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Les Petits Hommes de la pinède/Chapitre VI

La bibliothèque libre.
L’Association médicale (p. 390-399).
CHAPITRE vi
Dofre se repent.

Du temps coula lentement goutte à goutte comme d’un vase fêlé. Plusieurs fois le jour, il m’était permis de monter jusqu’à la lanterne du phare ; la topographie de la Pinède me devint familière et je m’habituais à interpréter les mouvements collectifs de ses habitants, aperçus de loin comme les oscillations périodiques d’un monde d’infusoires dans le champ du microscope. J’en notai les aspects à chaque heure, à chaque variation atmosphérique, et ces observations biologiques d’un genre nouveau me passionnèrent ainsi que l’avaient fait en d’autres temps mes patientes études de laboratoire.

Il m’entra dans la pensée que, jusque-là, la connaissance de la Vie — l’Histoire humaine en haut, la Bactériologie en bas — avait subi un retard de développement, se réduisait aux tronçons épais d’une Science inconnue et inattingible, par la double impossibilité de percevoir et les actes individuels des bactéries, et les secousses supportées par le genre humain pris dans sa masse. Le principe des égarements de l’Histoire est dans l’analyse trop minutieuse de faits placés trop près de l’œil et dont la complexité nuit à l’impression de l’ensemble et à l’entendement des grandes lois. L’échec des observations de la vie élémentaire vient tout au contraire de ce que les détails en sont soustraits totalement à l’analyse par leur petitesse et leur éloignement. La Biologie, me disais-je, ne formera un corps de doctrine que lorsque chacune de ces études opposées se sera complétée par les moyens d’investigation et les méthodes de l’autre. Et n’étais-je pas tout justement destiné à opérer la soudure, par la vision de cette humanité réduite, limitée dans l’espace et dans le temps, observée d’un point où les individualités fondues dans la masse réalisaient l’aspect d’une culture humaine, tout à fait analogue aux cultures microbiennes ?

La bibliothèque de Dofre offrait à ma documentation de très volumineux dossiers dans lesquels il avait résumé ses travaux de nombreuses années. Cet homme extraordinaire me les laissait feuilleter en toute liberté, les éclairant de ses souvenirs et de ses commentaires, dans des heures d’abandon et de confiance auxquelles succédaient de longues périodes de silence farouche, qui m’eussent fait sentir, n’eût été ma personnelle application de moine bénédictin, le froid et tombal isolement du vieux logis.

Dofre n’avait plus fait aucune allusion à mon équipée à travers la Pinède ; il semblait que ce sujet l’embarrassât et, au demeurant, il n’était pas aisé de connaître sa pensée, car il ne disait jamais que ce qu’il voulait laisser perdre. En tout cas, et quelle que fût ma curiosité pour un monde que je n’avais fait qu’entrevoir et qui, seul, motivait en somme mon séjour à Capdefou, je sentais bien que, provisoirement du moins, il s’opposerait de toute son autorité à ce que j’y pénétrasse de nouveau. Et si j’osais, par de discrètes allusions, lui marquer mon désir, il prenait aussitôt l’attitude d’un homme qui ne veut rien entendre. Lui-même affectait quelque insouciance pour le petit univers qu’il avait créé ; sans doute montait-il quotidiennement à l’observatoire et inspectait-il l’horizon avec la gravité soucieuse d’un capitaine de navire, mais il en redescendait sans une parole. Jamais je ne le vis pendant cette période franchir le mur de l’enclos, ni entrer dans la chapelle, ce Sinaï d’où sa voix impérieuse, à travers l’orage des grandes orgues, avait lancé ses commandements au Mané lilliputien.

Pour tout dire, je m’impatientai, en mon for, de ces longues semaines d’attente à côté de la merveille qui m’était cachée jalousement ou du moins que Dofre me débitait chichement, comme tenant en laisse mon appétit de connaître. Pourquoi m’avait-il appelé en ce pays perdu, s’il devait m’y traiter ensuite en importun ? Je concevais, certes, qu’il eût été ému par les désordres dont ma venue était la cause. Mais enfin, ne les avait-il pas prévus et acceptés d’avance ?

Et les choses en étant à ce point, pourquoi n’avait-il pas pris le parti de me présenter à ses créatures comme une sorte de divinité amie, ce qui aurait éteint toutes les dissensions et coupé court aux difficultés ? Tout au contraire, il avait, en démentant mon apparition trop certaine, et, disons le mot, en me niant, corroboré chez ceux qui m’avaient vu ou qui avaient cru en moi sur témoignage, une opinion hostile à son omnipotence. J’attribuai son embarras à cette erreur diplomatique et je résolus d’y mettre fin, quoi qu’il m’en coûtât, en disparaissant. Aussi bien, l’automne s’avançait et ma jeune activité souffrait d’un aussi imparfait emploi. Je ne me dissimulais pas qu’après avoir vu cela, toute existence me paraîtrait terne et toute étude dénuée d’intérêt. Mais quel supplice pour un homme d’étude, de ne pouvoir que jeter des regards furtifs sur les plus passionnantes réalisations d’un autre homme !

Pourtant, quand j’annonçai mon départ prochain, je compris que je m’étais donné un maître et que je ne m’appartenais plus. Les regards étincelants de Dofre m’effrayèrent.

— Pensez-vous, me dit-il avec brusquerie, que mon secret soit de ceux que l’on peut emporter avec son bagage ? Capdefou est un cloître ; on n’y pénètre qu’à condition de mourir au monde.

— La prétention est singulière, répliquai-je sèchement. Je suis venu, libre, à votre appel. Je ne vous ai rien dérobé que vous n’ayez voulu expressément me donner et ne me suis lié avec vous par aucun engagement. Si ce que j’ai appris doit demeurer un secret, je le garderai loyalement et ma parole n’est point vaine. Mais le droit que j’ai de disposer de moi-même est absolu. Et je pars.

Le savant, campé droit en face de moi, gardait ses yeux fixés sur les miens. Je vis en un moment toute une série d’expressions différentes et contradictoires passer sur sa physionomie. L’irritation alternait avec je ne sais quelle douceur paternelle et, tantôt l’énergique constriction des mâchoires accusait un mouvement impérieux de volonté, tantôt le vieillissement subit des traits et l’ombre accentuée des rides reflétaient l’hésitation et la crainte. Tout à coup il tourna le dos et se mit à marcher de long en large et silencieusement sans plus s’occuper de moi, apparemment, que si j’étais sorti du laboratoire. Puis, revenu à ma hauteur, il me regarda de nouveau, cette fois avec étonnement et doute.

— Et croyez-vous, dit-il, que vous puissiez reprendre la vie à l’endroit où vous l’avez laissée ? Votre séjour ici n’a donc rien bouleversé en vous, ni rien édifié ? Pensez vous faire désormais que rien ne soit de ce qui a été ? Redeviendrez-vous, sachant ce que vous savez, un homme comme les autres hommes ? L’ancien équilibre de votre esprit n’est-il pas irrémédiablement changé et un nouvel équilibre ne s’est-il pas établi ? J’ai dit que Capdefou était un cloître. Il ne l’est pas que par ma volonté, il l’est nécessairement. Quand vous n’aurez plus la vision matérielle de ces lieux, quand vous ne les hanterez plus, ce sont eux qui vous hanteront. Vous en serez possédé. Vous m’assurez que vous n’en parlerez point… alors, de quoi parlerez-vous ? que vous les chasserez de votre pensée… à quoi pourrez-vous donc l’occuper ? Quelle branche de la connaissance attirera désormais votre attention, votre esprit frappé sans retour par la vision directe de la loi d’harmonie ? Et même, pourrez-vous vous faire entendre des hommes, alors que déjà les poètes, si imparfaitement renseignés par leurs ravissements sur la merveille de l’univers, sont, parmi l’humanité, des séquestrés, des solitaires ?

« Les hommes ? Vous avez vu les ressorts qui les font agir et la nécessité qui les mène. Vous n’êtes plus l’un d’eux, que vous y consentiez ou non. Retournez près de ceux de votre race, que vous ne comprenez plus, qui ne vous entendront plus ; mais prenez garde que ce qui vous paraît désormais petit est justement ce qui leur paraît grand et que la réciproque est également vraie ; qu’il n’y a plus de mesure qui vous soit commune avec eux et que, devant eux, vous serez un faible et un enfant, de par votre gaucherie et vos mouvements disproportionnés d’oiseau qui ne sait plus marcher parce qu’il a su comment on vole. Vous aurez vu les hommes au-dessous de vous. Vous les verrez au-dessus de vous, par un juste choc en retour de la loi des proportions violées.

— Hélas ! je vous entends bien, répondis-je, et vous m’avez fait une faveur redoutable. Que ne me l’avez-vous faite plus complète ? Divinité de oet enclos, jamais je ne songerais à m’en écarter, car il serait absurde de vouloir la partie de ce qu’on possède en totalité et d’aspirer à vivre une vie humaine quand on vit, par la contemplation, toute la vie de l’humanité. On quitte aisément l’étude d’une science pour se porter vers une autre, mais quel renoncement ne faut-il pas pour se refuser à la vision, si transposée, qu’elle soit, du Tout universel ! Pourtant, qui suis-je ici, sinon un hôte incommodé tout autant qu’incommode, qui peut se croire indiscret et dont on ne satisfait pas la curiosité, après l’avoir allumée ? Qui suis-je pour cette humanité que je n’ai pas créée, que je ne guide point vers ses destinées, dont ma présence trouble la paisible évolution et qu’il ne m’est pas permis, sans catastrophe, d’observer à mon aise ? Je lui dois à moi-même et je vous dois peut-être, à vous, l’effort de l’oublier, de laisser à regret un fruit auquel j’avais mordu et qu’on écarle de mes lèvres alors que mon appétit s’éveillait ; de le laisser avant que le besoin n’en devienne irrésistible.

À mesure que je parlais, le Docteur, ponctuait mes phrases de légères inclinations de tête approbatives et, quand, j’eus fini, il parut, soulagé. Pour la première fois je le vis sourire avec bénignité.

— Mon enfant, dit-il, sont-ce bien là les raisons de votre départ et n’en est-il pas d’autres ?

— Aucune autre, je vous l’affirme.

— Vraiment ? Rien ni personne ne vous attire vers la société des hommes ?

— Je suis sans famille, j’ignore les faiblesses du cœur et le travail m’a toujours empêché d’entendre la voix de mes sens, j’ai vécu parmi mes instruments et mes livres. En venant ici, je n’ai fait que changer de solitude.

— Alors, si ce n’était ce que vous venez de me dire, il ne vous en coûterait pas de passer votre existence ici, près d’un vieillard qui n’a plus d’ailleurs que peu de temps à vivre ?

— Certes, il ne m’en coûterait rien et tout au contraire, j’accepterai avec élan une proposition de ce genre qui comblerait mes désirs. Mais…

— Laissons-là vos objections. Je sais le moyen de les résoudre. Et ne décidez pas. Je vous expliquerai… Soyez patient. Science et patience se valent et s’engendrent, ne le savez-vous pas ? Demain, quand je vous aurai parlé, vous agirez à votre volonté.

Le lendemain, à l’aube, quand je m’éveillai, je vis Dofre assis et méditant au pied de mon lit. Quelque mouvement que je fis attira son attention, et, me tendant une enveloppe :

— Voici, me dit-il, l’acte par lequel je vous constitue héritier du domaine et de son contenu. Ne protestez pas, ajouta-t-il comme j’esquissais un geste. Ne me dites rien ; c’est là une affaire entendue et pour laquelle vous ne me devez aucun remerciement. (Ce sont façons du monde qui n’ont pas cours ici). J’ai plus besoin de vous que vous de moi et il m’importe de vous attacher à mon œuvre.

Il retomba dans ses pensées avec un air d’accablement infini et murmura d’une voix lourde de conscience tourmentée :

— Il faut que vous compreniez tout… Je me repens d’avoir créé ! mon fardeau m’écrase.

— Vous repentir… vous ?

— Ah ! mon cher ami, ne m’interrompez pas. N’augmentez pas ma confusion. Je sais que je vous dois sembler illogique. On pense différemment, voyez-vous, suivant les âges, et si les arguments sociaux m’ont paru faibles alors que la vie coulait en moi comme un fleuve, ils reprennent avantage maintenant que l’existence m’est mesurée goutte à goutte. Oui, je vous étonne : ce n’est point sous ce jour que je me présentai à vous. On joue encore aux autres la comédie de la force et du cynisme longtemps après qu’on a renoncé à se la jouer à soi-même. L’amour-propre oblige à garder le masque de ce que l’on était : on a la vanité de son rôle. Si je vous parle différemment aujourd’hui, c’est que vous étiez mon invité et que vous êtes mon témoin. La vérité, c’est que l’ivresse de la puissance s’est dissipée et que la terreur des responsabilités commence. Et quelles responsabilités, celles de l’homme qui s’est fait Dieu ! Eh ! oui, on a construit une merveilleuse machine et l’on s’est cru grand durant le temps que le levier obéissait à la main. Mais le mouvement se précipite, les rouages s’affolent, la vitesse de l’engin devient effrayante, des étincelles jaillissent des moyeux… On sent que l’on va être forcé de tout lâcher et qu’un monstre terrible, une énorme force aveugle sera déchaînée sur le monde, en vertu de sa loi propre que tu n’as pas édictée et qui se rit de ta volonté, pauvre caricature de dieu, misérable et présomptueux Phaéton !

— Je ne vois pas…

— Vous ne voyez pas que le peuple de la Pinède va se multipliant avec une effrayante vitesse et que son progrès dévore les étapes ? Vous ne voyez pas que le couple unique jeté dans cet enclos a engendré — en si peu d’années ! — des multitudes ? Que par une accélération régulière les générations seront de plus en plus fécoudes ? que vous-même à qui je parle, dénombrant ces Myrmidons, pourrez déjà les trouver un jour plus nombreux que les hommes qui sont vos frères et qui, tout compte fait, ne sont pas trois milliards sur toute la surface du globe ? Et j’abuse du langage, car vous ne ferez pas ce dénombrement : il y aura beau temps que vos sujets se seront échappés de vos lois, qu’ils auront roulé sur l’univers, comme une marée d’équinoxe sur une plage de sable, leurs flots vermineux ; il y aura beau temps qu’ils auront commencé de tout noyer, de tout détruire, d’effacer même de la terre la trace peineuse et sublime de cette race légitime d’Adam dont le cheminement lent et sûr se dessine mélodiquement sur l’andante universel ! Comment ? vous souriez ?

— C’est que je rêve. Je ne réalise pas aisément l’énormité de ce que vous me dites, quelque habitude que j’aie prise ici de l’invraisemblable. Je vois ce petit coin de terre d’une part, et, de l’autre l’immensité de la planète. Que ceci menace cela, voilà ce qui est incroyable.

— Et pourtant mathématique.

— Je veux l’admettre. Dans un siècle ou dans plusieurs, supposons que notre race soit vaincue par ces… diminutifs. Ce sont des Adamites aussi et, la taille n’y faisant rien, des hommes. Leur évolution suit les mêmes lois que la nôtre et c’est même à cause de cela qu’on est si puissamment intéressé à les observer ; mais elle est plus prompte et conduit plus vivement l’humanité à ses destinées. En les créant, vous n’avez point interrompu l’œuvre du compositeur divin, vous avez simplement pressé le mouvement de la mélodie, en sorte que l’andante devient allegro. Qu’importe qu’une race meure si l’on voit suivre le même chemin par une race plus active, par une race — ajouterai-je — qui vous porte gloire, parce qu’elle est née de vous et qu’elle a pour tradition religieuse votre pensée même !… Au surplus, je vous croyais l’ennemi de vos semblables…

— Je le fus. Un homme de pensée fait, durant sa vie, tout le tour de la pensée. Mais c’est un cercle, au bout duquel, ayant successivement tout affirmé et tout nié, le vieillard retrouve la force des arguments sentimentaux qui fondèrent ses premières conceptions d’enfant. Fatigue ? Renoncement ?… Illumination peut-être. L’errant a vu tomber une à une les fragiles constructions de son esprit et rester seules inébranlables les traditions intuitives à l’ombre desquelles toute la lignée s’abrita. Alors le voyage est fini ; il s’asseoit au vieux foyer millénaire et s’attendrit sur son sang. Je retrouve en moi un homme et c’est ce qui me torture, moi qui ai préparé plus de mal aux hommes que tous les tyrans ensemble. Je sens se plaindre en moi toute cette humanité contre laquelle j’ai lâché les Barbares.

— Les Barbares ?

— Eh ! oui. Les tribus de la Pinède sont barbares. Ne vous abusez pas sur la promptitude de leurs progrès dans un ordre tout matériel. À l’heure où je prévois qu’elles se rueront en conquérantes sur la terre, leurs inventions auront pris plusieurs siècles d’avance. Elles seront extraordinairement plus instruites et mieux armées que l’adversaire pour le carnage, la destruction et la mort. Mais s’il est possible à l’activité d’êtres intelligents d’accélérer considérablement l’étude des Sciences, la conscience des peuples demande infiniment plus de temps pour faire fleurir et pour faire mûrir ces fruits de la noblesse humaine, la générosité, la justice, l’amour du beau, en un mot la civilisation. Il y faut une culture plus de vingt fois séculaire sans en rabattre d’une saison. Pensez-vous que nous-mêmes, dont les traditions se perdent dans la nuit des temps, nous ayons dépassé le balbutiement de cette langue d’amour universel ? Si l’homme m’a paru insupportable, c’est justement qu’il s’en faut encore de milliers de siècles de méditation et de souffrance pour qu’il soit le vrai Homme dont j’oppose à son imperfection le type idéal.

« Quoi qu’il en soit, la lutte de la Pinède et du Monde sera l’inégal et horrible combat de nos frères contre des Nains industrieux et brutaux, imposant par la force d’effarantes machines la morale élémentaire des Vandales et des Huns. Il y a eu dans l’Histoire, ajouta le Docteur, des régressions analogues à celles qui se produira fatalement par la victoire de ces Barbares, mais elles n’en peuvent donner une idée même approximative. C’est tout un passé qui se perdra : celui dont nous aurons été… Et je ne puis plus accepter cette perspective.

— Un mal qu’on prévoit de si loin est sans doute évitable.

— Je n’ai pas manqué d’y songer, et c’est l’explication de mon attitude à votre égard. Voici comment la question se pose. À l’heure actuelle, les Petits Hommes ne contestent en aucune façon mon autorité placée bien au dessus de leurs discordes et vénérée de tous les partis. Mais je ne les liens que par un fil : le dogme de l’intangibilité de la Muraille. Un jour ou l’autre, le fil sera rompu et, s’il y a quelque chose de surprenant en même temps qu’instructif pour un moraliste, c’est qu’il ne l’ait pas été déjà. Vous voyez ici l’empire des traditions ! La première idée que les pères donnent aux fils à l’heure où s’ouvre leur intelligence, c’est que le Mur de l’enclos est infranchissable et qu’il n’y a rien au-delà, que l’effroi, la torture et la mort. Et la force de cette impression, la première reçue, est telle que jamais personne n’osa jeter un regard sur le dehors ; les colonies humaines ne s’approchent même pas de l’enceinte ; on n’en parle qu’avec terreur. Le bruit de la mer et le silence de la plaine contribuent à perpétuer cette crainte salutaire : c’est comme si Béhémoth aux aguets et Léviathan furieux gardaient les issues de l’enclos où ces petits êtres sont, tout bien pesé, mes prisonniers.

« Je puis tout sur eux si le dogme tient bon… Mais il est impossible qu’il tienne indéfiniment, il est impossible qu’il ne tombe pas ; sa ruine menace : c’est une question de temps, peut-être de jours, peut-être d’heures. Si la curiosité qui est le grand moteur de l’humanité pensante n’inspirait pas à mes sujets l’audace des profitables évasions, la faim qui est le grand moteur de l’animalité y suffirait bientôt. L’espace devient trop étroit pour le nombre croissant des bouches affamées. Il est de toute nécessité que le Mur soit franchi par des hordes dont les entrailles douloureuses parleront plus haut que les cerveaux apeurés. Le besoin est le grand tueur de dogmes.

— Oui. Tout cela est logique. Mais, ce jour que vous redoutez, ne siérait-il pas de le hâter, d’en favoriser la venue avant que le peuple de la Pinède se soit accru au point de donner du trouble au monde ? Assez forts pour vous échapper, les Nains seraient encore trop faibles pour la lutte ; ils seraient ailleurs vaincus et captés aussitôt, alors que la temporisation…

— Je n’en sais rien, interrompit Dofre en levant les bras d’un air de fatigue. Le profil que l’univers tirerait d’une telle abdication ne me paraît pas assez sûr pour que je m’y résolve, ne possédant pas d’ailleurs la vertu de renoncement. Libres, mes créatures ne s’éloigneraient sans doute de la forêt natale qu’autant que le voudrait la nécessité. Elles resteraient groupées, inquiétantes, sur la lande, et leurs audaces progressives comme leurs forces ne deviendraient conquérantes, n’éveilleraient les résistances qu’avec mesure. Je ne sais pas… Je sais que j’aurai ouvert l’antre des vents et des tempêtes, sans prudence. Et ce que je sais surtout avec certitude, c’est que mon règne serait fini. Oh ! je n’envisage pas une blessure d’orgueil. Mais je serais, cessant d’être aveuglément honoré, l’oppresseur atavique et détestable, celui qui, rétrospectivement, après la liberté et la vérité conquises, paraîtrait — à très bon droit du reste — y avoir toujours fait opposition, avoir imposé la prison et le mensonge, cette autre prison ; au demeurant, un géant, mais un homme vulnérable et tout semblable aux autres, solitaire donc plus faible que tous. Voilà ce que les homoncules apprendront rien qu’en sautant le Mur et en poussant le regard jusqu’à l’horizon. Et juste au moment où mon autorité importerait au salut du monde comme un frein nécessaire, ma création s’en libérera rageusement pour se précipiter, immorale et formidable, sur la terre immense. Vous entendez bien, mon ami, que vous et moi serons les premières victimes de cette révolution et que notre sort est inéluctable. Le Dieu qui cesse d’être Dieu devient l’obstacle qu’on brise.

— Que concluez-vous alors ?

Le vieillard me saisit le bras qu’il serra convulsivement et, les yeux dans mes yeux :

— Ni demain, ni jamais les Petits Hommes ne doivent franchir le Mur. Il ne le faut pas ! dit-il d’une voix basse et passionnée.

— Mais vous venez de démontrer que cet événement est une nécessité de l’avenir…

Il ne le faut pas, répéta Dofre avec insistance, comme s’il voulait que je devinasse une pensée qu’il taisait.

Je cachai ma gêne sous une interrogation ironique.

— Le Dieu méditerait-il un nouveau Déluge ? Rêverait-il de lancer la nuée ardente qui consuma la Pentapole ?

La gravité avec laquelle Dofre accueillit cette plaisanterie un peu forcée me fit mal. Un froid silence tomba.

— Je ne crois pas, dit-il enfin, que nous soyons acculés à ces moyens extrêmes. L’homme suffit généralement à se détruire, pour peu qu’on veuille l’y encourager. Il y est même naturellement enclin. Ce que serait aujourd’hui la population de mon domaine confondrait le calcul si, s’ajoutant aux multiples causes de mort naturelle, les dissensions et les carnages n’avaient constamment travaillé à la réduire. L’excédent des naissances sur les morts reste suffisamment effrayant.

« J’ai songé qu’une bonne politique de divisions, délibérément poursuivie et intensifiée par nos soins, serait un préventif énergique contre tous nos maux. Un jardinier n’hésite pas à éclaircir les semis poussés trop denses. Coupons, sarclons, déracinons ; il en est peut-être temps encore. Appelons la guerre à notre secours, et qu’elle fasse de bonne besogne ; que le sang des jeunes hommes aille grossir les ruisseaux et que la terreur tarisse pour une génération le sein des femmes ! Que les peuples raréfiés reculent vers le temps de leur faiblesse originelle ! Ah ! la guerre, mon ami, quelle chose divine et mystérieuse ! Les créatures ensanglantées s’accusent mutuellement du fléau dont elles souffrent ; les mystiques y voient un châtiment du ciel ; les plus intelligents s’avouent confondus et murmurent vaguement contre un je ne sais quoi d’imprécis qu’ils nomment Fatalité. Et la vraie cause, inconnue de tous…

— C’est que ?

— … les dieux ont peur !

— Ah ! Monsieur, m’écriai-je avec colère, reprenez votre donation. Se pourrait-il que je fusse complice de vos horribles desseins ? Je partirai.

— Et vous vous laverez les mains, n’est-ce pas ? Enfant qui ne parvenez pas encore à réaliser votre divinité ! Supposez Dieu existant réellement au fond des Cieux alors quvil n’est peut-être qu’une fiction nécessaire au langage. Voyez-vous qu’il intervienne pour empêcher les fleuves de déborder, la terre de trembler, les volcans de vomir la flamme, les gros poissons de dévorer les petits, les peuples de se décimer ? Il a voulu cela pour l’accomplissement de desseins qui ne sont pas les nôtres et que nous ignorerons toujours. Et il est si supérieur à la morale humaine que le Croyant bénit sa main tout aussi bien quand elle frappe que lorsqu’elle caresse. Ceux mêmes qui n’adorent pas se résignent en disant avec le poète :

Puisque ces choses sont, c’est qu’il faut qu’elles soient

« Les imbéciles seuls blasphèment, également incapables de nier Dieu et de se fier en lui sans le quereller sur les moyens qu’il emploie pour créer la grande harmonie inconnue. Ce que Dieu est pour nous, s’il existe — et s’il n’existe pas, tout devient indifférent — nous le sommes pour le peuple de la Pinède. Nous ne lui devons pas de comptes, tout en le gouvernant au mieux de ses intérêts ; et si ces intérêts se trouvent en conflit avec des intérêts supérieurs de nous seuls connus, il doit bénir notre main qui le sacrifie justement.

« Ou ce petit monde sera déchiré, ou il déchirera l’autre, le grand. Voyez-vous au dilemme une échappatoire ? Laissez donc, d’un cœur paisible les choses aller, quelque pénibles qu’elles soient. Aussi bien je ne vous demande aucun acte. On croit, dans la Pinède, que vous êtes mon ennemi ; votre présence a donné prétexte à la révolte de la plèbe contre ses maîtres. Consentez à cette rivalité apparente, laissez l’erreur se propager, n’y contredisez pas par vos paroles et vos gestes. Restez lointain, rare et furtif dans vos apparitions. C’est tout ce que je veux et tout ce que j’attends, tout ce que j’espère de votre présence ici. Un peuple divisé dans ses croyances est un peuple qui s’égorge. Observons. Et, termina-t-il en levant la séance, habillez-vous : le déjeûner doit-être prêt.