Les Philosophes (comédie)
’Auteur, informé qu’il se prépare des Editions furtives de la Comédie des Philosophes, désavoue toutes celles qui pourront paraître, & qui ne seront point conformes à celle-ci. Les mêmes ennemis, qui avant la Représentation avaient affecté de répandre plusieurs traits satyriques, comme s’il était tirés de la Piece, pourraient avoir part à ces Editions clandestines ; mais le Public équitable est en garde contre ces petits artifices renouvellés par trop de méchans. L’Auteur ose se flatter d’ailleurs que ses Lecteurs apercevront une différence de style trop sensible entre les Vers de sa Comédie, & ceux que l’on voudrait lui prêter, pour qu’ils puissent s’y méprendre.
ACTEURS. | |
Cydalise, | Mlle Dumesnil |
Rosalie, | Mlle Hus |
Damis, | M. de Bellecourt |
Valere, | M. Grandval |
Theophraste, | M. Brisard |
Dortidius, | M. Dubois |
Maron, | Mlle Dangeville |
Crispin, | M. Préville |
M. Propice, Colporteur, | M. Durancy |
M. Carondas, | M. Armand |
La scene est à Paris. |
LES
PHILOSOPHES
COMÉDIE
ACTE PREMIER
Scène première
Non, je ne reviens pas d’un semblable vertige.
Rompre un hymen conclu !
Tout est changé, vous dis-je.
Mais encor ?
Notre projet n’est pas de nous mésallier.
Nous voulons un Mari taillé d’une autre étoffe ;
En un mot, nous prenons un Mari Philosophe.
Que me dis-tu, Marton ?
Mais ne savez-vous pas que les absens ont tort ?
Trois mois ont opéré bien des Métamorphoses :
Peut-être dans trois mois verrons-nous d’autres choses.
Vous pourrez reparaître alors avec succès ;
Mais jusques-là, néant. En dépit du procès
Qui devait se finir par votre Mariage,
Sans appel aujourd’hui la pomme est pour le sage.
Le moyen que l’on change ainsi dans un moment !
Toute Femme est, Monsieur, un animal changeant.
On pourrait calculer les jours de Cydalise
Par les différents goûts dont son âme est éprise :
Quelquefois étourdie, enjouée à l’excès,
D’autres fois sérieuse, & boudant par accès ;
Coquette, s’il en fut, en sauvant le scandale,
Prude à nous étourdir de son aigre morale ;
Courant le Bal la nuit, & le jour les Sermons ;
Tantôt les Directeurs, & tantôt les Bouffons.
C’était-là le bon tems. Mais aujourd’hui que l’age
Fait place à d’autres mœurs, & veut un ton plus sage,
Madame a depuis peu réformé sa maison.
Nous n’extravaguons plus qu’à force de raison.
D’abord on a banni cette gaité grossiere,
Délices des Traitans, aliment du Vulgaire ;
A nos soupés décens tout au plus on sourit.
Si l’on s’ennuie, au moins c’est avec de l’esprit.
Quelquefois on admet, au lieu de Vaudevilles,
De savans Concerto, de grands airs difficiles ;
Car il faut bien encore un peu d’amusement.
Mais notre fort, Monsieur, c’est le raisonnement.
Quelque tems, dans le cercle, on parla Politique ;
Enfin tout disparut sous la Métaphysique.
Quelque chargé que soit ce bizarre tableau,
Je livre Cydalise aux traits de ton pinceau ;
Je m’en rapporte à toi. Mais que fait Rosalie ?
Ce que nous faisons tous, Monsieur ; elle s’ennuie.
Aux vœux de mon Rival son cœur s’est-il rendu ?
Non, ce cœur est à vous. L’Amour l’a défendu
Contre tous les projets d’un Rival téméraire ;
Mais votre sort dépend de l’aveu d’une Mère,
Ensorcelée au point que je n’ai plus d’espoir.
Pardonnez-moi ce mot ; je vois comme il faut voir.
Elle fut mon Amie, & je me flatte encore…
Le Bel Esprit, Monsieur, est tout ce qu’elle adore.
C’est une maladie inconnue à vingt ans ;
Mais bien forte à cinquante. Encore avec le tems,
On pourrait espérer un retour de sagesse,
S’il en était quelqu’un contre cette faiblesse
Quand à certains dégrés elle a fait des progrès.
Dans les commencemens, moi-même j’espérais ;
Mais sachez tous nos maux & ceux qui vont les suivre.
Entre nous…
Hé bien ? Quoi ?
Madame a fait un Livre.
Bon !
Qui même à présent s’imprime incognitò.
Quelque brochure ?
Non : un volume in-quarto.
Je lui conseille fort de garder l’anonyme.
Mais, dans ces beaux Esprits que Cydalise estime,
N’en est-il donc aucun assez droit, assez franc,
Pour lui montrer l’excès d’un travers aussi grand ;
Pour la désabuser ?
Ils ont tous conspiré de gâter sa cervelle ;
Sur-tout votre Rival. Comme il connaît son goût,
Il ne se borne pas à l’applaudir en tout ;
Il la fait admirer par Meilleurs ses semblables,
Tous Charlatans adroits, & Flatteurs agréables,
Ravis de présider dans sa Société,
D’y porter leurs erreurs, & faisant vanité
De dominer ici sur un esprit crédule,
Qu’ils ont l’art d’aguerrir contre le ridicule.
Et ce sont-là, dis-tu, des Philosophes ?
Du plus grand air encor. Paris en est rempli.
Mais pour établir mieux leur crédit chez Madame,
Et pour mieux pénétrer jusqu’au fond de son ame,
Ils nomment aux emplois vacans dans la maison.
Leur choix, toujours guidé par la saine raison,
Quel qu’il soit, à Madame est toujours sûr de plaire.
Je soupçonne pourtant un certain Secrétaire,
Reçu par Cydalise à titre de Savant,
De n’avoir d’autre emploi que celui d’intrigant,
De receler un fourbe, & d’être ici pour cause ;
Mais enfin, tôt ou tard, j’éclaircirai la chose.
Quel motif as-tu donc pour en juger si mal ?
Ou je me trompe fort, ou c’est votre Rival
Qui pour servir ses feux ici s’impatronise.
Quel homme est-ce ?
Et pourtant, m’a-t-on dit, natif de Pézenas,
Titré du nom pompeux de Monsieur Carondas,
Reconnu pour Savant, du moins sur sa parole,
Tout hérissé de Grec & de termes d’Ecole
Plaçant à tout propos ce bizarre jargon,
Et nous citant sans cesse Homère ou Lycophron.
Ha, ha, ha, ha, ha, ha.
Je peins d’après nature.
Ce Monsieur Carondas est de mauvais augure ;
Mais avec ton secours & celui de Crispin…
Quoi ! Crispin est ici ?
Etait de vous unir ; tu le sais, & j’espere
Que tu me serviras de ton mieux.
Crispin est fort adroit ; j’en tirerai parti,
Je compte sur tes soins.
Je déclare la guerre à la Philosophie.
Je te devrai, Marton, le bonheur de ma vie.
Mais… ne puis-je un moment ?…
Tenez, Monsieur ; l’Amour a sû vous prévenir :
On vient ; c’est Rosalie.
Scène II
Quand je reviens ici, guidé par l’espérance,
Réclamer une foi promise à mon ardeur,
On m’apprend qu’un rival, jaloux de mon bonheur,
Ose me disputer le seul bien où j’aspire.
Qu’avec lui, contre moi, votre mère conspire.
Ah ! rassurez du moins mon cœur désesperé.
Doutez-vous que le mien en soit moins pénétré ?
Je vois avec douleur ce changement extrême,
Je souffre autant que vous ; mais enfin je vous aime.
À ce titre du moins quelque espoir m’est permis.
Qui pourrait résister à deux amans unis ?
Ma mère vous aimait. En vous voyant, peut-être,
Dans son cœur combattu, l’amitié va renaître.
Sur ce cœur autrefois j’avais plus de pouvoir.
Je le sçais ! c’est à vous, Damis, de l’émouvoir ;
Allez, & pour combler le bonheur que j’espère,
Que je vous doive encor les bontés de ma mère.
Beaux sentimens ! mais moi je ne m’y fierais pas.
Laisse-moi mon erreur.
Qu’il faut à la raison ramener Cydalise.
Encore est-il permis de tenter l’entreprise.
Oui ; c’est un beau moyen, des soupirs & des pleurs !
Oh ! la Philosophie endurcit trop les cœurs.
Je ne l’aurais pas cru ! mais pourtant, si ma mère
M’immolait sans retour aux desseins de Valere,
Si ce projet enfin était bien avéré,
Pourquoi jusqu’à présent n’est-il pas déclaré ?
Qui peut la retenir ?
Elle n’a pas encor fait venir le Notaire,
Il est vrai ; les témoins ne font pas invités,
D’accord ; il manque aussi quelques formalités,
J’y consens ; il se peut d’ailleurs que la journée
Ne soit pas fixement encor déterminée ;
J’en conviens. Cependant ne souffre-t-elle pas
L’hommage assez public qu’il rend à vos appas ?
N’en êtes-vous pas même à toute heure obsedée ?
Mais non ; je me trompais : ce n’était qu’une idée.
Hélas ! peux-tu, Marton, me désoler ainsi ?
J’avais rêvé.
Marton…
Propos en l’air.
Marton…
Absurde.
Mais, Marton…
Illusion, vous dis-je.
Ce cruel badinage est bien peu de saison.
J’avais tort.
Tu poursuis ? Hé bien ! je…
Rosalie.
Non, Monsieur, c’en est trop.
Demeurez, je vous prie.
Ah ! vous vous fâchez donc ? Vraiment, c’est très-bien fait.
Mais raisonnons un peu. Dites-moi, s’il vous plaît,
Fallait-il vous tromper ? Je sçais bien que le doute
Suspend l’impression des maux que l’on redoute.
Qu’il est très-naturel d’éloigner le danger,
Et de rendre toujours son fardeau plus léger.
Moi-même à vous flatter je serais la première.
J’aurais soin de fermer les yeux à la lumière,
Sans l’intérêt pressant qui me parle pour vous.
Pardonnez ; mais, ma foi, les amans sont des foux.
Tranquilles sans raison, désespérés sans cause,
Dans un juste équilibre aucun ne se repose,
Et le sang froid souvent les conseille bien mieux,
Que cet Amour qu’on peint un bandeau sur les yeux.
Comment ! Voilà, parbleu, de la Philosophie !
On apprend à heurler, dit-on, de compagnie,
En fréquentant les loups. Le proverbe a raison.
C’est un mal répandu dans toute la maison,
Mais perdons un moment cette idée importune.
(A Rosalie.)
Çà, faisons notre paix. Vous serez sans rancune ?
Vous me le promettez ?
Oh ! je te le promets.
Et moi d’être attentive à tous vos intérêts.
Vous, Monsieur, qui sans soins & sans trouble dans l’ame,
Passeriez votre vie à regarder Madame,
Il faut battre en retraite, & même promptement.
Songez qu’il est grand jour dans cet appartement,
Que nous pourrions ici risquer quelque surprise.
Et qu’il faut vous montrer d’abord à Cydalise,
Avant que de penser à d’autres rendez-vous.
Je cours m’y disposer, dans un espoir si doux.
Je remets en tes mains le bonheur de ma vie.
Vous que j’adore, adieu, ma chere Rosalie.
Scène III
Vous, soyez sans faiblesse. Allons, point de langueur.
La fermeté, Madame, en impose au malheur.
Si tu pouvais sentir combien je hais Valère !
Oui : Damis sort d’ici. Mais c’est à votre mère
Qu’il importe surtout de parler avec feu.
Si vous aimez Damis, ce fut de son aveu ;
Je le suppose au moins.
Certainement.
Ne font rien, comme on fait, sans l’avis des familles,
C’est la régle. Il faut donc déclarer sans détour
Pour l’un tous vos mépris, pour l’autre votre amour.
Oh ! oui.
Vous sentez-vous cette fermeté d’ame ?
Assurément, Marton.
Allons, j’entens Madame.
Ah ! Marton…
Cela promet.
L’Amour dans le besoin me rendra du courage.
L’Amour ! oui vous ferez tous deux de bel ouvrage.
Il y parait vraiment, à cet air d’embarras,
Qu’un mot dit au hazard…
Mais enfin tu verras.
Ce n’est point à l’Amour à vous tirer de peine.
Il est trop mal adroit. Pensez à votre haine ;
Voilà le sentiment qui doit vous inspirer,
Dont il est important de vous bien pénétrer.
Je ne sais si l’amour, que d’ailleurs je révère,
Est de nos passions en effet la plus chère ;
Mais ce n’est que faiblesse, & que timidité.
La haine n’est qu’ardeur & que vivacité.
L’un abbat, l’autre anime, & dans un cœur femelle,
Ma foi, je la croirais beaucoup plus naturelle.
Vous ne connaissez pas encor ce sentiment.
Que votre cœur l’éprouve aujourd’hui seulement.
Tenez, j’aime Crispin, & je sens pour Valère…
Mais, ce n’est plus un jeu, j’apperçois votre mère.
Tu me soutiendras ?
Oui.
Scène IV
Prenez mes clés, allez renfermer mon Platon.
De son monde idéal j’ai la tête engourdie.
J’attendais à l’instant mon Encyclopédie ;
Ce Livre ne doit plus quitter mon Cabinet.
A Rosalie.
Vous, demeurez ; je veux vous parler en secret.
A Marton.
Laissez-nous.
Allons, ferme, & montrez du courage.
Obéissez, Marton.
Scène IV
Rosalie, & pour vous j’eus toujours des bontés.
Je vais connaître enfin si vous les méritez.
Je ne consulte point ce sentiment vulgaire.
Amour de préjugé, trivial, populaire,
Que l’on croit émané du sang qui parle en nous.
Et qui n’est, dans le fond, qu’un mensonge assez doux.
Une faiblesse…
Quoi ! cette impression si touchante & si pure,
Ce premier des devoirs, cet auguste lien,
(Je définirai mal ce que je sens si bien,)
N’importe, se peut-il que le cœur de ma mère
Méconnaisse aujourd’hui ce sacré caractère ?
Ah ! rappellez pour moi vos sentimens passés.
En les analysant, vous les affaiblirez.
J’ai cru, tout comme une autre, à ces vaines chimères,
Dignes du gros bon-sens qui conduisait nos pères.
Crédule, heureuse même en mon aveuglement,
Automate abusé, je suivais le torrent.
Je commence à sentir, à penser, à connaître.
Si je vous aime enfin, c’est en qualité d’Etre :
Mais vous concevez bien qu’un autre individu
N’aurait à mes bontés qu’un droit moins étendu.
Vous déchirez mon cœur. Ah ! permettez, Madame,
Souffrez qu’à vos genoux votre fille réclame
Un droit plus légitime & des titres plus doux.
Pourquoi briser les nœuds qui m’attachaient à vous ?
Jugez de leur pouvoir à mon trouble, à mes larmes.
Ma fille !… Hé quoi ! pour vous l’erreur a tant de charmes !
Vous me faites pitié. Consultez la Raison,
Ces puérilités ne sont plus de saison.
Je reconnais vos droits sur le cœur d’une mère ;
Mais je les annoblis, & si je vous suis chère,
Si j’ai sur vous aussi quelques droits à mon tour
J’en exclus le hazard, qui vous donna le jour.
Je ne puis soutenir ce funeste langage.
Il fait à toutes deux un trop sensible outrage.
Qui ? Moi ! Le pensez-vous, que je puisse jamais
Oublier que ma vie est un de vos bienfaits ?
Non…
Doit mériter, sur-tout, votre reconnaissance ;
Voilà le digne objet où tendent tous mes vœux.
Vous apprendre à penser, voilà ce que je veux.
Concevez le bonheur d’étendre son génie,
D’ouvrir l’œil aux clartés de la Philosophie,
De dissiper la nuit où vos sens font plongés.
D’affranchir votre esprit du joug des préjugés !
Ce grand art d’exister, qui n’appartient qu’au sage,
Dont je connais enfin le solide avantage,
Ce jour de la Raison, dont j’ai sû m’éclairer,
Ma Fille, mon amour veut vous le procurer.
J’avais avec Damis conclu votre hyménée.
De légers intérêts m’avaient déterminée.
Des rapports de fortune, un procès à finir,
Je me souviens qu’alors tout semblait vous unir.
C’est ainsi que se font la plupart des affaires ;
Mais enfin, aujourd’hui je romps ces nœuds vulgaires.
Damis a du bon sens, des vertus, de l’honneur,
Il a ce que le monde exige à la rigueur :
Tout mortel n’est pas fait pour aller au sublime ;
Dans le fond, cependant, on lui doit de l’estime :
Mais je vous dois aussi, ma fille, un autre Epoux,
Beaucoup plus convenable & plus digne de vous.
Valere a ce qu’il faut pour plaire & pour séduire,
C’est peu de vous aimer, il sçaura vous instruire ;
En un mot, c’est de lui que mon cœur a fait choix.
Ainsi, vous oubliez que Damis autrefois
Eut votre aveu, Madame, & celui de mon pere ?
Votre pere ! il est vrai que je n’y songeais guere.
Plaisante autorité que la sienne en effet !
L’Etre le plus borné que la nature ait fait.
Nul talent, nul essor, espece de machine
Allant par habitude, & pensant par routine.
Ayant l’air de rêver & ne songeant à rien,
Gravement occupé du détail de son bien,
Et de mille autres soins purement domestiques ;
Défenseur ennuyeux des préjugés gothiques.
Sauvage dans ses mœurs, alliant à la fois
La morgue de sa robe au ton le plus bourgeois ;
Ne s’énonçant jamais qu’avec poids & mesure,
Et qui toujours grimpé sur la magistrature,
Hors de son tribunal, aurait cru déroger ;
Ayant, comme Dandin, la fureur de juger.
Mais il est mort enfin, laissons en paix sa cendre.
Ah ! Madame, songez…
Un pere n’est qu’un homme, & l’on peut sensément
Remarquer ses défauts, en parler librement.
Si ce sont-là les droits de la Philosophie,
Souffrez que j’y renonce, & pour toute ma vie.
Je perdrais trop, Madame, à m’éclairer ainsi ;
J’ose vous l’avouer. Daignez permettre aussi
Qu’en faveur de Damis je vous rappelle encore
Vos premières bontés que votre fille implore.
Non, Valere est l’Amant que j’ai choisi pour vous,
Ma fille, & dès ce soir il sera votre Epoux.
Ces nœuds embelliront le cours de votre vie.
Quant à vos préjugés sur la Philosophie,
Contre eux, à mon exemple, il faut vous aguerir.
Le tems & la raison sauront vous en guérir.
Vous êtes dans cet âge ou l’on commence à vivre,
Tout fait ombrage alors ; mais vous lirez mon livre.
J’y traite en abrégé de l’Esprit, du bon sens,
Des passions, des Loix, & des Gouvernemens ;
De la vertu, des mœurs, du climat, des usages,
Des peuples policés & des peuples sauvages ;
Du désordre apparent, de l’ordre universel,
Du bonheur idéal & du bonheur réel.
J’examine avec soin les principes des choses,
L’enchaînement secret des effets & des causes.
J’ai fait exprès pour vous un chapitre profond.
Je veux l’intituler : Les devoirs tels qu’ils sont
Enfin, c’est en morale une Encyclopédie,
Et Valere l’appelle un Livre de génie.
Vous serez trop heureuse avec un tel Epoux.
Un jour vous connaîtrez ce que je fais pour vous ;
Vous m’en remercîrez. Adieu, Mademoiselle,
Songez à m’obéir.
Scène VI
Que résoudre ! Que faire ? Ah ! te voilà, Marton.
Oui, j’ai tout entendu. Mais quelle déraison !
Quel travers !
Je n’ai plus qu’à mourir.
Mourir ! Vous vous moquez, & ce n’est plus l’usage.
On ne le souffre pas même dans les Romans.
Mais enfin…
Cette crise, après tout, vous l’aviez attendue ?
Mon ame en ce moment n’en est pas moins émue.
Présumez vous si peu du succès de mes soins ?
Ah ! Marton…
Si vos vœux sont comblés, dites-moi, je vous prie,
A quoi ce beau chagrin vous aura-t-il servie ?
Oui, si tu réussis ; mais qui m’en répondra ?
Vous pleurerez alors autant qu’il vous plaira,
Je vous aiderai même, & n’aurai rien à dire ;
Mais jusqu’à ce moment, qui vous défend de rire ?
A tout évenement, c’est toujours fort bien fait.
Et quand tout irait mal, je crois qu’il le faudrait.
Du moins c’est mon humeur. Le chagrin m’incommode.
Je le crois inutile, & j’en suis l’antipode.
C’est à quoi dans la vie il faut le moins songer,
Et l’on a toujours tort, quand on veut s’affliger.
Mais allons concerter quelque heureuse saillie,
Venez, & nous verrons si la Philosophie,
Quelque soit son crédit, pourra dans ce grand jour
Tenir contre Marton, & Crispin, & l’Amour.
ACTE II
Scène première
Frontin.
Je vous l’ai déjà dit, & devant Cydalise
Il vous arrivera de me nommer ainsi.
Frontin ! pour un Savant le beau nom ! songez-y,
Monsieur, il ne faudrait que cette étourderie
Pour donner du dessous à la Philosophie.
D’accord.
Les tons trop familiers, puisqu’enfin, selon vous,
Les hommes sont égaux par le droit de nature,
Je suis, quoique Frontin, votre égal.
Que c’est mon sentiment.
J’avais toujours pensé que les Loix avaient tort ;
Et même Cydalise, en un certain Chapitre,
Ne prouve point trop mal à mon gré…
Que l’avis d’une folle à qui dans un moment
On ferait adopter tout autre sentiment ;
Qui ne sçait que des mots, & n’a rien dans la tête.
Mais entre nous, Monsieur, son Livre est-il si bête ?
Pitoyable.
Le stile…
Ennuyeux à l’excès.
Vous la flattez pourtant du plus brillant succès.
Sans doute.
Et le Public ?
Comment il faut penser, parler, juger, écrire ;
Nous le déciderons aisément.
Il faut l’apprivoiser, le flatter.
Il est, pour le gagner, des méthodes plus sûres.
Le moyen ?
C’est un expédient par nos Sages trouvé ;
Le secret est certain, nous l’avons éprouvé.
Dans peu, tu le verras toi-même avec surprise,
Nous porterons aux Cieux le nom de Cydalise ;
Cinq ou six traits hardis, révoltans, scandaleux,
Produiront dans son Livre un effet merveilleux.
Il faut les ajouter.
Et comment lui prouver que ces traits-là sont d’elle.
Et le reste en est-il ? Dabord avec pudeur
Elle s’en défendra, puis s’en croira l’Auteur.
Je ne sais ; mais pour moi, je rougirais dans l’ame…
As-tu donc oublié que Cydalise est femme ?
Crois-moi, suppose encore un piège plus grossier,
L’amour propre est crédule, & l’on peut s’y fier.
Les femmes sur ce point sont même assez sinceres.
Messieurs les beaux esprits ne leur en doivent gueres.
Mais enfin vous croyez qu’avec cinq ou six traits
Nous devons nous attendre au plus heureux succés ?
Sans doute, & cette idée, entre nous, n’est pas neuve.
Le Livre de Cratès n’en est-il pas la preuve ?
Jamais production ne prit un tel essor.
Chacun se l’arrachait, on se l’arrache encor :
Pour Livre dangereux partout on le renomme.
Et pourtant nous savons que Cratès est bon homme.
Il est vrai.
On ne juge jamais son sexe à la rigueur.
Quelques-uns de ces traits qu’on se dit à l’oreille.
Au Public hébété feront crier merveille !
Je veux que Cratès même en devienne jaloux.
Et rien n’est plus aisé, nous la protégeons tous.
Hé bien, quoique nourri, Monsieur, à votre école,
J’avais, tout bonnement, admiré sur parole
Et l’ouvrage & l’Auteur. Car enfin, mot à mot
Elle n’a rien écrit que d’après vous.
Le sot !
Mais pour ces beaux endroits ajoutés à son Livre,
Si les Loix s’avisaient, Monsieur, de nous poursuivre.
Elle aurait le plaisir de s’entendre louer ;
N’est-ce rien ? Quitte après à tout désavouer.
D’ailleurs l’amour du vrai va jusqu’à l’héroïsme
Ces grands mots importans d’erreur, de fanatisme
De persécution viendraient à son secours.
C’est un ressort usé qui réussit toujours.
N’avons-nous pas encor l’exemple de Socrate
Opprimé, condamné par sa Patrie ingrate ?
Tous nos admirateurs parleraient à la fois.
Mais, Monsieur, ce Socrate obéissait aux Loix.
Oui, la Philosophie encor dans son enfance
Des préjugés du moins conservait l’apparence ;
Mais nous n’en voulons plus.
Tout devient donc permis ?
Excepté contre nous & contre nos amis.
Vive le bel Esprit & la Philosophie !
Rien n’est mieux inventé pour adoucir la vie.
Comment ! sur des rochers on plaçait la Vertu ?
Y grimpait qui pouvait. L’homme était méconnu.
Ce Roi des animaux, sans guide & sans boussole,
Sur l’Océan du monde errait au gré d’Eole ;
Mais enfin nous savons quel est son vrai moteur.
L’homme est toujours conduit par l’attrait du bonheur,
C’est dans ses passions qu’il en trouve la source.
Sans elles, le mobile arrêté dans sa course
Languirait tristement à la terre attaché.
Ce pouvoir inconnu, ce principe caché,
N’a pû se dérober à la Philosophie,
Et la Morale enfin est soumise au génie.
Du globe où nous vivons Despote universel.
Il n’est qu’un seul ressort, l’intérêt personnel ;
A tous nos sentimens, c’est lui seul qui préside ;
C’est lui qui dans nos choix nous éclaire & nous guide.
Libre de préjugés ; mais docile à sa voix,
Le Sauvage attentif le suit au fond des bois.
L’homme civilisé reconnaît son empire ;
Il commande en un mot à tout ce qui respire.
Quoi ! Monsieur, l’intérêt doit seul être écouté ?
La Nature en a fait une nécessité.
J’avais quelque regret à tromper Cydalise ;
Mais je vois clairement que la chose est permise.
La fortune t’appelle, il faut la prendre au mot.
Oui, monsieur.
La franchise est la vertu d’un sot.
Oui, Monsieur… mais toujours je sens quelque scrupule
Qui voudrait m’arrêter.
Dont il faut s’affranchir !
Quoi ! Véritablement ?
Il s’agit d’être heureux, il n’importe comment.
Tout de bon ?
Tu remplis un devoir que l’usage autorise.
Ne faut-il pas flatter quand on veut plaire aux gens ?
Bien voir ses intérêts, c’est être de bon sens.
Le superflu des sots est notre patrimoine.
Ce que dit un Corsaire au Roi de Macédoine,
Est très-vrai dans le fond.
Oui, monsieur.
Devraient être communs ; mais il est des moyens
De se venger du sort. On peut avec adresse
Corriger son étoile, et c’est une faiblesse
Que de se tourmenter d’un scrupule éternel.
Valere s’apercevant que Carondas veut le voler.
Mais que fais-tu donc là ?
Ce principe caché… Monsieur… qui nous inspire,
Et qui commande enfin à tout ce qui respire…
Quoi ! Traître, me voler !
Tous les biens sont communs.
Il est certains malheurs auxquels on se hasarde,
Lorsque l’on est surpris.
Monsieur, j’y prendrai garde.
Ceci, Monsieur Frontin, doit être une leçon ;
Mais puisqu’il ne faut plus vous nommer de ce nom,
Songez à me servir auprès de Cydalise.
Jusqu’ici, tout va bien ; sa Fille m’est promise.
Vous savez là-dessus quels sont mes sentimens,
Ainsi continuez de flatter ses talens.
Vos termes de Collége ont produit des merveilles ;
Il faut de plus en plus étourdir ses oreilles,
De ce jargon savant qui vous a réussi.
Vous êtes sans fortune, et vous pouvez ici
Vous faire un petit sort que j’aurai soin d’étendre,
Si mes vœux ont l’effet que j’ai droit d’en attendre.
Adieu, soyez discret, je serai généreux.
Scène II
Mon premier coup d’essai n’est pas des plus heureux.
Je suis encor trop loin d’atteindre mon modele,
Et c’est au second rang que le Destin m’appelle.
Scène III
Me voilà parvenue à m’en débarrasser.
Que l’oisiveté pèse alors qu’on veut penser !
Parmi tous ces fâcheux dont j’étais obsedée,
Je n’ai pas entrevu le germe d’une idée.
On ne peut à ce point outrager le bon sens ;
Mais il faut tout souffrir de messieurs ses parents.
À Monsieur Carondas.
Ah ! Vous êtes ici. Bon ! Prenez votre place.
Mon Livre va paraître, on attend la Préface,
Il faut y travailler. J’aurais voulu pourtant
Que nous eussions Valere.
Et nous parlions de vous, Madame, avec ivresse.
Vous parliez de mon Livre ?
C’est, dit-il, un Brevet pour l’Immortalité ;
Vous allez éclipser la docte Antiquité.
Je n’ose avec le sien mesurer mon suffrage ;
Mais l’admiration me prend à chaque page.
Vous en êtes content ?
Votre Livre est nourri d’un savoir si profond
Que vous me feriez croire au Démon de Socrate.
Vous vous y connaissez.
Oui, madame, on m’en flatte.
Mais apprenez-moi donc comment cela se fit ?
Il faut que vous sachiez tout ce qui s’est écrit.
Avec nombre de gens je me suis rencontrée,
Et c’est un pur hazard.
Quoi ! Vous n’avez pas lu le savant Vossius ?
Non, jamais.
Casaubon ?
Encor moins.
Grotius ?
Point du tout. Sont-ce-là les Livres d’une Femme ?
Ma foi, de plus en plus vous m’étonnez, Madame,
Quoi ! Rien de tout cela ?
Non, rien, vous dis-je, rien.
Mais vous parlez des Loix mieux que Tribonien.
Oh ! pour Tribonien, convenez…
Je l’ignore.
Vous connaissez du moins Thalès, Anaxagore ?
Non.
Le Fils naturel ?
Ce sont de ces écrits qu’il faut citer d’abord.
Je ne veux point ici m’ériger en Arbitre ;
Mais j’en aurais jugé, comme vous, sur le titre.
C’est aussi mon avis, et je crois qu’en effet
Un Ouvrage excellent s’annonce au moindre trait.
C’est un je ne sais quoi… dont notre ame est saisie…
Cela se sent… enfin c’est l’attrait du Génie.
J’entens. C’est à peu près la vapeur d’un ragoût
Qui réveille à la fois l’odorat & le goût.
Oui ; la comparaison est pourtant trop vulgaire.
Elle est de Lycophron.
Venons à ma Préface. Allons, je vais dicter.
(Après un silence et avec emphase.)
Écrivez. J’ai vécu[1]. Non, c’est mal débuter.
Effacez, J’ai vécu. Mettez-vous à votre aise.
(Avec de l’aigreur.)
Ah ! Monsieur Carondas, votre plume est mauvaise.
(Elle rêve.)
J’ai vécu ne vaut rien.
J’ai vécu, dit beaucoup !
Un début plus pompeux et plus philosophique.
Cette simplicité, madame, est énergique.
Non, non, je cherche un tour qui soit moins familier.
(Avec humeur.)
On n’a jamais écrit sur de pareil papier.
Effacez donc, Monsieur ; votre encre est détestable.
(Elle rêve.)
Je ne pourrai trouver un tour plus favorable !
(Avec impatience.)
Ah ! Valere, après tout, devrait bien être ici.
Je ne me sens jamais tant d’esprit qu’avec lui.
(Elle rêve.)
Quoi ! Pas même une idée ? Ah ! je suis au supplice.
Madame, le génie a ses jours de caprice,
Et ceci me rappelle un mot de Suidas,
Qui dit élégamment…
Laissez les morts en paix. J’avais un trait sublime,
(Elle rêve.)
Qui m’échappe. Attendez… mais, oui ; ce tour exprime…
(Avec impatience.)
Écrivez. Non, la phrase a trop d’obscurité.
Je ne sentis jamais cette stérilité.
Quel métier ! finissons. C’en est fait, j’y renonce.
L’Imprimeur attendra, portez-lui ma réponse.
Non, revenez. Enfin je l’ai trouvé : j’y suis.
Vite, écrivez, monsieur : Jeune homme, prends & lis[2].
Jeune homme prends & lis. Le tour est-il unique ?
Qu’en pensez-vous, Monsieur ?
C’est le ton du Génie & de la Vérité.
J’oublie en le lisant tout ce qu’il m’a coûté.
Jeune homme prends & lis ! Il est inimitable,
Et Valere en sera d’une joie incroyable.
D’un doux frémissement vous vous sentez troubler.
Jeune homme, prends & lis. L’oracle va parler ;
La Nature à tes yeux ici se manifeste.
Non, rien n’est si sublime, et pourtant si modeste.
Mais que nous veut Marton ?
Scène IV
Qui demande à vous voir.
J’allais finir sans lui. L’importun personnage !
On ne me permet pas d’achever un Ouvrage.
Valere achèvera.
L’ouvrage est fait, Madame, à n’y plus revenir.
Je le donne en dix ans à nos plus grands génies.
Oui, vous avez raison. Faites-en vingt copies.
Ah ! Je respire enfin, & j’ai sû m’en tirer.
Jeune homme, prends & lis. Oui, Damis peut entrer.
Scène V
Vous voilà de retour ?
Pour me plaindre de vous & vous ouvrir mon âme.
Je n’aperçois que trop, et c’est avec douleur,
Que j’ai perdu mes droits au fond de votre cœur,
Et que votre amitié s’est enfin ralentie ;
Mais la mienne jamais ne s’étant démentie,
Souffrez que je rappelle à votre souvenir
Un espoir que le temps ne dut pas en bannir.
Vous savez à quel point votre fille m’est chere ;
C’est votre aveu, du moins, c’est celui de son pere,
Qu’en faveur de mes feux je réclame aujourd’hui,
Puisqu’enfin près de vous j’ai besoin d’un appui.
Le titre, je l’avoue, est assez légitime ;
Je conviens de mes torts, non pas que mon estime,
Ni que cette amitié qui m’attachait à vous,
Ne soient encor pour moi des sentiments bien doux,
Et c’est ce que d’abord on aurait dû vous dire :
Mais j’ai formé des nœuds dont le charme m’attire,
J’ai suivi trop longtemps les frivoles erreurs
D’un monde que j’aimais. L’âge a changé mes mœurs,
Aujourd’hui toute entiere à la Philosophie,
Libre des préjugés qui corrompaient ma vie,
N’existant plus enfin que pour la vérité,
Je me suis fait, Damis, une société,
Peu nombreuse, il est vrai : je vis avec des Sages,
Et j’apprends à penser en lisant leurs ouvrages :
J’ai choisi l’un d’entr’eux pour ma fille, & ce soir,
Cette heureuse union doit combler mon espoir,
C’est à vous de juger si, quoique votre amie,
Je dois vous immoler le bonheur de ma vie.
Non, pour votre bonheur je donnerais mes jours,
Et la même amitié m’inspirera toujours.
Mais quels sont donc enfin ces rares avantages
Attachés, dites-vous, au commerce des Sages.
Je ne prends point pour tels un tas de Charlatans,
Qu’on voit sur des tréteaux ameuter les passants,
Qui mettent une enseigne à leur Philosophie :
De tous ces importans ma raison se défie.
De ce vain appareil le Vulgaire est séduit.
Moi, je suis de ces gens qui font peu cas du bruit,
Et je distingue fort l’ami de la sagesse,
Du pédant qui s’enroue à la prêcher sans cesse.
Je sçais tout le mépris que l’on doit aux pédants,
Et ne les confonds pas avec les vrais Savans.
Epargnez-vous, monsieur, cette satyre amere,
Ceux que je peux nommer, Théophraste, Valere,
Dortidius enfin, sont tous assez connus…
Je ne connais entr’eux que ce Dortidius.
Quoi ! Madame, il en est ?
D’où vient cette surprise ?
Je l’ai connu, vous dis-je ; excusez ma franchise :
Apparemment qu’alors il cachait bien son jeu ;
Mais ce n’était qu’un sot, presque de son aveu.
Quelqu’un me le fit voir, et malgré sa grimace,
Et les plats compliments qu’il vous adresse en face,
Et le sucre apprêté de ses propos mielleux,
Ma foi, je n’y vis rien de si miraculeux.
Malgré son ton capable, et son air hypocrite,
Je ne fus point tenté de croire à son mérite,
Et je ne lui trouvai pour le peindre en deux mots,
Qu’un froid enthousiasme imposant pour les sots.
Ce jugement fait tort à votre intelligence,
Et ce Dortidius fait honneur à la France ;
Son nom chez les Savans fut toujours en crédit,
Et je ne sçais pourquoi tout le monde en médit.
Mais quittons ce propos. Ces rares avantages,
Dont je suis redevable au commerce des Sages,
Je dois vous en parler & leur en faire honneur.
Peut-être, après cela, leur tiendrez vous rigueur.
N’importe, il faut du moins apprendre à les connaître.
J’avais des préjugés qui dégradaient mon être ;
Vainement ma raison voulait s’en dégager,
L’habitude bientôt venait m’y replonger.
Les plus vaines terreurs me déclaraient la guerre,
Je croyais aux esprits, j’avais peur du tonnerre,
Je rougis devant vous de ces absurdités,
Mais on nous berce enfin de ces frivolités,
Et leur impression n’en est que plus durable.
Notre éducation, frivole, méprisable,
Loin de nous éclairer sur le vrai, ni le faux,
N’est que l’art dangereux de masquer nos défauts.
Mes yeux se sont ouverts, hélas ! trop tard peut-être !
À ces hommes divins, je dois un nouvel être.
Le hazard présidait à mes attachemens,
J’étais aux petits soins avec tous mes parens,
Et les dégrés entre eux réglaient les préférences.
Cet ordre s’étendait jusqu’à mes connoissances.
J’avais tous ces travers, beaucoup d’autres encor ;
Enfin mes sentimens ont pris un autre essor.
Mon esprit épuré par la Philosophie
Vit l’Univers en grand, l’adopta pour Patrie,
Et mettant à profit ma sensibilité,
Je ne m’attendris plus que sur l’humanité.
Je ne sçais, mais enfin dussé-je vous déplaire,
Ce mot d’humanité ne m’en impose guère,
Et par tant de fripons je l’entends répéter,
Que je les crois d’accord pour le faire adopter.
Ils ont quelque intérêt à le mettre à la mode.
C’est un voile à la fois honorable & commode,
Qui de leurs sentimens masque la nullité,
Et prête un beau dehors à leur aridité.
J’ai peu vu de ces gens qui le prônent sans cesse,
Pour les infortunés avoir plus de tendresse,
Se montrer, au besoin des amis, plus fervens,
Etre plus généreux, ou plus compatissants,
Attacher aux bienfaits un peu moins d’importance,
Pour les défauts d’autrui marquer plus d’indulgence,
Consoler le mérite, en chercher les moyens,
Devenir, en un mot, de meilleurs citoyens ;
Et pour en parler vrai, ma foi, je les soupçonne
D’aimer le genre humain, mais pour n’aimer personne.
Vous en voulez beaucoup à cette humanité.
On en abuse trop, & j’en suis révolté.
C’est pour le cœur de l’homme un sentiment trop vaste,
Et j’ai vu quelquefois, par un plaisant contraste,
De ce systême outré les plus chauds partisans,
Chérir tout l’Univers, excepté leurs enfans.
En vérité, Monsieur, les sages sont à plaindre,
Et vous êtes pour eux un adversaire à craindre.
Le siècle & la patrie ont beau s’en applaudir,
Sur le bien qu’ils ont fait il vaut mieux s’étourdir,
Et servir d’interprete et d’organe à l’envie.
Hé ! quel bien a produit cette Philosophie ?
Je ne découvre pas ces succès éclatans.
Je vois autour de moi de petits importans,
Qui, pour avoir un ton, enrôlés dans la Secte,
Pensent avoir perdu leur qualité d’insecte.
Se croyant une Cour & des admirateurs,
Pour le malheur des Arts, devenus protecteurs
Ne se réveillant pas aux traits de la satyre,
Et ne devinant rien à ces éclats de rire,
Dont en tous lieux pourtant on les voit poursuivis ;
Louant, admirant tout dans les autres Pays,
Et se faisant honneur d’avilir leur patrie :
Sont-ce là les succès sur lesquels on s’écrie ?
J’admire vos raisons, elles sont d’un grand poids ;
Et vous me citez-là des exemples de choix,
Bien dignes en effet d’appuyer votre cause.
Mais un abus jamais prouva-t-il quelque chose ?
Faudrait-il renoncer pour quelques importuns ?…
Madame, ces abus deviennent trop communs.
J’en prévois pour les mœurs d’étranges catastrophes,
Et je suis allarmé de tant de Philosophes.
Restez, Monsieur, restez dans votre opinion.
Il n’est point de remède à la prévention ;
A penser autrement vous auriez du scrupule,
Hé ! que peut la raison sur un esprit crédule !
On croit avoir tout dit, Madame, avec ce mot.
Crédule est devenu l’équivalent de sot :
Aux yeux de bien des gens, du moins la chose est claire.
Pour moi, que ces gens-là ne persuadent guere,
Et que leur ton railleur n’épouvanta jamais,
J’ai mon avis, Madame, & si je leur déplais,
J’en gémis, mais sur eux. Je crois ce qu’il faut croire ;
J’ose le déclarer, je le dois, j’en fais gloire.
Ces messieurs peuvent rire, & sans m’humilier :
Il faut bien leur laisser le droit de s’égayer.
Mais moi, j’ose à mon tour les trouver ridicules,
Et souvent la bêtise a fait des incrédules.
Voilà parler en Sage, & je vous applaudis ;
C’est très bien fait à vous que d’avoir un avis.
Mais, sans nous égarer dans ces hautes matières,
Je sais ce que je dois aux talens, aux lumières,
De ces hommes de bien que vous persécutez.
Ils vous ont donc appris de grandes vérités.
Je ne le croyais pas. Ils ont l’art de détruire,
Mais ils n’élèvent rien, & ce n’est pas instruire.
Quel fruit attendez-vous de leurs vains argumens ?
Je n’en prévois que trop les effets affligeans.
Vous irez sur leurs pas de sophisme en sophisme,
Vous perdre dans la nuit d’un triste pyrrhonisme.
Ah ! renoncez, Madame, à ces perturbateurs ;
Ce sont eux que l’on doit nommer persécuteurs.
Abjurez une erreur qui vous est étrangère,
Et reprenez enfin votre vrai caractère.
Vous avez donc tout dit ? J’admire le bon sens,
Et la solidité de vos raisonnemens.
Dans un très haut éclat votre mérite y brille ;
Mais j’ai pris mon parti. Vous n’aurez point ma fille.
Adieu, Monsieur.
Ah ! Ciel ! Je ne sçais où j’en suis !
Scène VI
Hé ! bien, cette démarche a-t-elle eu d’heureux Fruits ?
Epousons-nous, Monsieur ? Cydalise, sans doute…
Je viens de lui parler, Crispin : mais qu’il m’en coûte !
Il me faut renoncer à cet hymen.
Comment ?
Je suis congédié.
Quoi ! la… formellement ?
Oui, très formellement, Crispin.
Monsieur, & nous serions éconduits par Valere !
N’est-il point de remede ?
Oh ! Je n’en vois aucun.
Bon ! vous n’y pensez pas : moi, j’en vois cent pour un.
Il faut tout simplement enlever Rosalie.
C’est le plus court.
Crois-tu qu’elle y consente, & la connais-tu bien
Pour me parler ainsi ?
Mais puisqu’il vous déplaît, il faut dans cette affaire
Recourir au plus sûr. J’irais trouver Valere,
Et je voudrais, morbleu, lui parler sur un ton
A lui faire ce soir déserter la maison.
Ce serait en effet le parti le plus sage ;
Mais Cydalise.
Hé ! bien ?
Et c’est précisément le moyen de l’aigrir,
Le secret de me perdre, à n’en plus revenir.
Allons, c’est donc à moi par une heureuse audace,
D’éclairer Cydalise, & de donner la chasse
A tous ces discoureurs qui lui gâtent l’esprit.
Auprès d’elle, à mon tour, j’aurai quelque crédit,
Et pour peu que Marton seconde l’entreprise,
A la raison bientôt vous la verrez soumise.
Ah ! Crispin… mais comment s’en reposer sur toi ?
Je veux qu’elle balance entre Valere & moi.
Vous ne connaissez pas encor tout mon mérite ;
Vous voyez le Strabon d’un nouveau Démocrite.
Toi ?
Un Sage à ses travaux daigna m’associer ;
Et quelque jour mon nom eût été sur la liste,
Du moins il m’en flattait, quand j’étais son Copiste.
Comment ?
Ah ! qu’il m’a fait de tort en fuyant les honneurs,
Pour vivre dans les bois ! je lui dois la justice
Qu’il ne connut jamais la brigue, l’artifice.
De sa Philosophie il était entêté,
Au fond plein de droiture & de sincérité.
Animal à la fois Misanthrope & Cynique,
C’était vraiment un fou dans son espece unique.
Ah ! puis-je t’écouter dans le trouble où je suis ?
Scène VII
Allons, Monsieur, il faut éclaircir ces ennuis ;
Vite, de la gaité.
Comment ! Que veux-tu dire !
Il faut d’abord, Monsieur, commencer par en rire.
Oui, rions, c’est bien dit.
Je suis au désespoir !
Bon ! Vous n’y pensez pas, & vous voyez trop noir.
Mais je crois qu’en effet elle a quelque vertige.
Consolez-vous.
Marton…
Consolez-vous, vous dis-je.
Qu’est-il donc arrivé ?
Oui, je vous mets au rang des Amans fortunés.
ACTE III
Scène première
Je ne peux revenir encor de ma surprise !
C’est donc ainsi, Marton, qu’ils trompaient Cydalise ?
J’espère qu’à la fin elle entendra raison.
Oh ! je n’en doute plus, ce billet est trop bon !
Que ne te dois-je pas pour cette découverte ?
L’heureux hazard, monsieur, que cette porte ouverte !
Ma foi, je le guettais, & depuis fort longtems ;
J’avais toujours bien dit qu’il était de leurs gens.
Je l’aurais affirmé.
À ce nom-là d’abord j’aurais reconnu l’homme.
Mais qui se chargera de rendre cet écrit ?
Toi.
Je n’oserai jamais.
Marton…
Un billet de ce stile ! oh ! non : point de faiblesse,
Il m’en coûterait trop.
Mais…
Je ne le ferai pas.
Ni moi.
Ni moi non plus.
C’est que d’ailleurs il faut le rendre en leur présence,
Ou nous ne tenons rien.
Certainement.
Cydalise, je crois, ne m’a jamais vû ?
Non.
Et je suis inconnu dans toute la maison ?
Oui.
Donnez-moi ce billet, je prends sur moi l’affaire.
Allez, Monsieur, allez, je saurai vous servir.
Mais vraiment j’entrevois qu’il pourra réussir.
Je ne veux que Marton pour prix de mes services.
Que n’oserai-je pas sous de pareils auspices ?
On vient, c’est l’assemblée, éloignez-vous tous deux.
Je me fie à tes soins du succès de mes vœux.
Hé ! vîte, éloignez-vous, de crainte de surprise.
Scène II
Je vais vous annoncer, Messieurs, à Cydalise.
Scène III
Hé ! bien, le mariage est enfin décidé ?
Oui, j’épouse ce soir. Le Notaire est mandé.
Parbleu, j’en suis ravi.
Que je t’en félicite !
Ma foi, cette fortune est dûe à ton mérite.
Oui, malgré le dépit de tous les envieux.
Dans le fond, tu pouvais espérer beaucoup mieux.
Messieurs.
Non je le pense, & c’est sans flatterie.
Vous voulez…
Nous savons honorer ton génie.
Ah ! tu me rends confus avec ces compliments.
Mais c’est la vérité.
Si je réunissais tes qualités sublimes,
Ces éloges alors deviendraient légitimes.
Et la future enfin consent donc ?
Mais que me fait à moi son déplaisir secret ?
Sans doute, avec le temps tu la rendras docile.
Il faut que Rosalie ait le goût difficile.
Je ne sais quel rival me dispute son cœur ;
Mais Cydalise au fond n’en a que plus d’ardeur.
Cydalise… conviens que la dupe est bien bonne.
Que mon hymen s’achève, & je te l’abandonne.
Je mourais, si l’affaire eût traîné plus longtems,
Et jamais à ce point on n’excéda les gens.
Moi, ton hymen conclu, d’honneur, je me retire.
Ma foi, je quitte aussi ; le moyen d’y suffire !
(A Valere.)
Toi du moins, tu pouvais, animé par l’espoir,
Te faire une raison, t’ennuyer par devoir,
Et l’Amour…
Oui, l’Amour ! c’est bien ce qui me tente !
Il épouse parbleu dix mille écus de rente.
Quoi donc ! me trouves-tu le ton d’un Amoureux ?
Ce serait à mon âge un ridicule affreux.
On revient aujourd’hui de cette erreur commune,
Et l’on songe au plaisir, mais après la fortune.
Il a vraiment raison.
Je pense comme lui.
Aurais-je sans cela pu supporter l’ennui
Qui m’obsédait sans cesse auprès de cette folle ?
Eût-elle été Venus, j’aurais quitté l’idole.
Oh ! je ne donne pas dans de pareils travers.
On devrait l’avertir de réformer ses airs ;
Elle était autrefois moins difficile à vivre,
D’où vient qu’elle a changé ?
Mais c’est depuis son Livre.
Quoi ! sérieusement le fait-elle imprimer ?
Oui.
Si l’on n’y met ordre, il faudra l’enfermer.
Sais-tu bien qu’au besoin ce trait pourrait suffire,
Si tu pensais jamais à la faire interdire.
Connais-tu son discours sur les devoirs des Rois ?
Ah ! Ne m’en parle pas, je l’ai relu vingt fois ;
Il fallait, à toute heure, essuyer cet orage.
Entre nous, cependant, c’est son meilleur ouvrage.
Le crois-tu de sa main ?
Bon ! Tu veux plaisanter.
Non, d’honneur ; il me plaît.
Et tu peux t’en vanter !
Je te dis qu’il est bien ; mais très-bien.
C’est une absurdité qui va jusqu’au délire.
Si j’en pensais ainsi, je le dirais très-bas.
Va, ton air sérieux ne m’en impose pas.
Enfin, monsieur décide, & chacun doit se taire.
Mais au ton que tu prends, je t’en croirais le pere.
Hé ! bien, s’il était vrai…
Ma foi, tant pis pour toi.
Mais, mon petit Monsieur.
Je suis de bonne foi.
Je pourrais en venir à des vérités dures.
Toujours, quand on a tort, on en vient aux injures.
Vous me poussez à bout !
Et j’en ris, qui plus est.
Ah ! c’en est trop enfin.
Hé ! Messieurs, s’il vous plaît…
Plaisant original, pour me rompre en visière !
Messieurs, n’imitons pas les pédants de Molière.
Permettez-moi tous deux de vous mettre d’accord.
Moi, j’ai raison.
Sans doute.
Et moi, je n’ai pas tort.
Vraiment non. Mais enfin on pourrait vous entendre,
Et déja Cydalise aurait pu nous surprendre.
L’estime qui toujours devrait nous animer…
Il n’est pas question, Messieurs, de s’estimer ;
Nous nous connaissons tous : mais du moins la prudence
Veut que de l’amitié nous gardions l’apparence.
C’est par ces beaux dehors que nous en imposons,
Et nous sommes perdus, si nous nous divisons.
Il faut bien se passer certaines bagatelles.
Tenez, on vient à nous. Oubliez vos querelles.
Scène IV
Pardon, si j’ai tardé ; je m’occupais de vous,
Et ce sont-là toujours mes momens les plus doux.
Asseyons-nous, messieurs : Ah ! vous voilà, Valere !
On vient de m’apporter le projet du Notaire,
Vous en serez content.
Vous le savez, Madame, en formant ces beaux nœuds,
C’est d’affermir encor l’amitié qui nous lie.
Je vous dois le bonheur répandu sur ma vie,
Je m’acquitte envers vous. Mais, Messieurs, à l’instant
Vous parliez avec feu. Quel sujet important
Pouvait vous diviser ? J’ai cru du moins entendre
Que l’on se disputait.
Il est vrai.
Sur quoi vous dissertiez avec tant d’intérêt ?
Puisqu’il faut l’avouer, vous en étiez l’objet.
Moi ?
Vous. Cette chaleur en est le témoignage.
Quoi donc ?
Je ne sais point louer en présence des gens.
Parlez, Messieurs, parlez.
Tu permets ?
J’y consens.
Dans les siecles passés on cherchait un génie
Qu’on pût vous comparer. Je citais Aspasie,
Et Monsieur se fâchait de la comparaison.
Je la trouve choquante, & voici ma raison.
Aspasie autrefois put briller dans Athènes ;
Mais la Philosophie y fleurissait à peine.
Tous les peuples frappés de son éclat nouveau,
Durent se prosterner autour de son berceau ;
Tout fut surprise alors. Des talens ordinaires
Brillaient à peu de frais, dans ces siecles vulgaires,
Mais de nos jours l’esprit a fait tant de progrès ;
Il est si difficile, après tant de succès,
De se mettre au niveau de ces hommes célebres,
Par qui la barbarie a vu fuir ses ténèbres,
Que je ne puis souffrir, sans me mettre en courroux,
Que l’on balance encore entre Aspasie & vous.
(A Théophraste.)
Comparez donc les tems, & voyez où vous êtes.
Mais les comparaisons ne sont jamais parfaites.
Allons, vous aviez tort.
Je le sens, j’en rougis.
N’allez pas là-dessus demander mon avis ;
Je sais trop…
Nous savons que vous êtes sublime.
Ce sont nos sentimens ; mais comme il les exprime !
Il sait tout embellir.
Ah ! c’est la vérité.
Vous me pardonnez donc cette vivacité ?
Je devrais le gronder, son esprit me désarme ;
On ne peut y tenir, & je suis sous le charme.[3]
Personne ne sçait mieux se rendre intéressant.
Je vois que le génie est toujours indulgent.
Monsieur Dortidius, dit-on quelques nouvelles ?
Je ne m’occupe point des Rois, de leurs querelles :
Que me fait le succès d’un siége ou d’un combat ?
Je laisse à nos oisifs ces affaires d’Etat.
Je m’embarrasse peu du pays que j’habite,
Le véritable Sage est un Cosmopolite.
On tient à la Patrie, & c’est le seul lien…
Fi donc ! c’est se borner que d’être Citoyen.
Loin de ces grands revers qui désolent le monde,
Le Sage vit chez lui dans une paix profonde ;
Il détourne les yeux de ces objets d’horreur ;
Il est son seul Monarque & son Législateur ;
Rien ne peut altérer le bonheur de son être :
C’est aux Grands à calmer les troubles qu’ils font naître.
Il voit en philosophe, & c’est voir comme il faut.
On ne trouve jamais son esprit en défaut.
Madame, il a raison. L’esprit philosophique
Ne doit point déroger jusqu’à la politique.
Ces guerres, ces traités, tous ces riens importans,
S’enfoncent par degrés dans l’abîme des tems.
Tout cela disparaît au flambeau du génie,
Et si l’on peut parler sans fausse modestie,
Excepté vous, & nous, je ne découvre rien
Qui puisse être l’objet d’un honnête entretien.
Oui, véritablement, ce sont-là des misères.
Qu’il faut abandonner à des esprits vulgaires.
Je n’appellerai pas de votre autorité.
A propos, parle-t-on de quelque nouveauté ?
Nous n’en protegeons qu’une.
Un chef-d’œuvre, sans doute.
C’est une découverte, une nouvelle route,
Que l’un de nous, Madame, entreprend de trace,
Un genre où le génie a de quoi s’exercer.
Une Tragédie ?
[4]
Comme nous les voulons.
Je craindrais la critique ;
Contre les nouveautés elle a toujours raison ;
Et le Public…
Nous savons bien cela : mais nous ferons la guerre.
Je ne sais, le vieux goût tient encore au Parterre.
Nous risquons, il est vrai, surtout les premiers jours ;
Mais nous ferons un bruit à rendre les gens sourds.
Nous avons des amis, qui de loges en loges,
Vont crier au miracle, & forcer les éloges ;
N’avons-nous pas d’ailleurs le succès des Soupés ?
Oui ; je n’y songeais pas, & vous me détrompez.
Nous avons tant de gens qui pour nous se dévouent
Tant de petits Auteurs qui par orgueil nous louent
Que je suis assuré qu’avec un peu d’encens,
Nous leur ferions à tous abjurer le bon sens.
Ha, ha, ha, ha, ha, ha, c’est la vérité pure.
Mais non, sans plaisanter, j’en ferais la gageure.
Et ce chef-d’œuvre enfin l’attendrons-nous longtems ?
Nous sommes occupés de soins plus importans.
Quoi donc ?
Veut, dit-on, nous jouer.
L’entreprise est hardie.
Nous jouer ! Mais vraiment, c’est un crime d’Etat ;
Nous jouer !
Nous sçaurons parer cet attentat.
Ah ! Le Public entier…
Nous l’avons malmené ; s’il allait nous le rendre.
Ah ! tous les magistrats élèveraient la voix.
Nous nous sommes brouillés avec ces gens de loix.
Mais la Cour…
Nous en avons agi lestement avec elle.
Vous verrez qu’il faudra dire un mot à l’Auteur.
Oui, du moins on pourrait essayer s’il a peur.
Le pis aller, Messieurs, c’est d’attendre l’orage,
Jusques-là, diffamons & l’Auteur & l’Ouvrage ;
Armons la main des sots pour nous venger de lui ;
Portons des coups plus sûrs en nous servant d’autrui.
Ne peut-on pas gagner des Acteurs, des Actrices ?
Nous aurons un parti jusques dans les coulisses.
Il faut de la cabale exciter les rumeurs,
Nous montrer, même en loge, aux yeux des spectateurs.
Je connais le Public, nous n’avons qu’à paraître :
Il nous craint.
Mais notre Colporteur tarde bien à venir.
Il devrait être ici : qui peut le retenir ?
Peut-être qu’il attend.
Il faut qu’on l’avertisse.
Le voici justement.
Scène V
Avez-vous du nouveau ?
Madame. Avez-vous lû les Bijoux indiscrets ?
C’est une gaillardise assez philosophique,
Du moins à ce qu’on dit.
Mais cela n’est plus neuf.
Cela se vend toujours.
Passons.
Connaissez-vous la Lettre sur les sourds ?
L’Auteur m’en fit présent.
Tout son mérite y brille.
Vous ne voudriez pas du Pere de famille ?
Cela n’est pas trop bon.
Vous vous y connaissez.
Mais le public le dit, & je l’en crois assez.
Pour le Livre des mœurs, je me souviens, madame,
De vous l’avoir vendu.
(Il lit les titres.)
Réfléxions sur l’Ame.
Voyons. Je les connais. Est-ce tout ?
L’Interprétation de la nature.
C’est un Livre excellent !
- Sublime !
Nécessaire !
Je le garde ; quelqu’un m’a pris mon exemplaire.
Ceci, c’est le Discours sur l’inégalité.
Ah ! Je vais le relire avec avidité.
Quel est cet autre écrit… là… que je vois en tête ?
Madame, ce n’est rien ; c’est le Petit Prophète.
Ah ! ah ! Je m’en souviens ; il est très-amusant.
Oui, c’est un badinage infiniment plaisant.
N’attendez-vous plus rien de mon petit service ?
Non. Je retiens ceci. Bonjour, Monsieur Propice.
Scène VI
Ah ! Je relirai donc mon Livre favori.
Quoi ! L’Inégalité ? C’est bien le mien aussi.
Ce Livre est un thrésor ; il réduit tous les hommes
Au rang des animaux, & c’est ce que nous sommes.
L’homme s’est fait esclave en se donnant des loix,
Et tout n’irait que mieux s’il vivait dans les bois.
Pour moi, je goûterais une volupté pure
A nous voir tous rentrer dans l’état de nature.
Les esprits dans l’erreur sont encor trop plongés,
Et l’on est retenu par tant de préjugés… !
Il est tant de sçavans qui n’en ont pas l’étoffe… !
Mais que nous veut Marton ?
Scène VIII
Demande à vous parler.
Il se nomme ?
Crispin.
Le nom est singulier.
Oui, parbleu !
Les noms ne prouvent rien : ah ! Ciel ! quelle surprise !
Scène IX
Madame, elle n’a rien dont je me formalise.
Je ne me règle plus sur les opinions,
Et c’est-là l’heureux fruit de mes réflexions.
Pour la Philosophie un goût à qui tout céde,
M’a fait choisir exprès l’état de quadrupéde :
Sur ces quatre piliers mon corps se soutient mieux,
Et je vois moins de sots qui me blessent les yeux.
Il est original du moins dans son système.
Mais il est fort plaisant.
Moi, je sens que je l’aime.
En nous civilisant, nous avons tout perdu,
La santé, le bonheur, & même la vertu.
Je me renferme donc dans la vie animale ;
Vous voyez ma cuisine, elle est simple & frugale.[5]
On ne peut, il est vrai, se contenter à moins ;
Mais j’ai su m’enrichir en perdant des besoins.
La fortune autrefois me paraissait injuste ;
Et je suis devenu plus heureux, plus robuste
Que tous ces Courtisans dans le luxe amollis,
Dont les femmes enfin connaissent tout le prix.
Prévenu de l’accueil que vous faites aux Sages,
Madame, je venais vous rendre mes hommages,
Inviter ces Messieurs, peut-être à m’imiter,
Du moins si mon exemple a de quoi les tenter.
Savez-vous qu’on démêle, à travers sa folie,
De l’esprit ?
Mais beaucoup.
Et jamais Philosophe à ce point ne m’a plu.
C’est ce que nous cherchions ; un homme convaincu,
Qui plein de son système, & bravant la critique,
Aux spéculations veut joindre la pratique.
Dans le fond, ce serait un homme à respecter ;
Mais par les préjugés on se sent arrêter.
Ma résolution peut vous sembler bizarre.
Vous donnez, à vrai dire, un exemple bien rare ;
Mais votre empressement ne peut qu’être flatteur ;
Vous êtes Philosophe, & même à la rigueur.
Je me suis interdit de consulter les modes,
J’ai cru que des habits devaient être commodes,
Et rien de plus. Encor dans un climat bien chaud…
On juge ici, Monsieur, l’homme par ce qu’il vaut,
Et non par les habits.
C’est penser en vrai Sage.
Mais qui peut nous venir ?
Scène X
Madame… & le Notaire… arrive en un moment.
Qu’avez-vous ?
Quel est donc cet animal plaisant ?
C’est un grand Philosophe, il sera de la fête.
En vérité… Madame…
Nous sommes découverts.
Hé ! comment ?
Le valet de Damis.
Parlez haut ; oui, c’est lui.
Quel est donc ce mistére ?
Le valet de Monsieur est votre Secrétaire,
Et je me suis servi de ce déguisement,
Pour remettre en vos mains un billet important,
Montrant M. Carondas.
Surpris chez ce fripon.
A Valere.
C’est la vôtre, monsieur.
Lisez, je vous conjure.
Ah ! Nous sommes perdus !
« Je te renvoie, mon cher Frontin, ce recueil d’impertinences que Cydalise appelle son Livre. Continue de flatter cette folle, à qui ton nom savant en impose. Théophraste, & Dortidius viennent de me communiquer un projet excellent qui achèvera de lui tourner la tête, & pour lequel tu nous seras nécessaire. Ses Ridicules, ses travers, ses… »
Et n’ira pas plus loin, à ce que je prévois.
Ah ! Traître de Crispin !
Mais nous y sommes faits.
Que lui dire ? Sortons.
Et justifiez-vous après, si vous l’osez.
De vos séductions j’étais donc la victime !
Et mes yeux sont ouverts sur le bord de l’abîme !
Que vous avais-je fait pour me traiter ainsi ?
Allez, & de vos jours ne paraissez ici.
Votre confusion suffit à ma vengeance.
Ingrats ; d’autres peut-être auront moins d’indulgence.
C’est le dernier espoir de mon cœur outragé :
Partez.
Ah ! malheureux !
Voilà notre congé.
Les cruels, à quel point ils m’avaient prévenue.
Scène derniere
Venez, Damis, venez, je sens que votre vûe
Me rappelle l’excès de mon aveuglement.
Les voilà démasqués, l’erreur n’a qu’un moment.
Ils sont assez punis de n’être plus à craindre,
Et ce n’est plus à vous, Madame, de vous plaindre.
À ces hommes pervers j’avais sacrifié
Les devoirs les plus saints, & même l’amitié.
Vous êtes bien vengé ! Ma chère Rosalie,
Je reconnais mes torts, que ton cœur les oublie ;
Je les répare tous en te donnant Damis.
Vous trouverez en moi les sentimens d’un fils.
Tous mes vœux sont remplis, le Ciel me rend ma mere.
Moi, j’épouse Marton pour terminer l’affaire.
Des sages de nos jours nous distinguons les traits :
Nous démasquons les faux, & respectons les vrais.
’AI lû par l’ordre de Monseigneur le Chancelier Les Philosophes, Comédie ; je crois que l’on peut en permettre l’impression. A Paris, ce 10 Mai 1760. CREBILLON.
Le Privilège & l’enregistrement se trouvent au Nouveau Recueil des Pièces de Théâtre Français & Italien.
- ↑ Commencement du Livre intitulé : Considérations sur les Mœurs.
- ↑ C’est le début fastueux du Livre intitulé : l’Interprétation de la Nature.
- ↑ Voyez le Fils naturel p. 168 : je m’écriai presque sans le vouloir, il est sous le charme.
- ↑ Voyez les Entretiens à la suite du Fils naturel.
- ↑ Il tire une Laitue de sa poche.