Les Philosophes (comédie)

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Sur cette nouvelle Edition



LAuteur, informé qu’il se prépare des Editions furtives de la Comédie des Philosophes, désavoue toutes celles qui pourront paraître, & qui ne seront point conformes à celle-ci. Les mêmes ennemis, qui avant la Représentation avaient affecté de répandre plusieurs traits satyriques, comme s’il était tirés de la Piece, pourraient avoir part à ces Editions clandestines ; mais le Public équitable est en garde contre ces petits artifices renouvellés par trop de méchans. L’Auteur ose se flatter d’ailleurs que ses Lecteurs apercevront une différence de style trop sensible entre les Vers de sa Comédie, & ceux que l’on voudrait lui prêter, pour qu’ils puissent s’y méprendre.

ACTEURS.
   
Cydalise, Mlle Dumesnil
Rosalie, Mlle Hus
Damis, M. de Bellecourt
Valere, M. Grandval
Theophraste, M. Brisard
Dortidius, M. Dubois
Maron, Mlle Dangeville
Crispin, M. Préville
M. Propice, Colporteur, M. Durancy
M. Carondas, M. Armand
La scene est à Paris.


LES
PHILOSOPHES

COMÉDIE


ACTE PREMIER


Scène première

DAMIS, MARTON.
Damis.

Non, je ne reviens pas d’un semblable vertige.
Rompre un hymen conclu !

Marton.

Rompre un hymen conclu ! Tout est changé, vous dis-je.

Damis.

Mais encor ?

Marton.

Mais encor ? Mais encor, vous êtes Officier ;
Notre projet n’est pas de nous mésallier.
Nous voulons un Mari taillé d’une autre étoffe ;
En un mot, nous prenons un Mari Philosophe.

Damis.

Que me dis-tu, Marton ?

Marton.

Que me dis-tu, Marton ? Je vous étonne fort ;
Mais ne savez-vous pas que les absens ont tort ?
Trois mois ont opéré bien des Métamorphoses :
Peut-être dans trois mois verrons-nous d’autres choses.
Vous pourrez reparaître alors avec succès ;
Mais jusques-là, néant. En dépit du procès
Qui devait se finir par votre Mariage,
Sans appel aujourd’hui la pomme est pour le sage.

Damis.

Le moyen que l’on change ainsi dans un moment !

Marton

Toute Femme est, Monsieur, un animal changeant.
On pourrait calculer les jours de Cydalise
Par les différents goûts dont son âme est éprise :
Quelquefois étourdie, enjouée à l’excès,
D’autres fois sérieuse, & boudant par accès ;
Coquette, s’il en fut, en sauvant le scandale,
Prude à nous étourdir de son aigre morale ;
Courant le Bal la nuit, & le jour les Sermons ;
Tantôt les Directeurs, & tantôt les Bouffons.
C’était-là le bon tems. Mais aujourd’hui que l’age
Fait place à d’autres mœurs, & veut un ton plus sage,
Madame a depuis peu réformé sa maison.
Nous n’extravaguons plus qu’à force de raison.
D’abord on a banni cette gaité grossiere,
Délices des Traitans, aliment du Vulgaire ;
A nos soupés décens tout au plus on sourit.
Si l’on s’ennuie, au moins c’est avec de l’esprit.

Quelquefois on admet, au lieu de Vaudevilles,
De savans Concerto, de grands airs difficiles ;
Car il faut bien encore un peu d’amusement.
Mais notre fort, Monsieur, c’est le raisonnement.
Quelque tems, dans le cercle, on parla Politique ;
Enfin tout disparut sous la Métaphysique.

Damis

Quelque chargé que soit ce bizarre tableau,
Je livre Cydalise aux traits de ton pinceau ;
Je m’en rapporte à toi. Mais que fait Rosalie ?

Marton

Ce que nous faisons tous, Monsieur ; elle s’ennuie.

Damis

Aux vœux de mon Rival son cœur s’est-il rendu ?

Marton

Non, ce cœur est à vous. L’Amour l’a défendu
Contre tous les projets d’un Rival téméraire ;
Mais votre sort dépend de l’aveu d’une Mère,

Ensorcelée au point que je n’ai plus d’espoir.
Pardonnez-moi ce mot ; je vois comme il faut voir.

Damis

Elle fut mon Amie, & je me flatte encore…

Marton

Le Bel Esprit, Monsieur, est tout ce qu’elle adore.
C’est une maladie inconnue à vingt ans ;
Mais bien forte à cinquante. Encore avec le tems,
On pourrait espérer un retour de sagesse,
S’il en était quelqu’un contre cette faiblesse
Quand à certains dégrés elle a fait des progrès.
Dans les commencemens, moi-même j’espérais ;
Mais sachez tous nos maux & ceux qui vont les suivre.
Entre nous…

Damis

Entre nous…Hé bien ? Quoi ?

Marton

Entre nous… Hé bien ? Quoi ? Madame a fait un Livre.

Damis

Bon !

Marton

Bon ! Qui même à présent s’imprime incognitò.

Damis

Quelque brochure ?

Marton

Quelque brochure ? Non : un volume in-quarto.

Damis

Je lui conseille fort de garder l’anonyme.
Mais, dans ces beaux Esprits que Cydalise estime,
N’en est-il donc aucun assez droit, assez franc,
Pour lui montrer l’excès d’un travers aussi grand ;
Pour la désabuser ?

Marton

Pour la désabuser ? Eux ! ils se moquent d’elle ;
Ils ont tous conspiré de gâter sa cervelle ;
Sur-tout votre Rival. Comme il connaît son goût,
Il ne se borne pas à l’applaudir en tout ;
Il la fait admirer par Meilleurs ses semblables,
Tous Charlatans adroits, & Flatteurs agréables,
Ravis de présider dans sa Société,
D’y porter leurs erreurs, & faisant vanité

De dominer ici sur un esprit crédule,
Qu’ils ont l’art d’aguerrir contre le ridicule.

Damis

Et ce sont-là, dis-tu, des Philosophes ?

Marton

Et ce sont-là, dis-tu, des Philosophes ? Oui ;
Du plus grand air encor. Paris en est rempli.
Mais pour établir mieux leur crédit chez Madame,
Et pour mieux pénétrer jusqu’au fond de son ame,
Ils nomment aux emplois vacans dans la maison.
Leur choix, toujours guidé par la saine raison,
Quel qu’il soit, à Madame est toujours sûr de plaire.
Je soupçonne pourtant un certain Secrétaire,
Reçu par Cydalise à titre de Savant,
De n’avoir d’autre emploi que celui d’intrigant,
De receler un fourbe, & d’être ici pour cause ;
Mais enfin, tôt ou tard, j’éclaircirai la chose.

Damis

Quel motif as-tu donc pour en juger si mal ?

Marton

Ou je me trompe fort, ou c’est votre Rival
Qui pour servir ses feux ici s’impatronise.

Damis

Quel homme est-ce ?

Marton

Quel homme est-ce ? Un fripon affectant la franchise,
Et pourtant, m’a-t-on dit, natif de Pézenas,
Titré du nom pompeux de Monsieur Carondas,
Reconnu pour Savant, du moins sur sa parole,
Tout hérissé de Grec & de termes d’Ecole
Plaçant à tout propos ce bizarre jargon,
Et nous citant sans cesse Homère ou Lycophron.

Damis, riant.

Ha, ha, ha, ha, ha, ha.

Marton

Ha, ha, ha, ha, ha, ha.Je peins d’après nature.

Damis

Ce Monsieur Carondas est de mauvais augure ;
Mais avec ton secours & celui de Crispin…

Marton

Quoi ! Crispin est ici ?

Damis

Quoi ! Crispin est ici ? Vraiment oui. Mon dessein
Etait de vous unir ; tu le sais, & j’espere
Que tu me serviras de ton mieux.

Marton

Que tu me serviras de ton mieux.Laissez faire.
Crispin est fort adroit ; j’en tirerai parti,

Damis

Je compte sur tes soins.

Marton

Je compte sur tes soins.Oh ! Monsieur, comptez-y.
Je déclare la guerre à la Philosophie.

Damis

Je te devrai, Marton, le bonheur de ma vie.
Mais… ne puis-je un moment ?…

Marton

Mais… ne puis-je un moment ?…Ah ! je vous vois venir.
Tenez, Monsieur ; l’Amour a sû vous prévenir :
On vient ; c’est Rosalie.


Scène II

ROSALIE, MARTON, DAMIS.
Damis

On vient ; c’est Rosalie.Après trois mois d’absence,
Quand je reviens ici, guidé par l’espérance,
Réclamer une foi promise à mon ardeur,
On m’apprend qu’un rival, jaloux de mon bonheur,
Ose me disputer le seul bien où j’aspire.
Qu’avec lui, contre moi, votre mère conspire.
Ah ! rassurez du moins mon cœur désesperé.

Rosalie

Doutez-vous que le mien en soit moins pénétré ?
Je vois avec douleur ce changement extrême,
Je souffre autant que vous ; mais enfin je vous aime.

À ce titre du moins quelque espoir m’est permis.
Qui pourrait résister à deux amans unis ?
Ma mère vous aimait. En vous voyant, peut-être,
Dans son cœur combattu, l’amitié va renaître.
Sur ce cœur autrefois j’avais plus de pouvoir.
Je le sçais ! c’est à vous, Damis, de l’émouvoir ;
Allez, & pour combler le bonheur que j’espère,
Que je vous doive encor les bontés de ma mère.

Marton

Beaux sentimens ! mais moi je ne m’y fierais pas.

Rosalie

Laisse-moi mon erreur.

Marton

Laisse-moi mon erreur.Non : c’est par des combats
Qu’il faut à la raison ramener Cydalise.

Damis

Encore est-il permis de tenter l’entreprise.

Marton

Oui ; c’est un beau moyen, des soupirs & des pleurs !
Oh ! la Philosophie endurcit trop les cœurs.

Rosalie

Je ne l’aurais pas cru ! mais pourtant, si ma mère
M’immolait sans retour aux desseins de Valere,
Si ce projet enfin était bien avéré,
Pourquoi jusqu’à présent n’est-il pas déclaré ?
Qui peut la retenir ?

Marton

Qui peut la retenir ? J’entrerais en colère.
Elle n’a pas encor fait venir le Notaire,
Il est vrai ; les témoins ne font pas invités,
D’accord ; il manque aussi quelques formalités,
J’y consens ; il se peut d’ailleurs que la journée
Ne soit pas fixement encor déterminée ;
J’en conviens. Cependant ne souffre-t-elle pas
L’hommage assez public qu’il rend à vos appas ?
N’en êtes-vous pas même à toute heure obsedée ?
Mais non ; je me trompais : ce n’était qu’une idée.

Rosalie

Hélas ! peux-tu, Marton, me désoler ainsi ?

Marton

J’avais rêvé.

Damis

J’avais rêvé.Marton…

Marton

J’avais rêvé.Marton…Contes que tout ceci,
Propos en l’air.

Damis

Propos en l’air.Marton…

Marton

Propos en l’air.Marton…Vision chimérique,
Absurde.

Rosalie

Absurde.Mais, Marton…

Marton

Absurde.Mais, Marton…Non, c’est terreur panique ;
Illusion, vous dis-je.

Rosalie

Illusion, vous dis-je.En vérité, Marton,
Ce cruel badinage est bien peu de saison.

Marton

J’avais tort.

Rosalie, faisant un mouvement pour sortir.

J’avais tort.Tu poursuis ? Hé bien ! je…

Damis, l’arrêtant.

J’avais tort.Tu poursuis ? Hé bien ! je…Rosalie.

Rosalie

Non, Monsieur, c’en est trop.

Damis

Non, Monsieur, c’en est trop.Demeurez, je vous prie.

Marton

Ah ! vous vous fâchez donc ? Vraiment, c’est très-bien fait.
Mais raisonnons un peu. Dites-moi, s’il vous plaît,
Fallait-il vous tromper ? Je sçais bien que le doute
Suspend l’impression des maux que l’on redoute.
Qu’il est très-naturel d’éloigner le danger,
Et de rendre toujours son fardeau plus léger.
Moi-même à vous flatter je serais la première.
J’aurais soin de fermer les yeux à la lumière,
Sans l’intérêt pressant qui me parle pour vous.
Pardonnez ; mais, ma foi, les amans sont des foux.

Tranquilles sans raison, désespérés sans cause,
Dans un juste équilibre aucun ne se repose,
Et le sang froid souvent les conseille bien mieux,
Que cet Amour qu’on peint un bandeau sur les yeux.

Damis

Comment ! Voilà, parbleu, de la Philosophie !

Marton

On apprend à heurler, dit-on, de compagnie,
En fréquentant les loups. Le proverbe a raison.
C’est un mal répandu dans toute la maison,
Mais perdons un moment cette idée importune.
(A Rosalie.)
Çà, faisons notre paix. Vous serez sans rancune ?
Vous me le promettez ?

Rosalie

Vous me le promettez ? Oh ! je te le promets.

Marton

Et moi d’être attentive à tous vos intérêts.
Vous, Monsieur, qui sans soins & sans trouble dans l’ame,
Passeriez votre vie à regarder Madame,

Il faut battre en retraite, & même promptement.
Songez qu’il est grand jour dans cet appartement,
Que nous pourrions ici risquer quelque surprise.
Et qu’il faut vous montrer d’abord à Cydalise,
Avant que de penser à d’autres rendez-vous.

Damis

Je cours m’y disposer, dans un espoir si doux.
Je remets en tes mains le bonheur de ma vie.
Vous que j’adore, adieu, ma chere Rosalie.



Scène III

ROSALIE, MARTON.
Marton

Vous, soyez sans faiblesse. Allons, point de langueur.
La fermeté, Madame, en impose au malheur.

Rosalie

Si tu pouvais sentir combien je hais Valère !

Marton

Oui : Damis sort d’ici. Mais c’est à votre mère

Qu’il importe surtout de parler avec feu.
Si vous aimez Damis, ce fut de son aveu ;
Je le suppose au moins.

Rosalie

Je le suppose au moins.Certainement.

Marton

Je le suppose au moins.Certainement.Les Filles
Ne font rien, comme on fait, sans l’avis des familles,
C’est la régle. Il faut donc déclarer sans détour
Pour l’un tous vos mépris, pour l’autre votre amour.

Rosalie

Oh ! oui.

Marton

Oh ! oui.Vous sentez-vous cette fermeté d’ame ?

Rosalie

Assurément, Marton.

Marton, malignement.

Assurément, Marton.Allons, j’entens Madame.

Rosalie, effrayée.

Ah ! Marton…

Marton

Ah ! MartonComment donc ! c’est très bien débuter
Cela promet.

Rosalie

Cela promet.Aussi, pourquoi m’épouvanter ?
L’Amour dans le besoin me rendra du courage.

Marton, la contrefaisant.

L’Amour ! oui vous ferez tous deux de bel ouvrage.
Il y parait vraiment, à cet air d’embarras,
Qu’un mot dit au hazard…

Rosalie

Qu’un mot dit au hazard…Mais enfin tu verras.

Marton

Ce n’est point à l’Amour à vous tirer de peine.
Il est trop mal adroit. Pensez à votre haine ;
Voilà le sentiment qui doit vous inspirer,
Dont il est important de vous bien pénétrer.
Je ne sais si l’amour, que d’ailleurs je révère,
Est de nos passions en effet la plus chère ;
Mais ce n’est que faiblesse, & que timidité.
La haine n’est qu’ardeur & que vivacité.
L’un abbat, l’autre anime, & dans un cœur femelle,
Ma foi, je la croirais beaucoup plus naturelle.
Vous ne connaissez pas encor ce sentiment.
Que votre cœur l’éprouve aujourd’hui seulement.

Tenez, j’aime Crispin, & je sens pour Valère…
Mais, ce n’est plus un jeu, j’apperçois votre mère.

Rosalie

Tu me soutiendras ?

Marton

Tu me soutiendras ? Oui.



Scène IV

CYDALISE, ROSALIE, MARTON.
Cydalise

Tu me soutiendras ? Oui.Retirez-vous, Marton.
Prenez mes clés, allez renfermer mon Platon.
De son monde idéal j’ai la tête engourdie.
J’attendais à l’instant mon Encyclopédie ;
Ce Livre ne doit plus quitter mon Cabinet.
A Rosalie.
Vous, demeurez ; je veux vous parler en secret.
A Marton.
Laissez-nous.

Marton, à Rosalie.

Laissez-nous.Allons, ferme, & montrez du courage.

Cydalise

Obéissez, Marton.



Scène IV

CYDALISE, ROSALIE.
Cydalise

Obéissez, Marton.Vous êtes belle & sage,
Rosalie, & pour vous j’eus toujours des bontés.
Je vais connaître enfin si vous les méritez.
Je ne consulte point ce sentiment vulgaire.
Amour de préjugé, trivial, populaire,
Que l’on croit émané du sang qui parle en nous.
Et qui n’est, dans le fond, qu’un mensonge assez doux.
Une faiblesse…

Rosalie

Une faiblesse…Hé quoi ! la voix de la nature,
Quoi ! cette impression si touchante & si pure,

Ce premier des devoirs, cet auguste lien,
(Je définirai mal ce que je sens si bien,)
N’importe, se peut-il que le cœur de ma mère
Méconnaisse aujourd’hui ce sacré caractère ?
Ah ! rappellez pour moi vos sentimens passés.
En les analysant, vous les affaiblirez.

Cydalise

J’ai cru, tout comme une autre, à ces vaines chimères,
Dignes du gros bon-sens qui conduisait nos pères.
Crédule, heureuse même en mon aveuglement,
Automate abusé, je suivais le torrent.
Je commence à sentir, à penser, à connaître.
Si je vous aime enfin, c’est en qualité d’Etre :
Mais vous concevez bien qu’un autre individu
N’aurait à mes bontés qu’un droit moins étendu.

Rosalie

Vous déchirez mon cœur. Ah ! permettez, Madame,
Souffrez qu’à vos genoux votre fille réclame

Un droit plus légitime & des titres plus doux.
Pourquoi briser les nœuds qui m’attachaient à vous ?
Jugez de leur pouvoir à mon trouble, à mes larmes.

Cydalise, un peu émue.

Ma fille !… Hé quoi ! pour vous l’erreur a tant de charmes !
Vous me faites pitié. Consultez la Raison,
Ces puérilités ne sont plus de saison.
Je reconnais vos droits sur le cœur d’une mère ;
Mais je les annoblis, & si je vous suis chère,
Si j’ai sur vous aussi quelques droits à mon tour
J’en exclus le hazard, qui vous donna le jour.

Rosalie

Je ne puis soutenir ce funeste langage.
Il fait à toutes deux un trop sensible outrage.
Qui ? Moi ! Le pensez-vous, que je puisse jamais
Oublier que ma vie est un de vos bienfaits ?
Non…

Cydalise

Non…Le soin que j’ai pris de votre intelligence
Doit mériter, sur-tout, votre reconnaissance ;

Voilà le digne objet où tendent tous mes vœux.
Vous apprendre à penser, voilà ce que je veux.
Concevez le bonheur d’étendre son génie,
D’ouvrir l’œil aux clartés de la Philosophie,
De dissiper la nuit où vos sens font plongés.
D’affranchir votre esprit du joug des préjugés !
Ce grand art d’exister, qui n’appartient qu’au sage,
Dont je connais enfin le solide avantage,
Ce jour de la Raison, dont j’ai sû m’éclairer,
Ma Fille, mon amour veut vous le procurer.

J’avais avec Damis conclu votre hyménée.
De légers intérêts m’avaient déterminée.
Des rapports de fortune, un procès à finir,
Je me souviens qu’alors tout semblait vous unir.
C’est ainsi que se font la plupart des affaires ;
Mais enfin, aujourd’hui je romps ces nœuds vulgaires.
Damis a du bon sens, des vertus, de l’honneur,
Il a ce que le monde exige à la rigueur :

Tout mortel n’est pas fait pour aller au sublime ;
Dans le fond, cependant, on lui doit de l’estime :
Mais je vous dois aussi, ma fille, un autre Epoux,
Beaucoup plus convenable & plus digne de vous.
Valere a ce qu’il faut pour plaire & pour séduire,
C’est peu de vous aimer, il sçaura vous instruire ;
En un mot, c’est de lui que mon cœur a fait choix.

Rosalie

Ainsi, vous oubliez que Damis autrefois
Eut votre aveu, Madame, & celui de mon pere ?

Cydalise

Votre pere ! il est vrai que je n’y songeais guere.
Plaisante autorité que la sienne en effet !
L’Etre le plus borné que la nature ait fait.

Nul talent, nul essor, espece de machine
Allant par habitude, & pensant par routine.
Ayant l’air de rêver & ne songeant à rien,
Gravement occupé du détail de son bien,
Et de mille autres soins purement domestiques ;
Défenseur ennuyeux des préjugés gothiques.
Sauvage dans ses mœurs, alliant à la fois
La morgue de sa robe au ton le plus bourgeois ;
Ne s’énonçant jamais qu’avec poids & mesure,
Et qui toujours grimpé sur la magistrature,
Hors de son tribunal, aurait cru déroger ;
Ayant, comme Dandin, la fureur de juger.
Mais il est mort enfin, laissons en paix sa cendre.

Rosalie

Ah ! Madame, songez…

Cydalise

Ah ! Madame, songez…Allez-vous le défendre ?
Un pere n’est qu’un homme, & l’on peut sensément
Remarquer ses défauts, en parler librement.

Rosalie

Si ce sont-là les droits de la Philosophie,

Souffrez que j’y renonce, & pour toute ma vie.
Je perdrais trop, Madame, à m’éclairer ainsi ;
J’ose vous l’avouer. Daignez permettre aussi
Qu’en faveur de Damis je vous rappelle encore
Vos premières bontés que votre fille implore.

Cydalise

Non, Valere est l’Amant que j’ai choisi pour vous,
Ma fille, & dès ce soir il sera votre Epoux.
Ces nœuds embelliront le cours de votre vie.
Quant à vos préjugés sur la Philosophie,
Contre eux, à mon exemple, il faut vous aguerir.
Le tems & la raison sauront vous en guérir.
Vous êtes dans cet âge ou l’on commence à vivre,
Tout fait ombrage alors ; mais vous lirez mon livre.
J’y traite en abrégé de l’Esprit, du bon sens,
Des passions, des Loix, & des Gouvernemens ;
De la vertu, des mœurs, du climat, des usages,
Des peuples policés & des peuples sauvages ;

Du désordre apparent, de l’ordre universel,
Du bonheur idéal & du bonheur réel.
J’examine avec soin les principes des choses,
L’enchaînement secret des effets & des causes.
J’ai fait exprès pour vous un chapitre profond.
Je veux l’intituler : Les devoirs tels qu’ils sont
Enfin, c’est en morale une Encyclopédie,
Et Valere l’appelle un Livre de génie.
Vous serez trop heureuse avec un tel Epoux.
Un jour vous connaîtrez ce que je fais pour vous ;
Vous m’en remercîrez. Adieu, Mademoiselle,
Songez à m’obéir.



Scène VI

ROSALIE, MARTON.
Rosalie, sans voir Marton.

Songez à m’obéir.Quelle douleur mortelle !
Que résoudre ! Que faire ? Ah ! te voilà, Marton.

Marton

Oui, j’ai tout entendu. Mais quelle déraison !

Quel travers !

Rosalie

Quel travers ! Je n’ai plus qu’à mourir.

Marton

Quel travers ! Je n’ai plus qu’à mourir.Badinage :
Mourir ! Vous vous moquez, & ce n’est plus l’usage.
On ne le souffre pas même dans les Romans.

Rosalie

Mais enfin…

Marton

Mais enfin…Calmez-vous, & reprenez vos sens.
Cette crise, après tout, vous l’aviez attendue ?

Rosalie

Mon ame en ce moment n’en est pas moins émue.

Marton

Présumez vous si peu du succès de mes soins ?

Rosalie

Ah ! Marton…

Marton

Ah ! Marton…Commencez par vous affliger moins.
Si vos vœux sont comblés, dites-moi, je vous prie,
A quoi ce beau chagrin vous aura-t-il servie ?

Rosalie

Oui, si tu réussis ; mais qui m’en répondra ?

Marton

Vous pleurerez alors autant qu’il vous plaira,
Je vous aiderai même, & n’aurai rien à dire ;
Mais jusqu’à ce moment, qui vous défend de rire ?
A tout évenement, c’est toujours fort bien fait.
Et quand tout irait mal, je crois qu’il le faudrait.
Du moins c’est mon humeur. Le chagrin m’incommode.
Je le crois inutile, & j’en suis l’antipode.
C’est à quoi dans la vie il faut le moins songer,
Et l’on a toujours tort, quand on veut s’affliger.
Mais allons concerter quelque heureuse saillie,
Venez, & nous verrons si la Philosophie,
Quelque soit son crédit, pourra dans ce grand jour
Tenir contre Marton, & Crispin, & l’Amour.


Fin du premier Acte.



ACTE II


Scène première

DAMIS, MARTON.
Valere

Frontin.

M. Carondas

Frontin.Ce maudit nom sera quelque méprise,
Je vous l’ai déjà dit, & devant Cydalise
Il vous arrivera de me nommer ainsi.
Frontin ! pour un Savant le beau nom ! songez-y,
Monsieur, il ne faudrait que cette étourderie
Pour donner du dessous à la Philosophie.

Valere

D’accord.

M. Carondas

D’accord.Il faut d’ailleurs supprimer entre nous
Les tons trop familiers, puisqu’enfin, selon vous,

Les hommes sont égaux par le droit de nature,
Je suis, quoique Frontin, votre égal.

Valere

Je suis, quoique Frontin, votre égal.Je te jure
Que c’est mon sentiment.

M. Carondas

Que c’est mon sentiment.Moi, je l’approuve fort.
J’avais toujours pensé que les Loix avaient tort ;
Et même Cydalise, en un certain Chapitre,
Ne prouve point trop mal à mon gré…

Valere

Ne prouve point trop mal à mon gré…Le beau titre
Que l’avis d’une folle à qui dans un moment
On ferait adopter tout autre sentiment ;
Qui ne sçait que des mots, & n’a rien dans la tête.

M. Carondas

Mais entre nous, Monsieur, son Livre est-il si bête ?

Valere

Pitoyable.

M. Carondas

Pitoyable.Le stile…

Valere

Pitoyable.Le stile…Ennuyeux à l’excès.

M. Carondas

Vous la flattez pourtant du plus brillant succès.

Valere

Sans doute.

M. Carondas

Sans doute.Et le Public ?

Valere

Sans doute.Et le Public ? Nous savons lui prescrire
Comment il faut penser, parler, juger, écrire ;
Nous le déciderons aisément.

M. Carondas

Nous le déciderons aisément.D’accord ; mais
Il faut l’apprivoiser, le flatter.

Valere

Il faut l’apprivoiser, le flatter.Non, jamais.
Il est, pour le gagner, des méthodes plus sûres.

M. Carondas

Le moyen ?

Valere

Le moyen ? Par exemple, on lui dit des injures ;
C’est un expédient par nos Sages trouvé ;
Le secret est certain, nous l’avons éprouvé.
Dans peu, tu le verras toi-même avec surprise,

Nous porterons aux Cieux le nom de Cydalise ;
Cinq ou six traits hardis, révoltans, scandaleux,
Produiront dans son Livre un effet merveilleux.
Il faut les ajouter.

M. Carondas

Il faut les ajouter.Bon ! la ruse est nouvelle !
Et comment lui prouver que ces traits-là sont d’elle.

Valere

Et le reste en est-il ? Dabord avec pudeur
Elle s’en défendra, puis s’en croira l’Auteur.

M. Carondas

Je ne sais ; mais pour moi, je rougirais dans l’ame…

Valere

As-tu donc oublié que Cydalise est femme ?
Crois-moi, suppose encore un piège plus grossier,
L’amour propre est crédule, & l’on peut s’y fier.
Les femmes sur ce point sont même assez sinceres.

M. Carondas

Messieurs les beaux esprits ne leur en doivent gueres.

Mais enfin vous croyez qu’avec cinq ou six traits
Nous devons nous attendre au plus heureux succés ?

Valere

Sans doute, & cette idée, entre nous, n’est pas neuve.
Le Livre de Cratès n’en est-il pas la preuve ?
Jamais production ne prit un tel essor.
Chacun se l’arrachait, on se l’arrache encor :
Pour Livre dangereux partout on le renomme.
Et pourtant nous savons que Cratès est bon homme.

M. Carondas

Il est vrai.

Valere

Il est vrai.Cydalise aura plus de faveur.
On ne juge jamais son sexe à la rigueur.
Quelques-uns de ces traits qu’on se dit à l’oreille.
Au Public hébété feront crier merveille !
Je veux que Cratès même en devienne jaloux.
Et rien n’est plus aisé, nous la protégeons tous.

M. Carondas

Hé bien, quoique nourri, Monsieur, à votre école,
J’avais, tout bonnement, admiré sur parole
Et l’ouvrage & l’Auteur. Car enfin, mot à mot
Elle n’a rien écrit que d’après vous.

Valere

Elle n’a rien écrit que d’après vous.Le sot !

M. Carondas

Mais pour ces beaux endroits ajoutés à son Livre,
Si les Loix s’avisaient, Monsieur, de nous poursuivre.

Valere

Elle aurait le plaisir de s’entendre louer ;
N’est-ce rien ? Quitte après à tout désavouer.
D’ailleurs l’amour du vrai va jusqu’à l’héroïsme
Ces grands mots importans d’erreur, de fanatisme
De persécution viendraient à son secours.
C’est un ressort usé qui réussit toujours.
N’avons-nous pas encor l’exemple de Socrate
Opprimé, condamné par sa Patrie ingrate ?
Tous nos admirateurs parleraient à la fois.

M. Carondas

Mais, Monsieur, ce Socrate obéissait aux Loix.

Valere

Oui, la Philosophie encor dans son enfance
Des préjugés du moins conservait l’apparence ;
Mais nous n’en voulons plus.

M. Carondas

Mais nous n’en voulons plus.Tout devient donc permis ?

Valere

Excepté contre nous & contre nos amis.

M. Carondas

Vive le bel Esprit & la Philosophie !
Rien n’est mieux inventé pour adoucir la vie.

Valere

Comment ! sur des rochers on plaçait la Vertu ?
Y grimpait qui pouvait. L’homme était méconnu.
Ce Roi des animaux, sans guide & sans boussole,
Sur l’Océan du monde errait au gré d’Eole ;
Mais enfin nous savons quel est son vrai moteur.

L’homme est toujours conduit par l’attrait du bonheur,
C’est dans ses passions qu’il en trouve la source.
Sans elles, le mobile arrêté dans sa course
Languirait tristement à la terre attaché.
Ce pouvoir inconnu, ce principe caché,
N’a pû se dérober à la Philosophie,
Et la Morale enfin est soumise au génie.
Du globe où nous vivons Despote universel.
Il n’est qu’un seul ressort, l’intérêt personnel ;
A tous nos sentimens, c’est lui seul qui préside ;
C’est lui qui dans nos choix nous éclaire & nous guide.
Libre de préjugés ; mais docile à sa voix,
Le Sauvage attentif le suit au fond des bois.
L’homme civilisé reconnaît son empire ;
Il commande en un mot à tout ce qui respire.

M. Carondas

Quoi ! Monsieur, l’intérêt doit seul être écouté ?

Valere

La Nature en a fait une nécessité.

M. Carondas

J’avais quelque regret à tromper Cydalise ;
Mais je vois clairement que la chose est permise.

Valere

La fortune t’appelle, il faut la prendre au mot.

M. Carondas

Oui, monsieur.

Valere

Oui, monsieur.La franchise est la vertu d’un sot.

M. Carondas, se disposant à le voler.

Oui, Monsieur… mais toujours je sens quelque scrupule
Qui voudrait m’arrêter.

Valere

Qui voudrait m’arrêter.Préjugé ridicule,
Dont il faut s’affranchir !

M. Carondas

Dont il faut s’affranchir ! Quoi ! Véritablement ?

Valere

Il s’agit d’être heureux, il n’importe comment.

M. Carondas

Tout de bon ?

Valere

Tout de bon ? Mais sans doute, en flattant Cydalise,
Tu remplis un devoir que l’usage autorise.
Ne faut-il pas flatter quand on veut plaire aux gens ?
Bien voir ses intérêts, c’est être de bon sens.

Le superflu des sots est notre patrimoine.
Ce que dit un Corsaire au Roi de Macédoine,
Est très-vrai dans le fond.

M. Carondas, fouillant dans la poche de Valere.

Est très-vrai dans le fond.Oui, monsieur.

Valere

Est très-vrai dans le fond.Oui, monsieur.Tous les biens,
Devraient être communs ; mais il est des moyens
De se venger du sort. On peut avec adresse
Corriger son étoile, et c’est une faiblesse
Que de se tourmenter d’un scrupule éternel.
Valere s’apercevant que Carondas veut le voler.
Mais que fais-tu donc là ?

M. Carondas

Mais que fais-tu donc là ? L’intérêt personnel…
Ce principe caché… Monsieur… qui nous inspire,
Et qui commande enfin à tout ce qui respire…

Valere

Quoi ! Traître, me voler !

M. Carondas

Quoi ! Traître, me voler ! Non. J’use de mon droit,
Tous les biens sont communs.

Valere

Tous les biens sont communs.Oui, mais sois plus adroit.
Il est certains malheurs auxquels on se hasarde,
Lorsque l’on est surpris.

M. Carondas

Lorsque l’on est surpris.Monsieur, j’y prendrai garde.

Valere

Ceci, Monsieur Frontin, doit être une leçon ;
Mais puisqu’il ne faut plus vous nommer de ce nom,
Songez à me servir auprès de Cydalise.
Jusqu’ici, tout va bien ; sa Fille m’est promise.
Vous savez là-dessus quels sont mes sentimens,
Ainsi continuez de flatter ses talens.
Vos termes de Collége ont produit des merveilles ;
Il faut de plus en plus étourdir ses oreilles,
De ce jargon savant qui vous a réussi.
Vous êtes sans fortune, et vous pouvez ici
Vous faire un petit sort que j’aurai soin d’étendre,
Si mes vœux ont l’effet que j’ai droit d’en attendre.
Adieu, soyez discret, je serai généreux.



Scène II

M. Carondas, seul.

Mon premier coup d’essai n’est pas des plus heureux.
Je suis encor trop loin d’atteindre mon modele,
Et c’est au second rang que le Destin m’appelle.



Scène III

CYDALISE, M. CARONDAS.
Cydalise, sans voir M. Carondas.

Me voilà parvenue à m’en débarrasser.
Que l’oisiveté pèse alors qu’on veut penser !
Parmi tous ces fâcheux dont j’étais obsedée,
Je n’ai pas entrevu le germe d’une idée.
On ne peut à ce point outrager le bon sens ;
Mais il faut tout souffrir de messieurs ses parents.
À Monsieur Carondas.
Ah ! Vous êtes ici. Bon ! Prenez votre place.

Mon Livre va paraître, on attend la Préface,
Il faut y travailler. J’aurais voulu pourtant
Que nous eussions Valere.

M. Carondas

Que nous eussions Valere.Il me quitte à l’instant,
Et nous parlions de vous, Madame, avec ivresse.

Cydalise

Vous parliez de mon Livre ?

M. Carondas

Vous parliez de mon Livre ? Il en parle sans cesse.
C’est, dit-il, un Brevet pour l’Immortalité ;
Vous allez éclipser la docte Antiquité.
Je n’ose avec le sien mesurer mon suffrage ;
Mais l’admiration me prend à chaque page.

Cydalise

Vous en êtes content ?

M. Carondas

Vous en êtes content ? Mon esprit s’y confond.
Votre Livre est nourri d’un savoir si profond
Que vous me feriez croire au Démon de Socrate.

Cydalise

Vous vous y connaissez.

M. Carondas

Vous vous y connaissez.Oui, madame, on m’en flatte.

Mais apprenez-moi donc comment cela se fit ?
Il faut que vous sachiez tout ce qui s’est écrit.

Cydalise

Avec nombre de gens je me suis rencontrée,
Et c’est un pur hazard.

M. Carondas

Et c’est un pur hazard.Vous étiez inspirée.
Quoi ! Vous n’avez pas lu le savant Vossius ?

Cydalise

Non, jamais.

M. Carondas

Non, jamais.Casaubon ?

Cydalise

Non, jamais.Casaubon ? Encor moins.

M. Carondas

Non, jamais.Casaubon ? Encor moins.Grotius ?

Cydalise

Point du tout. Sont-ce-là les Livres d’une Femme ?

M. Carondas

Ma foi, de plus en plus vous m’étonnez, Madame,
Quoi ! Rien de tout cela ?

Cydalise

Quoi ! Rien de tout cela ? Non, rien, vous dis-je, rien.

M. Carondas

Mais vous parlez des Loix mieux que Tribonien.

Oh ! pour Tribonien, convenez…

Cydalise

Oh ! pour Tribonien, convenez…Je l’ignore.

M. Carondas

Vous connaissez du moins Thalès, Anaxagore ?

Cydalise

Non.

M. Carondas

Non.Le Fils naturel ?

Cydalise

Non.Le Fils naturel ? Pour celui-là, d’accord.
Ce sont de ces écrits qu’il faut citer d’abord.

M. Carondas

Je ne veux point ici m’ériger en Arbitre ;
Mais j’en aurais jugé, comme vous, sur le titre.

Cydalise

C’est aussi mon avis, et je crois qu’en effet
Un Ouvrage excellent s’annonce au moindre trait.
C’est un je ne sais quoi… dont notre ame est saisie…
Cela se sent… enfin c’est l’attrait du Génie.

M. Carondas

J’entens. C’est à peu près la vapeur d’un ragoût
Qui réveille à la fois l’odorat & le goût.

Cydalise

Oui ; la comparaison est pourtant trop vulgaire.

M. Carondas

Elle est de Lycophron.

Cydalise

Elle est de Lycophron.Ah ! c’est une autre affaire.
Venons à ma Préface. Allons, je vais dicter.
(Après un silence et avec emphase.)
Écrivez. J’ai vécu[1]. Non, c’est mal débuter.
Effacez, J’ai vécu. Mettez-vous à votre aise.
(Avec de l’aigreur.)
Ah ! Monsieur Carondas, votre plume est mauvaise.
(Elle rêve.)
J’ai vécu ne vaut rien.

M. Carondas

J’ai vécu ne vaut rien.Je m’en contenterais.
J’ai vécu, dit beaucoup !

Cydalise

J’ai vécu, dit beaucoup ! Non, monsieur, je voudrais
Un début plus pompeux et plus philosophique.

M. Carondas

Cette simplicité, madame, est énergique.

Cydalise, rêvant.

Non, non, je cherche un tour qui soit moins familier.

(Avec humeur.)
On n’a jamais écrit sur de pareil papier.
Effacez donc, Monsieur ; votre encre est détestable.
(Elle rêve.)
Je ne pourrai trouver un tour plus favorable !
(Avec impatience.)
Ah ! Valere, après tout, devrait bien être ici.
Je ne me sens jamais tant d’esprit qu’avec lui.
(Elle rêve.)
Quoi ! Pas même une idée ? Ah ! je suis au supplice.

M. Carondas

Madame, le génie a ses jours de caprice,
Et ceci me rappelle un mot de Suidas,
Qui dit élégamment…

Cydalise

Qui dit élégamment…Hé ! Monsieur Carondas,
Laissez les morts en paix. J’avais un trait sublime,
(Elle rêve.)
Qui m’échappe. Attendez… mais, oui ; ce tour exprime…
(Avec impatience.)
Écrivez. Non, la phrase a trop d’obscurité.
Je ne sentis jamais cette stérilité.
Quel métier ! finissons. C’en est fait, j’y renonce.

L’Imprimeur attendra, portez-lui ma réponse.
Non, revenez. Enfin je l’ai trouvé : j’y suis.
Vite, écrivez, monsieur : Jeune homme, prends & lis[2].
Jeune homme prends & lis. Le tour est-il unique ?
Qu’en pensez-vous, Monsieur ?

M. Carondas

Qu’en pensez-vous, Monsieur ? Sublime, magnifique !
C’est le ton du Génie & de la Vérité.

Cydalise

J’oublie en le lisant tout ce qu’il m’a coûté.
Jeune homme prends & lis ! Il est inimitable,
Et Valere en sera d’une joie incroyable.

M. Carondas

D’un doux frémissement vous vous sentez troubler.
Jeune homme, prends & lis. L’oracle va parler ;
La Nature à tes yeux ici se manifeste.
Non, rien n’est si sublime, et pourtant si modeste.

Cydalise

Mais que nous veut Marton ?



Scène IV

CYDALISE, MARTON, M. CARONDAS.
Marton

Mais que nous veut Marton ? Madame, c’est Damis,
Qui demande à vous voir.

Cydalise

Qui demande à vous voir.Que son temps est mal pris !
J’allais finir sans lui. L’importun personnage !
On ne me permet pas d’achever un Ouvrage.

Marton

Valere achèvera.

M. Carondas

Valere achèvera.Qu’appelez-vous finir ?
L’ouvrage est fait, Madame, à n’y plus revenir.
Je le donne en dix ans à nos plus grands génies.

Cydalise

Oui, vous avez raison. Faites-en vingt copies.
Ah ! Je respire enfin, & j’ai sû m’en tirer.
Jeune homme, prends & lis. Oui, Damis peut entrer.



Scène V

DAMIS, CYDALISE.
Cydalise

Vous voilà de retour ?

Damis

Vous voilà de retour ? Oui, je reviens, Madame,
Pour me plaindre de vous & vous ouvrir mon âme.
Je n’aperçois que trop, et c’est avec douleur,
Que j’ai perdu mes droits au fond de votre cœur,
Et que votre amitié s’est enfin ralentie ;
Mais la mienne jamais ne s’étant démentie,
Souffrez que je rappelle à votre souvenir
Un espoir que le temps ne dut pas en bannir.
Vous savez à quel point votre fille m’est chere ;
C’est votre aveu, du moins, c’est celui de son pere,
Qu’en faveur de mes feux je réclame aujourd’hui,
Puisqu’enfin près de vous j’ai besoin d’un appui.

Cydalise

Le titre, je l’avoue, est assez légitime ;
Je conviens de mes torts, non pas que mon estime,
Ni que cette amitié qui m’attachait à vous,
Ne soient encor pour moi des sentiments bien doux,
Et c’est ce que d’abord on aurait dû vous dire :

Mais j’ai formé des nœuds dont le charme m’attire,
J’ai suivi trop longtemps les frivoles erreurs
D’un monde que j’aimais. L’âge a changé mes mœurs,
Aujourd’hui toute entiere à la Philosophie,
Libre des préjugés qui corrompaient ma vie,
N’existant plus enfin que pour la vérité,
Je me suis fait, Damis, une société,
Peu nombreuse, il est vrai : je vis avec des Sages,
Et j’apprends à penser en lisant leurs ouvrages :
J’ai choisi l’un d’entr’eux pour ma fille, & ce soir,
Cette heureuse union doit combler mon espoir,
C’est à vous de juger si, quoique votre amie,
Je dois vous immoler le bonheur de ma vie.

Damis

Non, pour votre bonheur je donnerais mes jours,
Et la même amitié m’inspirera toujours.
Mais quels sont donc enfin ces rares avantages
Attachés, dites-vous, au commerce des Sages.
Je ne prends point pour tels un tas de Charlatans,
Qu’on voit sur des tréteaux ameuter les passants,
Qui mettent une enseigne à leur Philosophie :
De tous ces importans ma raison se défie.
De ce vain appareil le Vulgaire est séduit.
Moi, je suis de ces gens qui font peu cas du bruit,
Et je distingue fort l’ami de la sagesse,
Du pédant qui s’enroue à la prêcher sans cesse.

Cydalise

Je sçais tout le mépris que l’on doit aux pédants,
Et ne les confonds pas avec les vrais Savans.
Epargnez-vous, monsieur, cette satyre amere,
Ceux que je peux nommer, Théophraste, Valere,
Dortidius enfin, sont tous assez connus…

Damis

Je ne connais entr’eux que ce Dortidius.
Quoi ! Madame, il en est ?

Cydalise

Quoi ! Madame, il en est ? D’où vient cette surprise ?

Damis

Je l’ai connu, vous dis-je ; excusez ma franchise :
Apparemment qu’alors il cachait bien son jeu ;
Mais ce n’était qu’un sot, presque de son aveu.
Quelqu’un me le fit voir, et malgré sa grimace,
Et les plats compliments qu’il vous adresse en face,
Et le sucre apprêté de ses propos mielleux,
Ma foi, je n’y vis rien de si miraculeux.
Malgré son ton capable, et son air hypocrite,
Je ne fus point tenté de croire à son mérite,
Et je ne lui trouvai pour le peindre en deux mots,
Qu’un froid enthousiasme imposant pour les sots.

Cydalise

Ce jugement fait tort à votre intelligence,
Et ce Dortidius fait honneur à la France ;
Son nom chez les Savans fut toujours en crédit,

Et je ne sçais pourquoi tout le monde en médit.
Mais quittons ce propos. Ces rares avantages,
Dont je suis redevable au commerce des Sages,
Je dois vous en parler & leur en faire honneur.
Peut-être, après cela, leur tiendrez vous rigueur.
N’importe, il faut du moins apprendre à les connaître.
J’avais des préjugés qui dégradaient mon être ;
Vainement ma raison voulait s’en dégager,
L’habitude bientôt venait m’y replonger.
Les plus vaines terreurs me déclaraient la guerre,
Je croyais aux esprits, j’avais peur du tonnerre,
Je rougis devant vous de ces absurdités,
Mais on nous berce enfin de ces frivolités,
Et leur impression n’en est que plus durable.
Notre éducation, frivole, méprisable,
Loin de nous éclairer sur le vrai, ni le faux,
N’est que l’art dangereux de masquer nos défauts.
Mes yeux se sont ouverts, hélas ! trop tard peut-être !
À ces hommes divins, je dois un nouvel être.
Le hazard présidait à mes attachemens,
J’étais aux petits soins avec tous mes parens,
Et les dégrés entre eux réglaient les préférences.
Cet ordre s’étendait jusqu’à mes connoissances.
J’avais tous ces travers, beaucoup d’autres encor ;
Enfin mes sentimens ont pris un autre essor.
Mon esprit épuré par la Philosophie

Vit l’Univers en grand, l’adopta pour Patrie,
Et mettant à profit ma sensibilité,
Je ne m’attendris plus que sur l’humanité.

Damis

Je ne sçais, mais enfin dussé-je vous déplaire,
Ce mot d’humanité ne m’en impose guère,
Et par tant de fripons je l’entends répéter,
Que je les crois d’accord pour le faire adopter.
Ils ont quelque intérêt à le mettre à la mode.
C’est un voile à la fois honorable & commode,
Qui de leurs sentimens masque la nullité,
Et prête un beau dehors à leur aridité.
J’ai peu vu de ces gens qui le prônent sans cesse,
Pour les infortunés avoir plus de tendresse,
Se montrer, au besoin des amis, plus fervens,
Etre plus généreux, ou plus compatissants,
Attacher aux bienfaits un peu moins d’importance,
Pour les défauts d’autrui marquer plus d’indulgence,
Consoler le mérite, en chercher les moyens,
Devenir, en un mot, de meilleurs citoyens ;
Et pour en parler vrai, ma foi, je les soupçonne
D’aimer le genre humain, mais pour n’aimer personne.

Cydalise

Vous en voulez beaucoup à cette humanité.

Damis

On en abuse trop, & j’en suis révolté.
C’est pour le cœur de l’homme un sentiment trop vaste,
Et j’ai vu quelquefois, par un plaisant contraste,
De ce systême outré les plus chauds partisans,
Chérir tout l’Univers, excepté leurs enfans.

Cydalise

En vérité, Monsieur, les sages sont à plaindre,
Et vous êtes pour eux un adversaire à craindre.
Le siècle & la patrie ont beau s’en applaudir,
Sur le bien qu’ils ont fait il vaut mieux s’étourdir,
Et servir d’interprete et d’organe à l’envie.

Damis

Hé ! quel bien a produit cette Philosophie ?
Je ne découvre pas ces succès éclatans.
Je vois autour de moi de petits importans,
Qui, pour avoir un ton, enrôlés dans la Secte,
Pensent avoir perdu leur qualité d’insecte.
Se croyant une Cour & des admirateurs,
Pour le malheur des Arts, devenus protecteurs
Ne se réveillant pas aux traits de la satyre,
Et ne devinant rien à ces éclats de rire,
Dont en tous lieux pourtant on les voit poursuivis ;
Louant, admirant tout dans les autres Pays,
Et se faisant honneur d’avilir leur patrie :
Sont-ce là les succès sur lesquels on s’écrie ?

Cydalise

J’admire vos raisons, elles sont d’un grand poids ;
Et vous me citez-là des exemples de choix,
Bien dignes en effet d’appuyer votre cause.
Mais un abus jamais prouva-t-il quelque chose ?
Faudrait-il renoncer pour quelques importuns ?…

Damis

Madame, ces abus deviennent trop communs.
J’en prévois pour les mœurs d’étranges catastrophes,
Et je suis allarmé de tant de Philosophes.

Cydalise

Restez, Monsieur, restez dans votre opinion.
Il n’est point de remède à la prévention ;
A penser autrement vous auriez du scrupule,
Hé ! que peut la raison sur un esprit crédule !

Damis

On croit avoir tout dit, Madame, avec ce mot.
Crédule est devenu l’équivalent de sot :
Aux yeux de bien des gens, du moins la chose est claire.
Pour moi, que ces gens-là ne persuadent guere,
Et que leur ton railleur n’épouvanta jamais,
J’ai mon avis, Madame, & si je leur déplais,
J’en gémis, mais sur eux. Je crois ce qu’il faut croire ;
J’ose le déclarer, je le dois, j’en fais gloire.
Ces messieurs peuvent rire, & sans m’humilier :
Il faut bien leur laisser le droit de s’égayer.

Mais moi, j’ose à mon tour les trouver ridicules,
Et souvent la bêtise a fait des incrédules.

Cydalise

Voilà parler en Sage, & je vous applaudis ;
C’est très bien fait à vous que d’avoir un avis.
Mais, sans nous égarer dans ces hautes matières,
Je sais ce que je dois aux talens, aux lumières,
De ces hommes de bien que vous persécutez.

Damis

Ils vous ont donc appris de grandes vérités.
Je ne le croyais pas. Ils ont l’art de détruire,
Mais ils n’élèvent rien, & ce n’est pas instruire.
Quel fruit attendez-vous de leurs vains argumens ?
Je n’en prévois que trop les effets affligeans.
Vous irez sur leurs pas de sophisme en sophisme,
Vous perdre dans la nuit d’un triste pyrrhonisme.
Ah ! renoncez, Madame, à ces perturbateurs ;
Ce sont eux que l’on doit nommer persécuteurs.
Abjurez une erreur qui vous est étrangère,
Et reprenez enfin votre vrai caractère.

Cydalise

Vous avez donc tout dit ? J’admire le bon sens,
Et la solidité de vos raisonnemens.
Dans un très haut éclat votre mérite y brille ;
Mais j’ai pris mon parti. Vous n’aurez point ma fille.
Adieu, Monsieur.

Elle sort.
Damis

Adieu, Monsieur.Ah ! Ciel ! Je ne sçais où j’en suis !



Scène VI

DAMIS, CRISPIN.
Crispin

Hé ! bien, cette démarche a-t-elle eu d’heureux Fruits ?
Epousons-nous, Monsieur ? Cydalise, sans doute…

Damis

Je viens de lui parler, Crispin : mais qu’il m’en coûte !
Il me faut renoncer à cet hymen.

Crispin

Il me faut renoncer à cet hymen.Comment ?

Damis

Je suis congédié.

Crispin

Je suis congédié.Quoi ! la… formellement ?

Damis

Oui, très formellement, Crispin.

Crispin

Oui, très formellement, Crispin.Nous sçavons plaire,
Monsieur, & nous serions éconduits par Valere !
N’est-il point de remede ?

Damis

N’est-il point de remede ? Oh ! Je n’en vois aucun.

Crispin

Bon ! vous n’y pensez pas : moi, j’en vois cent pour un.
Il faut tout simplement enlever Rosalie.
C’est le plus court.

Damis

C’est le plus court.Crispin, quel excès de folie !
Crois-tu qu’elle y consente, & la connais-tu bien
Pour me parler ainsi ?

Crispin

Pour me parler ainsi ? Je goutais ce moyen ;
Mais puisqu’il vous déplaît, il faut dans cette affaire
Recourir au plus sûr. J’irais trouver Valere,
Et je voudrais, morbleu, lui parler sur un ton
A lui faire ce soir déserter la maison.

Damis

Ce serait en effet le parti le plus sage ;
Mais Cydalise.

Crispin

Mais Cydalise.Hé ! bien ?

Damis

Mais Cydalise.Hé ! bien ? N’y verra qu’un outrage,
Et c’est précisément le moyen de l’aigrir,
Le secret de me perdre, à n’en plus revenir.

Crispin

Allons, c’est donc à moi par une heureuse audace,
D’éclairer Cydalise, & de donner la chasse
A tous ces discoureurs qui lui gâtent l’esprit.
Auprès d’elle, à mon tour, j’aurai quelque crédit,

Et pour peu que Marton seconde l’entreprise,
A la raison bientôt vous la verrez soumise.

Damis, avec joie d’abord.

Ah ! Crispin… mais comment s’en reposer sur toi ?

Crispin, avec emphase.

Je veux qu’elle balance entre Valere & moi.
Vous ne connaissez pas encor tout mon mérite ;
Vous voyez le Strabon d’un nouveau Démocrite.

Damis

Toi ?

Crispin

Toi ? Moi-même, monsieur ; j’ai fait plus d’un métier :
Un Sage à ses travaux daigna m’associer ;
Et quelque jour mon nom eût été sur la liste,
Du moins il m’en flattait, quand j’étais son Copiste.

Damis

Comment ?

Crispin

Comment ? J’avais déjà quelques admirateurs ;
Ah ! qu’il m’a fait de tort en fuyant les honneurs,
Pour vivre dans les bois ! je lui dois la justice
Qu’il ne connut jamais la brigue, l’artifice.
De sa Philosophie il était entêté,
Au fond plein de droiture & de sincérité.
Animal à la fois Misanthrope & Cynique,
C’était vraiment un fou dans son espece unique.

Damis

Ah ! puis-je t’écouter dans le trouble où je suis ?



Scène VII

DAMIS, MARTON, CRISPIN.
Marton

Allons, Monsieur, il faut éclaircir ces ennuis ;
Vite, de la gaité.

Damis

Vite, de la gaité.Comment ! Que veux-tu dire !

Marton

Il faut d’abord, Monsieur, commencer par en rire.

Crispin

Oui, rions, c’est bien dit.

Damis

Oui, rions, c’est bien dit.Je suis au désespoir !

Marton

Bon ! Vous n’y pensez pas, & vous voyez trop noir.

Crispin

Mais je crois qu’en effet elle a quelque vertige.

Marton

Consolez-vous.

Damis

Consolez-vous.Marton…

Marton

Consolez-vous.Marton…Consolez-vous, vous dis-je.

Damis

Qu’est-il donc arrivé ?

Marton

Qu’est-il donc arrivé ? Vous l’apprendrez ; venez.
Oui, je vous mets au rang des Amans fortunés.


ACTE III


Scène première

DAMIS, MARTON, CRISPIN.
Damis

Je ne peux revenir encor de ma surprise !
C’est donc ainsi, Marton, qu’ils trompaient Cydalise ?

Marton

J’espère qu’à la fin elle entendra raison.

Damis

Oh ! je n’en doute plus, ce billet est trop bon !
Que ne te dois-je pas pour cette découverte ?

Marton

L’heureux hazard, monsieur, que cette porte ouverte !
Ma foi, je le guettais, & depuis fort longtems ;

J’avais toujours bien dit qu’il était de leurs gens.
Je l’aurais affirmé.

Crispin

Je l’aurais affirmé.C’est Frontin qu’il se nomme :
À ce nom-là d’abord j’aurais reconnu l’homme.

Marton

Mais qui se chargera de rendre cet écrit ?

Damis

Toi.

Marton

Toi.Moi ? Je me perdrais, Monsieur, dans son esprit.
Je n’oserai jamais.

Damis

Je n’oserai jamais.Marton…

Marton

Je n’oserai jamais.Marton…A ma Maîtresse,
Un billet de ce stile ! oh ! non : point de faiblesse,
Il m’en coûterait trop.

Damis

Il m’en coûterait trop.Mais…

Marton

Il m’en coûterait trop.Mais…Propos superflus,
Je ne le ferai pas.

Damis

Je ne le ferai pas.Ni moi.

Crispin

Je ne le ferai pas.Ni moi.Ni moi non plus.

Marton

C’est que d’ailleurs il faut le rendre en leur présence,
Ou nous ne tenons rien.

Damis

Ou nous ne tenons rien.Certainement.

Crispin

Ou nous ne tenons rien.Certainement.Silence.
Cydalise, je crois, ne m’a jamais vû ?

Marton

Cydalise, je crois, ne m’a jamais vû ? Non.

Crispin

Et je suis inconnu dans toute la maison ?

Marton

Oui.

Crispin

Oui.Je veux à la fois m’introduire & lui plaire.
Donnez-moi ce billet, je prends sur moi l’affaire.
Allez, Monsieur, allez, je saurai vous servir.

Marton

Mais vraiment j’entrevois qu’il pourra réussir.

Crispin

Je ne veux que Marton pour prix de mes services.
Que n’oserai-je pas sous de pareils auspices ?

Marton

On vient, c’est l’assemblée, éloignez-vous tous deux.

Damis

Je me fie à tes soins du succès de mes vœux.

Marton

Hé ! vîte, éloignez-vous, de crainte de surprise.



Scène II

LES PHILOSOPHES, MARTON.
Marton, leur faisant une profonde révérence.

Je vais vous annoncer, Messieurs, à Cydalise.



Scène III

LES PHILOSOPHES.
Théophraste, à Valere.

Hé ! bien, le mariage est enfin décidé ?

Valere

Oui, j’épouse ce soir. Le Notaire est mandé.

Dortidius

Parbleu, j’en suis ravi.

Théophraste

Parbleu, j’en suis ravi.Que je t’en félicite !

Dortidius

Ma foi, cette fortune est dûe à ton mérite.

Théophraste

Oui, malgré le dépit de tous les envieux.

Dortidius

Dans le fond, tu pouvais espérer beaucoup mieux.

Valere

Messieurs.

Dortidius

Messieurs.Non je le pense, & c’est sans flatterie.

Valere

Vous voulez…

Dortidius

Vous voulez…Nous savons honorer ton génie.

Valere

Ah ! tu me rends confus avec ces compliments.

Dortidius

Mais c’est la vérité.

Valere

Mais c’est la vérité.Si j’avais tes talens,
Si je réunissais tes qualités sublimes,
Ces éloges alors deviendraient légitimes.

Théophraste

Et la future enfin consent donc ?

Valere

Et la future enfin consent donc ? A regret ;
Mais que me fait à moi son déplaisir secret ?

Théophraste

Sans doute, avec le temps tu la rendras docile.

Dortidius

Il faut que Rosalie ait le goût difficile.

Valere

Je ne sais quel rival me dispute son cœur ;
Mais Cydalise au fond n’en a que plus d’ardeur.

Dortidius, en riant.

Cydalise… conviens que la dupe est bien bonne.

Valere

Que mon hymen s’achève, & je te l’abandonne.
Je mourais, si l’affaire eût traîné plus longtems,
Et jamais à ce point on n’excéda les gens.

Dortidius

Moi, ton hymen conclu, d’honneur, je me retire.

Théophraste

Ma foi, je quitte aussi ; le moyen d’y suffire !
(A Valere.)
Toi du moins, tu pouvais, animé par l’espoir,
Te faire une raison, t’ennuyer par devoir,
Et l’Amour…

Valere, riant.

Et l’Amour…Oui, l’Amour ! c’est bien ce qui me tente !

Dortidius

Il épouse parbleu dix mille écus de rente.

Valere, à Théophraste.

Quoi donc ! me trouves-tu le ton d’un Amoureux ?

Ce serait à mon âge un ridicule affreux.
On revient aujourd’hui de cette erreur commune,
Et l’on songe au plaisir, mais après la fortune.

Théophraste

Il a vraiment raison.

Dortidius

Il a vraiment raison.Je pense comme lui.

Valere

Aurais-je sans cela pu supporter l’ennui
Qui m’obsédait sans cesse auprès de cette folle ?
Eût-elle été Venus, j’aurais quitté l’idole.
Oh ! je ne donne pas dans de pareils travers.

Théophraste

On devrait l’avertir de réformer ses airs ;
Elle était autrefois moins difficile à vivre,
D’où vient qu’elle a changé ?

Valere

D’où vient qu’elle a changé ? Mais c’est depuis son Livre.

Théophraste

Quoi ! sérieusement le fait-elle imprimer ?

Valere

Oui.

Théophraste

Oui.Si l’on n’y met ordre, il faudra l’enfermer.

Dortidius

Sais-tu bien qu’au besoin ce trait pourrait suffire,
Si tu pensais jamais à la faire interdire.

Théophraste

Connais-tu son discours sur les devoirs des Rois ?

Valere

Ah ! Ne m’en parle pas, je l’ai relu vingt fois ;
Il fallait, à toute heure, essuyer cet orage.

Dortidius, sérieusement.

Entre nous, cependant, c’est son meilleur ouvrage.
Le crois-tu de sa main ?

Valere

Le crois-tu de sa main ? Bon ! Tu veux plaisanter.

Dortidius, toujours sérieusement.

Non, d’honneur ; il me plaît.

Valere

Non, d’honneur ; il me plaît.Et tu peux t’en vanter !

Dortidius

Je te dis qu’il est bien ; mais très-bien.

Valere

Je te dis qu’il est bien ; mais très bien.Tu veux rire.
C’est une absurdité qui va jusqu’au délire.

Dortidius

Si j’en pensais ainsi, je le dirais très-bas.

Valere

Va, ton air sérieux ne m’en impose pas.

Dortidius, fâché.

Enfin, monsieur décide, & chacun doit se taire.

Valere

Mais au ton que tu prends, je t’en croirais le pere.

Dortidius

Hé ! bien, s’il était vrai…

Valere

Hé ! bien, s’il était vrai…Ma foi, tant pis pour toi.

Dortidius, plus fâché.

Mais, mon petit Monsieur.

Valere

Mais, mon petit Monsieur.Je suis de bonne foi.

Dortidius

Je pourrais en venir à des vérités dures.

Valere

Toujours, quand on a tort, on en vient aux injures.

Dortidius

Vous me poussez à bout !

Valere

Vous me poussez à bout ! Et j’en ris, qui plus est.

Dortidius, furieux.

Ah ! c’en est trop enfin.

Théophraste

Ah ! c’en est trop enfin.Hé ! Messieurs, s’il vous plaît…

Dortidius

Plaisant original, pour me rompre en visière !

Théophraste, se mettant entre eux.

Messieurs, n’imitons pas les pédants de Molière.
Permettez-moi tous deux de vous mettre d’accord.

Valere

Moi, j’ai raison.

Théophraste, à Valere.

Moi, j’ai raison.Sans doute.

Dortidius

Moi, j’ai raison.Sans doute.Et moi, je n’ai pas tort.

Théophraste, à Dortidius.

Vraiment non. Mais enfin on pourrait vous entendre,
Et déja Cydalise aurait pu nous surprendre.

Dortidius

L’estime qui toujours devrait nous animer…

Théophraste

Il n’est pas question, Messieurs, de s’estimer ;
Nous nous connaissons tous : mais du moins la prudence
Veut que de l’amitié nous gardions l’apparence.
C’est par ces beaux dehors que nous en imposons,
Et nous sommes perdus, si nous nous divisons.
Il faut bien se passer certaines bagatelles.
Tenez, on vient à nous. Oubliez vos querelles.



Scène IV

CYDALISE, LES PHILOSOPHES.
Cydalise, un livre à la main.

Pardon, si j’ai tardé ; je m’occupais de vous,
Et ce sont-là toujours mes momens les plus doux.

Asseyons-nous, messieurs : Ah ! vous voilà, Valere !
On vient de m’apporter le projet du Notaire,
Vous en serez content.

Valere

Vous en serez content.Le plus cher de mes vœux,
Vous le savez, Madame, en formant ces beaux nœuds,
C’est d’affermir encor l’amitié qui nous lie.

Cydalise

Je vous dois le bonheur répandu sur ma vie,
Je m’acquitte envers vous. Mais, Messieurs, à l’instant
Vous parliez avec feu. Quel sujet important
Pouvait vous diviser ? J’ai cru du moins entendre
Que l’on se disputait.

Valere, avec un peu d’embarras.

Que l’on se disputait.Il est vrai.

Cydalise

Que l’on se disputait.Il est vrai.Puis-je apprendre
Sur quoi vous dissertiez avec tant d’intérêt ?

Valere

Puisqu’il faut l’avouer, vous en étiez l’objet.

Cydalise

Moi ?

Valere

Moi ? Vous. Cette chaleur en est le témoignage.

Cydalise

Quoi donc ?

Valere

Quoi donc ? Ah ! je ne puis en dire davantage.
Je ne sais point louer en présence des gens.

Cydalise

Parlez, Messieurs, parlez.

Théophraste

Parlez, Messieurs, parlez.Tu permets ?

Valere

Parlez, Messieurs, parlez.Tu permets ? J’y consens.

Théophraste

Dans les siecles passés on cherchait un génie
Qu’on pût vous comparer. Je citais Aspasie,
Et Monsieur se fâchait de la comparaison.

Valere

Je la trouve choquante, & voici ma raison.
Aspasie autrefois put briller dans Athènes ;
Mais la Philosophie y fleurissait à peine.
Tous les peuples frappés de son éclat nouveau,
Durent se prosterner autour de son berceau ;
Tout fut surprise alors. Des talens ordinaires
Brillaient à peu de frais, dans ces siecles vulgaires,
Mais de nos jours l’esprit a fait tant de progrès ;
Il est si difficile, après tant de succès,
De se mettre au niveau de ces hommes célebres,
Par qui la barbarie a vu fuir ses ténèbres,
Que je ne puis souffrir, sans me mettre en courroux,
Que l’on balance encore entre Aspasie & vous.
(A Théophraste.)

Comparez donc les tems, & voyez où vous êtes.

Théophraste

Mais les comparaisons ne sont jamais parfaites.

Valere

Allons, vous aviez tort.

Théophraste

Allons, vous aviez tort.Je le sens, j’en rougis.

Cydalise

N’allez pas là-dessus demander mon avis ;
Je sais trop…

Valere, avec un ton de sentiment.

Je sais trop…Nous savons que vous êtes sublime.

Dortidius

Ce sont nos sentimens ; mais comme il les exprime !
Il sait tout embellir.

Cydalise, vivement.

Il sait tout embellir.Ah ! c’est la vérité.

Valere, lui baisant la main.

Vous me pardonnez donc cette vivacité ?

Cydalise

Je devrais le gronder, son esprit me désarme ;
On ne peut y tenir, & je suis sous le charme.[3]

Dortidius

Personne ne sçait mieux se rendre intéressant.

Valere

Je vois que le génie est toujours indulgent.

Cydalise

Monsieur Dortidius, dit-on quelques nouvelles ?

Dortidius

Je ne m’occupe point des Rois, de leurs querelles :
Que me fait le succès d’un siége ou d’un combat ?
Je laisse à nos oisifs ces affaires d’Etat.
Je m’embarrasse peu du pays que j’habite,
Le véritable Sage est un Cosmopolite.

Cydalise

On tient à la Patrie, & c’est le seul lien…

Dortidius

Fi donc ! c’est se borner que d’être Citoyen.
Loin de ces grands revers qui désolent le monde,
Le Sage vit chez lui dans une paix profonde ;
Il détourne les yeux de ces objets d’horreur ;
Il est son seul Monarque & son Législateur ;
Rien ne peut altérer le bonheur de son être :
C’est aux Grands à calmer les troubles qu’ils font naître.

Théophraste

Il voit en philosophe, & c’est voir comme il faut.

Cydalise

On ne trouve jamais son esprit en défaut.

Valere

Madame, il a raison. L’esprit philosophique
Ne doit point déroger jusqu’à la politique.
Ces guerres, ces traités, tous ces riens importans,

S’enfoncent par degrés dans l’abîme des tems.
Tout cela disparaît au flambeau du génie,
Et si l’on peut parler sans fausse modestie,
Excepté vous, & nous, je ne découvre rien
Qui puisse être l’objet d’un honnête entretien.

Cydalise

Oui, véritablement, ce sont-là des misères.

Théophraste

Qu’il faut abandonner à des esprits vulgaires.

Cydalise

Je n’appellerai pas de votre autorité.
A propos, parle-t-on de quelque nouveauté ?

Valere

Nous n’en protegeons qu’une.

Cydalise

Nous n’en protegeons qu’une.Un chef-d’œuvre, sans doute.

Valere

C’est une découverte, une nouvelle route,
Que l’un de nous, Madame, entreprend de trace,
Un genre où le génie a de quoi s’exercer.

Cydalise

Une Tragédie ?

Valere

Une Tragédie ? Oui, purement domestique,[4]
Comme nous les voulons.

Cydalise

Comme nous les voulons.Je craindrais la critique ;

Contre les nouveautés elle a toujours raison ;
Et le Public…

Valere

Et le Public…Vraiment, il décide en oison ;
Nous savons bien cela : mais nous ferons la guerre.

Cydalise

Je ne sais, le vieux goût tient encore au Parterre.

Valere

Nous risquons, il est vrai, surtout les premiers jours ;
Mais nous ferons un bruit à rendre les gens sourds.
Nous avons des amis, qui de loges en loges,
Vont crier au miracle, & forcer les éloges ;
N’avons-nous pas d’ailleurs le succès des Soupés ?

Cydalise

Oui ; je n’y songeais pas, & vous me détrompez.

Valere

Nous avons tant de gens qui pour nous se dévouent
Tant de petits Auteurs qui par orgueil nous louent
Que je suis assuré qu’avec un peu d’encens,
Nous leur ferions à tous abjurer le bon sens.

Théophraste, riant.

Ha, ha, ha, ha, ha, ha, c’est la vérité pure.

Valere

Mais non, sans plaisanter, j’en ferais la gageure.

Cydalise

Et ce chef-d’œuvre enfin l’attendrons-nous longtems ?

Valere

Nous sommes occupés de soins plus importans.

Cydalise

Quoi donc ?

Valere

Quoi donc ? Certain Auteur dans une Comédie
Veut, dit-on, nous jouer.

Cydalise

Veut, dit-on, nous jouer.L’entreprise est hardie.

Dortidius, avec feu.

Nous jouer ! Mais vraiment, c’est un crime d’Etat ;
Nous jouer !

Valere

Nous jouer ! Nous sçaurons parer cet attentat.

Cydalise

Ah ! Le Public entier…

Dortidius

Ah ! Le Public entier…Nous pourrions nous méprendre,
Nous l’avons malmené ; s’il allait nous le rendre.

Cydalise

Ah ! tous les magistrats élèveraient la voix.

Théophraste

Nous nous sommes brouillés avec ces gens de loix.

Cydalise

Mais la Cour…

Valere

Mais la Cour…Ne prendra jamais notre querelle ;
Nous en avons agi lestement avec elle.

Dortidius

Vous verrez qu’il faudra dire un mot à l’Auteur.

Théophraste

Oui, du moins on pourrait essayer s’il a peur.

Valere

Le pis aller, Messieurs, c’est d’attendre l’orage,
Jusques-là, diffamons & l’Auteur & l’Ouvrage ;
Armons la main des sots pour nous venger de lui ;
Portons des coups plus sûrs en nous servant d’autrui.
Ne peut-on pas gagner des Acteurs, des Actrices ?
Nous aurons un parti jusques dans les coulisses.
Il faut de la cabale exciter les rumeurs,
Nous montrer, même en loge, aux yeux des spectateurs.
Je connais le Public, nous n’avons qu’à paraître :
Il nous craint.

Cydalise

Il nous craint.C’est bien dit : qui le brave est son maître.
Mais notre Colporteur tarde bien à venir.
Il devrait être ici : qui peut le retenir ?

Dortidius

Peut-être qu’il attend.

Cydalise

Peut-être qu’il attend.Il faut qu’on l’avertisse.

Théophraste

Le voici justement.



Scène V

CYDALISE, LES PHILOSOPHES, M. PROPICE.
Cydalise

Le voici justement.Entrez, Monsieur Propice.
Avez-vous du nouveau ?

M. Propice

Avez-vous du nouveau ? Je ne cours pas après,
Madame. Avez-vous lû les Bijoux indiscrets ?
C’est une gaillardise assez philosophique,
Du moins à ce qu’on dit.

Cydalise

Du moins à ce qu’on dit.L’idée en est comique ;
Mais cela n’est plus neuf.

M. Propice

Mais cela n’est plus neuf.Cela se vend toujours.

Cydalise

Passons.

M. Propice

Passons.Connaissez-vous la Lettre sur les sourds ?

Cydalise

L’Auteur m’en fit présent.

Dortidius

L’auteur m’en fit présent.Tout son mérite y brille.

M. Propice

Vous ne voudriez pas du Pere de famille ?
Cela n’est pas trop bon.

Dortidius, ironiquement.

Cela n’est pas trop bon.Vous vous y connaissez.

M. Propice

Mais le public le dit, & je l’en crois assez.
Pour le Livre des mœurs, je me souviens, madame,
De vous l’avoir vendu.
(Il lit les titres.)
De vous l’avoir vendu.Réfléxions sur l’Ame.

Cydalise

Voyons. Je les connais. Est-ce tout ?

M. Propice

Voyons. Je les connais. Est-ce tout ? Vraiment, non.
L’Interprétation de la nature.

Cydalise

L’interprétation de la nature.Bon.
C’est un Livre excellent !

Dortidius
C’est un Livre excellent ! Sublime !
Théophraste

C’est un livre excellent ! Sublime ! Nécessaire !

Cydalise

Je le garde ; quelqu’un m’a pris mon exemplaire.

M. Propice

Ceci, c’est le Discours sur l’inégalité.

Cydalise

Ah ! Je vais le relire avec avidité.
Quel est cet autre écrit… là… que je vois en tête ?

M. Propice

Madame, ce n’est rien ; c’est le Petit Prophète.

Cydalise

Ah ! ah ! Je m’en souviens ; il est très-amusant.

M. Propice

Oui, c’est un badinage infiniment plaisant.
N’attendez-vous plus rien de mon petit service ?

Cydalise

Non. Je retiens ceci. Bonjour, Monsieur Propice.



Scène VI

CYDALISE, LES PHILOSOPHES.
Cydalise

Ah ! Je relirai donc mon Livre favori.

Valere

Quoi ! L’Inégalité ? C’est bien le mien aussi.

Théophraste

Ce Livre est un thrésor ; il réduit tous les hommes
Au rang des animaux, & c’est ce que nous sommes.
L’homme s’est fait esclave en se donnant des loix,

Et tout n’irait que mieux s’il vivait dans les bois.

Cydalise

Pour moi, je goûterais une volupté pure
A nous voir tous rentrer dans l’état de nature.

Théophraste

Les esprits dans l’erreur sont encor trop plongés,
Et l’on est retenu par tant de préjugés… !
Il est tant de sçavans qui n’en ont pas l’étoffe… !

Cydalise

Mais que nous veut Marton ?



Scène VIII

CYDALISE, MARTON, LES PHILOSOPHES.
Marton

Mais que nous veut Marton ? Madame, un philosophe
Demande à vous parler.

Cydalise

Demande à vous parler.Il se nomme ?

Marton

Demande à vous parler.Il se nomme ? Crispin.

Cydalise

Le nom est singulier.

Dortidius

Le nom est singulier.Oui, parbleu !

Cydalise

Le nom est singulier.Oui, parbleu ! Mais enfin.
Les noms ne prouvent rien : ah ! Ciel ! quelle surprise !



Scène IX

CYDALISE, LES PHILOSOPHES, MARTON, CRISPIN.
Crispin, allant à quatre pattes.

Madame, elle n’a rien dont je me formalise.
Je ne me règle plus sur les opinions,
Et c’est-là l’heureux fruit de mes réflexions.
Pour la Philosophie un goût à qui tout céde,
M’a fait choisir exprès l’état de quadrupéde :
Sur ces quatre piliers mon corps se soutient mieux,
Et je vois moins de sots qui me blessent les yeux.

Cydalise, à Valere.

Il est original du moins dans son système.

Valere

Mais il est fort plaisant.

Marton

Mais il est fort plaisant.Moi, je sens que je l’aime.

Crispin

En nous civilisant, nous avons tout perdu,
La santé, le bonheur, & même la vertu.
Je me renferme donc dans la vie animale ;
Vous voyez ma cuisine, elle est simple & frugale.[5]
On ne peut, il est vrai, se contenter à moins ;
Mais j’ai su m’enrichir en perdant des besoins.
La fortune autrefois me paraissait injuste ;
Et je suis devenu plus heureux, plus robuste
Que tous ces Courtisans dans le luxe amollis,
Dont les femmes enfin connaissent tout le prix.
Prévenu de l’accueil que vous faites aux Sages,
Madame, je venais vous rendre mes hommages,
Inviter ces Messieurs, peut-être à m’imiter,
Du moins si mon exemple a de quoi les tenter.

Cydalise

Savez-vous qu’on démêle, à travers sa folie,
De l’esprit ?

Dortidius

De l’esprit ? Mais beaucoup.

Marton

De l’esprit ? Mais beaucoup.Je dirais du génie ;
Et jamais Philosophe à ce point ne m’a plu.

Théophraste

C’est ce que nous cherchions ; un homme convaincu,
Qui plein de son système, & bravant la critique,

Aux spéculations veut joindre la pratique.

Cydalise

Dans le fond, ce serait un homme à respecter ;
Mais par les préjugés on se sent arrêter.

Crispin

Ma résolution peut vous sembler bizarre.

Cydalise

Vous donnez, à vrai dire, un exemple bien rare ;
Mais votre empressement ne peut qu’être flatteur ;
Vous êtes Philosophe, & même à la rigueur.

Crispin

Je me suis interdit de consulter les modes,
J’ai cru que des habits devaient être commodes,
Et rien de plus. Encor dans un climat bien chaud…

Théophraste

On juge ici, Monsieur, l’homme par ce qu’il vaut,
Et non par les habits.

Crispin

Et non par les habits.C’est penser en vrai Sage.

Cydalise

Mais qui peut nous venir ?



Scène X

M. CARONDAS, CYDALISE, LES PHILOSOPHES, CRISPIN, MARTON.
M. Carondas, fixant beaucoup Crispin & marquant de l’embarras.

Mais qui peut nous venir ? J’ai rempli mon message,
Madame… & le Notaire… arrive en un moment.

Cydalise

Qu’avez-vous ?

M. Carondas, montrant Crispin qui se cache un peu derrière Cydalise.

Qu’avez-vous ? Quel est donc cet animal plaisant ?

Cydalise

C’est un grand Philosophe, il sera de la fête.

Crispin

En vérité… Madame…

M. Carondas, à Valere.

En vérité… Madame…Ah ! La maudite bête !
Nous sommes découverts.

Valere

Nous sommes découverts.Hé ! comment ?

M. Carondas

Nous sommes découverts.Hé ! Comment ? C’est Crispin,
Le valet de Damis.

Crispin, se relevant.

Le valet de Damis.Hé ! Oui, M. Frontin :
Parlez haut ; oui, c’est lui.

Cydalise

Parlez haut ; oui, c’est lui.Quel est donc ce mistére ?

Crispin, en montrant Valere.

Le valet de Monsieur est votre Secrétaire,
Et je me suis servi de ce déguisement,
Pour remettre en vos mains un billet important,
Montrant M. Carondas.
Surpris chez ce fripon.

Cydalise, ouvrant le billet.

Surpris chez ce fripon.Je connais l’Ecriture ;
A Valere.
C’est la vôtre, monsieur.

Crispin

C’est la vôtre, monsieur.Lisez, je vous conjure.

Valere, aux Philosophes.

Ah ! Nous sommes perdus !

Cydalise, lit haut, mais d’une voix altérée, & qui s’affaiblit peu à peu.

« Je te renvoie, mon cher Frontin, ce recueil d’impertinences que Cydalise appelle son Livre. Continue de flatter cette folle, à qui ton nom savant en impose. Théophraste, & Dortidius viennent de me communiquer un projet excellent qui achèvera de lui tourner la tête, & pour lequel tu nous seras nécessaire. Ses Ridicules, ses travers, ses… »

Crispin

Ah ! Nous sommes perdus ! Elle baisse la voix,
Et n’ira pas plus loin, à ce que je prévois.

M. Carondas

Ah ! Traître de Crispin !

Dortidius, à Valere.

Ah ! Traître de Crispin ! L’aventure est fâcheuse,
Mais nous y sommes faits.

Valere, bas.

Mais nous y sommes faits.Quelle disgrace affreuse !
Que lui dire ? Sortons.

Cydalise

Que lui dire ? Sortons.Lisez, Monsieur, lisez ;
Et justifiez-vous après, si vous l’osez.
De vos séductions j’étais donc la victime !
Et mes yeux sont ouverts sur le bord de l’abîme !
Que vous avais-je fait pour me traiter ainsi ?
Allez, & de vos jours ne paraissez ici.
Votre confusion suffit à ma vengeance.
Ingrats ; d’autres peut-être auront moins d’indulgence.
C’est le dernier espoir de mon cœur outragé :
Partez.

Valere, furieux.

Partez.Ah ! malheureux !

M. Carondas

Partez.Ah ! malheureux ! Voilà notre congé.

(Ils sortent.)
Cydalise

Les cruels, à quel point ils m’avaient prévenue.



Scène derniere

DAMIS, ROSALIE, CYDALISE, MARTON, CRISPIN.
Cydalise

Venez, Damis, venez, je sens que votre vûe
Me rappelle l’excès de mon aveuglement.

Damis

Les voilà démasqués, l’erreur n’a qu’un moment.
Ils sont assez punis de n’être plus à craindre,
Et ce n’est plus à vous, Madame, de vous plaindre.

Cydalise

À ces hommes pervers j’avais sacrifié
Les devoirs les plus saints, & même l’amitié.
Vous êtes bien vengé ! Ma chère Rosalie,
Je reconnais mes torts, que ton cœur les oublie ;
Je les répare tous en te donnant Damis.

Damis

Vous trouverez en moi les sentimens d’un fils.

Rosalie

Tous mes vœux sont remplis, le Ciel me rend ma mere.

Crispin

Moi, j’épouse Marton pour terminer l’affaire.

Marton, au public.

Des sages de nos jours nous distinguons les traits :
Nous démasquons les faux, & respectons les vrais.


FIN.




J’AI lû par l’ordre de Monseigneur le Chancelier Les Philosophes, Comédie ; je crois que l’on peut en permettre l’impression. A Paris, ce 10 Mai 1760. CREBILLON.


Le Privilège & l’enregistrement se trouvent au Nouveau Recueil des Pièces de Théâtre Français & Italien.

  1. Commencement du Livre intitulé : Considérations sur les Mœurs.
  2. C’est le début fastueux du Livre intitulé : l’Interprétation de la Nature.
  3. Voyez le Fils naturel p. 168 : je m’écriai presque sans le vouloir, il est sous le charme.
  4. Voyez les Entretiens à la suite du Fils naturel.
  5. Il tire une Laitue de sa poche.