande dont tout ce domaine de fermes pauvres et basses était le fief.

Au loin, l’œil du phare semblait scruter mes étonnements. J’avais marché une heure dans la nuit fraîche. Le temps ne me faisait pas défaut ; pourtant, sachant qu’aux premières rougeurs de l’aube, ces étendues maintenant mornes et désertes se meubleraient de multitudes, je voulais hâter mon exploration. Et la lune couchée rendrait mon voyage plus difficile. Je m’enfonçai sous bois. Là encore, plus j’avançais, plus les habitations se faisaient serrées. J’avais reconnu celles des laboureurs, surgies de la terre ; je rencontrai celles des forestiers, simples clayonnages adossés aux fûts des arbres, ou même colombiers aimablement suspendus par des fils aux plus basses branches, qui balançaient aux vents leurs boîtes hermétiquement closes d’écailles imbriquées. Et toujours la maison du chasseur spacieuse et ornée dominait les autres. Ici ces demeures seigneuriales étaient de bois, mais de bois lourd, scié à même le tronc vif, assemblé par de délicates charpenteries. Elles ressemblaient à des beffrois, et l’on n’y accédait que par des échelles retirées la nuit. Ce luxe de précautions disait assez que cette caste, n’ayant pas su régner par l’amour, se soutenait par l’artifice. Là où les hommes auraient pu vivre égaux en s’entr’aidant de leurs individuelles industries, ils avaient comme partout suivi leur nature ambitieuse et fait régner le soupçon avec la crainte.

Les huttes plébéiennes étaient, au contraire, ouvertes à tout venant, la pauvreté apportant avec elle la sécurité. Ces homoncules savaient-ils déjà que la misère rend frères et solidaires ? Dans une de ces maisons sans porte, mon regard put se poser sur la couchette d’herbe sèches où un petit corps soupirait, ensommeillé. Je ne vis pas les traits du dormeur. Mais sur une table-joujou, à ma portée, je saisis une sorte de gâteau dans lequel je mordis…

Maintenant que les petits hommes sont morts, et morts par moi, je me dis que j’avais le droit d’en débarrasser la terre et ma conscience ne me le reproche pas. Mais j’ai comme un remords quand je songe à ce gâteau. Je le mordis… Il était fait de pignons agglutinés dans la farine cuite. Il était résineux, amer et succulent. Sans doute appelait-on cela du pain, dans ce monde enclos où je pénétrais. L’aliment étant de mon goût, machinalement je le mis tout entier en ma bouche et l’avalai. Cela ne fit qu’une grosse bouchée… Et après, après seulement, je vis le pied de l’être qui dormait. La lune donnait en plein sur lui. C’était un pied de nouveau-né, pas même… Une patte de poupée…

Alors, oh ! alors le morceau de pain me pesa ! je pensai que cette bouchée était peut-être tout le déjeuner de ce pauvre demi-nu, le repas plantureux dans lequel son sommeil avait confiance. Et je m’attendris sur celui que j’avais volé, avec une pitié d’autant plus grande qu’il m’apparaissait plus petit et plus faible qu’un enfant.

Ma gorge était sèche. À quelques pas, j’entendis un bruit d’eau froissée dans l’écluse d’un moulin, et, y courant, je me jetai à terre pour boire à même. C’était une douce petite rivière, plutôt un fossé comme ceux qui marquent les limites de nos champs. Une roue à palettes faisait chanter l’eau en berçant le sommeil du meunier. Je compris que j’avais atteint les rives du mince fleuve côtier qui sinuait comme une couleuvre à travers la Pinède et franchissait sous une voûte le mur occidental pour aller se perdre dans la mer. Cela était une rencontre favorable. En effet, il est remarquable que les colonies humaines choisissent ordinairement pour s’établir et se grouper, les marges de ces « routes qui marchent », et j’avais toutes les chances, en descendant le cours de l’eau, de rencontrer les plus importantes et les plus populeuses cités.

Par fortune, la lune était encore haute dans le ciel et m’éclairait suffisamment, car les berges sont traîtresses et cachent des lacs de boue sous des herbes fallacieuses ! Je dus contourner des palissades naturelles de roseaux et de joncs et faire un chemin si capricieux que l’œil du phare se montrait clignotant dans les directions les plus inattendues. Mais j’avais un sûr guide dans les herbes que le courant couchait en passant et dont la pointe me montrait l’aval mieux qu’un poteau indicateur.

Cà et là, la rivière se resserrait entre des levées de terre battue portant des villages de roseaux. L’odeur de poisson qui s’échappait de ces huttes, les nasses qui y étaient appendues témoignaient de l’occupation familière des habitants.

Au long de la route, les demeures, toujours aussi peu confortables, se tassaient peu à peu les unes près des autres, comme dans les banlieues d’une ville. Et en effet, la prochaine boucle du cours d’eau découvrit une grande étendue de toits micacés qui brillaient comme de l’argent.

La ville se répandait inégalement sur les deux rives et se perdait au loin, mêlant à la lande et aux bois des îlots de maisons. Aucune d’elles n’atteignait en hauteur plus d’un mètre et demi. Les premières que je rencontrai étaient d’élégantes bâtisses d’une sorte de ciment divisé sur la façade par les pans de bois apparents de la charpente, sur lesquels des artistes avaient gravé des ornements plus ou moins riches et plus ou moins réussis. J’entrais à peine mes jambes dans les rues ; beaucoup, les plus pauvres, dont les maisons étaient de simples huttes de terre, offraient même une telle étroitesse que je n’y pouvais pénétrer. Aucune lumière ne brillait nulle part en cette nécropole de Lilliput. Il ne pouvait être profitable d’en étudier les détails à cette heure obscure. Ma curiosité s’attacha au fleuve qui la traversait. Ce cours d’eau se divisait, au centre, en doux bras laissant entre eux une île qui me parut tout d’abord de niveau beaucoup plus élevé que les terres environnantes. Mais, en réalité, cette masse provenait de ce que l’île avait une enceinte de murailles à pic, tout comme les châteaux des Mangeurs de Viande qui jalonnaient la campagne de leurs murs inquiétants et hostiles. Ici encore, je reconnus les vieilles traditions qui obligent l’homme à bâtir le cœur de ses cités sur les îles. Sans aucun doute, ce cœur battait là, derrière les remparts aveugles. C’était le Saint des Saints, le tabernacle, évidemment le lieu le plus curieux de la cité.

On y accédait par deux ponts rudimentaires, faits d’arbres abattus sur le lieu même et creusés comme des auges. Quelle que fût ma hâte, je crus prudent de ne pas emprunter ces ponts assurément commodes, mais qui devaient être gardés. Comme la rivière n’était pas un obstacle pour un homme de ma taille, j’ôtai ma chaussure et me risquai à y plonger mon pied nu. En me retroussant jusqu’à mi-cuisse, je trouvai le fond, sans mouiller mes vêtements. C’est de cette façon que je parvins à l’île et je me hissai sur le mur à la force des poignets. Quand je fus en lieu sec, je me rechaussai, ne me souciant pas, si la mauvaise fortune voulait que je fusse surpris par un naturel, de lui apparaître en ridicule équipage.

L’île, qui occupait à elle seule le quart de la superficie de la ville, se couvrait de demeures plus riches que toutes celles que j’avais déjà vues, les unes couvertes, comme d’une tapisserie, de délicates arabesques modelées dans le revêtement des murs, les autres montrant à nu la géométrie de charpentes vivement coloriées et hérissées d’ornements métalliques en pointes de diamant.

Chacune d’elle se désignait à l’attention par la dépouille d’un animal clouée sur la façade : des ossements rongés par les pluies, des ailes éployées, aux plumes frippées. Il paraissait que chacun des notables qui habitaient la citadelle insulaire tirait gloire de ces trophées comme nos nobles, à nous, de leurs écussons. La crête étroite de la muraille m’obligeant à une position incommode, je fus heureux de trouver à ma portée une large terrasse de blocage que j’éprouvai suffisamment solide pour m’y allonger commodément. Cette sorte d’esplanade devait recouvrir un fort bastion destiné, dans mon imagination, à défendre l’île contre les dangers venant d’amont. Au reste, à l’autre extrémité de l’île une masse noire haute d’au moins trois mètres, une vraie maison à loger des hommes, étonnait la vue et paraissait veiller sur ce troupeau d’habitations naines comme une poule géante sur des poussins d’un jour. J’en fis une citadelle plus considérable, mais comparable à celle que j’avais sous moi. L’île, comme une ancienne caravelle, portait donc un château de proue et un château de poupe.

Je n’aurais su mieux choisir mon observatoire. Accoudé sur le bord de la terrasse, à une saillie irrégulière semblant s’offrir tout exprès comme point d’appui, j’eus tout le loisir d’examiner les lignes fuyantes des maisons, les petites places frangées d’ombres ; même, tout près un monument… peut-être commémoratif de la lutte victorieuse de Mâlik le Grand contre le monstre…

Tout était parfaitement silencieux et endormi. J’avais l’ivresse de découvrir un nouveau monde, un monde inouï de petitesse, pourtant splendide, émouvant, humain. À ce spectacle je ne pouvais m’arracher.

Ainsi qu’un rêveur attardé qui s’est assis sur la terrasse déserte d’un cabaret et qui regarde paisiblement couler la nuit, je tirai ma pipe et fumai avec délice. En vain, l’astre du phare, très loin me rappelait l’obligation du retour… Réellement oublieux de ma taille, je pensais vivre à l’échelle des Petits Hommes qui avaient bâti cela. Pour reprendre une juste idée des proportions, je devais mesurer de l’œil les pins les plus proches, dont toute la ville me séparait, et dont l’altitude faisait ressembler toutes les maisons à des pierres au bord d’un ruisseau.

Une étincelle soudaine tomba de ma pipe. Je m’arrêtai de souffler de la fumée pour suivre la chute de la parcelle lumineuse. Elle chut sur mon accoudoir et s’éteignit. Machinalement, j’époussetai de la main cette surface qui prolongeait la lerrasse comme un gargouille au-dessus du vide. Elle rendit un son sec, un son d’os.

Énorme, sèche, spongieuse, brisée çà et là en éclats, percée de trous de vers, érigeant la vaine menace de deux boutoirs verdâtres, c’était une tête de sanglier. Le sanglier de Mâlik ! le sanglier de la Légende ! L’édifice sur le faîte duquel j’étais couché était donc le palais du souverain ! Le peuple entier de la Pinède obéissait à un petit être profondément assoupi en cette retraite, à un insecte dont la vie était entre mes mains, que je pouvais contraindre à m’adorer et qui peut-être fût mort de peur si brusquement j’étais apparu à ses yeux !

Lentement, sournoisement, je me laissai glisser jusqu’à terre et je fis à pas de loup le tour du Palais. C’est miracle si je ne fus pas vu, si l’alarme ne fut pas donnée… ou plutôt, c’est que le Palais n’était point gardé. Le Souverain se fiait à ses murailles assez épaisses et assez hautes pour le défendre contre les hommes de sa taille. Si j’avais pu passer, c’est que j’étais un Dieu.

La demeure de Mâlik — les rois ont parfois la coquetterie de la simplicité — était beaucoup plus sobre d’ornements que celles des autres Chasseurs. Les murs n’en présentaient aucune sculpture, aucun coloriage. Mais ils avaient plus de force et de solidité. Les maisons voisines, du reste beaucoup plus petites, avaient l’air de jouets fragiles et neufs. Au contraire, l’emblématique palais faisait bien augurer de la durée du pouvoir absolu… On en disait jadis — il est vrai — autant de la Bastille !… Enfin, la Maison du Roi, cubique comme un dé à jouer, percée d’ouvertures austères et sans fantaisie, décevait l’œil. Toutefois un péristyle fait de troncs de pins robustes et rapprochés lui donnaient l’aspect héroïque que l’on suppose avoir été celui de l’habitation des brenns et des guerriers francs. Et ce roi devait tirer de l’orgueil d’un logis dont l’aspect primitif témoignait de l’ancienneté — relative — de sa race.

Mais si Mâlik vii dormait ici, qui donc dormait dans cette autre maison, de beaucoup plus imposante, dressée, toute noire, à la proue de l’île ? Était-ce un lieu public ? un lieu d’assemblées ? Mes pas curieux m’y portèrent à travers les rues sombres dont, je dépassais, de tout le buste, les édifices.

Oui… ce devait être une Halle. J’en voyais la porte sans vantaux ouverte largement. On pouvait y pénétrer librement et sans courber le front. Une faible et vacillante luminosité en éclairait l’intérieur.

J’approchai, hésitant et tout à coup timide. Pour me donner le temps de la réflexion, je bourrai une seconde pipe et en tirai quelques bouffées… Après tout, si j’y jetais un regard du dehors, où serait le risque ?

La lueur tombait de la voûte où pendaient des veilleuses de verre dépoli dégageant une forte odeur avec des crépitements de résine brûlée. Et je reculai soudain.

Sur une estrade, tout de son long couché, un homme de ma taille semblait dormir. Il était vêtu de peaux de bêtes cousues. Ses pieds, dirigés de mon côté, affleuraient presque l’ouverture de la porte et son grand corps emplissait tout l’édifice.

Je n’étais pas préparé à cette découverte. Dans cette ville fantastique et légendaire, il y avait donc aussi des géants ? Dois-je avouer que j’en fus plus heureux encore que surpris ? Je rencontrais un semblable. Un ogre peut-être, mais qu’importait-il, puisque je n’avais rien du petit Poucet ?… Et d’ailleurs il dormait… Qui pouvait-il être ? Le vieux Barnabé, serviteur fidèle du docteur, n’entrait jamais dans la Pinède. Et…

Tout à coup, le cri de surprise que j’avais retenu devant les plus singulières de mes découvertes jaillit de ma poitrine. L’homme couché là, c’était Dofre, Dofre lui-même, avec ses cheveux bouclés et sa barbe blanche de démiurge. Je me précipitai, je le saisis aux deux mains.

— Voyons ! voyons !… Que signifie ?…

Mais mon geste s’arrêta net : j’avais touché une statue. Ce n’était pas Dofre, mais son effigie. Alors je me frappai le front, comprenant subitement que j’étais dans le temple.

De petits cris aigus me répondirent, Trois minuscules figures que je n’avais pas aperçues, cachées qu’elles étaient derrière l’autel du dieu, se relevèrent effarées, puis s’abattirent contre terre avec les signes de la plus vive terreur. Mes exclamations avaient réveillé les adorateurs assoupis dans leurs prières. Ils étaient là, petits bouts d’hommes, poupées vivantes, gémissant sur le sol, n’osant plus lever les yeux sur la terrible vision. J’étais découvert. Il fallait fuir. Dans quelques instants l’alarme serait donnée. Des bruissements de vies inquiètes montaient déjà de toute l’île.

Précipitamment je courus, j’escaladai le mur d’enceinte et je sautai dans la rivière. Je suivis le flot, avec de l’eau jusqu’au ventre. À quelques cent mètres de l’île, la Cité finissait et le couvert des pins faisait une ombre dense. Là seulement, j’osai prendre pied, et tourner la tête.

La ville était parcourue de lucioles dansantes et d’un murmure confus. Je me repris à fuir à travers bois, à travers landes. Une lune rouge et démesurée que l’horizon entamait déjà protégeait ma course de ses derniers rayons. Quand je rencontrais des habitations, des fermes isolées, je ralentissais le pas pour éviter de faire du bruit, de me heurter. Heureusement, presque partout s’ouvraient des sentiers, des passages libres, et, au loin, le phare brillait comme une promesse. Je revis les hautes futaies semblables à des cathédrales, les bruyères géantes ; je trébuchai dans les flaques, je m’enfonçai dans les fondrières ; les branches me frappaient au visage. Je courais comme si le peuple entier des Nains était à mes trousses.

Quand j’arrivai à la petite porte, j’étais en nage.