Les Pidoux et les Colasse

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Albert Savine, éditeur (p. 117-159).



LES PIDOUX ET LES COLASSE





Au peintre Xavier Mellery.


Une querelle s’éleva entre les Pidoux et les Colasse.

Ceux-ci avaient acheté, il y a six mois environ, une maison et son champ au curé Corvillaine, pasteur d’une commune voisine. Les Pidoux possédaient la leur de tout temps, Michel Pidoux l’ayant héritée de ses parents. Et une ruelle, large d’un mètre au plus, séparait seulement leurs habitations, l’une et l’autre sises sur une butte dominant la route provinciale, avec un sentier qui passait devant toutes deux. Mais, tandis que la maison des Colasse, petite, quatre chambres seulement, gardait une apparence médiocre, le logis des Pidoux, tout en rez-de-chaussée, trois fenêtres de chaque côté de la porte, semblait presque trop grand pour eux. Deux pièces demeuraient toujours fermées, sans emploi ; ils avaient aussi un salon où régnait l’acajou ; et leur cuisine, spacieuse, avec de nombreux ustensiles, exhalait une odeur de bonnes nourritures. Au contraire, chez les Colasse, devenus propriétaires à force d’épargne, l’existence était mesquine ; laborieusement, avec le salaire du père, ouvrier dans une sucrerie voisine, et le gain des enfants, un garçon de vingt-deux ans, bûcheron de son état, et une fille de dix-neuf, qui s’employait à buander dans le village, ils essayaient de boucher le trou par où était parti l’argent de la maison. Tous les quatre, une fois la semaine, le dimanche, mangeaient du porc, se sustentant le reste du temps, de pain et de pommes de terre.

D’abord les deux ménages vécurent en bonne intelligence, chacun chez soi, avec le sentiment d’une inégalité dans leurs conditions. Au fond, les Colasse jalousaient l’abondance des Pidoux, et ces derniers, troublés par ce nouveau voisinage dans leur silence de vieilles gens sans enfants, quelquefois étaient pris de mélancolie. L’ancien voisin, un jardinier âgé, très farouche, les laissait en paix, du moins, leur disant à peine bonjour et bonsoir. Lui mort, le logis était resté sans habitants pendant près de deux ans, ce qui les avait accommodés. Et brusquement l’arrivée des Colasse, toute une famille, les avait dérangés dans leurs habitudes. C’était trop de monde à la fois, du bruit, des allées et venues, un tapage de vaisselles remuées. La mère, une chipie, toujours chamaillait ; le père, il est vrai, se distinguait par sa bonace ; mais la fille n’était pas un modèle de douceur ; et certains jours, le gars, rentré saoul, menaçait de tout saccager.

Encore, si dès leur arrivée ils n’avaient pas transgressé leurs limites. Les Pidoux, en vertu d’un droit lointain, s’attribuaient la possession du sentier dans toute sa longueur, avec la jouissance toutefois, pour les Colasse, de la partie qui dévalait par chez eux, mais de celle-là uniquement ; et cette question du sentier avait son importance. Du côté des Colasse, il accourcissait le chemin pour se rendre au village ; mais du côté des Pidoux il abrégeait le trajet pour aller au ruisseau. Et les Colasse, tout de suite, s’étaient mis à couper par là, librement, quand ils avaient à puiser de l’eau ou à guéer leurs légumes. La nécessité d’une explication s’imposa.

Comme Colasse le père, de son petit nom Pierre, traversait un soir, des seilles dans les mains, Michel Pidoux, monté par la grosse Joanne, sa femme, l’interpella, debout sur son seuil :

— Eh ! Colasse, c’est pas qu’on voudrait t’faire de la peine, mais le chemin de ce côté, c’est à nous seuls. Faudrait pas y venir trop souvent, là !

L’autre déposa ses seaux à terre, demeura un instant sans répondre, interdit, et enfin les mots se firent jour.

— De quoi ? que l’chemin serait à toi pu qu’à moi ?

— Ben sûr !

Et le Pidoux remuait la tête de haut en bas, avec détermination. Alors, devant cette assurance, Pierre, repris à sa taciturnité, haussa les épaules, empoigna ses deux seilles et descendit au ruisseau. Il possédait une grosse tête, crépue et grise, autrefois avait été réputé pour ses poings énormes, mais la femelle avait limé sa force. Et docilement il fit, pour regagner la maison, le grand tour par la chaussée. À sa rentrée, la Lalie, comme on appelait la Colasse, hogna aigrement : où était-il resté si longtemps ? Il y avait un quart d’heure qu’il était parti ; on était à rien faire, les pouces en l’air, en l’attendant. Et il rejeta la faute sur Michel Pidoux.

— Paraît que l’chemin est à eusse, de leur côté. C’est lui qui m’la dit. Et j’ai remonté par la route.

Mais elle éclata, furieuse, les bras croisés :

— I’ t’en a minti !

— Hen ! pou’quoi qu’i mintirait, c’t’homme ?

— Quand j’ t’ dis qu’il en a minti, grosse biesse que t’es là !

Et il accepta l’épithète comme il avait accepté l’observation de Pidoux, sans rechigner, avec son mouvement résigné d’épaules.

— P’t’ et’ ben ! À voir !

Une colère passa dans la maison : c’était la mère qui bousculait tout, mauvaise. Elle tapait du poing sur la table, appelait les hommes des coïons, tant qu’ils étaient, finalement gifla Phrasie, la fille, pour une pincée de chicorée répandue. Elle avait été très belle, d’une beauté agressive, les cheveux noirs, un grand œil vif, le nez recourbé en rostre ; mais le travail et la maternité l’avaient cassée, ne lui laissant plus que de grands traits, dans une maigreur de la peau tirée sur les os. Et quelquefois les rhumatismes l’immobilisaient, toute raide, dans l’âtre.

Le lendemain matin, malgré la fatigue, elle alla elle-même au ruisseau. Au moment où elle passait devant les Pidoux, Michel de nouveau apparut sur le pas de la porte. Et sans se fâcher, il lui dit :

— Ça n’est pas honnête, mame Colasse, de venir ainsi chez les gens. C’est i que nous allons dans vot’ champ, nous ? Non, est-ce pas ? Pou’quoi alors que vous marchez où ça ne vous appartient pas ?

Elle mit ses poings sur les hanches et plantée devant lui, très haut cria qu’elle prenait le chemin qui lui plaisait. D’ailleurs, le sentier était à eux aussi bien qu’à lui.

Mais il hocha la tête.

— Pou ça, non ; le chemin va avec la maison comme l’petit doigt va avec le grand. N’ dites pas que c’est pas vrai. J’dis ce qu’i g’na et pas aut’ chose.

Il parlait avec calme, les mains derrière le dos, en homme qui a la conscience de son droit. Jamais personne ne s’était mis en travers de la jouissance de leur bien ; même le père Pidoux, en son temps, avait fait empierrer le sentier ; mais de l’herbe avait poussé par-dessus ; et cependant, en grattant, on aurait encore trouvé le pavé.

Alors elle lui demanda ses titres de propriété. Mais il se mit à rire. Des titres ! Bon à eux tout nouveaux dans la possession de leur chevance, d’en avoir ! Et qu’est-ce qu’ils en auraient fait de leurs titres ? Tout le monde savait qu’ils étaient les maîtres de leur champ et de leur maison. D’ailleurs le fonds était aux Pidoux de père en fils ; son vieux y était mort ; son grand-père aussi ; on ne savait plus quel Pidoux l’avait exploité le premier. Et il remuait les épaules d’un air de dédain.

— C’est pas tout ça, rognonna la Lalie. Oùs qu’i sont vos papiers ? Faut qu’ça soit couché dessus pou qu’ça soit, ou ça n’est pas.

Elle s’était rapprochée de lui, les yeux allumés, et constamment faisait le geste d’écrire de l’index de sa main droite dans la paume de sa main gauche, ses deux seaux abandonnés derrière elle, sur le chemin. Comme Michel, piqué au fond, mais toujours placide, dodelinait la tête, cherchant en soi de nouveaux arguments, tout à coup la Joanne qui, en train de biner ses choux, de loin avait entendu les voix, arriva toute pantoise, roulant son gros ventre :

— Lalie, faudrait pas faire des manières. L’ sentier est à nous par ci, et même qu’il est un petit peu aussi à nous par là, pisque l’sentier, qu’on t’a dit, va avec la maison !

Et de la main elle montrait la bande de terre qui descendait le long des Colasse, ses bajoues, vastes, tremblantes comme des tranches de gélatine. Mais les glapissements de la Colasse redoublèrent, plus aigres.

— Ah ! ben, en v’là une affaire à c’t’heure. Faudrait p’t’ être que j’vo’ laisse passer quand nôs autres, on n’pourrait pas ?

La Joanne eut un grand mouvement, la tête en arrière, le bras avancé comme pour attester.

— C’est not’droit.

Mais ce mot qu’on lui jetait perpétuellement, exaspéra la Lalie.

— Vot’ droit ! v’là ous que je l’ mets, vot’ droit !

Elle leur avait tourné le dos et de toutes ses forces frappait ses reins secs qui sonnèrent comme du bois.

— Sale truie ! cria alors la Pidoux, hors d’elle. Si c’est qu’ça t’chatouille à ton cul, t’as qu’à t’aller t’gratter chez toi !

Et sur ce mot, la dispute s’envenima. Maintenant la Colasse ne lâchait plus prise, mordant en cette chair de femme grasse à pleines dents, le poing tendu, sa face décomposée par la fureur.

— Chameau ! publique ! il est plus propre que l’tien, mon cul. On sait bien c’que t’en as fait, de ton cul, va, et qu’tas gagné ta vie avec, avant de faire la madame avec ton vieux salaud de Pidoux.

Pendant une demi-heure, elles s’injurièrent ; du monde s’était ameuté ; et Michel par moments s’interposait, rabroué par toutes deux, tout pâle, sans colère. À la fin le garde champêtre, qui passait, les sépara ; et il conseilla aux Pidoux de faire dresser procès-verbal si, comme ils le disaient, ils se croyaient lésés dans leur bien. Mais sur le seuil de sa maison, la Colasse continuait ses gueulées, s’en prenant maintenant à l’agent qu’elle défiait, comme elle avait défié la Joanne et son mari. Un procès-verbal ! Elle s’en fichait ; rien ne l’empêcherait de couper par leur chemin ; on verrait bien de quel côté était le droit.

Tout le reste de la semaine, les Colasse battirent le sentier de leurs déambulations sans trêve ; Félicien, le fils, en une soirée, alla puiser au ruisseau dix seaux qu’il répandit à moitié devant leur porte ; et le lendemain il repassa avec une brouette six fois de suite, en sifflant par bravade. Puis, une après-midi, la Lalie, très lentement, se mit à circuler, tenant en laisse sa chèvre qui paissait. Alors une rage prit les Pidoux. Michel, petit, sans épaules, une peau blanche de campagnard oisif, n’aurait pas osé s’attaquer ouvertement aux Colasse, mais il cacha dans sa cuisine le garde champêtre qui, ayant constaté de ses yeux le délit, verbalisa.

Ils furent condamnés à quelques francs d’amende. Pierre, ce jour-là, était parti seul pour le chef-lieu du canton, résidence du juge de paix, stylé par la Lalie. Toute la nuit, elle l’avait empêché de dormir, ruminant des outrages aux Pidoux qu’elle lui commanda de répéter à l’audience ; mais devant le juge, sa mémoire tourna, il perdit le fil de ses idées, ne trouva plus qu’un mot, dans lequel il mit toutes les colères de la maison.

— C’est des canailles !

Et comme il quittait le prétoire, un rire sournois, une sorte de gloussement en dedans partit à ses côtés. C’était Michel Pidoux qui, plein de courage à cause de la présence du commissaire de police, le narguait, piété sur ses ergots comme un coq. Dans l’humiliation de sa défaite, il ne trouva rien à dire, très rouge, les oreilles cornantes encore des paroles du magistrat. Mais dans la rue, Félicien et Phrasie, envoyés par Lalie pour savoir le résultat, l’accrochèrent ; et du coup la mémoire lui revenant, il lâcha dans le vide la bordée des injures qu’il aurait dû proférer un quart d’heure plus tôt. Puis à trois, le garçon régalant, ils allèrent boire une chope dans un cabaret, tous silencieux maintenant, sous le poids lourd de la condamnation. Félicien, une fois seulement, déclara qu’il fallait tout casser chez les voisins. À quoi Phrasie, avec sa ruse de femme, répondit que ce serait bête, qu’il valait mieux attendre une occasion et qu’on les repincerait. Le père, lui, tassé dans ses épaules, fumait sans rien dire, pensant aux explications prochaines avec Lalie.

Le retour fut piteux : d’aussi loin qu’elle les vit, embusquée derrière sa haie, sur la butte, la mère leur cria :

— Ben quoi ?

Ils haussaient les épaules, Félicien et Phrasie devant, Pierre marchant quinaud derrière eux ; et tout de suite, avant qu’ils eussent ouvert la bouche, elle devina que les Pidoux triomphaient. Alors sa grogne éclata contre ce pleutre d’homme qui, bien sûr, avait canné ; et à coups de poings dans les côtes, elle le poussa dans la maison, les yeux flambants comme des braises. Pendant une semaine, il pantela sous ses assauts ; même la nuit, sur l’oreiller, elle le harcelait, et il ne répliquait pas, jugeant toute parole inutile. Ensuite ils se concertèrent : ça ne pouvait se passer comme ça ; il fallait montrer à ces charognes qu’on les bravait et la justice pareillement ; et tous les quatre, enfermés, porte close, pour que le bruit des voix ne se répandît point au dehors, ils ne sortaient plus, ruminant des vengeances.

Chez les Pidoux, un calme s’était fait. À présent que les Colasse étaient matés, ils se reprenaient à leur vie ancienne, remuant leur champ, tranquillement. En bras de chemise, une couffe trouée sur la tête, Michel suait au soleil, matin et soir, sans regarder chez eux ; mais c’était assez qu’il fût là, et sa douceur même leur semblait une provocation.

De derrière la haie qui séparait les deux champs, la Lalie le regardait aller et venir, la gorge raclée des injures qu’elle retenait, avec un rouge éclair des prunelles sous le rebroussement de ses sourcils. Et une fois elle ne put se dominer, lui cria : – Vieux cocu ! à pleins poumons, toute droite sous le midi, une pierre dans chaque main, s’il rebéquait. Mais il n’eut point l’air de prendre l’épithète pour lui, et courbé sur un plant de carottes qu’il sarclait, ne releva pas seulement le nez. Un peu plus de haine entra dans le cœur de la Lalie, devant ce silence qu’il laissait tomber sur elle comme du mépris. La grosse Joanne cependant, plus agressive que son mari, se plantait des demi-jours entiers dans le chemin, son chemin, campée sur ses hanches, les mains vides, par besoin de les dépiter ; et comme elle leur tournait obstinément le dos, cet énorme derrière qui leur bouchait la vue finit par les exaspérer au point qu’ils l’auraient voulu démolir à coups de briques.

Une chose porta leur rancune à son comble : un matin, Bourrache, le menuisier, fut aperçu, clouant une palissade en travers du sentier ; et au milieu de la palissade, une porte s’ouvrait, fixée par un loquet, du côté des Pidoux. C’était une idée de la Joanne, comme une barrière qu’elle mettait aux envahissements des voisins et en même temps le symbole matériel de son droit. Michel, toujours pacifique, avait essayé de la dissuader ; les Colasse recommenceraient leurs hostilités ; on en aurait pour la vie à se chamailler. Mais, redevenue belliqueuse dans la monotonie de son existence casanière, elle avait passé outre. Et dans l’après-midi, Bourrache ayant fixé son dernier clou, détala, ses outils sous le bras, largement arrosé de bière.

Tout le jour la Lalie demeura cachée derrière son rideau, mangeant des yeux cette palissade insolente, avec le bruit du marteau de Bourrache en sa chair ; et dans le soir, tout à coup la palissade grandit, noire comme une porte de prison. Puis Pierre rentra du travail ; Phrasie, qui rentrait aussi, jeta ses sabots dans le coin, aimant sentir le froid du carreau sous ses pieds ; et le pas de Félicien s’attardait, tandis qu’immobile, il regardait se dresser la clôture. Alors leur hargne à tous creva ; Lalie, un quart d’heure entier, mastiqua une pomme de terre qu’elle ne parvenait pas à avaler ; et le père, entre deux bouchées, frappa de son couteau la table, disant :

— Faut la fout’ à bas !

— J’y vas ! s’écria aussitôt Félicien, debout, laissant là sa gamelle.

Mais la prudence de Phrasie, cette fois encore, le calma : il fallait attendre la nuit ; personne ne les verrait, ça serait bien plus drôle quand le lendemain, au saut du lit, les Pidoux trouveraient leur machine démolie. Et la mère, ayant enfin achevé sa manducation, lui donna raison, si travaillée par la colère que les mots ne sortaient pas, comme si la pomme de terre lui fût restée en travers de la gorge. Chez les Pidoux un grand silence régnait ; après ce coup d’autorité, ils éprouvaient une lassitude, reposés, même Michel, qui à présent admirait l’énergie de sa femme, dans la satisfaction d’une grosse œuvre accomplie. Et, vers dix heures, sous la lune déjà haute, Félicien s’étant avancé pieds déchaux jusqu’au palis, un ronflement fort passa par les joints des volets, avec un autre plus grêle dans lequel il crut discerner le souffle pauvre de l’homme. Au chant du coq, Pidoux, toujours réveillé le premier, se coula hors des draps, de dessous l’immense corps de la Joanne qui l’obstruait, et selon sa coutume, ayant passé ses grègues, alla se satisfaire près de la haie. Mais il eut une secousse, ne put achever : à rez terre, dans la pâleur brumeuse du petit jour, le lattis gisait déraciné.

Bourrache, le lendemain, se remit à l’œuvre ; pour édifier plus solidement la palissade, il enfonça les montants à près d’un pied et demi ; et pendant quelque temps les Colasse demeurèrent cois, n’ayant pas l’air d’apercevoir cette clôture qui repoussait. Déjà les Pidoux se congratulaient : leur ténacité tranquille avait opéré mieux que la violence ; c’en était fait du mauvais gré de cette peautraille. Et de nouveau ils virent qu’ils s’étaient trompés : comme l’autre fois, Michel s’étant levé à pointe d’aube, un matin aperçut la barrière sur le sol, mais sciée par le bas.

Alors Bourrache s’acharna, rivalisant de ruse avec les démolisseurs, de moitié dans l’affront ; il équarrit des montants neufs, d’une épaisseur double, qu’il fixa en terre au moyen de briquaille ; et il n’avait pas fini de travailler à la tombée du jour.

Les Pidoux veillèrent cette nuit-là, derrière leurs volets clos, un en moins qui était resté entrebâillé ; et Joanne, pour plus de sûreté, s’était armée d’une fourche-fière. Mais les arbres se remplirent d’un égosillement d’oiseaux, dans le crépuscule matinal, sans que rien eût bougé chez les Colasse. Et quand la clôture fut achevée, vers midi, la grosse Pidoux tira la porte, soufflant dans ses bajoues, lentement descendit la partie du chemin qui dévalait le versant de la bosse, devant la maison des ennemis. C’était la première fois qu’elle se hasardait par là, depuis leurs disputes : elle allait les mains derrière le dos, à petits pas de propriétaire, en une rage froide de les braver, forte de son droit ; et Michel qui n’avait pas osé la suivre, de son seuil la regardait quelquefois s’arrêter, plantée dans le paysage, comme un tronc d’arbre.

Un instant la silhouette de Lalie se dressa derrière la vitre, menaçante ; puis Félicien doucement gagna le jardin, et le logis retomba à son immobilité. Mais, comme Joanne remontait le chemin, ses vastes mamelles secouées à chaque pas, avec le tangage de ses hanches massives, une pierre l’atteignit dans cette circonférence de lune, qu’elle tournait opiniâtrement vers eux. Et, les poings tendus, hors d’elle, la bouche largement béante dans le ballottement de ses joues, elle invectivait la maison muette sous le soleil à pic. À la fin la Lalie qui se tournait le sang, ouvrit la porte, à bout de patience, toute hérissée, un seau plein d’eau dans les mains, qu’elle lui lâcha en travers des jupes, avec des vociférations. Il y eut un moment où leurs voix ne se distinguèrent plus l’une de l’autre ; toutes deux, nez à nez, les poings sur les hanches dans le milieu du sentier, s’invectivaient abominablement ; et soudain Joanne à pleine main rafla une bouse de vache qui s’en vint s’écraser sur la face de la Colasse. Les hommes, sur le pas des maisons, regardaient, bras croisés, sans prendre parti dans la querelle.

Puis, pour la quatrième fois, la barrière alla joncher le sol. Pour les Colasse, c’était comme une bête mauvaise, animée du souffle détesté des Pidoux, et qui, coupée au pied, régulièrement relevait les cornes avec une force de vie incompressible. Du côté des Pidoux, une obstination s’en mêlait ; ils eussent épuisé leur bien pour la maintenir debout, par orgueil, jactance, sentiment de leur droit ahonni. Et Joanne, devant ce désastre de la clôture toujours emportée, finit par penser à une haute grille en fer, à pointes de lances, comme dans les parcs des seigneurs. Mais le maréchal les effraya par l’élévation du prix ; et ils se résignèrent à n’avoir qu’un grillage médiocre, sans pique, à hauteur d’appui.

Dans le village, l’histoire de leurs dissensions était commentée, les uns, gens à l’aise, tenant pour les Pidoux et le respect de la propriété, les autres inclinant vers les Colasse et la protestation contre les abus de la possession. Entre chien et loup, après la journée de travail, des paysans venaient fumer par là leur pipe, postés en contrebas de la butte, les yeux sur cet ouvrage forgé, qui définitivement parut réduire l’arrogance de la Lalie et des siens. Il s’écoula un long mois dans une sorte de trêve mutuelle, avec de sourdes provocations toutefois de la part des Pidoux qui, à l’abri derrière leur grille comme derrière une herse, par moments prenaient des attitudes de combat, se soupçonnant les plus forts. La maigre Colasse, toujours rongée d’un mal inexpliqué, où le médecin ne vit que les effets du retour d’âge, s’était alitée, jaune comme un coing, sans pouvoir trouver le sommeil. Un jour, devant Pierre et les enfants, elle déclara ouvertement qu’elle en crèverait, si une fois pour toutes, on ne la délivrait des Pidoux et de leurs prétentions. Alors Félicien, rendu farouche par son métier de bûcheron dans les bois, loin des hommes, fit le geste de viser quelqu’un dans le vide. Et constamment Phrasie, plus réfléchie, était obligée de l’apaiser, préférant la cautèle aux coups de force.

Comme Pierre et son fils, résolus à en finir, sournoisement descellaient, une nuit, le grillage, une sonnette soudain carillonna, dans le grand silence de la lune ; et ils s’aperçurent que Michel avait attaché un signal au montant de droite. D’abord, ils pensèrent à prendre la fuite ; mais la porte s’ouvrit, Joanne se montra sur le seuil en chemise, puis le Pidoux sortit à son tour ; et pris sur le fait, un amour-propre activait leurs mains.

Ce fut une bagarre : la grosse femme les attaquait avec un balai, trouvé par terre, pendant que Michel, en pantalons, trôlait en quête d’une fourche. Du manche de sa pioche, Pierre parait les coups, couvrant Félicien qui s’acharnait sur la clôture. Et quand Michel se montra enfin, un trident dans les poings, un saisissement l’arrêta net, devant la grille qui se renversait.

— Au voleur ! hurlait la Joanne.

— Tais ta gueule, nom de Dieu, ou je tue, rauqua le bûcheron.

Mais elle frappait toujours, redoublant ses cris, forcenée ; et tout à coup cette chair de femme grasse l’allumant, d’une fois il lui déchira sa chemise de haut en bas. Une houle de viandes remua dans la clarté nocturne, avec des bourres de poils qui la faisaient ressembler à un homme. Maintenant un rut exaspérait ce gars sauvage : il l’eût roulée dans l’herbe, sans respect pour son âge ; et les mâchoires claquantes, il caressait ses fesses grandioses qu’elle agitait dans sa lutte contre Pierre, insoucieuse de sa nudité. Mais il étouffa un râle : la fourche de Michel, comme un croc, venait de lui entrer dans le derrière. Puis des voix au loin clamèrent : des maisons, réveillées par les abois des chiens, se vidaient par la campagne ; Pierre battit en retraite, emmenant son fils qui perdait le sang. Et pendant longtemps encore, Joanne, son grand corps nu en travers du chemin, le provoqua au combat, avec des injures.

Du coup, le grillage ne se releva plus ; les pluies le rouillèrent, écroulé dans la haie ; et toute séparation sembla abolie indéfiniment. Cependant on apprit que les Pidoux étaient allés à la ville consulter un avocat, et à quelque temps de là, les Colasse, qui s’étaient crus victorieux, reçurent une assignation devant le tribunal. Félicien, à peine remis de sa blessure, aurait fait un mauvais parti à l’officier instrumentant ; mais Phrasie absente, ce fut la mère qui le contint. Et leur fureur à tous redoubla, devant cette querelle qu’ils supposaient éteinte et qui renaissait avec l’appareil terrifiant de la justice. Celle-ci les épouvantait, toujours compliquée d’une idée de prison ; Pierre se revoyait en présence du juge de paix, la bouche morte, ne trouvant pas une parole ; et il se rappelait aussi une affaire correctionnelle dans laquelle il avait dû tester, bousculé à la sortie par les gendarmes.

Un moment ils pensèrent à abdiquer leurs prétentions sur le chemin ; on ferait la paix ; même ils offriraient de replacer eux-mêmes la barrière. Puis, la peur de paraître reculer les arrêta ; ils remuèrent le village en quête de témoignages pour opposer au prétendu droit des Pidoux, leur droit à eux ; de vieilles gens déclarèrent qu’au temps des parents de Michel, on passait par le sentier. Petit à petit, l’idée des magistrats les talonna moins ; ils s’habituaient aux émotions d’un procès ; la Lalie, toute branlante, finit par reprendre une verdeur de vieil arbre, uniquement occupée de l’affaire ; et on voyait un peu moins les Pidoux, presque constamment à la ville, autour du Palais de Justice. Cependant, au fond, les Colasse leur gardaient une rancune terrible : ils auraient très bien passé le reste de leur vie à démolir des clôtures sans songer à vider le différend judiciairement. Et le regret de l’argent qu’il faudrait payer aux avocats les tourmentait par-dessus tout.

Le jour de la première audience, comme Lalie accompagnait Pierre jusque par delà le seuil, elle aperçut tout à coup les Pidoux qui partaient aussi, tous deux en toilette des dimanches, la Joanne ayant mis son antique robe de soie, un châle et un chapeau, Michel perdu dans une redingote trop large. Les malheurs de son grillage l’avaient séché ; c’est à peine s’il mangeait encore, oppressé d’éternelles inquiétudes, avec l’appréhension de représailles féroces de la part des Colasse. Et il se rappelait amèrement le temps passé, avant que cette engeance ne se fût jetée en travers de leur paix, pour leur disputer leur bien. Maintenant ils ne connaissaient plus que les angoisses.

— Vieux pourri ! lui cria la Lalie, le poing en l’air. Ça ne t’portera pas bonheur. L’bon Dieu t’fera crever comme une mouche, pour te punir de ta malhonnêteté.

Mais l’affaire fut remise de semaine en semaine, pendant deux mois, les rôles étant surchargés. D’ailleurs, l’avocat des Pidoux n’était pas sans crainte : ceux ci n’avaient pu produire leurs titres de propriété, énergiquement réclamés par la partie adverse ; et la coutume ne paraissait pas établie suffisamment pour tenir lieu d’un droit écrit. Du moins, c’était l’argument de l’avocat des Colasse, un peu coûteux stagiaire qu’ils avaient pris enfin, par crainte d’un légiste plus rigoureux. Joanne, elle, haussait les épaules à l’idée que la possession du sentier pût être seulement mise en doute ; jamais sa graisse n’avait fleuri plus magnifique ; mais Michel dépérissait à vue d’œil, consumé par les inquiétudes. Il ne survivrait pas à une sentence qui le déposséderait.

Le premier mercredi du troisième mois, la cause fut enfin appelée : ils étaient présents tous deux ; il y eut une réplique habile de la part du petit avocat des Colasse ; et l’audience finie, ils ne voulaient pas s’en aller, attendant toujours le jugement. Il ne fut rendu qu’à huit jours de là. Comme le greffier finissait la lecture, parmi le brouhaha de l’assistance, quelque chose éclata dans Michel ; avec un bruit mou ses bras battirent l’air, et tout d’une pièce, il s’affaissa, raide mort. Le tribunal donnait gain de cause aux Colasse.

Pidoux tombé, Pierre continuait à écouter, n’ayant rien compris. Et, à travers sa désolation, la grosse Joanne ne savait quoi regretter le plus, ou son procès perdu ou son homme tué d’un coup de sang.

Le soir seulement, une charrette amena le cadavre. Du haut de la butte, les Colasse guettaient depuis une heure, pleins de mépris à leur tour pour cet homme qui les avait méprisés et qui finissait misérablement, payant de sa vie leurs mutuelles animosités. Quand la Lalie avait appris la nouvelle, elle ne s’était pas étonnée : c’était bien fait, il y avait assez de temps qu’il leur cherchait misère ; et elle se promit de brûler une chandelle à la Vierge, à cause de son vœu exaucé. Tout à coup le véhicule entra dans le tournant du chemin ; une grande bâche le recouvrait, tirée jusqu’en bas des ridelles ; et un peu en arrière, marchait la Joanne, enflée par les larmes, son chapeau à la main. Le cheval stoppa au pied du sentier ; du monde était accouru ; à quatre hommes, la Pidoux les précédant et sanglotant de toutes ses forces, on transporta le mort déjà rigide, les yeux ouverts, comme pour s’emplir une dernière fois du remords du chemin perdu. Et une satisfaction basse de haine assouvie, gonfla le cœur des quatre Colasse, brusquement rentrés chez eux et qui, le rideau levé, regardaient s’avancer la procession, toute noire dans cette fin de journée d’hiver. Puis la solitude s’appesantit sur la maison de la veuve ; elle ne voulut garder auprès d’elle qu’une parente du défunt, une cousine qu’il avait failli épouser ; et par moments, de son lit, Lalie qui ne dormait pas, l’entendait se lamenter très haut. Le surlendemain matin, vers neuf heures, les cloches sonnèrent à la paroisse ; des porteurs procédaient à la levée du corps ; et cette mort extraordinaire s’étant ébruitée, une foule avait envahi la butte. On descendit par la partie du sentier qui longeait les Colasse ; leur maison était close, sans un bruit, et tout à coup, comme elle passait devant leur porte, la Joanne se détourna, cria par trois fois : Assassins ! pendant que la bière et tout le convoi attendaient. Puis le piétinement recommença dans un grand silence, derrière le défunt qui s’en allait, ayant affirmé une dernière fois son droit.

Dans le village, des bruits coururent : on prétendit que la Lalie avait jeté un sort sur les Pidoux ; les femmes s’écartaient de son passage, l’accusant d’entretenir un commerce de sorcellerie avec le diable. Et chaque matin maintenant, à son lever, la Joanne se postait en travers du sentier, avec son cri toujours le même : Assassins ! qui était entendu de la route. D’abord les Colasse en furent troublés ; c’était comme une malédiction du mort, transmise par celle qui lui survivait, et Pierre, moins âpre, pensait que peut-être elle n’avait pas tort. Mais à la longue, ils s’habituèrent, cette clameur les laissant froids à force d’être répétée. Même un dimanche, le père étant à biner derrière la haie, il releva la tête et tranquillement dit à la Joanne :

— Ben quoi ? L’homme est mort, chacun son tour. Vaudrait mieux qu’on fasse camarade ensemble, à c’t’ heure que tout est fini.

Elle cracha de son côté, pour toute réponse. Et Lalie, le procès gagné, eût voulu l’écraser par sa magnanimité, n’ayant presque plus de haine. Toutefois celle-ci se réveilla à quelque temps de là, vivace, comme une plante qui, décapitée, repousse du pied indestructiblement. La Joanne avait interjeté appel ; de nouveau la possession du chemin allait être remise en cause ; et ils sentirent un grand froid leur couler dans les os à la pensée qu’il faudrait encore une fois payer l’avocat. Déjà ils avaient déboursé cent francs. En même temps ils apprirent que la Pidoux avait fait appel à un frère du défunt, émigré en Amérique : ils étaient brouillés depuis de longues années ; mais il avait accepté de venir témoigner, se rappelant très bien que, du temps des vieux Pidoux, les parents, personne ne passait par la venelle. Alors, comme régulièrement, tous les matins, la veuve leur lançait son imprécation, ils cessèrent de la ménager, ripostant par des injures, l’outrageant jusque dans la mémoire de feu Michel. Et dans l’étroit passage, cause de leurs querelles, toutes deux, la Joanne et la Lalie, s’invectivaient, les yeux jaillis hors des orbites, prêtes à se dévorer, tant qu’elles étaient à bout de souffle.

Constamment les Colasse lui jouaient des tours ; toutes les pierres du champ roulaient chez elle, lancées par-dessus la haie ; et elle les rejetait toujours, usant ses bras à cette besogne qu’il fallait recommencer sans cesse. Mais ils étaient quatre et l’avantage était de leur côté. Puis un soir Félicien, grimpé sur le toit, boucha la cheminée avec de la paille ; la fumée sortait épaisse, en tourbillons, par les fenêtres et la porte ; et de chez eux, ils s’amusaient à l’entendre tousser, suffoquée. Enfin, au temps des semailles, ils lui firent une autre misère : à pleines poignées Phrasie et la Lalie la nuit semaient dans son clos de la graine de pavots qui se mit à germer innombrablement, mangeant tous les plants. À présent, tous les mois, une ou deux fois, Pierre partait pour la ville, appelé par leur affaire ; la Joanne s’y rendait avant lui, et ils se rencontraient sous le péristyle du tribunal, Colasse en veste de dimanche, elle en robe et bonnet de demi-deuil, plus mafflue que jamais, attendant tous deux l’ouverture des portes, sans se parler. Mais le frère avait été frappé de congestion au moment de s’embarquer ; sa fille écrivait qu’ils se mettraient en route dès que le danger serait passé ; et les remises s’éternisaient, augmentant incessamment les frais. Ensuite ils regagnaient leur logis, cheminant quelquefois à une petite distance l’un de l’autre, à travers la campagne, pour s’épargner la dépense du train.

Dans les deux maisons, une préoccupation unique surnageait à tout le reste : le gain du procès. Pierre, à plusieurs reprises réprimandé à cause de ses absences, enfin avait été congédié de la fabrique ; il s’employait actuellement comme tâcheron dans les fermes ; et la Lalie, toujours si active, mais ravagée par une recrudescence de son ancien mal, des jours entiers rêvassait, les mains veules. Le champ à l’abandon, une vache qui prit la colique, un porc tourné à une graisse mauvaise, ils eussent connu la misère, sans les salaires de Phrasie et de Félicien. Et toute perdue dans une solitude noire, avec l’idée de Michel qui ne la lâchait pas, Joanne, de son côté, économisait le feu et la chandelle, laissant sa maison se détraquer et sa terre déchoir en jachère, en une lésine chaque jour plus grande, pour faire face aux demandes d’argent de son avoué et de son avocat. Ceux des Colasse avaient aussi réclamé une provision ; ils s’étaient saignés aux quatre veines ; mais comme la Pidoux avait plus de bien qu’eux, quelquefois ils étaient pris de la peur de ne pouvoir aller jusqu’au bout. Un mot de leur ennemie, colporté dans le village, surtout les angoissait : elle avait déclaré à plusieurs personnes qu’elle vendrait sa dernière chemise plutôt que de lâcher pied ; et des paysans guettaient sa ruine, au bout de laquelle ils convoitaient la maison mise aux enchères piteusement.

Cependant le frère d’Amérique tardait à se rétablir. Chaque mois, une lettre arrivait qui laissait de l’espoir et ne le réalisait pas ; et Joanne, soupçonnant une ruse pour être payé de son voyage, un jour lui fit promettre deux mille francs s’il arrivait. Alors l’immobilité du Pidoux parut s’ébranler ; il annonça que décidément il prenait la mer ; et de nouveau deux mois s’écoulèrent, pendant lesquels elle se résigna à ne plus manger qu’une fois le jour, à midi, sans cesser d’enfler, bouffie d’une graisse blanche qui avait l’air de couler le long de ses os. Et tout à coup elle sut qu’à bout de sacrifices, les Colasse étaient contraints d’envoyer la Phrasie en condition à la ville. Par surcroît, Félicien les avait quittés pour se marier dans un hameau voisin. Et restés à deux, avec l’oppression de cette affaire qui ne se vidait pas, ils vivotaient chichement du salaire de Pierre, presque impotent depuis qu’une ruade de cheval lui avait cassé la jambe. Alors la Joanne ressentit une grande joie devant ce détraquement qui les emportait.

Les saisons passaient sur cette haine sans l’affaiblir. Elle fermentait dans leurs crânes, sous la canicule, du même bouillonnement que la terre. Au printemps, dans la clarté blanche des lilas, ils la sentaient remuer en eux, comme une bête. Et l’hiver, malgré le gel et les frimas, sous quoi tout froidit, elle flambait encore, d’un feu inextinguible. C’était comme le fer et le sel de leur sang ; leur vie était bâtie dessus, mieux que sur le roc le plus dur, et peut-être ils seraient morts, elle la Joanne, de gras fondu, eux les Colasse de dèche et de famine, si elle ne leur avait donné la force des chênes.

La Lalie, desséchée à l’égale d’une souche, n’ayant plus que la peau et les os, la face et l’échine d’une louve, avait imaginé une forme hardie et simple de mépris. À la même heure, chaque matin, par la neige, le beau temps ou la pluie, un peu avant que la Pidoux s’en vînt leur jeter son mort à la tête, elle quittait son lit, se coulait en chemise dehors, sur le seuil abhorré répandait un vase empli de l’urine et des défécations de la nuit. Et pour ne pas demeurer en reste, Joanne, tout un jour gardait ses excréments qu’elle leur vidait aussi devant leur porte, mais le soir seulement, avant de se coucher. Une fois, comme elle arrivait, pieds nus de peur du bruit, Lalie brusquement se montra, son vase dans les mains, et toutes deux s’embrenèrent, couvertes d’ordure de haut en bas. Puis les jours suivants, chacune recommença, en s’évitant ; et quelquefois leurs déjections, n’étant pas balayées, séchaient au soleil ou se diluaient sous l’averse, jusqu’au lendemain.

Bientôt une surprise arriva aux Colasse : la Pidoux inopinément avait cessé de leur crier sa terrible malédiction. Et ils en demeuraient gênés, comme d’une habitude rompue, cette injure matinale manquant à leur journée. D’abord ils crurent que la Joanne désarmait ; mais la défiance les ayant repris, ils conçurent l’idée vague d’une ruse, ils ne savaient laquelle. Et, en effet, la Pidoux avait son plan, une semence lentement germée dans le terreau de sa fureur. Rentré au logis, Pierre s’asseyait sur la dalle du seuil, mangeant là, dans le soir pacifique, un croûton de pain, arrosé d’une passée de chicorée. De derrière son rideau, elle ne lâcha plus de l’œil le quignon, en un guet tranquille, sûre que l’heure sonnerait, des épingles entre les dents, invisible. Durant l’août entier, sa forme noire revint à chaque vesprée se planter contre le carreau ; mais le moment tardait ; et elle ne sentait aucune impatience. Enfin, un samedi, le Colasse, appelé de l’intérieur par Lalie pour un coup de main, posa son chanteau sur la pierre ; un instant de solitude se fit ; et doucement, le souffle égal, sans hâte, Joanne alla piquer trois épingles dans le seigle brun. Cette nuit même, Pierre trépassa, étranglé, après des beuglements qui la délectèrent, et elle ne se coucha que vers minuit, ayant entendu jusqu’au bout son agonie.

Tout de suite la Lalie soupçonna un empoisonnement ; un médecin ouvrit la gorge et trouva une des épingles ; cependant celle-ci avait pu tomber dans la pâte pendant le pétrissage. Et le matin du deuxième jour, les cloches sonnèrent comme elles avaient sonné pour Pidoux ; les hommes du cimetière vinrent lever le corps ; un moment la foule reflua de droite et de gauche derrière les porteurs indécis que Lalie contraignait à descendre par le sentier en litige. Celui-ci allongeait la route ; mais elle s’accrochait à la bière, ne voulant point la laisser s’en aller par un autre côté ; et tout le cortège enfin passa devant la maison des Pidoux, ainsi qu’en une suprême injure du mort. Alors on vit tout à coup cette chose sacrilège : un rideau s’écartait sur une masse de chair énorme et circonflexe, toute pâle dans le noir des jupes. La Joanne se découvrait par en dessous devant le passage du cercueil.

Leurs hommes en terre, les femmes se montrèrent plus acharnées au procès, qui seul pouvait consommer la vengeance. Le frère, un arsouille, avait gagné le continent, mais n’avait pas dépassé Marseille, d’où une lettre était partie, informant la Pidoux qu’il était à bout d’argent. Et quand elle lui en eut envoyé pour la troisième fois, les nouvelles manquèrent : elle supposa qu’il était mort ou retourné en Amérique. Cependant d’autres témoignages avaient été produits, qui justifiaient ses prétentions, et après des délais infinis, le premier arrêt fut cassé. Mais la Lalie, sur le conseil de son avocat, invoqua un vice de forme ; et la procédure recommença lente, leur mangeant tout. Elle avait hypothéqué sa maison et le champ pour une somme qui s’absorba dans le gouffre rapidement, sans le combler. Et d’autre part, la Joanne avait vendu une terre au bout du village, louée à un journalier de la campagne. Toutes deux traînaient leurs jours dans la crasse et le délabrement, l’une par avarice, l’autre par misère véritable, se repaissant de rebuts, pour tromper la faim qui leur tordait le ventre. Et souvent la Colasse était aperçue gueusant en haillons sur la grand’route ou ramassant des légumes pourris derrière les haies. Mais dans la ruine de leur personne matérielle, une autre personne, impérissable, celle-là, se gonflait d’aliments puissants, qui la soutenaient mieux que des nourritures. Maintenant chaque matin, elles marchaient l’une au devant de l’autre, se reprochant mutuellement, avec d’aigres huées, la mort de leurs mâles. Et devenues très vieilles toutes deux, toujours elles continuaient à répandre, chacune sur le seuil de l’autre, leurs stercoraires, comme le résidu que laissait aller leur haine en fermentation.

Une fois, la Lalie ne parut pas ; et elle ne se montra ni le reste du jour ni le lendemain. Vers le soir, Félicien, averti, enfonça la porte : on la trouva sur le vase, rigide, le dos contre le mur, laissant après elle son excrément comme un dernier outrage. Et des nuées de poux lui dévoraient la tête, sous ses cheveux gris. À quelque temps de là, Joanne fut informée que le procès était gagné irrémissiblement ; mais personne n’étant plus là pour lui disputer son chemin, elle n’en ressentit pas de joie.

Les Colasse dorénavant lui manqueraient.