Les Phoques à fourrures

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Revue des Deux Mondes3e période, tome 118 (p. 419-437).
LES
PHOQUES A FOURRURES

Depuis le jour où Franklin fit signer à l’Angleterre mortifiée le document qui stipulait l’indépendance des États-Unis d’Amérique, des motifs de rupture ont souvent divisé les deux nations. Les Anglais, forts de leur droit d’aînesse, ont cru pouvoir, — trop souvent, hélas ! — morigéner leur jeune frère Jonathan. Celui-ci, conscient de sa virilité, entraîné par cette belle sève de jeunesse qui court dans ses veines, n’a répondu aux sermons qu’on lui prodiguait que par de spirituelles impertinences. John Bull se taisant au lieu de les relever, les plus grosses querelles ont dû finir faute d’alimens pour les entretenir.

Il arrive parfois à Venise que deux barques s’entre-choquent dans un canal. Les gondoliers se toisent sans proférer une parole, mais leurs regards échangent des flammes. À mesure que les embarcations se dégagent et s’éloignent l’une de l’autre, ceux qui les dirigent vomissent d’horribles imprécations ; mais quand leur colère est arrivée à ce paroxysme qu’une bataille est inévitable, la lutte est impossible, tellement est grande la distance qui sépare les adversaires. Au moment où l’on suppose qu’Américains et Anglais vont s’entre-déchirer, survient une circonstance providentielle qui les met d’accord. Il y a deux ans, à peine, des bateaux battant pavillon anglais, et en quête de phoques à fourrures dans la mer de Behring, sont saisis par des croiseurs américains. Les capitaines de ces bateaux, ainsi que leurs équipages, sont jetés en prison, jugés et condamnés. D’un tout autre peuple que celui des États-Unis, l’Angleterre eût exigé aussitôt une réparation éclatante et des indemnités formidables. Elle a préféré un arbitrage qui décidera si ses bâtimens avaient, oui ou non, un droit de pêche dans les mers avoisinant l’Océan-Glacial arctique.

C’est à Paris, au quai d’Orsay, dans un des plus élégans salons du ministère des affaires étrangères, que la question s’élucide. Nulle solution à un différend fort grave ne pouvait être plus pacifique : ce n’est pas nous qui en témoignerons du regret. Comment ne pas en effet se dire que c’est de cette façon si simple que devraient se trancher les contestations entre nations qui se disent civilisées et chrétiennes. Qu’elles aient désormais recours à l’arbitrage, et alors, quelle transformation en Europe où il n’est plus un peuple qui ne ploie sous les charges militaires, où il n’est pas un adolescent sur qui ne pèse l’obligation de servir, à l’heure où les vocations se dessinent et les carrières s’imposent.

M. le baron de Courcel, par suite de l’usage qui veut que la présidence d’un conseil d’arbitrage soit donné au diplomate de la nation où se tiennent les séances, n’a pas manqué d’indiquer, dans un remarquable discours d’ouverture, ce qu’il y aurait d’heureux si les guerres s’évitaient par des moyens pacifiques. « Puisse la divine Providence, a-t-il dit, de qui relèvent toutes les actions des hommes, nous donner la force et nous inspirer la sagesse nécessaire pour accomplir notre difficile mission, et pour marquer ainsi une étape vers la réalisation de la parole pleine de consolation et d’espoir de celui qui a dit : « Bienheureux les pacifiques, car la terre leur appartiendra ! » Il faudrait posséder cette force à laquelle a fait appel l’honorable M. de Courcel pour aborder, même en l’effleurant, tout ce que les doctes avocats anglais et américains ont accumulé de documens à l’appui de leurs causes. D’aucuns ont failli remonter au déluge, ce qui n’eût pas été sans à-propos puisqu’il s’agissait de pêche ; d’autres ont démontré que la nécessité de vivre obligea l’homme dès sa venue sur terre à créer droit de propriété ; l’étrange maxime de Proudhon, « la propriété c’est le vol, » a été même expliquée par un des éminens avocats avec une certaine apparence de raison ; il en est, — des Anglais, — qui ont soutenu cette vérité bien surprenante tombant de leurs bouches, que les mers étaient des étendues indéfinies sur lesquelles toutes les marines du monde avaient le droit de naviguer à leur guise. Il n’est plus permis d’en douter.

En ce qui concerne cette étude, nous nous bornerons à la description des lies du pôle Nord d’où est parti le conflit qui divise en ce moment la Grande-Bretagne et les États-Unis. Nous dirons la vie des phoques, pauvres amphibies sans défense que l’on y tue par centaines de mille au temps de leurs amours, et que l’on massacre, prétendent non sans quelque raison leurs bourreaux, pour le plus grand bien de l’humanité.

Est-ce à ce titre que les séances du palais du quai d’Orsay ont été suivies, à leur début, par un public mondain, très élégant, entièrement distinct de celui qui se porte aux débats des drames passionnels d’une cour d’assises ? C’est possible. Les plaidoyers que beaucoup de jeunes femmes sont venues durant plusieurs jours entendre au quai d’Orsay n’ont pu les intéresser. Mais palpitante pour elles était la question de savoir si, par suite d’une extermination brutale des phoques, elles allaient être privées un jour de la plus riche des fourrures connues, d’un abri dont la douce chaleur les a si souvent préservées du coup d’air glacé, qui parfois les guette et les tue en pleine éclosion de leur jeunesse.


I

C’est vers la fin du XVIIe siècle que des navigateurs russes partirent de Sibérie pour explorer les mers de l’Océan arctique. Presque seuls à sillonner ces immenses solitudes, ils n’y portaient d’autre intérêt que celui de naviguer sous des latitudes nouvelles. En 1728, quatre-vingts ans plus tard, Behring découvrait le détroit qui porte son nom. Au second voyage que le navigateur danois fit dans ces parages, il reconnut le plus grand nombre des îles Aloutiennes, plus celles du groupe du Commandant sur l’une desquelles son navire échoua. En hasard heureux fit que l’île où il perdait son bâtiment se trouvait être un des rares repaires, — rookeries, — préférés par les phoques de l’espèce aujourd’hui si recherchée du Callorhinus ursinus. Ces animaux s’y rassemblaient annuellement en grand nombre ; les femelles y mettaient au monde leurs petits ; les mâles les fécondaient de nouveau et, à l’approche de l’hiver, tous ensemble prenaient la mer pour se diriger, on ne savait alors dans quelle direction. C’était par centaines de mille qu’ils y revenaient aux beaux jours.

On se doute bien de la stérilité qui règne dans l’archipel du Commandant. Nulle créature humaine ne pourrait y vivre des fruits du sol. De rares tribus d’Esquimaux se rencontrent bien aux alentours du détroit de Behring ; il y a aussi quelques indigènes vivant de pêche et de chasse dans les Aléoutiennes, mais il faut descendre plus bas dans le sud-américain pour trouver des Indiens en société ou plutôt en tribus. La péninsule d’Alaska, les côtes nord de la Sibérie sont également rebelles à toute culture. Jusqu’à l’installation des pêcheries que les Américains devaient y établir, les navigateurs ne trouvèrent que solitude et désolation.

La découverte des immenses troupeaux de phoques à Fourrures sur l’île où Behring s’était jeté avec son navire impressionna vivement les Russes ; ils y virent une source inépuisable de richesse, et, tout en se livrant à l’extermination des animaux que le hasard venait de leur faire rencontrer, ils sillonnèrent la mer de leurs vaisseaux dans l’espoir de trouver de nouveaux repaires. C’est à un baleinier, du nom de Pribylov, un marin audacieux et de grande énergie, que cet avantage fat réservé. Dans les années 1786 et 1787, il aborda à Saint-Paul et à Saint-George, deux îles formant le groupe qui porte aujourd’hui le nom de celui qui les découvrit, groupe dont la richesse en amphibies égalait celle des îles de Behring et de Cooper de l’archipel du Commandant.

Ces îles, formées en partie de roches basaltiques, d’amas de sable que les vents accumulent sur leurs bords, de terres battues par les ébats des phoques, étaient inhabitées. Une herbe drue et d’un vert jaunâtre, la glyceria angastata des botanistes, s’y montre maintenant sur divers points autrefois arides. C’est une végétation récente. Elle prouve que l’extermination des amphibies a été poussée à l’extrême, et c’est, en faveur d’une prompte réglementation de la tuerie de ces animaux, l’argument le plus probant qui puisse être donné. Il en est encore un autre : leur destruction a été poussée avec une telle imprévoyance sur les îles Behring et Cooper qu’ils ont disparu presque complètement de cet archipel depuis un siècle et demi[1]. Le même désastre eût infailliblement frappé les îles Pribylov, si, lorsqu’elles furent découvertes, les chasseurs de phoques eussent connu la préparation rapide des fourrures telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui. Le temps leur manqua pour accomplir leur œuvre de destruction totale. « De 50,000 à 60,000 phoques à Saint-Paul et de 40,000 à 50,000 à Saint-George furent très régulièrement tués pendant plusieurs années, dit l’évêque Veniaminov. Nulle demande n’exigeait une telle boucherie. Les peaux étaient emmagasinées sans que l’on songeât à connaître leur nombre. En 1803, 800,000 fourrures se trouvèrent entassées dans des dépôts sans qu’il fût possible de les vendre avec quelque avantage. 700,000, envahies par la moisissure, furent jetées à la mer[2] ! » Une peau bien préparée vaut aujourd’hui à Londres 1,000 ou 1,200 francs. C’est donc bien près d’un milliard de francs que les exterminateurs de phoques perdirent cette année-là.

En 1806, les Russes, quoique bien tardivement, prévoyant que les phoques allaient disparaître des îles Saint-Paul et Saint-George, comme ils avaient disparu de l’archipel du Commandant, défendirent aux pêcheurs l’approche des îles Pribylov. La chasse recommença en 1810, trop tôt encore, car les résultats en furent presque nuls. En 1834, nouvelle défense. Cette prohibition dura sept ans, après quoi les phoques commencèrent à reparaître en troupes si compactes que, progressivement, de 1867 à 1889, il en lut tué annuellement plus de 100,000.

Le repeuplement se fit à la suite de l’idée qu’eurent les Russes d’étudier les mœurs des phoques. Ayant reconnu que ces animaux étaient polygames au plus haut degré, ils ne laissèrent la vie qu’à un nombre restreint de mâles ; ils préservèrent du massacre les femelles sans exception, vouant à la mort tous les phoques célibataires. Lorsque, en 1867, ils cédèrent Saint-Paul et Saint-George aux États-Unis, la masse des phoques était aussi compacte qu’au temps où le baleinier Pribylov découvrit leurs repaires. Ce navigateur a raconté qu’en arrivant au milieu de la nuit près de ces îles dont il ne soupçonnait même pas le voisinage, il entendit un bruit aussi terrifiant que celui du Niagara à sa chute. Lorsque le brouillard se dissipa aux premières lueurs du jour, il se rendit compte du phénomène en voyant des lions de mer et des phoques s’ébattre et rugir autour de son navire en quantités innombrables.

Les États-Unis, en devenant acquéreurs des îles Pribylov, montrèrent pendant la première année de leur possession la même insouciance que les Russes lorsqu’ils découvrirent celles de Behring et de Cooper. Leurs droits n’étant pas sans doute bien connus, des pêcheurs de nationalités diverses, mais Anglo-Américains pour la plupart, assaillirent les phoques et en abattirent 240,000 en une seule expédition. Un second massacre allait se produire, quand les Américains firent défense de chasser tout animal vivant sur les territoires qu’ils venaient d’acquérir. Les bateaux surpris en chasse dans les eaux d’Alaska devaient être saisis et capturés par leurs croiseurs. Et, comme l’exploitation directe des phoques n’était guère possible pour un gouvernement, le président des États-Unis la céda à une compagnie qui ne recula pas devant le paiement annuel de 300,000 dollars, plus une taxe frappant tout animal capturé. L’affaire était fort avantageuse pour les États-Unis ; elle n’était pas moins productive pour les Anglais, car Londres est, comme pour beaucoup d’autres produits, le marché des peaux par excellence ; des milliers d’ouvriers y gagnent à ce trafic un plantureux bien-être.

De 1867 à 1889, les locataires des pêcheries abattirent annuellement 100,000 animaux, chiffre qui ne devait pas être dépassé, et il en eût été sans doute ainsi pendant de longues années, si une nouvelle diminution dans l’arrivage annuel des phoques ne s’était produite. À quoi devait-elle être attribuée ? Aux ennemis qui, comme l’espadon, leur font une guerre acharnée ? Aux requins qui les happent dès qu’ils s’aventurent dans un courant d’eau chaude ? Aux insulaires des Aléoutiennes, à ceux de l’Alaska qui, depuis un temps immémorial, se nourrissent de leur chair et s’habillent de leurs dépouilles ? Le mal avait une autre origine. On sut bientôt que des navires montés par des pêcheurs provenant des ports de la Colombie anglaise, et faisant usage d’armes à feu, couraient l’Océan à la recherche des phoques et en faisaient de riches chargemens. La mer de Behring, mare clausum, longtemps respectée, fut violée par eux en 1883. Les croiseurs de la marine des États-Unis intervinrent alors, et, en 1886, trois navires de la Colombie anglaise ainsi que d’autres bateaux portant le pavillon étoile furent conduits au port américain le plus proche. Là, un tribunal les déclara de bonne prise ; capitaines et équipages subirent de la détention.

Ainsi qu’on doit bien le supposer, ces captures, coup sur coup répétées, mirent l’Angleterre hors d’elle-même ; mais, selon leur invariable habitude, les États-Unis ne s’en émurent pas. Lord Salisbury pour les Anglais, et M. Blaine pour les phoques américains, s’évertuèrent dans une correspondance volumineuse à démontrer que le bon droit n’était que d’un seul côté, le leur bien entendu. De guerre lasse, par suite d’une décision du congrès des États-Unis, il fut décidé qu’on enverrait aux Pribylov un agent spécial, M. Henry Elliot, lequel, ayant visité en 1872 Saint-Paul et Saint-George, ferait un rapport de l’état dans lequel, en 1890, il trouverait ces îles. M. Henry Elliot, de retour de son voyage, publia un lumineux rapport qui ne désarma aucune des parties. C’est alors, ainsi que je l’ai dit déjà, que l’Angleterre et les États-Unis résolurent de porter la question devant un haut tribunal d’arbitrage siégeant à Paris. Pour lui rendre la tâche plus facile, les États-Unis ont recueilli des œuvres des juristes et des économistes de tous les pays, ce qui a été pensé et écrit par eux sur le droit de propriété. Ces extraits, réunis en volume et placés sous les yeux des arbitres, ont été faits en vue de répondre en quelque sorte aux cinq questions suivantes : 1° la terre et ses productions ont-elles été données dès l’origine du monde en commun aux hommes ? 2° l’institution de la propriété, et spécialement celle de la propriété privée, n’a-t-elle été créée que pour satisfaire aux nécessités sociales de l’homme ? Ces nécessités ne peuvent-elles être divisées comme suit : paix et ordre ; conservation des produits bienfaisans de la nature, et leur développement obligé, pour faire face à l’accroissement de la race humaine, accroissement qui doit résulter des progrès de la civilisation ? 3° l’institution de la propriété n’est-elle pas dominée par les susdites nécessités sociales qu’elle doit satisfaire, et doit-elle s’étendre sur chaque objet ? 4° l’autorité, qui fait partie de l’institution de la propriété aussi bien chez les individus que pour les nations, doit-elle se limiter aux droits sociaux qui invariablement lui font cortège ? Peut-on détruire sans nécessité, et tout ne doit-il pas tendre au bénéfice du plus grand nombre ? Ce qui est superflu à un individu ou à une nation ne doit-il pas être offert dans des conditions raisonnables à qui ne possède pas ? 5° en les lieux où une chose utile, — lisez les phoques, — n’est pas fournie par la nature en quantité suffisante pour subvenir au besoin de chacun et lorsque cette chose utile est menacée de disparaître, ne doit-elle pas être érigée en propriété ?

Ce n’est pas tout. Un appel a été fait aux plus éminens naturalistes de notre époque pour qu’ils donnassent leurs opinions sur la guerre qui est faite aux phoques. Ces opinions sont diverses, et ne pouvant les donner toutes, nous nous bornerons à citer les plus intéressantes.


II

Le savant professeur T.-H. Huxley, membre de la Société royale de Londres, est d’avis d’interdire la capture des phoques partout, excepté aux îles Pribylov, et d’en limiter la prise au taux que l’expérience aurait démontré ne pas être incompatible avec la conservation de l’espèce. Il termine sa consultation d’une façon inattendue : « L’humanité ne souffrira pas beaucoup, dit-il, si les femmes sont obligées de se passer de jaquettes en fourrure de phoque ; quant à la fraction de la population anglaise, canadienne et américaine, qui vit de l’industrie de la peau de phoque, elle ne saurait être plus à plaindre que le nombre infiniment plus considérable de gens qui ont, maintes et maintes fois, eu à souffrir des caprices de la mode. Certes, si les phoques doivent être une source continuelle de querelles entre deux nations, le plus tôt qu’ils disparaîtront sera le meilleur. »

Notre savant compatriote, M. le Dr Blanchard, secrétaire-général de la Société zoologique de France, est pour la conservation des animaux utiles : « Ce n’est pas, dit-il, sans une profonde tristesse que le naturaliste voit disparaître une foule d’espèces animales, dont ce siècle aura consommé la destruction ; quand nos mers ne seront plus habitées par les cétacés et les grands pinnipèdes, quand les airs ne seront plus sillonnés en tous sens par les petits oiseaux insectivores, qui sait si l’équilibre de la nature ne sera pas rompu, équilibre auquel ont concouru puissamment les êtres en voie de destruction ! Avec ses harpons, ses armes à leu, et ses engins de toute sorte, l’homme, chez lequel l’instinct de la destruction atteint au plus haut point, est le plus cruel ennemi de la nature et de l’homme lui-même. »

Notre éminent directeur du Muséum d’histoire naturelle de Paris, M. Milne-Edwards, pense aussi qu’il y a de sérieux avantages à ce que des mesures internationales soient prises afin d’assurer une protection à de précieux animaux. « Aujourd’hui, répond M. Milne-Edwards au docteur G. Hart Merriom, l’un des commissaires américains de la mer de Behring, les facilités de transport dont disposent les pêcheurs sont si grandes, les procédés de destruction dont ils usent sont si perfectionnés, que les espèces animales, objet de leur convoitise, ne peuvent leur échapper. Nous savons que nos oiseaux migrateurs sont, pendant leurs voyages, en butte à une véritable guerre d’extermination, et une commission ornithologique internationale a déjà examiné, non sans utilité, toutes les questions qui se rattachent à leur conservation.

« N’y aurait-il pas lieu de mettre les phoques à fourrures sous la sauvegarde de la marine des nations civilisées ? Ce qui s’est passé dans les mers australes peut nous servir d’avertissement.

« Il y a moins d’un siècle, ces amphibies y vivaient en troupes innombrables. En 1808, lorsque Fanning visita les îles de la Géorgie du Sud, un navire quittait ces parages, emportant quatorze mille peaux de phoques appartenant à l’espèce Artocephalus Australis. Il s’en procura lui-même 57,000, et il évalua à 112,000 le nombre de ces animaux tués pendant les quelques semaines que les marins y passèrent cette année-là. En 1822, Weddell visite ces lies et il évalue à 1,200,000 le nombre des peaux obtenues dans cette localité. La même année, 320,000 phoques à fourrures furent tués aux Shetland australes.

« Les conséquences inéluctables de cette tuerie furent une disparition rapide de ces animaux. Aussi, malgré les mesures de protection prises depuis plusieurs années par le gouverneur des Malouines, les phoques sont encore très rares, et les naturalistes de l’expédition française de la Romanche ont séjourné près d’une année à la Terre-de-Feu et aux Malouines sans pouvoir en capturer un seul exemplaire. C’est une source de richesse qui se trouve tarie. Il en sera bientôt ainsi du Callorhinus ursinus dans l’Océan-Pacifique Nord, et il est temps d’assurer à ces animaux une sécurité qui leur permette une reproduction régulière.

« J’ai suivi avec beaucoup d’attention les enquêtes qui avaient été faites par le gouvernement des États-Unis à ce sujet. Les rapports des commissions envoyées aux îles Pribylov ont fait connaître aux naturalistes un très grand nombre de faits d’un haut intérêt scientifique et ont démontré que l’on pouvait, sans inconvénient, pratiquer des coupes réglées dans ces troupeaux de phoques où les mâles sont en excès. On applique là, de la manière la plus heureuse, ce que l’on pourrait appeler l’impôt sur les célibataires : il aurait assuré la conservation indéfinie de l’espèce, si les phoques émigrans, à leur retour dans les stations de reproduction, n’avaient été assaillis et pourchassés de toute façon.

« Il y a donc lieu de tirer parti des renseignemens très complets que l’on possède sur les conditions d’existence des phoques à fourrures, afin d’en empêcher l’anéantissement, et une commission internationale peut seule indiquer les règles dont les pêcheurs ne devraient pas se départir. »

M. le professeur T. Salvadori, professeur au musée zoologique de Turin, croit, non sans raison, que le massacre annuel de près de cent mille jeunes phoques aux îles Pribylov doit influer sur la décroissance des troupeaux, spécialement en empêchant la sélection naturelle, laquelle aurait lieu, si les jeunes mâles n’étaient pas tués en nombre aussi considérable. C’est pourquoi il est d’avis qu’avec l’interdiction de la chasse en mer, il y aurait lieu d’empêcher, au moins pendant quelques années, la mort d’un aussi grand nombre de mâles.

M. le docteur Léopold de Shrenck, membre de l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg, est aussi d’avis que si la chasse pélagique continue dans les conditions où elle se pratique aujourd’hui, la disparition du phoque à fourrure s’ensuivra certainement.

La communication de M. le docteur Henry H. Giglioli, directeur du musée zoologique de Florence, mérite d’être citée. « Il y a quelques années, écrit le savant naturaliste, au cours de mon voyage autour du monde, à bord du Magenta, j’ai eu la bonne fortune de visiter une importante station d’une des espèces de phoques à oreilles, fréquentant le Pacifique méridional, la fameuse Otaria jubata, ou lion marin. La station en question se trouve située immédiatement en arrière du cap Stokes, dans le golfe de Peñas, sur la côte méridionale du Chili, et est précisément celle que visita Darwin, au cours de son mémorable voyage à bord du Beagle. Je n’oublierai jamais le spectacle dont je fus alors témoin ; des centaines de ces otaries s’offraient à mes regards étonnés, couchés ça et là sur la grève et sur les rochers de la plage dans toutes les attitudes du repos, ou gracieusement, et sans témoigner la moindre crainte, se livrant autour de notre bateau à toutes sortes de jeux folâtres. Ce jour-là, je fis pour la première fois connaissance avec ces singulières créatures, et, de cette époque, — 1867, — date l’intérêt tout spécial que j’ai toujours éprouvé depuis pour l’étude des Otaridées, l’une des plus curieuses familles du règne animal…

« En ce qui concerne la chasse pélagique du Callorhinus ursinus faite en mer par des bateaux pêcheurs, elle doit être doublement condamnée, puisque la destruction atteint presque exclusivement les femelles nourricières ou pleines, c’est-à-dire les animaux qui, dans aucun cas, ne devraient être tués. Il est absolument regrettable qu’une nation civilisée, possédant des règlemens de pêche, permette un pareil gaspillage. Quand on considère que les 62,500 peaux, dont les chasseurs pélagiques se sont emparés en 1891, représentent au minimum le sixième des phoques détruits, soit 375,000 — en admettant que l’on prenne un animal sur trois atteints, et que chacun de ces derniers allaite ou porte un petit, — point n’est besoin de chercher ailleurs la cause de la rapide diminution observée dans les stations des îles Pribylov. Si la chasse pélagique du phoque n’est interdite ou sérieusement entravée dans le Pacifique septentrional et dans la mer de Behring, l’extermination du Callorhinus ursinus, au point de vue économique, sera consommée d’ici quelques années. »

La chasse en mer du phoque est aussi condamnée par les savans naturalistes et docteurs Philip Lutley Selater, de Londres, Alfred Nehring, de Berlin, G. Hartlaub, de Brème, Von Middendorf, de Dorpat, en Livonie, Emil Holub, de Prague, et Carlos Berg, de Buenos-Ayres. À ces autorités il convient d’en ajouter deux non moins illustres en histoire naturelle, MM. W. Lilljeborg et A.-E. Nordenskjold, de Stockholm. « La chasse pélagique, ont écrit ces professeurs, c’est-à-dire la poursuite systématique du phoque en pleine mer, au cours de ses migrations et autour des stations, amènera bientôt l’extermination de cet animal précieux, et d’un intérêt si considérable au point de vue scientifique, d’autant plus qu’un grand nombre des animaux tués de cette façon sont des femelles pleines ou des femelles qui ont quitté momentanément leurs petits pour se mettre en quête de nourriture dans le voisinage de leurs îles. Tous ceux qui ont une expérience quelconque de la chasse du phoque attesteront de même que seulement une petite portion des phoques tués ou blessés gravement en pleine mer peuvent être capturés de cette façon. Nous sommes donc persuadés que l’interdiction de la chasse pélagique du phoque est une condition nécessaire pour prévenir l’extermination du phoque à fourrure. »


III

Le Callorhinus ursinus se reproduit dans les mers de Behring et d’Okhotsk. Entre toutes les îles de ces mers, il n’en est que cinq de très petite étendue où cet amphibie se plaise. Ce sont les îles du Commandant et le récif de Robben, appartenant à la Russie ; les îles Pribylov, propriété des États-Unis ; les Kouriles, possessions japonaises. Les îles Pribylov et du Commandant se trouvent dans la mer de Behring ; le récif de Robben est situé dans la mer d’Okhotsk, près de l’île de Saghalien, et les Kouriles s’étendent entre Yéso et le Kamtchatka. On ne connaît aucun autre point du globe où l’espèce se reproduise. Nous devons faire remarquer que, par suite de la grande extermination qui s’en est faite autrefois dans les possessions russes, cette espèce est devenue d’une grande rareté.

Les phoques des îles Lobos, de l’archipel Galapagos, de la Basse-Calédonie, en un mot, tous ceux des mers du Sud, sont d’une espèce différente de celle de leurs congénères du Nord. Ceux-là aussi, même ceux que le professeur Giglioli, de Florence, vit en si grande quantité sur la côte méridionale du Chili, ont presque disparu par suite d’une chasse sans merci ; l’avidité stupide de leurs persécuteurs a tari probablement là pour toujours une source de grande richesse, et fait disparaître une école de navigation très utile aux marines marchandes.

Lorsque les brouillards de l’hiver commencent à se former sur les eaux du Pacifique septentrional, quand les nuits deviennent sans fin, qu’une neige abondante tombe silencieusement sur les îles où les phoques ont passé leur été, ces amphibies émigrent en masse vers des régions plus tempérées. Ceux des possessions russes et des Kouriles se dirigent au sud en côtoyant les rivages japonais ; ceux des îles Pribylov, quittant la mer de Behring par les passes si nombreuses des îles Aléoutiennes, longent les côtes sud-est du continent américain. Le mélange des deux troupes émigrantes ne se fait jamais ; été comme hiver, des centaines de lieues marines les séparent.

Ces déplacemens, qui se renouvellent tous les ans, sont conformes à cette loi mystérieuse qui veut que tout animal émigrant suive une route dont rien, — sauf un plomb meurtrier ou un ennemi de son espèce, — ne le fait dévier à l’aller comme au retour. Son instinct lui dit que c’est dans les lieux qu’il a quittés à l’approche de l’hiver, qu’il trouvera le printemps et qu’il sera convié à de nouvelles amours. Ainsi le veulent les règles de la reproduction et de l’inaltérable conformation de l’espèce.

Les phoques mâles, — les bulls, — ainsi que les Américains et les Anglais les appellent, ceux qui sont dans la force de l’âge, en plein pouvoir de leur vigueur, font les premiers leur apparition sur leurs îles préférées, dès la dernière semaine d’avril ou au commencement de mai. Jamais plus tôt, jamais plus tard. Qui leur apprend une telle régularité ? Comment dans les profondeurs de l’Océan reconnaissent-ils leur voie ? Pourquoi abordent-ils toujours sur les mêmes terres ou plutôt sur quelques roches stériles et comme perdues au milieu d’étendues immenses ? Les oiseaux émigrans ont une vue admirable qui les aide à s’orienter, mais les phoques ?

Chaque bull choisit, dans l’île où il aborde, l’aire rocheuse qui lui convient ; il s’y installe en maître dans l’attente de l’arrivée des femelles, à moins qu’un bull plus robuste que lui ne l’en déloge et ne l’oblige à se fixer ailleurs. Il y a bataille, naturellement ; mais ce n’est que le prélude des combats qui vont se livrer, plus terribles encore, quand les femelles feront leur apparition. Sans boire, sans manger, de mai à novembre, c’est à-dire pendant sept mois, les bulls, jaloux à l’excès, veilleront sur leurs harems, sans autre préoccupation que celle d’en interdire les approches aux phoques célibataires qui s’évertuent d’y pénétrer. Leur rage jalouse évanouie, les phoques à fourrures se nourrissent de poissons, de calmars et de crustacés. La voracité d’un phoque est si grande, que l’on s’est très sérieusement demandé si la valeur du poisson qu’il détruit ne dépasse pas la valeur de sa peau.

Au commencement de juin, les femelles arrivent, mais lentement, par de belles journées, en groupes de cent à la fois. Les bulls se les disputent avec fureur jusqu’à ce qu’ils aient pu faire un choix de vingt, trente et même quarante compagnes. Ils procèdent à l’installation de leur sérail, avec ce calme, cette dignité, qui, en ces matières, distingue les pachas de Stamboul. En juillet, une vie intense anime les lies, car les femelles, dès leur débarquement, ont mis bas un petit être dont la gestation n’a pas duré moins de onze à douze mois. C’est à terre qu’elles les allaitent, jamais à la mer. Rien de plus divertissant que les ébats de ces nouveau-nés, qui, par milliers, jouent comme de jeunes caniches, dont ils ont la gentillesse et paraissent avoir l’intelligence. Chaque mère veille attentivement sur sa progéniture, ne la confond jamais avec la multitude de nourrissons qui l’entoure, et ne permet à aucune autre mère de l’allaiter. D’ailleurs, elle ne nourrit que son petit, et c’est ce qui est cause que tant de phoques en bas âge meurent d’inanition lorsque leur nourrice, obligée de quitter les îles pour aller en quête d’alimens, est tuée au large. Quand les mères reviennent au harem, parfois, après plusieurs jours d’absence, on les voit courir affairées, sans souci des grognemens des bulls, en quête de leurs nourrissons, retourner ceux qui dorment, les flairer, repousser ceux qui, orphelins, affamés, se jettent sur leurs mamelles pleines de lait. Cette inquiétude dure jusqu’au moment où elles retrouvent enfin celui qu’elles cherchent. Alors, ce sont de véritables caresses qui s’échangent entre la mère et l’enfant.

On n’ignore pas que l’un des plus grands griefs des États-Unis contre les bateaux canadiens et autres qui chassent le phoque en mer est le grand nombre des femelles qu’ils massacrent, femelles dont la diminution, toujours croissante, menace d’anéantir l’espèce. Les mères, qui ne sont que blessées par les armes à feu dont se servent les pêcheurs, sont à jamais perdues, car elles plongent pour ne plus reparaître. Celles qui meurent tout de suite sont recueillies sur le pont des bateaux, éventrées aussitôt, et c’est un spectacle navrant que celui des flots de sang et de lait qui y coulent. Voilà ce que les Américains, non sans quelque apparence de raison, demandent aux arbitres d’empêcher à l’avenir[3].

La chasse pélagique entraîne avec elle un déchet énorme et détruit l’espèce en s’attaquant aux sources de son existence. Par la nature même des choses, aucun choix ne peut être fait et une grande quantité de phoques tués se trouvent perdus. En raison des particularités que présente l’itinéraire des troupeaux de phoques au cours de leurs migrations, il arrive que 90 pour 100 des animaux tués dans le Pacifique septentrional sont des femelles pleines, ce qui occasionne la destruction de deux phoques pour chaque animal adulte tué. Dans la mer de Behring, on prend aussi un grand nombre de femelles : celles-ci se trouvant dans la période de l’allaitement, leurs nourrissons périssent d’inanition sur les îles.

Les femelles ne mettent bas qu’un seul petit à la fois, et l’on a tout lieu de croire que le nombre des mâles est, à la naissance, à peu près égal à celui des femelles. Les mères sont obligées de rester sur les îles jusqu’à ce que les petits soient sevrés, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’ils aient atteint l’âge de quatre à cinq mois. Mais comme elles allaitent et qu’elles n’ont aucune raison pour se soumettre à la longue diète de leurs seigneurs et maîtres, elles font, en compagnie de phoques non reproducteurs, des excursions lointaines à la recherche de nourriture. On les trouve fréquemment à 100 ou 150 milles au large des îles et quelquefois à de plus grandes distances. C’est là que les guettent les chasseurs pélagiques.

Les nouveau-nés se réunissent en petits groupes nommés pods, à peu de distance de la plage, là où le sable leur permet de s’ébattre et déjouer au soleil. Dès qu’ils peuvent se traîner, ils se dirigent sur le bord de l’eau pour y apprendre à nager. S’ils y mettent trop d’ardeur, ils se noient. Les phoques femelles atteignent leur complet développement à l’âge de quatre ans. Les mâles n’y arrivent qu’à la septième année. Si une mort précoce ne frappe les premières, leur existence est habituellement de douze ans ; la vie des mâles dans les mêmes conditions se prolonge jusqu’à l’âge de dix-huit et vingt ans, et, alors, leur poids est de 250 kilogrammes ; celui des femelles ne dépasse jamais 35 et 40 kilogrammes. Elles sont donc très inférieures en poids, en force et en pesanteur à leurs congénères mâles. C’est à l’âge de trois ans, pour les deux sexes, que les fourrures atteignent la perfection et leur plus grande beauté.

Les phoques de deux ou trois ans, ceux qu’on appelle holluschickies, sont de tous ces animaux les plus intéressans, car la beauté et la richesse de leur peau, leur célibat forcé, les vouent à une mort violente presque aussitôt après leur arrivée dans les îles. Ils y abordent lorsque les vieux bulls, déjà installés sur leurs rookeries, n’entendent pas qu’on vienne fleureter autour de leurs compagnes. Tournant sans cesse autour des harems, les holluschickies tombent au nombre de 100,000 chaque année, sous le gourdin des agens de la compagnie concessionnaire ; s’il en est de préservés, c’est parce qu’une sage réglementation empêche qu’il n’en soit abattu davantage. Les survivans errent alors tout le long des îles dans l’espoir de quelque bonne fortune ; si elle se présente, ce n’est qu’à la fin de la saison, lorsque la surveillance des mâles épuisés par un long jeûne est devenue moins active. Que de souffrances, que de rebuffades, que de coups de griffes, que de plongeons, ils doivent supporter avant que sonne l’heure de l’émigration hivernale ! Toujours aux Pribylov, le seul rassemblement vraiment important de ces amphibies, les célibataires formés en colonne compacte, poussés par un irrésistible instinct, tentent, sans trêve ni repos, l’assaut et la conquête des harems. Les vieux bulls, incapables de repousser cette masse toujours ascendante, sont contraints de lui abandonner une sorte de sentier par lequel s’effectue un défilé sans fin. Malheureusement pour les célibataires, le défilé aboutit toujours au sommet escarpé d’une falaise, et, comme ceux qui l’atteignent sont dans l’impossibilité de rebrousser chemin, ils sont, comme Télémaque, précipités dans la mer et parfois sur des pointes de rochers sur lesquels quelques-uns se tuent ou se blessent. Le plus grand nombre sort pourtant intacts de l’effroyable culbute, et, aussitôt faisant à la nage le tour de l’île, les jeunes phoques reviennent à leur point de départ pour parcourir une seconde, une troisième et même une quatrième fois, la voie douloureuse.


IV

Les indigènes chargés de conduire au champ du massacre les jeunes phoques mâles quittent dès l’aube leur village pour se rendre aux plages sur lesquelles dorment les holluschickies. À leur vue, les amphibies font une légère tentative pour gagner la mer, mais menacés du bâton et le chasseur se tenant entre eux et l’eau, ils se résignent et on les conduit à l’abattoir avec aussi peu de difficulté qu’il en faut pour conduire des troupeaux de moutons à celui de La Villotte. En tout temps, d’ailleurs, l’aspect de l’homme ne leur cause pas grande frayeur. M. Henry-W. Elliot, dont j’ai déjà parlé, cet agent, spécial envoyé, en 1890, par un acte du congrès aux Pribylov pour y étudier l’état des pêcheries, — a raconté qu’il s’est promené au milieu d’une multitude de phoques et même dans leurs harems sans leur causer le plus petit étonnement et le moindre trouble. M. Henry-W. Elliot est certainement de tous les naturalistes celui qui connaît le mieux les mœurs de ces amphibies ; aussi est-ce à lui qu’il nous a fallu recourir pour la plus grande partie des descriptions que nous en faisons.

Le troupeau des victimes est conduit avec mesure et douceur, dans la crainte qu’une trop grande fatigue n’altère la beauté des fourrures. On leur fait faire des haltes fréquentes pendant lesquelles les phoques s’éventent avec leurs nageoires. Les regards qu’ils jettent, assure-t-on, en ces momens de repos, sur leurs impassibles guides, ont quelque chose d’humain et de suppliant. Quand leurs flancs ont cessé de battre avec force, la marche funèbre recommence. Il est des vieux phoques dans le nombre qui préfèrent subir des mauvais traitemens plutôt que de continuer une course qui leur est extrêmement pénible. Comme leurs fourrures sont reconnues inférieures à celles des jeunes, on n’insiste pas, et on les abandonne sur la voie, rugissans et pantelans. À fur et à mesure que l’on approche du champ de carnage, l’allure des phoques devient plus saccadée, et c’est par de légers bonds, interrompus par des temps d’arrêt qui ressemblent-à une muette protestation, qu’ils atteignent le but. Là, ils tombent exténués, et le temps qu’il leur reste à vivre est juste celui qu’il leur faut pour revenir à leur état normal.

Vers les sept heures du matin, aussitôt après le déjeuner, les indigènes quittent leurs villages et se rendent sur le terre-plein où leurs victimes se trouvent assemblées en plusieurs groupes de cent à cent cinquante à la fois. Les sacrificateurs sont vêtus d’une chemise de flanelle, d’un pantalon de toile, et chaussés de fortes bottes. S’il pleut, ils couvrent leurs épaules d’une sorte de manteau Henri II en peaux de phoques et de lions de mer. Ils ont à la main un fort gourdin en bois de chêne, fabriqué spécialement à leur usage, à New-London, dans le Connecticut. Il est d’une longueur de cinq à six pieds, et son diamètre à l’une des extrémités est de trois pouces ; l’autre bout est arrondi de façon à bien tenir dans une forte main d’homme. Chaque indigène est aussi porteur d’un couteau à dépecer qu’il pose sur la terre, à côté de lui.

Très docilement, les phoques se laissent former en cercle, leurs têtes très rapprochées, tournées vers le centre, et à bonne portée des gourdins. Avant de commencer l’exécution, un chef indigène passe une inspection attentive des bêtes ; il indique celles qui doivent être épargnées, soit qu’il les trouve trop jeunes, soit qu’il les déclare trop âgées, soit encore parce que leur peau est quelque peu endommagée. Au commandement de : Frappez ! les gourdins s’abattent, et en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, avec une rapidité vraiment foudroyante, les phoques désignés pour mourir restent sur le sol sans aucune apparence de vie. Les couteaux entrent aussitôt en fonctions, » et pénètrent jusqu’à deux fois dans le cœur des victimes ; ils y creusent deux larges plaies par lesquelles le sang s’écoule jusqu’à la dernière goutte afin d’éviter les taches ou maculations. Le chef indique le moment où l’animal doit être dépouillé de sa riche toison, et c’est une rude et délicate besogne, paraît-il, car on y emploie des lames aussi tranchantes que celles des instrumens de chirurgie. Toutefois, l’opération n’est pas longue, et quatre minutes au plus suffisent. Les dépouilles mises à part, les indigènes chargent leurs épaules de la carcasse de l’animal, et vont la jeter sur des dunes sans nul souci des putrides émanations qui bientôt vont s’en dégager sans que, jusqu’ici, jamais personne en ait souffert. Une fois sur dix, un fait assez-curieux se produit. L’indigène qui porte au charnier et sur ses épaules la carcasse encore chaude d’un phoque, se sent tout à coup mordu à la jambe. L’animal, auquel il est sans doute resté, quelque vitalité, se venge, dans un dernier, spasme, en mordant son porteur. Ces blessures se guérissent aisément par l’application de compresses antiseptiques.

Les peaux sont transportées des lieux du massacre dans des hangars voisins appelés « maisons de sel, » où elles sont, de nouveau examinées, ainsi que leurs fourrures, avec le plus grand soin. Toute peau, reconnue irréprochable est largement saupoudrée, mise en fardeau, et portée à bord des bateaux à vapeur qui, leur chargement terminé, mettent le cap sur la Grande Bretagne. Le sel est le meilleur préservatif contre la décomposition de tous les tissus membraneux. Avant que son emploi ait été adopté, les peaux étaient desséchées au grand air. Avec un personnel forcément restreint, il était impossible d’en préparer plus de quarante à cinquante mille par saison. Avec le nouveau procédé, on atteint le chiffre énorme de cent mille, mais ce n’est pas sans peine aujourd’hui, car il faut aller chercher les jeunes mâles destinés à être abattus, là où autrefois on les laissait vivre en paix. Évidemment, une nouvelle diminution de ces animaux se produit, et elle ne peut être motivée que par le massacre qui se fait des femelles au large, bien au-delà des limites, — à trois milles marins des côtes, — dans lesquelles la pêche est habituellement interdite aux étrangers.


V

La population qui. vit à poste fixe sur les îles Saint-George et Saint-Paul est trop différente de celle des insulaires en général, pour que nous n’en parlions pas. L’été fini, après trois mois d’un dur labeur, à quoi s’occupe-t-elle pendant les neuf autres mois d’hiver sur des rochers où nulle culture n’est possible, où nulle industrie ne peut se créer ? Cette question, on se l’est posée souvent, et grâce à l’étude qu’en a faite sur les lieux M. Henry Elliot, il est aisé d’y répondre.

Lorsque le baleinier russe Pribylev, en juillet 1786, prit possession de l’île Saint-George, il la trouva inhabitée ; il comprit tout de suite la nécessité d’y amener des individus qui, moyennant une faible rétribution, l’aideraient dans la chasse aux phoques et dans le très fatigant, séchage à l’air de leurs fourrures. La conservation des peaux par le sel, ainsi que je l’ai dit, était encore ignorée. Pribylov se rendit aux îles Aléoutiennes, où vit une population, misérable s’il en fut jamais, et, d’Unalashka et d’Atka, il enleva une cinquantaine d’insulaires. Le caractère de ces émigrans étant fort doux, Pribylov les installa dans l’est de l’île, dans un lieu appelé encore aujourd’hui Starry Ateel, ou vieille factorerie. Pribylov fit de même pour l’île Saint Paul ; mais de rudes et hardis marins s’y étaient installés comme lui ; il y eut des revendications inévitables, et, à leur suite, des rixes d’autant plus violentes que le rhum y était très en faveur. L’extermination des phoques lut conduite à Saint-Paul avec une énergie tellement sauvage, que leur complète disparition eût été inévitable, si le territoire d’Alaska n’eût passé sous la domination absolue d’une compagnie russe américaine ; le groupe des îles Pribylov fut compris dans cette cession, et le premier soin des nouveaux occupans fut de chasser les aventuriers qui s’y étaient installés. Un seul homme, Baronov, devait y être obéi, et sous sa volonté de fer, l’existence des Aléoutiens devint un véritable martyre. — Traités en esclaves, sans appel contre les coups dont on les accablait, ces malheureux vécurent à l’état de brutes jusqu’au jour où, par un acte du congrès de Washington, les îles à phoques furent louées pour une durée de vingt ans à une société américaine de San-Francisco, the Alaska commercial company. Elle dut prendre l’engagement de traiter les indigènes avec douceur et de fournir largement à leurs besoins. Il devait y avoir à leur usage des dépôts de saumon fumé, de sucre, de crackers ou biscuits, de thé, de charbon, de l’huile à brûler, en résumé, tout ce qui est nécessaire dans un campement hivernal sans communication pendant neuf mois avec le reste du monde. On leur accorda une liberté qui leur avait été toujours refusée, celle de passer d’une île à l’autre, de travailler ou de ne rien faire, la compagnie, bien entendu, se réservant le droit de remplacer les absens par qui bon lui semblerait. La compagnie, comprenant que mieux elle traiterait ses ouvriers, et plus elle en tirerait de profit, leur fit construire des habitations qui les garantirent du froid et surtout de l’humidité très grande dans ces régions à brouillards. Le résultat de ces sages mesures ne se fit pas longtemps attendre ; les indigènes, au début, n’arrivaient jamais à abattre les cent mille phoques que les concessionnaires avaient le droit de se procurer annuellement ; peu à peu, ce chiffre formidable fut atteint dans l’espace de cent à cent vingt jours, et il n’a pas été moindre jusqu’en 1890.

La population primitive s’est si bien confondue avec un certain nombre de Russes, d’Américains et de Kamtchales, qu’on y trouve tous les types, depuis celui du nègre jusqu’au Caucasien. En général, les indigènes se distinguent par leurs yeux grandement séparés et les pommettes des joues saillantes ; leurs cheveux sont très noirs, courts et épais ; les pieds petits et bien formés ; les visages sont bruns et sans couleur. N’ayant plus la rudesse des premiers temps, on les voit se visiter, quoique n’ayant absolument rien à se dire ; que pourraient-ils se communiquer puisque ce que chacun gagne, consomme, achète, est connu de tous ! Les femmes sont loin d’être jolies, mais, par un heureux privilège, elles caquettent à tout propos sans qu’il soit possible de prendre à leur bavardage un intérêt quelconque. Les hommes, graves et silencieux, qui les écoutent sans les interrompre, éprouvent peut-être ce singulier plaisir que certaines personnes ressentent à entendre le chant d’un oiseau parleur en cage. Qu’on accorde à un interné de Mazas une pie-grièche, est-ce que l’interné n’en fera pas ses délices ?

À l’heure actuelle, à Saint-George et à Saint-Paul, on compte 63 familles dans chacune de ces îles. Pour développer leurs instincts moraux et religieux, on a construit des villages, des églises et des écoles. Chaque famille vit dans une maison parfaitement close, dont les murs intérieurs sont recouverts de toiles imperméables et de papiers de couleur. Nulle misère ne s’y montre et nulle malpropreté ne choque dans les villages ; c’est un grand contraste avec l’état d’abandon dans lequel croupit la population de l’Alaska. Chose encore plus extraordinaire, on n’y voit ni tribunal, ni justice de paix, ni l’ombre d’un gendarme ou d’un sergent de ville. En somme, de quelle existence peuvent donc vivre ces gens-là ? Ils végètent pendant neuf mois de l’année, et, pendant trois autres mois, ils vivent dans le sang des phoques et dans leurs chaudes dépouilles.

Ce qui élève leurs âmes un peu au-dessus des brutes qu’ils immolent, c’est la stricte observation des rites de l’Église grecque à laquelle ils appartiennent. Sans nombre sont leurs fêtes religieuses, celles des anniversaires d’une mort ou d’une naissance. Un tiers de leur existence y est consacré. S’il y a un paradis ouvert aux popes, ce dont il n’est pas permis de douter, c’est bien à ceux qui viennent aux îles Pribylov pour y prêcher la résignation et l’espoir d’un monde meilleur qu’il est réservé.


EDMOND PLAUCHUT.

  1. Lettre du docteur A.-Th. von Middendorf, de Dorpat, en Livonie, à M. Wurts, chargé d’affaires.
  2. Évêque Veniaminov, Zapieskie, ch. XII, I, 1848.
  3. Le tableau suivant donne le nombre de peaux de phoques provenant de la chasse pélagique ou pêche en haute mer :
    Année Nombres de peaux Année Nombre de peaux
    1878 264 1885 13.000
    1879 12.500 1886 38.907
    1880 13.600 1887 33.800
    1881 13.641 1888 36.818
    1882 17.700 1889 39.563
    1883 9.195 1890 51.404
    1884 14.000 1891 62.500