Les Petits Hommes de la pinède/Prologue

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L’Association médicale (p. 171-176).

PROLOGUE

— Si nous passions dans ma chambre ? me dit mon ami Ceinture, l’interne aliéniste, de sa voix grêle.

Les dîners de l’internat de province sont plantureux et pesants. On les devine concoctionnés dans de grandes bassines de cuivre, parmi des odeurs grasses et des parfums de buanderie, par des sœurs converses aux manches retroussées, aux tabliers bleus. Il s’y retrouve le traditionnel veau aux carottes et l’avantageuse bouillie de haricots blancs qu’on n’eut pas le temps d’oublier depuis le collège. J’étais roidi comme le boa satisfait et les bluettes du sommeil dansaient devant mes yeux.

Ceinture alluma une longue pipe de terre cuite, gonfla ses joues glabres et rondes et se mit à souffler méthodiquement des anneaux translucides. Il avait versé dans un saladier la moitié d’un litre de rhum avec un plein sac de sucre en poudre et cela brûlait d’une flamme paisible près de deux bols de faïences. La vie du dehors n’entrait point dans cette cellule de moine rabelaisien où Ceinture se plaisait à demeurer, ventru, sans ambition, bien qu’il eût passé l’âge de l’internat.

— Tu sais, si ça t’intéresse, les fous, il faudra revenir souvent.

Je m’inclinai. Cela m’intéressait. Après cette journée passée à l’asile, je ne savais plus si j’étais moi-même fou ou sage, tant j’avais eu en spectacle de déséquilibres mentaux. Je ne comprenais pas que Ceinture restât placide, bourgeois, sans même un grain de loufoquerie, à vivre toujours dans cette atmosphère de délire, entre les femmes hurleuses, les bras captifs dans la camisole de force, jetant leurs cuisses nues en l’air avec des rires gras, et les toqués méditatifs qui marmonnent tout le long du jour de vagues litanies. J’en avais entendu de ces vociféralions, de ces prières… et des injures, et de longs discours de réformateurs épris de synthèses ! J’avais vu passer, dédaigneux, des personnages de Daumier, fiers sous des casques en carton panachés de plumeaux minables ; le petit bonhomme qui souriait à un brin de fil rouge à sa boutonnière, et la vierge aux longs cils qui se penchant vers mon oreille, avait murmuré mystérieusement : « Je suis la Bienheureuse Marguerite-Marie Alacoque ! »

On m’avait montré l’artiste méticuleux qui, depuis des années, passait son temps à insinuer, dans des goulots étroits de bouteilles, de petits bouts d’allumettes qu’il assemblait ensuite en façon de croix, d’échelles, de lances et de tous les instruments de la Passion. Ses cheveux avaient blanchi, sans qu’il s’en aperçût, dans ce labeur toujours le même et il n’avait jamais relevé la tête.

Et, dans le dernier cercle de l’Enfer, une cour ceinte de hauts murs, des déments bavaient, tristement et, semblables à de petits animaux à l’oeil doux, au sourire visqueux, tendaient vers nos vêtements des mains sournoises et hésitantes.

— Méfie-toi de ceux-là, m’avait dit Ceinture, qui rôdent autour de nous avec de douteuses gentillesses : ce sont les plus dangereux. Brusquement leur caresse se termine en brutalité.

Mais les fous qui avaient surtout attiré mon attention n’étaient pas ces ahuris qui ne gardaient d’humain que les apparences. Il y avait à l’Asile des philosophes qui raisonnaient si serré qu’on avait peine à apercevoir leur fêlure, des poètes qui traduisaient leurs pensées avec une rare nouveauté d’expression, des artistes qui « parlaient leur art » avec quel enthousiasme ! Et je souffrais de doutes torturants à les voir et à les entendre. De grands hommes incompris des foules n’avaient-ils pas de tout temps été soupçonnés ou utilement accusés de folie ? Quel cousinage mystérieux reliait donc le génie et l’aliénation mentale ? Quel critérium avait-on pour la diagnose, le génie et le fou s’écartant tous deux également des voies communes, pour saisir entre les êtres et les choses des rapports nouveaux et inattendus ?

— En vérité, mon cher Ceinture, dis-je à mon ami béatement occupé de son brûlot, es-tu bien sûr de n’héberger que des fous ?

Il coula vers moi les rayons amortis de ses yeux ronds.

— Tu parles en homme du monde, me répondit-il. L’examen superficiel des gens du monde leur fait immanquablement confondre l’intelligence qui se développe logiquement au-delà des limites explorées et celles dont la route a dévié vers l’absurde. Et cela parce que la cervelle des fous, comme celle des génies élabore des idées étranges et grandioses ! Mais, mon cher, il n’y a pas d’idées sages ou folles ; l’état mental de celui qui les conçoit se juge non par elles, mais par l’ordre qu’il leur impose. Certes, les fous à idées ont généralement été avant leur déchéance, sinon des intellectuels, du moins des esprits originaux ; il leur en reste quelque chose, mais ce quelque chose est mal rangé. Anciens constructeurs de systèmes, il ont conservé des matériaux peut-être splendides, mais ils bâtissent mal. Les uns écrivent de longues pages qui commencent sensément, qui se continuent en développements filandreux et se terminent par des séries de mots sans suite, groupés par leur figures ou leur assonnance ; les autres dessinent de fort beaux morceaux, malheureusement noyés parmi des détails monstrueux et des perspectives absurdes. Non, mon cher, la confusion n’est pas possible. Entre l’esprit le plus fantaisiste et le fou, il y a un fossé dans lequel entrerait toute la mer.

— Pourtant, si je voulais…

— Écrire comme un fou ? Je parie la part de rhum que tu n’y réussirais pas. Il l’est aussi impossible d’inventer des folies qu’à des fous de refaire une épître de Boileau. On a quelquefois publié des romans en les attribuant, pour le pittoresque, à des aliénés. Le public s’y est peut-être laissé prendre ; pas nous ! Le livre d’un vrai fou serait illisible, intéressant seulement pour le diagnostic ; un pathos assez semblable à celui des rêves du sommeil, si absurdes qu’on ne peut se les rappeler dans leurs détails, lorsque la raison reprend avec l’aube, sa souveraineté.

— Mais je sens moi-même, à certains moments, que la folie n’est pas loin, qu’elle me frôle, et je pense n’être pas en cela différent des autres. Un certain état délirant, des impulsions dramatiques ou cocasses sollicitent toutes mes dépressions. Les choses se passent comme si je logeais un animal, sauvage enclin à profiter de mon inattention pour saisir sa liberté. Si je voulais, ou plutôt si je cessais de vouloir, je serais pire que les pensionnaires.

— Oui, mais tu ne peux pas cesser de vouloir, voilà l’abîme qui te sépare d’eux. Le besoin d’agir et de penser logiquement est aussi impérieux pour loi que celui de manger et de boire. Il le contraint. Tu est un « type normal ». Tu t’évertueras à créer des chimères, mais, malgré toi, elles tiendront debout.

Ceinture remplit les deux bols de rhum flambant et posa sur le poêle ses pieds chaussés de pantoufles dont les semelles se mirent à fumer en dégageant une odeur violente de tannerie. Nous bûmes en silence, fatigués de digestion.

— Si nous parlions de femmes, ce serait plus drôle, dit mon compagnon.

— Oui, c’est cela… Parlons de femmes.

Et comme il arrive lorsqu’un veut improviser un sujet de conversation, nous ne dîmes plus rien.

Je regardais vaguement la chambre, si close qu’à cette heure nocturne aucun bruit n’y entrait. C’était pauvre et juste suffisant. Une grande table touchant le mur, sur laquelle reposaient nos deux tasses, portait en outre une lampe à huile de modèle ancien et de clarté douce, des livres et des cahiers et, dans un coin, le pot à eau et sa cuvette. Au dessus, sur trois planches, des bouquins scientifiques maussades et écornés. Le reste de la pièce était occupé par une armoire et un lit de fer. Tous les meubles se touchaient, si bien qu’il restait à peine la place de nos deux sièges. Les murs peints en vert clair étaient tapissés d’affiches coloriées et, sur la cheminée où s’enfonçait le tuyau du poêle, il y avait des photographies de femmes dans des travestissements de Carnaval. Je ne me serais pas accommodé d’un réduit aussi exigu. Il plaisait à Ceinture.

La lampe baissait. Je tournai la clef pour faire monter l’huile. Alors je m’aperçus que la pipe de Ceinture était éteinte et qu’il dormait.

Moi-même, je n’avais pas la force de m’en aller. La chaleur aidant, je m’enfonçais peu à peu dans une songerie imprécise, pleine de voix et d’images. Ma mémoire repassait pêle-mêle les visions de la journée, gesticulantes, comiques ; des paroles absolument dénuées de sens retentissaient à mes oreilles. Encore un moment et nous eussions donné, Ceinture et moi, le spectacle ridicule de deux dormeurs se saluant de la tête et chantant vêpres avec le nez.

Mais tout-à-coup on frappa à la porte. Une sœur entrait avec un cliquetis de rosaire.

— Monsieur l’interne, dit=elle, le malade de la chambre 14 est mort.

Ceinture était debout. Il avait le sommeil léger des veilleurs de nuit. Peut-être même ne s’aperçut-il pas qu’il avait dormi.

— Tu m’attends ? dit-il. Il faut que j’aille constater le décès.

Deux minutes après, il était de retour, disposait des papiers sur la table et rallumait sa pipe comme si rien ne s’était passé.

— Alors, tu disais ?…

— Je disais… Ah ! oui : Parlons de femmes !

— Mais non. Il était question des fous… des fous qui peut-être n’en sont pas. Je le confesserai, que celui qui, justement, vient de mourir, le père Moranne, m’a souvent inquiété.

— Ah !

— Oui, ce n’était pas un fou comme un autre. Oh ! certes ; il l’était bien ; il est mort gâteux, du reste, après des années d’internement. Mais c’était un type peu banal. Un docteur ès sciences, s’il te plaît ! Il avait fait, dans le temps une thèse sur les Nains, tres remarquée, et qu’on cite encore souvent. Après ce succès, il disparut de la circulation. Il avait été rejoindre, je ne sais où, en pleine campagne, un certain docteur Dofre, vieux et cacochyme, vivant isolé dans ses terres. Je suppose qu’il lui servit de secrétaire, qu’il l’aida dans des travaux scientifiques dont les documents ne me donnent pas la moindre idée…

Ceinture feuilletait-le dossier du mort.

— Tout cela, ajouta-t-il, je le prends dans ces papiers. L’internement du père Moranne date de 1876. Cela ne le rajeunit pas. Voici la demande d’admission, le certificat médical, les pièces du procès… Car il y a eu un procès, Hum !… Ah ! c’est cela. Un petit mystère. Aimé-Grégoire Moranne, accusé d’avoir mis le feu à une vaste propriété plantée en majeure partie de pins et autres arbres résineux… Mâtin !… Tout a été consumé. On a retrouvé, dans les cendres, de nombreux ossements calcinés d’enfants et le cadavre encore identifiable du docteur Dofre, avec une plaie pénétrante de la tête… De nombreux vestiges d’habitations. Tiens ! tiens ! c’est encore plus intéressant que je ne le supposais.

— Fantastique, même. L’affaire a dû faire du bruit.

— Pas tant que cela. Il s’agit d’une province éloignée, presque sauvage. Canton de Saint-Jean-du-Temple… Connais-tu cela ?

— Non.

— Pas d’autres renseignements. Le résumé est incomplet. Laisse-moi lire. Encore du rhum ?

Et Ceinture, qui lançait du coin des lèvres des fumées ténues comme des fils de Vierge, ne releva point d’au moins un quart d’heure son front penché sur les paperasses.

— Bien, dit-il enfin en se frottant les mains, voici l’histoire reconstituée. Il m’apparaît que le nommé Moranne devait avoir au moins quelque fêlure lorsque après avoi passé brillamment sa thèse, il courut s’enfermer chez le docteur Dofre. Les témoignages de ses anciens camarades d’études nous le représentent comme un original. Pour le docteur Dofre lui-même, on sait qu’il s’adonna jadis à l’embryologie, mais sournoisement et sans entretenir de rapports avec les savants officiels. C’était une espèce d’ours dont la justice s’inquiéta dans le temps pour une mystérieuse affaire d’avortements multiples qui ne fut jamais élucidée. Tu me suis ?

— Passionnément.

— Le docteur Dofre était très riche et fils d’un ancien acquéreur de biens nationaux. Une fois éteints ses démêlés judiciaires, il se retira dans ses terres, les immenses domaines dont je t’ai parlé, dont un grand mur, coûteuse fantaisie d’un ancien propriétaire, enserrait la superficie. Là, dans un château ruiné, entre la mer et la lande, sans voisins, il entra jeune pour n’en plus sortir. Comment lui et Moranne se connurent-ils ? La misanthropie de l’un fit-elle progresser ia folie de l’autre ? Toujours est-il que, dans la nuit du 21 au 22 septembre 1876, une grande tache rouge illumina le ciel à des lieues à la ronde. Le tocsin sonna dans les villages environnants. Dès paysans accoururent. L’énorme pinède brûlait tout entière comme un fagot ; les secours étaient déjà inutiles lorsque les premiers sauveteurs arrivèrent sur le lieu de l’incendie, mais on vit, au grand galop d’un cheval fou de terreur, Moranne, les habits en lambeaux, une torche à la main, qui semait partout la flamme. Il ne fit aucune résistance lorsqu’on s’empara de lui, criant seulement des phrases confuses où perçait le désordre de ses idées. Il disait : « Brûlez tout !… Les petits hommes vont sauter le mur !… Tue ! Tue ! » et mille autres choses aussi dénuées de sens. La justice instruisit. On pensa d’abord à quelque histoire banale ; Dofre aurait, par exemple, testé en faveur de Moranne. L’héritier pressé de jouir et confiant dans l’isolement du domaine, aurait tué le testateur dont on retrouva, en effet, le cadavre ; puis, effrayé de son crime, il aurait déchaîné un cataclysme pour en effacer les traces. Hypothèse absurde que rien ne confirma, du reste ; le château et les documents qu’il pouvait contenir étaient en cendres. Les nombreux ossements d’enfants qu’on découvrit aiguillèrent l’opinion vers un drame effrayant et noir, un massacre digne de Barbe-Bleue… Quels étaient ces enfants, ce peuple si considérable d’enfants, dont la disparition n’avait été constatée nulle part ? L’énigme reste entière. Moranne ne donna aucun renseignement, ou plutôt son récit fut si incohérent, si fantastique qu’il fit admettre la nécessité d’un examen mental. Il parlait de Nains dont l’existence aurait menacé l’humanité. Il disait avoir sauvé le monde. D’autres fois, il prétendait être un dieu… le dieu du feu, que sais-je ? On ne put en tirer autre chose. Il était si clair qu’on avait affaire à un fou que l’instruction tourna court. Le dieu du feu fut amené ici où il demeura jusqu’à sa mort, en bonne compagnie ; car, tu as pu le voir, nous possédons tout un Olympe et particulièrement trois ou quatre Pères Éternels, une demi-douzaine de Rédempteurs, sans compter les innombrables extatiques et d’autres seigneurs de moindre importance.

— C’est extraordinaire ! Quel roman on ferait ! Mais, ces cadavres d’enfants… On n’a pas découvert d’autres indices ?

— Mon cher, je n’en sais pas plus que toi. Si même le vieux n’était pas mort ce soir, son dossier ne serait pas venu entre mes mains. On y parle d’autre part, de toutes sortes de débris bizarres, d’armes et d’instruments inconnus, qu’on exhuma des cendres de la forêt et qui excitèrent la curiosité, loin de la satisfaire. Une chose certaine, c’est que l’incendie fut total, effroyable et ne laissa debout aucun objet d’importance qui pût guider les chercheurs. Il y a, en effet, ces ossements inquiétants… Mais peut-on identifier à coup sûr des restes aussi carbonisés ? Si des enfants avaient disparu, on en aurait su quelque chose. Il doit s’agir d’animaux, de singes peut-être que ces deux messieurs élevaient pour leurs expériences…

— Oui, en effet, ton hypothèse est la seule plausible. Elle s’accorde avec le caractère de ce docteur Dofre, que sa misanthropie écarta de la société des hommes et qui dut rechercher, dans sa solitude, la compagnie des animaux, dociles sujets d’études dont la police ne s’inquiète point. C’est dommage, du reste. L’hypothèse des massacres d’enfants était bien plus dramatique !

— Ne sois pas si difficile. C’est assez romanesque comme cela.

— Assurément. ; Mais… le vieux Moranne a-t-il reparlé depuis, de ces Nains menaçant le monde ?

— Je ne l’ai connu que vieux, gâteux et taciturne. Mais sans doute, autrefois… Tu te souviens qu’il avait fait une thèse sur le Nanisme. Il est à croire que sa fêlure date de là. Les fous remâchent toute leur vie, en les déformant, les idées qui ont occupé leur existence consciente. Il a dû voir des Nains partout. Mais… attends donc !… Oui, je trouve dans son dossier une invitation à se référer à la bibliothèque documentaire de l’asile… numéro 54.321.

— Qu’est cela ?

— Une fort intéressante collection, créée par un ancien directeur de la maison. Tous les manuscrits, dessins, travaux d’art des aliénés y sont catalogués et classés. Les archives de la folie ! On devrait en faire autant partout. C’est très utile pour les thèses. Il paraît qu’il y a un document Moranne et, si l’heure tardive ne te faisait loucher vers mon lit en pensant au tien, on pourrait…

— Bon Dieu ! que ne le disais-tu plus tôt ? Je veux rester éveillé jusqu’au jour et cette histoire singulière m’a ôté toute envie de sommeil.

Ceinture haussa les épaules.

— Le document te la rendra. On sait ce que sont ces manuscrits. Enfin !

Il se leva pesamment, prit la lampe et je le suivis.

Oh ! ces longs corridors d’hôpital, sonores comme des souterrains, où le passage de la lampe faisait danser de petites lunes sur les murs ! Pas d’autre bruit que celui de nos pas et, parfois, très loin, un grand cri de folle en cauchemar. C’était sinistre ! Je ne sais plus tout ce que me dit mon imagination pendant le trajet que nous fîmes de la chambre à la bibliothèque. Ceinture marchait devant, fantôme obèse, dans sa grande blouse blanche, moins effarant, certes, que les autres, ceux qu’on ne voyait pas et qui se tapissaient à notre approche dans les coins sombres, les fantômes déments qui continuent de hanter l’Asile de la démence et qu’on suppose éterniser en l’autre monde leurs attitudes contorsionnées et leurs gestes falots.

Ceinture ouvrit une porte qui craqua. La lumière avait peine à percer le trou noir d’une vaste pièce sentant le vieux papier et tapissée de rayons fléchissant sous le poids des documents. « Les archives de la folie ! » Monstrueux amas de divagations qu’on ne saurait lire sans que la cervelle se perde et qui faisaient dans cette nuit une nuit plus intense encore, la nuit insondable du chaos !

Ceinture promenait la lampe sur les chemises bleues, numérotées, des manuscrits.

— 54.319… 54.320… Tiens ! prends, là-haut, sur la troisième tablette.

Je crus sentir un souffle froid sur ma nuque. J’arrachai, vite, un assez volumineux manuscrit que je frappai machinalement de la main pour en faire tomber la poussière. Et nous sortîmes comme des voleurs de nuit.

Ce fut un soulagement, lorsque nous nous retrouvâmes dans la petite chambre de Ceinture, où le poële guettait notre arrivée avec un gros œil rouge. Nous étions chez nous, bien au chaud, environnés de meubles amis, près d’une table où les cahiers bousculés semblaient vivre.

Alors Ceinture se versa une rasade du rhum refroidi, alluma une pipe et se cala, les pieds sur le poële.

— Lis, toi ! me dit-il.

Et je lus.