Les Phéniciennes/1834
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- ŒDIPE.
- ANTIGONE.
- UN MESSAGER.
- JOCASTE.
- ÉTÉOCLE.
- POLYNICE.
ARGUMENT.
LES PHÉNICIENNES
DE L. A. SÉNÈQUE.
ACTE PREMIER.
Scène I.
Guide de ton père aveugle, unique appui de ma vieillesse chancelante, ma fille, toi que je suis heureux d’avoir mise au monde, même au prix d’un crime, abandonne ton malheureux père. Pourquoi ramener mes pas dans le droit chemin ? Laisse-moi tomber, seul je trouverai mieux la route que je cherche, et par où je dois sortir de la vie, pour délivrer le ciel et la terre de l’aspect d’une tête coupable. Ma main n’a rien fait : je ne vois plus le soleil témoin de mes crimes, mais je suis encore vu de lui. Retire cette main qui s’attache à la mienne, et laisse mes pas s’égarer dans la nuit qui m’environne. J’irai, j’irai là où s’élèvent les cimes escarpées du Cithéron mon berceau ; là où, après avoir parcouru la montagne dans sa fuite rapide, Actéon périt dévoré par ses chiens ; là où, dans l’obscurité des bois, et à travers les épaisses forêts qui couvrent la vallée, une mère excita les Bacchantes furieuses contre son fils, et, dans l’ivresse de sa joie cruelle, porta sa tête au bout de son thyrse ; là où les buissons ensanglantés montrent encore la trace du taureau de Zéthus, monstre farouche, qui emporta dans sa course, à travers les ronces meurtrières, la coupable Dircé ; j’irai vers la roche d’Ino qui élève sa tête immense au dessus des profondes mers, à l’endroit où cette malheureuse, se dérobant à la fureur criminelle de son mari, commit elle-même un crime semblable, et se précipita dans la mer pour s’y noyer avec son fils. Heureux ceux à qui un destin meilleur donna d’aussi bonnes mères ! Il est dans ces forêts un autre endroit connu de moi, et qui m’appelle. Je vais y courir d’un pas rapide. Mon pied ne prendra pas une fausse route, sans guide je saurai bien m’y rendre. Là est ma place, pourquoi tarder ? Rends-moi ma montagne, ô Cithéron, rends-moi ta vallée hospitalière, afin que vieillard je meure où j’aurais dû mourir enfant. Reprends ta victime, ô Cithéron, toujours également cruel, barbare, féroce, et impitoyable, quand tu donnes la mort, et quand tu laisses la vie ! depuis long-temps ce cadavre est à toi. Achève d’accomplir les volontés de mon père et de ma mère. Je me sens pressé de voir la fin d’un supplice depuis si long-temps commencé. Pourquoi, ma fille, m’étreindre des liens de ta cruelle tendresse ? pourquoi me retenir ? mon père m’appelle. Je viens : je viens, oh ! pardonne !… Je vois Laïus paré de sa couronne sanglante que je lui ai ravie ; il est plein de fureur, ses doigts s’enfoncent dans les cavités vides de mes yeux éteints, et se plongent dans mes orbites. Le vois-tu, ma fille ? moi je le vois… — Hâte-toi de te délivrer de cette vie qui t’accable, homme sans courage et qui n’as de force que contre une partie de toi-même. Épargne-toi les lenteurs d’une mort prolongée, et meurs tout entier d’un seul coup. Pourquoi traîner plus long-temps cette existence que je me suis faite ? Je ne puis plus commettre de crime… Je le puis encore, misérable ! je t’en avertis, retire-toi, ma fille, retire-toi, vierge encore. Après ce que j’ai fait avec ta mère, crains tout de moi.
Aucune puissance, ô mon père, ne détachera ma main de la vôtre, personne au monde ne m’empêchera d’accompagner vos pas. Que mes frères se disputent le fer en main le brillant palais de Labdacus et son puissant empire ; la part que j’ambitionne dans le royaume de mon père, c’est mon père : c’est un bien que ne m’enlèvera ni celui de mes frères qui tient Thèbes sous son sceptre usurpé, ni celui qui marche à la tête des bataillons d’Argos. Que Jupiter ébranle le monde au bruit de son tonnerre, et que sa foudre tombe sur ce nœud vivant qui nous unit, ma main ne laissera point aller la vôtre. Malgré votre défense et malgré vous, mon père, je vous servirai de guide et conduirai vos pas. Descendez-vous dans la plaine ? j’y vais ; voulez-vous gravir la montagne ? je ne vous en empêche pas, mais je marcherai devant vous. Allez où vous voudrez, je vous y conduirai ; quelque chemin que vous preniez, nous le suivrons ensemble. Vous ne pouvez mourir sans moi, mais avec moi vous le pouvez. Nous sommes auprès d’une roche dont le sommet orgueilleux domine au loin la mer qui s’étend à ses pieds : voulez-vous que nous y montions ? Ici pend une pierre nue ; ici je vois un gouffre béant qui descend jusque dans les entrailles de la terre ; est—ce là que nous irons ? Ici tombe un torrent rapide qui roule dans ses eaux des pierres lentement détachées de la montagne : courons nous y précipiter, je le veux bien, pourvu que j’y marche devant vous. Je ne combats ni n’excite vos désirs. Voulez-vous cesser de vivre, ô mon père, et la mort est-elle devenue le plus cher de vos vœux ? Je mourrai avant vous, si vous mourez ; si vous vivez, je vivrai. Mais calmez-vous plutôt, rappelez votre ancien courage, et triomphez de vos douleurs, comme déjà vous l’avez fait. Fortifiez-vous : la faiblesse, dans des maux si grands, devient elle-même le plus grand de tous.
Comment une âme si pure s’est-elle rencontrée dans une race maudite ? comment cette vierge peut-elle être si peu semblable à ses parens ? la vertu dans la famille d’Œdipe ! ô fortune, le croiras-tu ? Je connais trop ma destinée, cette vertu ne peut exister que pour me perdre. Plutôt que cela ne fût pas, la nature changerait toutes ses lois ; les fleuves, revenant sur eux-mêmes, remonteraient à grands flots vers leur source, et le flambeau du soleil amènerait la nuit. Pour ajouter encore à l’excès de mes misères, je trouverai la vertu dans ma famille. Ah ! l’unique salut d’Œdipe, c’est de n’en point attendre. — Laisse-moi venger mon père encore sans vengeance. Main trop faible, que tardes-tu à me punir ? Ce que tu as fait jusqu’ici n’a été que pour venger ta mère. Laisse aller ma main, vierge courageuse ; tu ne fais que prolonger ma mort, et condamner à de longues funérailles ton père encore vivant ; hâte-toi enfin de jeter la terre du tombeau sur ma dépouille maudite. Tes pieuses intentions t’égarent, quand tu mets ta tendresse filiale à traîner après toi ton père sans sépulture. Il n’y a pas plus de cruauté à faire mourir un homme, qu’à le forcer de vivre malgré lui ; car c’est le tuer que de lui refuser la mort qu’il demande : la cruauté même n’est pas égale, elle est plus grande d’un côté : j’aime mieux me voir imposer la mort, que de me la voir ravir. Renonce à ton dessein, ma fille ; j’ai droit de vie et de mort sur moi-même. Je ne suis plus maître de mon royaume que j’ai volontairement abandonné, mais je veux encore être maître de moi. Si tu es la fidèle compagne de mes pas, donne-moi une épée, mais celle qui a servi au meurtre de mon père. Me la donnes-tu ? mes fils l’ont-ils prise en même temps que ma couronne ? Partout où sera cette épée, elle produira des crimes. Qu’ils la gardent, je la leur donne ; qu’elle soit aux mains de mes fils, mais aux mains de tous les deux. Prépare-moi plutôt un vaste bûcher, allume-le, je me précipiterai au milieu des flammes. Je monterai sur cet autel funèbre que le feu doit consumer, pour briser enfin ce cœur si dur, et réduire en cendres tout ce qui vit encore en moi. Où est la mer orageuse ? Conduis-moi là où la montagne suspend au dessus d’un abîme ses roches escarpées ; là où l’Ismène roule comme un torrent ses flots impétueux : mène-moi ou je trouverai des bêtes féroces, une mer, un précipice, et montre-toi mon guide. Je veux aller mourir sur cette roche élevée où s’asseyait le Sphinx pour y proposer ses énigmes. C’est là qu’il faut porter mes pas, c’est là qu’il faut laisser ton père. Pour que cette horrible place ne reste pas vide, mets-y un monstre plus affreux que le premier. Assis sur ce rocher, je raconterai le mystère obscur de ma destinée, que nul n’expliquera. Vous tous qui fécondez ces plaines où règne le roi venu d’Assyrie, vous tous qui révérez le bois connu par le serpent de Cadmus, et qui couvre de son ombre la sainte fontaine de Dircé, vous tous qui buvez les eaux de l’Eurotas, et habitez Sparte célèbre par ses nobles jumeaux, vous tous peuples de l’Élide et du Parnasse, vous tous qui cultivez les riches campagnes de la Béotie, prêtez l’oreille : le Sphinx, ce fléau de Thèbes, ce monstre si habile à combiner des énigmes funestes, en a-t-il jamais proposé une semblable à la mienne, et aussi inexplicable ? Un homme gendre de son aïeul, et rival de son père, frère de ses enfans, et père de ses frères ; une femme à la fois mère et aïeule, qui dans un même instant donne des enfans à son mari, et à elle-même des petits-enfans. Qui trouvera le mot de cette affreuse énigme ? moi-même, moi le vainqueur du Sphinx, j’hésiterai, je serai lent à expliquer ma propre destinée. — Pourquoi perdre en vain tes paroles ? pourquoi chercher par tes prières à ébranler une résolution invincible ? C’est un parti pris, je veux me délivrer enfin de cette âme qui lutte depuis trop long-temps contre la mort, je veux entrer dans la nuit ; car celle qui couvre mes yeux n’est pas assez noire pour mon crime, c’est dans la nuit du Tartare que je veux me cacher, ou dans une autre plus profonde encore, s’il en est une. Mon désir enfin s’accorde avec mon devoir. On ne peut m’empêcher de mourir. Tu me refuseras une épée, tu fermeras devant moi tous les précipices, tu m’empêcheras de serrer autour de ma gorge un nœud fatal, tu m’ôteras les herbes qui donnent la mort ? Eh bien ! à quoi te serviront tous ces soins ? la mort est partout, grâce à la bonté des dieux. Ôter la vie à un homme, tout le monde le peut, mais lui ôter la mort, personne ; mille chemins ouverts y conduisent. Je ne demande plus d’armes contre moi-même, ma main seule n’a-t-elle pas suffi de tout temps à ma volonté ? Viens donc, ô mon bras, avec toute ta force, toute ta douleur, toute ta colère. Ce n’est pas un seul endroit que je veux frapper en moi : tout entier je suis coupable ; fais donc entrer la mort par où tu voudras ; brise mon corps, arrache mon cœur capable de contenir tant de crimes, déchire tous les tissus qui enveloppent mes entrailles. Que ma poitrine résonne et se brise sous tes coups multipliés, enfonce tes ongles dans mes veines, et fais couler mon sang : ou bien frappe un endroit déjà connu, rouvre les blessures cicatrisées de mes yeux et qu’un sang noir en ruisselle. C’est par là qu’il faut tirer de mon corps cette vie tenace que je n’en puis chasser. — Et toi, mon père, où que tu sois, préside à mon supplice, et règle mes tourmens ; je n’ai point cru expier d’un seul coup un aussi grand crime, cette mort partielle que je me suis infligée ne m’a point satisfait, et je n’ai point voulu me racheter à ce prix ; je voulais seulement mourir en détail et pièce à pièce pour apaiser tes mânes. Reçois enfin ce qui t’est dû, c’est maintenant que je m’acquitte, c’est maintenant que je livre à ta cendre tout ce qu’elle a droit d’exiger. Viens, pousse contre moi-même cette main trop lente, enfonce-la profondément. La première fois elle n’a fait qu’effleurer ma tête, elle n’a fait aucun effort pour arracher mes yeux pressés de sortir eux-mêmes. Je sens encore, oui je sens en moi cette même fureur qui faisait que mes yeux accusaient la lenteur de mes mains. C’est la vérité, Œdipe : tes yeux se sont offerts plus résolument que ta main ne les a pris. Maintenant, il faut la plonger dans ta cervelle sanglante, afin d’achever ta mort par où tu l’as commencée.
Ô mon noble père, écoutez, je vous prie, avec calme quelques paroles de votre malheureuse fille. Ce n’est point à la gloire de votre antique maison, ce n’est point aux pompes d’une cour florissante, ni à l’éclat du trône que je prétends vous rappeler ; je vous demande seulement de supporter avec courage une douleur dont le temps et les délais ont adouci l’amertume. Il ne convient pas à une âme forte comme la vôtre de plier sous le poids des maux, de se laisser abattre et vaincre à l’infortune. La vertu n’est pas de haïr la vie, comme vous le croyez, ô mon père, mais plutôt de se raidir contre les coups de la fortune, et de ne jamais céder à ses atteintes. Quand un homme a su mettre le destin sous ses pieds, rejeter les biens de la vie, et en détacher son cœur ; quand il a rendu lui-même le fardeau de ses douleurs plus pesant, et qu’il ne demande plus rien aux dieux, quelle raison aurait-il de désirer la mort, et de la chercher ? ce serait une faiblesse. Souhaiter de mourir, ce n’est pas mépriser la mort. Quand la mesure de ses maux ne peut plus s’étendre, l’homme arrive par là même à une situation tranquille. Supposez qu’un dieu voulût ajouter quelque chose à votre infortune, le pourrait-il jamais ? vous ne le pouvez pas non plus, à moins que ce ne soit en pensant que vous méritez de mourir. Vous ne le méritez pas, votre cœur est exempt de crime, et vous avez d’autant plus de droit de proclamer votre innocence, ô mon père, que les dieux ont tout fait pour vous la ravir. — Qui peut ainsi troubler votre âme, et soulever en vous ce nouveau transport ? quelle puissance vous pousse vers la nuit infernale, et vous chasse de cette nuit où vous êtes ? voulez-vous fuir la lumière du jour ? vous ne la voyez plus. Pensez-vous à quitter votre riche palais et votre patrie ? quoique vivant encore, la patrie n’est plus pour vous. Est-ce pour fuir votre épouse et vos enfans ? la fortune vous a dérobé la vue de tous les mortels. Il ne reste rien à votre vie même de tout ce que la mort pourrait vous ôter. L’appareil bruyant de la royauté, cette foule nombreuse qui vous entourait autrefois, vous y avez volontairement renoncé. Qui voulez-vous donc fuir encore, ô mon père ?
Moi-même, et tous les complices de mon crime, ce cœur, cette main, le ciel et les dieux, tous les crimes que j’ai faits, et dont je me sens coupable. Quoi ! je puis encore fouler cette terre où mûrissent les fruits de Cérès ? Je puis infecter l’air qu’on respire, boire l’eau des fontaines, jouir des dons de cette mère bienfaisante de tous les hommes ? Moi, le parricide, l’incestueux, le maudit, j’ose toucher cette main pure ? je ne crains pas d’avoir encore l’oreille ouverte aux sons, quand je puis entendre les noms de père et de fils ? Plût au ciel que ma main pût fermer ces conduits par où la voix passe, et cette route étroite qui s’ouvre aux paroles pour aller jusqu’à l’âme ! Plût au ciel, ô ma fille ! il y a long-temps que ton malheureux père se serait ôté ce moyen de sentir ta présence, toi dont la vie est un de mes crimes. C’est par là que mes forfaits reviennent sur mon cœur et s’y attachent. Mes oreilles me rendent tous les maux dont mes yeux m’avaient délivrés. Pourquoi ne pas précipiter dans les ténèbres infernales cette tête déjà surchargée de ténèbres ? pourquoi retenir plus long-temps mon ombre sous le soleil ? pourquoi charger la terre ? pourquoi errer ainsi parmi les vivans ? je n’ai plus aucun malheur à craindre. Royaume, parens, enfans, vertu même, et noble puissance d’un génie pénétrant, j’ai tout perdu. La fortune cruelle ne m’a rien laissé. Il me restait des larmes, elle me les a même enlevées. Cesse tes prières, ô ma fille, mon âme ne peut s’y laisser fléchir ; je cherche un nouveau supplice égal à mes forfaits, où pourrai-je le trouver ? Dès l’enfance je fus condamné à mourir. Quel homme a subi jamais d’aussi tristes destinées ? Je n’avais pas vu le jour, je n’avais pas brisé les liens qui me retenaient dans le sein de la femme, et déjà l’on me craignait. On a vu des enfans mourir au moment de leur naissance, et trouver l’ombre de la mort au seuil de la vie : mais moi, la mort n’a pas même attendu ma naissance. D’autres ont été frappés dans le sein de leur mère, mais du moins sans avoir commis aucun crime ; moi j’étais encore invisible et caché dans les entrailles, on ignorait même si j’existais, quand Apollon me déclara coupable d’un crime affreux. C’est sur son témoignage que mon père me condamna, fit percer mes pieds d’un fer brûlant et ordonna de me jeter dans un bois épais pour y servir de pâture aux bêtes et aux oiseaux cruels que l’affreux Cithéron a plus d’une fois abreuvés du sang des rois. Condamné par un dieu, repoussé par mon père, je me vois encore abandonné de la mort. J’ai accompli l’oracle de Delphes, j’ai attaqué mon père, et suis devenu parricide. Mais un sentiment plus doux rachète cette action barbare ; j’ai tué mon père, oui, mais j’ai aimé ma mère. J’ai honte de parler de cet hymen et de ces torches nuptiales : cependant il faut encore te faire violence et accepter ce châtiment. Raconte ce forfait inouï, terrible, inusité, qui frappera d’horreur tous les hommes, que les races futures ne voudront pas croire, et qui fait rougir même un parricide. J’ai porté dans le lit de mon père ces mains souillées du sang paternel ; un crime plus grand fut la récompense de mon premier crime ; et pour qu’il ne manquât rien à tant d’horreurs, ma mère est devenue sur ma couche une épouse féconde. La nature ne peut produire un forfait plus monstrueux : cependant si elle le peut, j’ai mis au monde des fils pour le commettre : j’ai rejeté le sceptre qui était pour moi le prix du parricide, c’est une arme qui a passé en d’autres mains. Je connais le destin attaché à ma couronne, nul ne la portera sans l’avoir achetée d’un sang précieux. Mon âme de père prévoit déjà de grands malheurs ; les semences de ces prochains désastres germent dans la terre. L’accord qu’ils avaient fait est violé : l’un ne veut pas céder le trône où il s’est assis le premier, l’autre invoque son droit et les dieux garans du traité ; exilé de sa patrie, il arme contre elle Argos et les villes de la Grèce. D’effroyables malheurs vont tomber sur Thèbes : les traits, les feux, les blessures, et des maux plus grands encore, s’il en est, vont bientôt prouver à tous que ces deux enfans sont nés de moi.
Si vous n’aviez pas d’autre raison de vivre, ô mon père, le désir d’interposer votre autorité paternelle entre ces deux fils égarés devrait être un motif suffisant pour vous y décider. Vous seul pouvez détourner l’orage de cette guerre impie, vous seul pouvez retenir la fougue insensée de ces jeunes hommes, donner la paix à vos sujets, le repos à votre patrie, la force au traité qu’ils ont violé. Refuser la vie pour vous-même, c’est la refuser à beaucoup d’hommes.
Y a-t-il aucun respect filial, aucun sentiment de justice dans ces fils avides de sang, de puissance, de guerres, de perfidies, dans ces fils pervers, cruels, et, pour tout dire en un mot, dignes de leur père ! ils vont lutter de crimes ; rien n’est sacré pour ces âmes que la colère aveugle et précipite, et leur naissance criminelle fait qu’ils ne connaissent point de crime. Le malheur de leur père ne leur inspire aucun sentiment de pudeur ou de pitié, le sort de leur patrie ne les touche point. La passion de régner trouble leur cœur. Je sais bien où ils vont, je sais bien ce qu’ils veulent ; c’est pourquoi je cherche la voie d’une mort prompte, et me sens pressé de mourir pendant qu’il n’y a point encore dans ma famille de plus grand coupable que moi… Ma fille ! pourquoi ces larmes que tu verses en embrassant mes genoux ? pourquoi tenter de fléchir par tes prières un cœur inflexible ? Il ne reste à la fortune que ce moyen de me vaincre, moi qui ai vaincu tout le reste : seule tu peux attendrir mes sentimens, seule tu peux faire briller la vertu dans ma maison. Aucune de tes volontés ne peut me sembler dure ou insupportable. Parle donc ; pour t’obéir, Œdipe va traverser à la nage les flots de la mer Égée, il va ouvrir la bouche pour y recevoir les flammes que le volcan de Sicile vomit en épais tourbillons, il va marcher à la rencontre du dragon qui se dressa contre Hercule venu pour dérober les fruits dorés des Hespérides ; à ta voix il est prêt à tout, même à vivre…
ACTE SECOND.
Scène I.
Fils des rois, triste exemple des rigueurs du sort, la ville de Thèbes effrayée de la guerre naissante entre deux frères, vous invoque par ma voix, et vous conjure d’écarter les flammes prêtes à dévorer nos demeures. Ce ne sont plus seulement des menaces : le malheur est à nos portes. Celui des deux frères qui réclame le trône, et veut régner à son tour, mène avec lui tous les peuples de la Grèce ; sept camps enferment Thèbes. Secourez-nous, écartez à la fois la guerre et le crime.
Qui, moi ! j’empêcherais de commettre des crimes, j’apprendrais aux hommes à garder leurs mains pures du sang le plus cher ? moi j’enseignerais la justice et la tendresse légitime ? Mes fils suivent les exemples que je leur ai donnés, les voilà qui marchent sur mes traces, je les approuve et j’aime à reconnaître en eux mon sang. Ce que je leur demande, c’est qu’ils se montrent dignes de leur père ; à l’œuvre donc, enfans d’une race illustre, et prouvez par des faits votre noble origine. Surpassez ma gloire et mes exploits, signalez-vous par des actions qui fassent sentir à votre père le bonheur de vivre encore pour en être témoin. Vous le ferez, j’en suis sûr ; c’est pour cela que vous êtes venus au monde. Une célébrité comme la mienne n’appelle point des crimes légers et vulgaires. Aux armes ! portez la flamme au sein de vos dieux domestiques, et moissonnez avec le feu cette terre qui vous a vus naître. Troublez tout, portez partout le ravage et la mort, renversez les murs de votre ville, et rasez-les : écrasez les dieux sous la chute de leurs temples ; fondez les images de vos Pénates souillés ; détruisez votre palais de fond en comble ; brûlez votre ville, et que cet incendie commence par mon lit nuptial.
Calmez, ô mon père, ces emportemens de la douleur, laissez-vous attendrir aux maux de tout un peuple, et venez pour être entre vos deux fils l’arbitre d’une heureuse paix.
Suis-je donc un vieillard à l’âme douce et modérée ? trouves-tu en moi un homme assez ami de la paix pour la pouvoir conseiller aux autres ? Mon cœur est gonflé de colère, la fureur bouillonne dans mon sein, et mes vœux appellent de plus grands crimes que le destin et le brutal emportement de la jeunesse n’en réservent à ces furieux. Ce n’est pas assez de la guerre civile : que le frère tombe expirant sur le frère déjà mort. Mais c’est trop peu : pour que le crime s’accomplisse d’une manière digne de moi, digne de mon hymen, donnez des armes à mes mains paternelles…… ne me tirez donc pas de ces forêts, laissez-moi me cacher dans les flancs creusés de ce rocher solitaire, ou derrière ces buissons épais. Là, j’ouvrirai une oreille avide aux récits de la renommée, et j’apprendrai les affreux combats que vont se livrer ces deux frères ; c’est le seul rôle qui me convienne……………………………
ACTE TROISIÈME.
Scène I.
Heureuse Agavé ! cette Ménade cruelle fit trophée du crime horrible qu’elle avait commis, et porta au bout de son thyrse sanglant la tête de son fils mis en pièces. Elle a commis ce forfait, mais du moins ce forfait n’est pas allé plus loin. Pour moi, c’est peu d’être coupable, j’ai fait partager mon crime à d’autres ; cela même serait peu de chose encore, mais je l’ai perpétué dans mes enfans. Il ne manquait à l’excès de ma misère que de chérir l’ennemi de ma patrie. Trois fois l’hiver a retiré ses neiges, et les épis sont tombés trois fois sous le tranchant de la faux, depuis que Polynice mène la vie errante de l’exil, et, banni de sa patrie, implore l’assistance des rois de la Grèce. Il a épousé la fille d’Adraste, dont le sceptre commande à cette mer qui entoure l’isthme de Corinthe. Ce prince conduit les armées de sept rois au secours de son gendre. Quels vœux je dois former, quel parti je dois prendre dans cette lutte, je n’en sais rien. Il réclame le trône. Sa cause est juste au fond sans doute, mais sa manière de la défendre la rend mauvaise. Malheureuse mère ! pourquoi former des vœux ? de chaque côté, c’est un fils que je vois. Tout acte de tendresse de ma part est un outrage à ma tendresse même : les vœux que je formerai pour le bonheur de l’un de mes enfans seront pour le malheur de l’autre. Mais quoique mon amour soit égal pour tous deux, je sens que mon cœur, toujours favorable à l’infortune, se tourne du côté où se rencontrent la meilleure cause et le plus mauvais sort. La fortune rend ceux qu’elle opprime plus chers à leurs parens.
Ô reine, pendant que vous laissez échapper ces tristes plaintes, le temps marche, les armées sont en bataille, et les glaives nus étincèlent. La trompette résonne, et les aigles déployées donnent le signal des combats. Les sept rois disposent leurs armées en ordre de bataille. La même ardeur enflamme les enfans de Cadmus. Tous les guerriers s’ébranlent de part et d’autre et se précipitent. Voyez ce nuage épais qui cache la lumière du jour, et ces tourbillons de poussière qui s’élèvent du sol ébranlé sous les pas des chevaux et montent au ciel comme une fumée. Et même, si la terreur ne trouble point ma vue, je vois briller les drapeaux ennemis. Le nom des chefs est écrit en lettres d’or sur les étendards. Hâtez-vous donc, rétablissez l’amour entre ces deux frères, la paix entre tous ; mère, jetez-vous entre vos deux fils, et faites tomber les armes impies dont ils veulent se combattre.
Allez, ô ma mère, et précipitez vos pas. Désarmez ces frères, arrachez le glaive à leurs mains homicides. Exposez même votre sein nu à la rencontre de leurs coups, arrêtez cette guerre, ou soyez-en la première victime.
J’irai, j’irai ; je présenterai ma tête à leurs coups ; je me tiendrai au milieu d’eux. Le frère qui voudra tuer l’autre devra d’abord frapper sa mère : que le fils tendre pose les armes à la prière de sa mère ; que le fils dénaturé commence par elle. Ma vieillesse calmera la bouillante ardeur de ces jeunes hommes ; aucun crime ne sera commis devant moi ; ou, s’il peut s’en commettre même en ma présence, il s’en commettra plus d’un.
Je vois leurs drapeaux qui se rapprochent, le terrible cri de guerre a retenti ; nous touchons au moment du crime, prévenez-le par vos prières. — On dirait que mes larmes les ont fléchis, tant les combattans s’avancent avec lenteur, les armes baissées. Mais si le gros de l’armée semble manquer d’ardeur, les chefs marchent d’un pas rapide.
Quel vent favorable m’emportera par les airs comme dans le tourbillon d’une tempête furieuse ? Que n’ai-je les ailes du Sphinx, ou des oiseaux du Stymphale qui forment dans leur vol un nuage épais pour cacher la lumière du jour ? Quelle Harpyie, traversant les airs pour s’abattre sur la table du cruel Phinée, me prendra sur ses ailes légères, et me jettera au milieu des deux armées ?
Elle marche avec fureur ; moins rapide est la flèche que le Parthe a lancée, la nef emportée par un vent furieux, l’étoile qui tombe du ciel en traçant dans les airs un sillon droit et lumineux. Dans le transport qui l’agite, elle court avec tant de vitesse que la voici déjà entre les deux armées. Ses prières maternelles ont enchaîné la guerre. Ces fiers combattans, qu’une égale ardeur poussait les uns contre les autres, s’apaisent à sa voix, et les traits qu’ils allaient lancer demeurent suspendus entre leurs mains. Le désir de la paix se manifeste ; tous cachent et laissent reposer leurs épées, mais celles des deux frères s’agitent encore. Leur mère arrache à leurs yeux ses cheveux blanchis, essaie de fléchir leur résistance obstinée, et ses larmes coulent sur ses joues. Tarder si long—temps à céder aux sollicitations d’une mère, c’est montrer qu’on est capable de ne pas s’y rendre.
ACTE QUATRIÈME.
Scène I.
C’est contre moi qu’il faut tourner le fer et les flammes ; c’est contre moi, contre moi seule qu’il faut diriger l’effort de ces guerriers partis de la ville d’Inachus, et de ceux qui sont descendus en armes de la citadelle de Thèbes. Citoyens et ennemis, frappez ce sein qui a donné des frères à mon époux ; déchirez mes membres, et mettez mon corps en pièces, puisque c’est moi qui ai mis au monde ces deux frères ennemis. Avez-vous jeté vos armes ? faut-il vous en prier encore, après vous en avoir tant priés ? Donnez-moi vos mains, donnez-les-moi tandis qu’elles sont encore pures. Jusqu’ici l’égarement seul vous a rendus coupables, votre crime a été celui du destin qui nous poursuit ; mais, de ce moment, vous devenez volontairement criminels ; il dépend de vous de l’être ou de ne l’être pas. Si le devoir vous touche, réconciliez-vous à la voix de votre mère ; si le crime vous plaît, vous aurez un double forfait à commettre. Votre mère se jette entre vous deux. Laissez là toute pensée de guerre, ou brisez l’obstacle que j’oppose à votre fureur. Indécise entre vous deux, auquel d’abord adresserai-je mes prières ? lequel dois-je presser le premier dans mes bras ? une tendresse égale me porte à la fois vers tous les deux. Polynice a été long-temps séparé de moi ; mais si votre accord fraternel subsiste, Étéocle va maintenant s’éloigner à son tour. Suis-je condamnée à ne vous voir jamais réunis que pour vous combattre ? Viens le premier dans mes bras, toi qui, éprouvé déjà par tant de peines et de maux, revois ta mère après un long exil. Viens, approche : cache dans le fourreau ce glaive impie, enfonce dans la terre cette lance qui tremble entre tes mains, et qui voudrait s’en échapper. Ce bouclier empêcherait ton sein de se poser sur le sein de ta mère ; dépose-le donc aussi. Débarrasse ton front de ce casque pesant, dégage ta tête de ce terrible appareil des batailles, et livre ton visage nu aux baisers de ta mère. Tu détournes les yeux, tu jettes des regards inquiets sur la main de ton frère. Ne crains rien, je te couvrirai tout entier de mes bras, on ne pourra verser ton sang qu’en répandant le mien. Tu hésites ? n’oses-tu donc te confier à ta mère ?
Oui, je crains ; les saintes lois de la nature n’ont plus de force. Après cet exemple donné par un frère, il faut se défier de sa mère même.
Reprends donc ton épée, renoue ton casque, rattache ton bouclier à ton bras gauche. Garde tes armes, jusqu’à ce que ton frère ait jeté les siennes. C’est à toi de poser l’épée, Étéocle, toi la première cause de cette guerre. Si tu abhorres la paix, si la fureur des combats s’est emparée de ton cœur, tu ne peux refuser du moins à ta mère une courte trève, le temps d’embrasser pour la première ou la dernière fois ce fils revenu de l’exil. Je vous demande la paix, écoutez-moi sans armes. Vous vous craignez l’un l’autre, moi je vous crains tous les deux, mais c’est pour chacun de vous. Étéocle, pourquoi refuser de remettre ton épée dans le fourreau ? Accepte plutôt avec joie un moment de trève ; dans la guerre où vous vous lancez, il est plus heureux d’être vaincu que de vaincre. Est-ce que tu crains quelque piège de la part de ton frère ? S’il faut absolument être perfide envers les siens, ou la victime de leurs perfidies, mieux vaut encore souffrir le crime que de le commettre. Mais ne crains rien, votre mère saura vous préserver l’un et l’autre de toute atteinte mutuelle. M’écoutez-vous enfin, ou s’il faut que j’envie le sort de votre père ? Suis-je venue pour empêcher un crime, ou pour le voir de plus près ? Ètéocle a caché son épée, il reste appuyé sur sa lance et se repose surses armes fichées en terre. C’est à toi maintenant, Polynice, que vont s’adresser mes prières ; mais, avant tout, vois mes larmes. Je contemple enfin ton visage si impatiemment désiré ; danni de ta patrie, le palais d’un prince étranger te sert d’asile ; tu as erré de mers en mers, de malheurs en malheurs ; ta mère n’était point là pour te conduire à l’entrée de la chambre nuptiale, pour orner ton appartement de guirlandes, pour entourer de bandelettes joyeuses les torches d’hyménée. Tu n’as reçu du père de ton épouse, ni trésors, ni fertiles campagnes, ni villes opulentes : la guerre, voilà ta dot. Tu es devenu le gendre de nos ennemis ; chassé de ta patrie, reçu dans une demeure étrangère, tu as perdu l’héritage de ta famille, en gagnant celui d’une autre ; tu as subi l’exil sans l’avoir mérité par aucun crime. Pour qu’il ne te manquât rien de la destinée de ton père, l’erreur aussi a présidé à ton hymen. Mon fils, rendu après une si longue absence, mon fils, la crainte et l’espoir de ta mère, toi dont j’ai toujours demandé la présence aux dieux, qui, sachant que ton retour ne m’ôterait pas moins de bonheur qu’il ne m’en donnerait, se sont joués de ma tendresse, et, comme je leur demandais quand je cesserais de craindre pour toi, m’ont dit : Tu le craindras lui-même. En effet, sans cette guerre, je ne t’aurais pas, et sans toi je ne verrais pas cette guerre. Ta présence est pour moi une faveur cruelle et bien chèrement achetée ; mais une mère ne peut s’en plaindre, même à ce prix. Seulement plus de combats, tandis que le dieu des batailles ne vous a poussés encore à aucun forfait. C’en est un assez grand déjà d’en être venus si près. Je tremble, je frissonne, en voyant deux frères en face l’un de l’autre, et à deux doigts du crime. À cette vue, je me sens défaillir. Malheureuse mère ! de combien peu j’ai manqué voir un forfait plus grand que celui qui fait que votre infortuné père ne pourrait plus voir le vôtre ! Quoique rassurée du côté de cet affreux malheur, quoique rien plus ne me l’annonce, la seule idée que j’aurais pu le voir me rend malheureuse. — Ô Polynice, par ces dix pénibles mois pendant lesquels je t’ai porté dans mon sein, par la vertueuse tendresse de tes sœurs, par la vengeance que ton père a exercée contre lui-même, par ces yeux qu’il s’est arrachés pour se punir d’un crime qu’il n’avait pas commis, rachetant, par un supplice affreux, une simple erreur, je t’en conjure, ô mon fils, détourne des murs de ta patrie ces torches incendiaires, et ramène en arrière les drapeaux de cette armée ennemie qui marche sur tes pas. Songe qu’en te retirant même, ton crime est en partie consommé. Thèbes a vu ses campagnes couvertes de bataillons étrangers ; elle a vu de loin l’éclat sinistre des armes ; elle a vu les prairies de Cadmus foulées sous les pas des coursiers ennemis ; elle a vu les chefs montés sur leurs chars rapides ; elle a vu la fumée des torches brûlantes qui doivent réduire nos maisons en cendres ; elle a vu (crime nouveau même pour ce malheureux pays) deux frères tout prêts à s’entr’égorger. Toute l’armée, vos deux sœurs, votre mère ont vu ce crime ; votre père se doit à lui-même de ne l’avoir pas vu. Pense donc à ton père, à cet Œdipe qui n’absout pas même l’erreur involontaire. Je t’en conjure, mon fils, ne porte point l’épée contre ta ville natale et contre le palais de tes pères, ne détruis point cette Thèbes où tu veux régner. Quelle fureur s’est emparée de toi ? tu perds ta patrie en voulant la posséder, et tu l’anéantis pour la rendre tienne. Ne sens-tu pas le tort que tu te fais à toi-même en portant le fer et la flamme dans nos plaines, en détruisant nos moissons presque mûres, en dépeuplant nos campagnes ? Qui jamais a détruit ainsi ses propres biens ? ces maisons que tu veux brûler, ces campagnes que tu livres au tranchant du fer, tu ne les crois donc pas à toi ? décidez entre vous qui sera roi, mais respectez le royaume où vous voulez régner. Tu veux porter le fer et le feu contre ces palais ? Tu auras le courage d’ébranler les murs d’Amphion, qui ne sont point l’ouvrage de ces machines pesantes qui crient sous le fardeau qu’elles élèvent, mais dont chaque pierre est venue se placer d’elle-même jusqu’au sommet des tours, aux accords de la lyre et de la voix de ce chantre divin ? tu pourrais briser ces marbres dans ta victoire, t’en aller couvert de nos dépouilles, et emmener captifs des chefs dont les années égalent celles de ton père ? tes barbares soldats arracheraient les femmes aux bras de leurs époux, et les entraîneraient chargées de fers ? et parmi la foule des prisonniers, les vierges théhaines seraient conduites pour être données comme esclaves aux femmes d’Argos ? moi-même enfin, ta mère, me liera-t-on aussi les mains derrière le dos, pour m’emmener comme un trophée de ta victoire sur ton frère ? peux-tu bien voir sans douleur tes concitoyens massacrés partout sous tes yeux ? peux-tu bien approcher l’ennemi de ces murailles si chères ? remplir Thèbes toute entière de sang et de feu ? si ton cœur est si dur et si barbare, si cruel et si impitoyable, aujourd’hui que tu ne règnes pas encore, que sera-ce donc quand tu régneras ? je t’en conjure, mon fils, apaise dans ton cœur cette fureur insensée, et reviens à des sentimens plus doux.
Quoi ! pour errer toujours par le monde ? pour être sans patrie et réduit à mendier les secours d’un peuple étranger ? quel malheur plus grand pourrais-je attendre, si j’avais trahi ma foi, si m’étais parjuré ? Je porterai donc la peine de la perfidie d’un autre, et lui jouira tranquillement du fruit de ses crimes ? Vous me dites de m’éloigner, ma mère ; je suis prêt à vous obéir, mais donnez-moi un asile où me retirer. Je consens, pour laisser à mon orgueilleux frère le palais qui m’est dû, à n’habiter moi-même qu’une pauvre cabane ; mais encore faut-il me la donner, encore faut-il qu’en échange d’un empire je trouve ce modeste asile. Livré à mon épouse, j’aurai donc à subir les caprices d’une femme heureuse et puissante, à me traîner humblement, comme un esclave, à la suite de mon beau-père ? Tomber de la royauté dans la servitude, c’est une chute cruelle, ô ma mère !
Si tu veux absolument régner, si ta main ne peut se passer d’un sceptre violemment conquis, la terre est grande, et toute autre contrée peut t’offrir une conquête de ce genre : de ce côté s’élèvent les sommets du Tmolus chers au dieu du vin, riche pays, contrée vaste et fertile. Là s’étendent les fécondes plaines que le Pactole arrose de son or ; celles où le Méandre promène ses eaux vagabondes, celles que l’Hèbre sillonne de ses flots rapides, ne sont pas moins désirables pour leur fécondité. Ici, c’est le Gargare si cher à Cérès, et la riche contrée où le Xanthe roule ses flots grossis par les neiges de l’Ida. Tu peux encore choisir cette terre où la mer Ionienne perd son nom, étroitement resserrée par le détroit de Sestos et d’Abydos ; ou cette côte plus orientale qui offre aux navigateurs les ports tranquilles et sûrs de la Lycie. C’est là qu’il faut conquérir des royaumes à la pointe de l’épée ; c’est là qu’il faut entraîner les vaillantes armées d’Adraste ; voilà les nations qu’il doit conquérir et soumettre à ta puissance. Suppose que c’est ton père qui rêgne encore aujourd’hui sur Thèbes. L’exil vaut mieux pour toi qu’un pareil retour : ton exil, c’est le tort d’un autre ; ton retour, c’est le tien propre. Il te sera plus glorieux d’employer tes armes à conquérir un nouveau royaume que tu puisses posséder sans crime ; ton frère même joindra ses forces aux tiennes, et te servira dans cette conquête ; va, mon fils, et pars pour une guerre où ton père et ta mère feront des vœux pour le succès de tes armes. Un trône souillé par le crime est pire que le plus triste exil. Songe à tous les maux de la guerre, et aux chances douteuses qu’elle entraîne avec elle. Quand tu amènerais avec toi toutes les forces de la Grèce, quand tes bataillons couvriraient nos plaines dans tous les sens, l’issue des combats demeure toujours incertaine, soumise qu’elle est aux caprices de Mars. L’épée égalise les adversaires les plus inégaux en force. L’espérance et la crainte se balancent au gré de l’aveugle fortune. Le but que tu poursuis est incertain, le crime seul est assuré. Suppose tous tes vœux remplis : tes concitoyens ont fui devant toi, vaincus et dispersés ; leur ruine est complète, tes soldats couvrent les campagnes. Eh bien ! dans l’ivresse de ta victoire, chargé des dépouilles de ton frère tombé sous tes coups, il te faudra maudire tes lauriers. Quel nom donneras-tu à une guerre où la joie du vainqueur devient un forfait exécrable ? Ce frère que, malheureux aujourd’hui, tu veux vaincre, tu pleureras sur lui dès que tu l’auras vaincu. Renonce donc à cette guerre impie, dissipe les alarmes de tes concitoyens, sèche les pleurs de ta famille.
Eh quoi ! mon frère dénaturé ne porterait point la peine de son parjure et de son crime ?
Sois sans crainte ; il ne sera que trop cruellement puni… Il règnera.
Est-ce là un châtiment ?
Si tu en doutes, crois-en du moins ton aïeul et ton père : c’est une vérité que Cadmus et sa famille t’apprendront : nul ne s’est assis impunément sur le trône de Thèbes ; et pourtant, aucun de ses rois jusqu’ici n’a dû le sceptre au parjure ; tu peux, dès ce moment, mettre Étéocle parmi eux.
Je l’y mets sans doute, et c’est à ce prix que je veux régner moi-même.
Moi, je te mets au nombre des exilés.
Et toi, règne, mais avec la haine de tes sujets.
C’est ne vouloir pas régner que de craindre la haine. La puissance et la haine sont deux choses que le créateur du monde a mises ensemble sur la terre. La gloire d’un roi, c’est de dominer la haine. L’amour des sujets ne peut que gêner souvent l’autorité du maître, leur inimitié lui laisse plus de puissance. Vouloir être aimé, c’est se condamner à ne porter le sceptre que d’une main faible et languissante.
Un pouvoir détesté n’est jamais durable.
C’est à des rois que je demanderai les leçons de l’art de régner. Garde pour toi la science de l’exil. Pour le trône je sacrifierais ma patrie, ma maison, mon épouse, et les livrerais aux flammes. Quelque prix qu’on mette à l’empire, il n’est jamais trop acheté…………………………………………