Les Philosophes et la révolution

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Les Philosophes et la révolution
Revue des Deux Mondes3e période, tome 29 (p. 922-932).
LES PHILOSOPHES
ET
LA REVOLUTION

L’Esprit révolutionnaire avant la révolution, par M. F. Rocquain; Paris, 1878.

Si l’histoire de la révolution française n’est pas encore faite, on ne peut pas dire que ce soit faute de livres ou disette d’historiens. On formerait une riche bibliothèque des seuls ouvrages qui depuis quatre-vingts ans ont affiché le titre d’Histoire de la révolution ; mais, si l’on voulait inscrire au catalogue l’énumération des écrits de toute provenance qui, de près ou de loin, se rattachent à cette grande époque, il y aurait de quoi lasser la patience d’un bénédictin. Chaque année cependant de nouveaux ouvrages viennent encore s’ajouter aux anciens. Nous les lisons, et nous finirons par croire qu’en vérité la matière est inépuisable, puisque, pour quelques-uns qui ne font que recommencer contre l’ancien régime l’éternel réquisitoire, il en est bien peu qui ne vaillent la peine d’être lus et qui ne nous apprennent en somme quelque chose de nouveau. Dans le nombre, au premier rang, nous devrions mettre le grand ouvrage de M. Taine sur les Origines de la France contemporaine, s’il ne convenait, pour le juger, d’attendre qu’il soit terminé. Nous pouvons toujours placer au second le livre de M. Félix Rocquain sur l’Esprit révolutionnaire avant la révolution.

C’est un livre savant, très instructif, plein de choses, et dont l’idée, si toutefois on n’en exagère pas la portée, méritera certainement d’être discutée par les historiens à venir de la révolution. Voilà pour l’éloge. M. Rocquain ne se propose rien moins en effet que de prouver « que le mouvement d’opinion d’où sortit la révolution ne date pas des philosophes. » C’est la première ligne de sa préface. Quant à la critique, nous reprocherions volontiers à ce gros livre de n’être pas toujours d’une lecture facile, — trop de faits, trop de citations, trop de notes, — mais nous résisterons à la tentation. Il faut, dit-on, être de son temps : c’est ici la méthode historique nouvelle qui remplacera désormais la méthode, à ce qu’il paraît, insuffisante et surannée, des Guizot, des Thierry, des Mignet!

Est-ce aussi par excès de déférence aux lois de cette même méthode nouvelle que M. Rocquain se défend si vivement de « soutenir une thèse? » En effet, la jeune école a banni du sanctuaire de l’histoire jusqu’à l’ombre des idées générales. Le triomphe qu’elle rêve serait de réduire l’historien au rôle assurément utile, mais évidemment inférieur, d’assembleur de dates et de compilateur de faits. Un illustre doctrinaire prétendait, lui, qu’il n’y a rien d’aussi méprisable qu’un fait. Il allait un peu loin. Toujours est-il que du fait en histoire, aussi bien que du chiffre en économie politique, il y a manière de se servir, et, comme dit un personnage de Beaumarchais : « Nous avons des gens d’une adresse!.. » L’illusion de l’historien qui se flatterait de « reproduire le passé » ne serait pas moins vaine que l’illusion de ce peintre ou de ce romancier réaliste, qui, de la meilleure foi du monde, s’imaginaient que le Ventre de Paris ou les Demoiselles de la Seine reproduisaient la nature. Mais ils ne reproduisaient que leur manière de voir, qui n’était pas la bonne. M. Rocquain a manié trop de textes, il en a fait un trop habile usage pour ne pas savoir mieux que nous qu’il n’est thèse à l’appui de laquelle on ne découvre un document dans la poussière des archives et qu’il n’est rien qu’on ne puisse prouver en histoire, — avec des faits, — en s’y prenant bien. Il aura donc beau dire : c’est une thèse qu’il soutient, une thèse hardie, comme on va voir et, fût-ce au risque de le compromettre, nous l’en félicitons d’abord.

On a cru pendant longtemps que l’esprit philosophique du XVIIIe siècle et l’esprit révolutionnaire ne faisaient qu’un. A tout prendre, on le croit encore, puisqu’on célébrait bruyamment, il n’y a pas six mois, le centenaire de Voltaire et de Rousseau, réconciliés inopinément dans la mort par la confiante admiration de tous ceux qui ne les ont pas lus. On continue même de le célébrer, si l’écho n’en a pas menti, dans ces concerts populaires où retentissait jadis..., mais pourquoi troublerais-je le repos de ces morts fameux en leur apprenant quels refrains étranges le bruit de leur nom a remplacés? Donc, tous nos historiens, sans acception de parti, nous représentaient unanimement les Montesquieu, les Voltaire, les Diderot, les Jean-Jacques et derrière eux tout le long cortège de leurs « garçons de philosophie » comme les vrais artisans, pour ne pas dire les uniques ouvriers de la révolution. On ne s’accorde pas aisément, en France, sur l’histoire de la révolution : jusque dans les camps les plus opposés, toutefois, on s’entendait sur ce point. En effet l’histoire littéraire du siècle n’était-elle pas l’histoire même des progrès de l’esprit d’examen, d’incrédulité, d’audace et de révolte? Depuis les Lettres persanes jusqu’au Mariage de Figaro, le nom]retentissant de quelque œuvre immortelle n’était-il pas aussi le nom dont on pouvait nommer quelque attaque nouvelle contre les choses, les hommes et les principes de l’ancien régime? Et plus tard, dans les assemblées révolutionnaires, ne retrouvait-on pas, toute chaude encore, sur les lèvres des orateurs de la constituante, comme à la bouche des déclamateurs de la convention nationale, la leçon des encyclopédistes? Les Malouet, les Mounier, les Lally-Tollendal, qu’étaient-ils autre chose que les continuateurs de Montesquieu, les commentateurs de l’Esprit des lois? et quand Robespierre montait à la tribune, qu’y faisait-il que délayer dans les flots de sa verbeuse éloquence les sophismes du Contrat social ou de la profession de foi du vicaire savoyard? Mais le roi lui-même parlait en ces temps-là comme un élève de la Nouvelle Héloïse, après avoir fait de la serrurerie comme un échappé de l’Emile ! Et ces intermèdes grotesques à la grande tragédie, ces députations qui défilent à la barre, la fédération, « vision sublime de l’avenir, » la translation des cendres de Voltaire, la célébration de la fête de l’Étre-Suprême, ne semble-t-il pas que le metteur en scène de la comédie larmoyante et sentimentale, Diderot, l’auteur du Père de famille et du Fils naturel, en eût ordonné le décor et réglé la distribution? Oui, c’était bien là la légitime postérité de la génération précédente, et rien n’y manquait, en vérité, non pas même, parmi les législateurs de la montagne, dans la personne de « ce beau jeune homme au front bas, au maintien raide, » comme on l’appelle dans les histoires démocratiques, Antoine-Louis-Léon Florelle de Saint-Just, un ignoble imitateur de la Pucelle de Voltaire.

Telle était jusqu’ici l’opinion communément adoptée. Les uns y trouvaient ample matière à glorifier les philosophes, les autres un prétexte à leur jeter l’anathème, tous leur faisaient une part prépondérante d’influence et d’action dans la grande œuvre révolutionnaire. La tradition était consacrée. Il paraît que nous allons changer tout cela.

Le moment est venu de disculper ces grands coupables, ou de dédorer ces vieilles idoles. Les philosophes n’ont pas inoculé l’esprit révolutionnaire à la France. Ils n’ont pas soulevé cette turbulence des idées, ce tumulte des passions d’où sortit l’explosion finale, et royauté, noblesse, clergé, magistrature, tout enfin gisait à terre quand ils commencèrent de prêcher le renversement aux hommes de bonne volonté. Leur œuvre se réduisit tout entière, non pas même à donner un corps à des idées flottantes, mais seulement à mettre en formules et, pour ainsi dire, en expressions portatives, des idées qui depuis longtemps étaient celles de tout le monde ; bien plus, des idées qui déjà, vers le milieu du siècle, avaient failli passer du domaine de la spéculation dans celui de l’action. M. Rocquain croit pouvoir établir en effet, sur des preuves certaines, qu’il ne s’en est fallu que de bien peu que la révolution éclatât en 1753. En 1753! c’est-à-dire avant Rosbach, avant la Du Barry, avant le parlement Meaupou, avant le procès du collier, à peine au lendemain de la lettre de Pantophile Diderot sur les Aveugles, mais avant le discours du citoyen de Genève sur l’Origine et les fondemens de l’inégalité parmi les hommes, avant enfin que de Ferney le plus spirituel des patriarches eût laissé s’envoler aucune de ces innombrables brochures dont il allait bientôt couvrir le siècle finissant. De sorte qu’avec un peu d’imagination, et si seulement on ne détestait pas de soutenir des paradoxes, on en arriverait à prétendre que, bien loin d’avoir précipité la catastrophe, les philosophes l’ont au contraire retardée. Car voyez plutôt: l’irritation était au comble, tous les liens de l’ancienne discipline étaient brisés, « c’était le temps de la grande querelle du parlement, » le peuple lui-même, si docile jusqu’alors et si moutonnier, «commençait dans ses halles à parler de droits et d’intérêts nationaux, » le trône s’effondrait et déjà l’autel tombait en débris; mais tout à coup les philosophes surviennent, ils détournent l’attention du souci de la chose publique, ils jettent leurs gros volumes et leurs petits pamphlets comme un aliment à ce besoin de nouveautés qui s’était emparé de la nation, et, la France ayant cessé de « s’ennuyer, » ce furent quarante ans de répit qu’ils donnèrent à l’ancien régime. C’était assez l’opinion de Rousseau, qui nous a raconté dans ses Confessions comme quoi la grande émotion soulevée dans l’orchestre de l’Opéra par sa Lettre sur la musique française avait fait oublier brusquement toutes les autres querelles et peut-être empêché une révolution dans l’état.

Certes, de la part de Rousseau, je ne sache pas d’illusion d’un monstrueux et maladif orgueil qui nous puisse étonner. Mais à coup sûr, d’un grave et sérieux historien, au premier abord, l’assertion doit surprendre. Déposséder les philosophes de cette royauté qu’ils avaient exercée jusqu’alors, et dans ces maîtres consacrés de l’esprit du XVIIIe siècle, n’en plus voir que les serviteurs! En vérité ce n’est pas une médiocre hardiesse que d’essayer ainsi de retourner, de bout en bout, l’opinion traditionnelle, et ce ne serait pas un mince succès que d’y réussir à moitié seulement.

La thèse n’est pas précisément nouvelle, et les lecteurs de la Revue la connaissent. Elle était déjà tout entière dans l’une de ces savantes et piquantes études sur le XVIIIe siècle, que leur rappellera le nom de M. Aubertin. Le même historien, depuis lors, dans un livre composé, — tout comme un autre, — sur pièces inédites, l’Esprit public au dix-huitième siècle, reprenant sa pensée, l’éclaircissant encore, la justifiant par de nombreuses citations, bien choisies, bien disposées surtout, l’avait amenée jusqu’à ce point, si difficile à discerner, qui sépare une idée neuve d’un paradoxe, et la vérité jusqu’alors inaperçue de l’exagération d’elle-même. Ce point, la question est justement de savoir si M. Rocquain ne l’a pas dépassé. C’est beaucoup que d’avoir une idée juste, mais il faut prendre garde que l’idée la plus juste est toujours bornée, balancée, contredite par une autre idée non moins juste. L’oublier un seul instant, c’est être déjà tombé dans l’erreur, comme, selon le vieux et vrai proverbe, c’est tomber dans l’injustice que d’oublier qu’un autre droit borne toujours le droit. Summum jus, summa injuria.

Certainement, quand M. Rocquain cherche dans l’histoire intérieure du XVIIIe siècle les véritables origines de la révolution française, il est dans la bonne voie, dans la voie nouvelle ouverte, il y a plus de vingt ans, par Alexis de Tocqueville, aux historiens de la révolution. Nous ne saurions plus nous contenter aujourd’hui, comme au temps où M. Thiers écrivait de cette grande histoire le récit le plus clair, le plus vif, je ne dirai pas le plus impartial, et j’ose ajouter le moins philosophique, nous ne voudrions plus nous contenter de quelques lignes jetées au courant de la plume sur les causes prochaines de l’événement. C’est que nous ne croyons plus, comme alors, que l’explosion révolutionnaire ait creusé je ne sais quel infranchissable abîme entre la France d’autrefois et la France d’aujourd’hui. Nous ne croyons plus qu’au seul tonnerre de la parole de Mirabeau, l’ancien édifice de la monarchie française, avec tout ce qu’il contenait de traditions éprouvées, d’enseignemens utiles et de glorieux souvenirs, se soit effondré d’une ruine si complète qu’il n’en soit pas resté pierre sur pierre. Et si nous ne croyons pas encore avec M. de Sybel que la a ruine de la monarchie française par la révolution démocratique » puisse être mise au même plan de l’histoire générale que « la dissolution de l’empire allemand, » — nous ne croyons plus cependant que le canon de Valmy, selon la parole de Gœthe, ait inauguré l’avènement d’une ère nouvelle dans l’histoire du monde. Nous savons que l’histoire d’un grand peuple ne s’interrompt ni ne recommence jamais, que la France contemporaine, avec ses vertus et ses vices, est la légitime héritière de l’ancienne France, qu’elle n’a pas le droit, sans forfaire à la dignité nationale, de répudier la succession, et qu’enfin, pour comprendre ce que la révolution a rejeté des traditions du passé, il faut commencer par apprendre ce qu’elle en a reçu. Nous admettrons donc, comme une vérité d’évidence, qu’il soit devenu nécessaire de remonter dans le passé bien au-delà des philosophes du XVIIIe siècle pour expliquer la révolution, mais prétendra-t-on qu’elle se fût accomplie sans eux, telle surtout qu’elle s’est accomplie ? Ce serait pousser un peu loin le fatalisme en histoire, ce serait faire bien bon marché de l’influence de la littérature sur les idées, dans un pays où, comme en France, la forme emporte si souvent le fond, et c’est ici qu’il faut savoir s’arrêter. Car enfin que veut-on dire ? et quand on parle de l’action des philosophes sur la révolution, entend-on, comme le semble croire M. Rocquain, « que le mouvement d’idées d’où sortit la révolution date des philosophes ? » Peut-être ; mais on entend surtout, si l’on nous permet d’employer cette langue spéciale, que les philosophes donnèrent la forme à cette matière confuse de troubles et de séditions d’où la révolution devait sortir, et que la tragédie se déroula d’acte en acte selon le scénario qu’ils en avaient tracé d’avance. Je ne doute pas que la seule vision du dénoûment ne les eût fait reculer de dégoût et d’horreur, eux, les enfans gâtés des salons aristocratiques et les familiers de la finance, Diderot, le commensal des d’Holbach, Rousseau, l’hôte des Luxembourg, La Harpe « qui donnait si bien le bras, » le cavalier préféré des maréchales, Chamfort, le lecteur des princesses du sang, eux tous enfin qui connurent ces années heureuses dont les survivans ont pu dire que « qui ne les avait pas vécues ne connaissait pas la douceur de vivre. » Quand ils eurent éprouvé ce que c’est que l’ivresse de la liberté chez un peuple d’esclaves, La Harpe, dans les prisons de la terreur, en versa des larmes de sang et Chamfort s’en coupa la gorge. Il n’en est pas moins constant que la révolution, telle que nous la connaissons, en bien comme en mal, est et restera leur œuvre. Car ils l’ont marquée profondément des deux caractères qui la distinguent de toutes les autres révolutions de l’histoire : la généreuse universalité des principes et la maladroite application de la logique des idées pures au gouvernement des hommes.

Mais je craindrais de me donner trop beau jeu contre M. Rocquain, trop facile et trop vaste carrière ; peut-être aussi que j’exagère sa vraie pensée. Voyons-le donc plutôt nous tracer sa psychologie de l’esprit révolutionnaire. Écoutons avec lui ce bruit sourd et lentement grossissant qu’il croit entendre gronder de toutes parts avant qu’éclate la voix tumultueuse et déclamatoire de la philosophie du siècle.

On peut caractériser d’un seul mot l’esprit du XVIIe siècle : c’est un siècle de foi. En cherchant bien, on découvrira dans un canton perdu de la littérature ou de la philosophie quelque poète de cabaret, comme Théophile, impie jusqu’à l’obscénité, quelque bel esprit de ruelles, comme Saint-Évremond, voluptueux, sceptique et mécontent : il n’importe. Les Théophile et les Saint-Évremond sont attardés sur le XVIe siècle plutôt qu’en avance sur le XVIIIe siècle. Disciples de Montaigne plutôt que précurseurs de Voltaire, leur voix ne parle pas à l’avenir, elle n’est qu’un écho mourant du passé. Le siècle est sincèrement croyant. Il croit à la mission des rois, comme il croit, dans cet autre domaine où ne retentissaient pas encore les agitations de la politique, aux règles éternelles de l’art. La confiance de Louis XIV en lui-même et dans son rôle de lieutenant de Dieu sur la terre n’a d’égale que la confiance de Boileau dans sa destinée d’arbitre du bon goût et de législateur du Parnasse. Ce poète qui pèse des syllabes et ce roi qui descend au dernier détail des affaires ne sont pas les dupes naïves de ce que l’on a bien osé nommer leur petitesse et leur médiocrité d’esprit. Ils obéissent à la même préoccupation scrupuleuse, au même souci de la perfection. Le XVIIIe siècle au contraire est par excellence le siècle de l’incrédulité, l’âge d’or de la critique, l’ère bénie du scepticisme. Il a cru cependant à deux choses, et, par un singulier retour, ayant nié tout ce qu’il y a de fixe et de solide, il a mis toutes ses complaisances dans ce qu’il y a de plus changeant et de plus trompeur chez l’homme, l’expérience de l’œil et de la main, dans ce qu’il y a de plus illusoire et de plus faillible au monde, la raison raisonnante. Il a cru aussi aux anguilles de Needham, au baquet de Mesmer et au charlatanisme de Cagliostro.

Eh bien ! ce changement, nous dit-on, n’est pas l’œuvre de la philosophie. Il est possible que l’incrédulité contemporaine marche encore dans les traces des pas de l’incrédulité du XVIIIe siècle. Une plaisanterie de Voltaire, une invective de Jean-Jacques, une obscénité de Diderot, peuvent être encore des argumens pour elle. On paraphrasera toujours avec applaudissemens et profit le Dictionnaire philosophique ou la Religieuse. Mais, au vrai, ce sont ceux-là mêmes dont le premier devoir était de conserver intact le dépôt des traditions qui l’auraient tout les premiers, avec une maladresse insigne, dénaturé, compromis et livré finalement au scandale des disputes humaines. Ce sont les membres eux-mêmes de l’épiscopat français qui, dans l’ardeur de la lutte engagée dès les dernières années du règne de Louis XIV sur cette célèbre bulle Unigenitus, auraient brisé les portes du sanctuaire. Ce sont eux qui auraient donné libre accès dans les choses religieuses à l’armée de ces railleurs qui, sans égard pour les distinctions théologiques et sans pitié pour les infinies subtilités de l’école, allaient confondre et renverser dans le même emportement de leur verve incrédule ce qui méritait peut-être d’être jeté à terre et ce qui n’était pas indigne assurément d’être conservé. C’est d’abord la cour de Rome, intervenant au débat, dans cette France de la régence, avec son vocabulaire d’épithètes insultantes et traitant sans mesure les assertions des prélats qui résistent à la bulle de « fausses, scandaleuses, outrageantes, absurdes, téméraires, blasphématoires, schismatiques. » Étrange moyen d’enseigner aux peuples le respect de leurs pasteurs ! Les prélats à leur tour, encouragés par l’exemple donné de si haut, d’un bout de la France à l’autre, se jettent réciproquement l’outrage avec la libéralité d’une sainte colère. L’évêque de Montpellier, Colbert de son nom, défend la cause janséniste : l’archevêque d’Embrun répond en le traitant « d’homme peu versé dans les Écritures, d’ignorant et de prélat d’une religion très douteuse. » On connaît l’archevêque d’Embrun, c’est Tencin, triste frère d’une plus triste sœur. Les autres cependant ont pris la charge d’ajouter le ridicule à l’odieux. Celui-ci trouve moyen d’insérer dans ses mandemens les ponts-neufs qui courent les rues, celui-là d’y donner « au clair » des détails obscènes sur la santé des femmes. Cet autre, avec l’empressement d’un homme qui saisit la bonne occasion, reproche aux jansénistes récalcitrans une invasion de sauterelles qui désole son diocèse, ajoutant que « ces animaux, — ce sont les sauterelles qu’il veut dire, — par leurs sauts et leurs intercadences successives marquaient l’inquiétude de ces gens qui ne voulaient pas se fixer aux sentimens du pape et de la bulle. » C’est le même qui défendait l’usage des paniers, — iniquitatis opercula, — réceptacles d’iniquité, comme il les appelait dans un style dont Cathos eût pâmé d’aise. Puis, comme dans la chaleur de la lutte un bon soldat doit faire arme de tout, voilà que chaque faction s’avise, — au lendemain des Lettres persanes ! — d’appeler le miracle à son secours. Les convulsionnaires jansénistes se font miraculer au cimetière Saint-Médard, sur le tombeau du diacre Paris. L’évêque de Soissons leur répond en publiant la Vie de la bienheureuse Marie Alacoque, en son vivant religieuse de la Visitation de Paray-le-Monial, étonnante compilation que la France entière saluera d’un énorme éclat de rire, dont la ville et la cour, et le roi lui-même ont donné le signal. Étonnez-vous après cela que l’avocat Barbier, médiocrement lettré, médiocrement plaisant, mais Parisien de Paris, frondeur et naïf, bonhomme au demeurant, écrive dans son Journal, aux environs de 1734 : «Il serait à souhaiter que nos prélats s’abstinssent de publier des écrits qui ne servent en réalité qu’à diffamer la religion. Plus on creuse sur ces matières, soit sur les prophéties, soit sur les miracles anciens, et plus on voit l’obscurité des unes et l’incertitude des autres, qui se sont établis, dans des temps reculés, avec aussi peu de fondement que ce qui se passe sous nos yeux. » Je sais bien qu’il n’y a qu’à tourner la page et que notre bon incrédule, en nous racontant merveilles d’une chienne de la foire qu’il a vue, — mais de ses yeux vue, — jouer divinement le « triomphe, » n’hésitera pas à conclure qu’il y a de la magie là dedans. Qu’importe, il ne nous en a pas moins signalé très nettement ce premier ébranlement des fortes croyances, inévitable suite des querelles théologiques et symptôme avant-coureur de l’universelle incrédulité. Dès la première moitié du siècle, il se forme donc lentement, sous l’influence des disputes religieuses, un esprit de raillerie, le voltairianisme d’avant Voltaire, un courant d’opposition philosophique, indépendant des philosophes et antérieur aux philosophes, car, à la date où nous sommes. Voltaire ne semble avoir d’ambition que d’accommoder l’Hamlet dans son Éryphile, et dans sa Zaïre le farouche Othello de Shakspeare au dernier goût français, Montesquieu plante des vignes à la Brède, Diderot donne, quand par hasard il en trouve, des leçons de mathématiques, et Jean-Jacques achève son éducation aux Charmettes.

Voilà qui va bien, mais ne pensera-t-on pas qu’il manque plus d’un trait à ce tableau de l’incrédulité naissante ? Le grand Dictionnaire de Bayle, ce compendium du doute et cet arsenal du scepticisme, n’est-il donc plus de 1697? ou, s’il s’agit de l’influence anglaise, n’est-ce pas en 1715 que Bolingbroke exilé vient chercher un asile en France ? Les lecteurs français ne connaissaient-ils pas les Voyages de Gulliver? et quelques-uns d’entre eux le Conte du Tonneau, peut-être ? Voltaire, qui excelle à dénoncer les prétendus larcins des autres, ne croit-il pas retrouver la violente satire de Swift dans un opuscule de Fontenelle, Mero et Enegu, lisez : Rome et Genève ? Les Lettres persanes ne sont-elles pas datées de 1721 ? Et dans ce jeu d’esprit, les critiques clairvoyans n’ont-ils pas remarqué « que l’auteur engageait un peu trop la gravité respectable de ces matières, la religion, les mœurs, le gouvernement[1]?» Les Lettres philosophiques elles-mêmes ne sont-elles pas de 1734, et l’audace de l’ironie voltairienne, encore ici contenue dans les bornes du goût classique, a-t-elle été depuis beaucoup plus loin que dans ce premier essai de ses forces? Sans doute les philosophes ne dirigent pas encore l’opinion souverainement. Ils la provoquent tout au moins et déjà commencent à lui donner ce qu’elle ne pouvait tenir que d’eux seuls, cette forme dogmatique qui soulage la mémoire et ces contours arrêtés que la vertu du style était seule capable de lui imposer. Si ce ne sont pas encore les grands noms de l’histoire littéraire, si ce ne sont pas encore les chefs, si ce n’est pas le gros de l’armée philosophique, c’en sont du moins les éclaireurs, l’avant-garde et les trompettes.

Il est vrai que l’opposition janséniste n’est pas seulement religieuse, elle est aussi parlementaire, c’est-à-dire politique. En effet, toutes les fois que la nécessité surgit, comme alors, de déterminer la limite, toujours flottante, du temporel et du spirituel, il est inévitable que l’on remonte plus tôt ou plus tard, mais toujours, à l’origine « des deux puissances, » — c’est l’expression du temps, — qu’on en discute les attributions, la juste étendue, la légitime autorité. Certes, ni le régent, ni Dubois n’étaient hommes à se soucier beaucoup des jansénistes ou des constitutionnaires, et j’imagine que rien au monde ne leur était plus indifférent que l’orthodoxie du P. Quesnel, si ce n’est le bien de l’état. Mais Dubois voulait le chapeau de cardinal, et le régent avait commis la première imprudence de réveiller les ambitions usurpatrices du parlement de Paris, en lui rendant une ombre de pouvoir politique. On ne fait pas casser gratis un testament royal. Janséniste par tradition, défenseur ne de ce que l’on appelait les « libertés de l’église gallicane, » le parlement devint donc à la fois, contre les évêques atteints de la maladie du chapeau, « qui les rendait fous pour la plupart, » la forteresse des opposans à la bulle, des anticonstitutionnaires, et, par le fait même, contre l’autorité royale un défenseur inattendu des droits de la nation.

L’histoire détaillée de cette lutte peut avoir, bien qu’ingrate, son intérêt de curiosité; mais ce qui importe ici, c’est plutôt de marquer, à travers les phases de la querelle, le progrès des idées de résistance et d’insoumission au pouvoir. D’un côté, c’est l’épiscopat revendiquant l’indépendance absolue de l’église. L’évêque de Soissons, constitutionnaire, signifie publiquement aux magistrats « que l’église est au-dessus de leurs arrêts et qu’il ne leur appartiendrait pas de le juger, même pour un crime de lèse-majesté. » On peut penser que sur ce terrain, les prélats ennemis se retrouvent d’accord. L’évêque de Montpellier, janséniste, déclare que, « bien loin que les évêques dussent se soumettre dans l’ordre spirituel à la volonté des princes, c’était aux évêques à rendre compte des rois mêmes au jugement de Dieu. » Belles paroles! si quelqu’un pouvait dire où commence, où finit « l’ordre spirituel, » si l’histoire ne nous le montrait pas mêlé confusément au temporel et sous les princes, même les plus pieux, ne réussissant pas à faire une fois pour toutes la distinction du lieu et du mien. La cour de Rome, à son tour, enchérissant, adopte une leçon dans la légende de Grégoire VII, où le grand moine est loué d’avoir excommunié jadis un empereur d’Allemagne, — celui qui allait à Canossa, — comme de la plus glorieuse action de son pontificat. « Dans un Oremus joint à cette leçon, on priait Dieu de donner aux successeurs de Grégoire VII la force de suivre un si glorieux exemple. » Le parlement, en réponse à ces maladroites provocations, frappait comme d’abus les décrets du saint-siège et ne se lassait pas de condamner, supprimer, lacérer les mandemens des évêques. Par malheur, en même temps qu’il déclarait « impossible de tolérer qu’on mît entre les mains des fidèles des écrits qui tendaient à ébranler les principes inviolables et sacrés de rattachement des sujets à leur souverain, » il travaillait de sa part, tout à fait méthodiquement, à discréditer et ruiner ces mêmes principes. Tout un nombreux parti favorisait ses prétentions. Dans une consultation signée de quarante avocats, on lisait, par exemple, « que les magistrats du parlement, et ceux qui ont droit d’y avoir séance, étaient souverainement dépositaires des lois de l’état et que personne n’était juge au-dessus de leurs arrêts, sans excepter sa majesté elle-même. » Dans un autre libelle sur l’Origine et l’autorité du parlement, on avançait en propres termes « que le roi ne pouvait contracter avec ses peuples que dans le sein du parlement, lequel, aussi ancien que la couronne et né avec l’état, est la représentation de la monarchie tout entière. » Il n’y avait évidemment qu’un pas de ces doctrines, dont il est à peine utile de noter en passant la fausseté historique, au principe de la souveraineté nationale, tel que D’Argenson, en 1753, l’annonce et le formule : « Dans l’esprit public s’établit l’opinion que la nation est au-dessus des rois comme l’église universelle est au-dessus du pape. » Le rapprochement même que fait ici le clairvoyant annaliste ne nous montre-t-il pas, avec une singulière netteté, comment, par quelle association d’idées, et, si je puis dire, par quelle communication de mécontentemens, une opposition, tout d’abord purement religieuse, est devenue peu à peu politique? Et dès lors ne peut-on pas se demander ce qui manquait encore pour que la révolution éclatât?

Sans doute, on peut se le demander, mais en attendant qu’on se réponde, toujours est-il qu’elle n’a pas éclaté. C’est qu’ici, comme plus haut, on oublie quelque chose. Le tableau n’est pas complet, mais surtout il n’est pas fidèle.

  1. Ces paroles sont de Marivaux, qui rédigeait alors une feuille : le Spectateur français. Je les trouve citées dans le livre de M. Louis Vian, Histoire de Montesquieu. Paris, 1878.