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Les Pieds-Noirs/04

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Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 23-28).


CHAPITRE IV

Le duel


Le soleil allumait à l’orient ses rayon vivificateurs. Aucun nuage ne faisait ombre à la pureté de la voûte azurée. L’air était embaumé des suaves senteurs du printemps. Une brise balsamique, parfumée comme l’haleine des jeunes filles, jouait follement dans les forêts et prairies.

Sortant de leur tente, Kenneth Iverson et Nick Whiffles marchèrent vers le lieu du rendez-vous. Ils paraissaient peu disposés à causer. Nick était mécontent et regardait souvent Kenneth à la dérobée. Le jeune homme avait l’air sérieux, mais d’un calme parfait.

— Mon ami, dit enfin Nick, avec un effort évident, ça me semble une vilaine affaire. Je voudrais bien que cette diablesse de petite difficulté fût réglée.

— Impossible, dit Kenneth.

— Oui, c’est vrai. S’il ne vous avait frappé avec son gant, ça serait différent. Je ne vois pas le moyen de vous en tirer, bien sûr. C’est un fin tireur au pistolet, et j’ai peur d’être obligé de vous enterrer dans la prairie, malgré toute la peine que je me suis donnée, en vous fouettant pour vous ramener à la vie, l’hiver dernier.

— Si, répliqua lentement Kenneth, vous êtes contraint de remplir, pour moi, le triste devoir de la sépulture — et les chances sont égales — quand vous m’aurez confié à ma dernière demeure, promettez-moi que vous ferez parvenir jusqu’à mon pays les lettres que j’ai écrites et laissées dans ma tente !

— Oui, certes ; oui bien, je le jure, votre serviteur !

— Merci, Nick ; vous êtes un brave et digne camarade !

Whiffles tira de quelque partie de son accoutrement un mouchoir tout fripé et essuya des gouttes de sueur qui baignaient son front. Ensuite, il regarda le ciel, la terre, puis Kenneth. Dans son esprit roulait quelque pensée qu’il voulait et n’osait exprimer.

— Moi aussi, j’ai été fou de duels, dit-il enfin. Ils ont quelque chose qui me plaît. Mon grand-père était un rude gaillard aux duels. Il s’est battu plus de cent fois et n’a jamais reçu qu’une blessure ou deux. Ah ! il ne serait certes point mort, sans sa dernière maladie, qui fut trop violente par sa constitution. M’est avis que la dernière maladie est généralement la pire de toutes. Mais ce n’est pas tout à fait là que j’en voulais venir.

Un sourire effleura les lèvres de Kenneth, et il jeta sur son ami un regard oblique.

— Les duels sont un luxe si estimé dans notre famille, continua Whiffles, que j’étais sur le point de vous demander si vous n’auriez pas la bonté de me céder celui-ci.

— Êtes-vous sérieux ? demanda Kenneth avec un accent incrédule.

— Ah ! Seigneur, oui ! Je suis toujours sérieux dans les affaires de ce genre. Avec ce petit morceau de fer — il lorgna complaisamment sa carabine — je puis chasser un clou à cent verges de distance. C’est l’arme avec laquelle je me battrais. Je l’appelle Humbug ; mais il n’y a pas de humbug avec elle, quand je suis face à face avec un homme. — C’est alors le gage assuré de la mort.

— Je vous suis reconnaissant de votre offre généreuse ; mais la chose est impossible. La seule faveur que vous puissiez m’accorder, c’est de m’enterrer, si je succombe, et de remplir votre promesse à l’égard des lettres.

— N’avez-vous rien de plus à me recommander ?

— Je crois que non, dit soucieusement Kenneth.

— N’est-il pas une parole que vous aimeriez que l’on transmît à elle, dans le cas où vous n’auriez plus la chance de lui parler vous-même ?

— À elle,… lui dire quelque chose, répéta Kenneth les yeux distraitement baissés vers le sol… oui, vous lui direz, ami Nick… Mais non, non… je n’ai rien à lui dire.

Le vieux trappeur hocha la tête avec lui air de doute.

— Ah ! exclama tout à coup Kenneth, en désignant de doigt un individu qui s’avançait vers eux.

— Le capitaine ! grommela Nick entre ses dents.

C’était, en effet, Mark Morrow.

Il portait un élégant costume de chasseur du Nord. Sa barbe, longue et noire, flottait négligemment sur sa poitrine. À la main il tenait une carabine de fort calibre. Des pistolets et un long couteau-bowie pendaient à sa ceinture.

La démarche du capitaine était brève, saccadée.

Il avait les traits légèrement altérés.

À quelque distance de lui, au détour d’un bouquet de pins se montrèrent bientôt Jean Brand et Chris Carrier, les deux hommes avec qui nos lecteurs sont entrés en connaissance au commencement de ce récit.

L’un et l’autre étaient armés.

— Hum ! hum ! je parierais que les coquin mitonnent pour nous quelque maudite petite difficulté, marronna Nick Whiffles.

Et se penchant à l’oreille d’Iverson :

— Tenez, vous voyez ces gaillards-là ; eh bien, si vous m’en croyez, je m’en vas les dépêcher au diable. Ce sera une peine de moins pour le bourreau, oui bien, je le jure, votre…

— Dieu vous en garde ! répliqua vivement Iverson.

— Mais… insista Nick.

— Non ; je dois me battre loyalement ; et quoique je ne m’explique pas la haine de ce Mark contre moi, nous ne devons point…

— Bast ! quand on en débarrasserait la prairie, il n’y aurait pas grand mal, ô Dieu non ! interrompit Nick en glissant un regard sur le canon de sa carabine.

— Je vous le défends, dit Iverson d’un ton sévère.

— Bon, je vous obéirai, mais ça me coûte diantrement, je le jure, oui bien, votre serviteur !

— Arrêtez-vous ici, dit Kenneth.

— Comment !

— Je marcherai seul au-devant de mon adversaire. Nous stipulerons ensemble les termes du duel, et vous vous contenterez d’observer les gens de Morrow.

— Quoi ? vous iriez seul vous mettre à sa discrétion ?

— Oui, c’est convenu.

— Mais vous ne le connaissez donc pas ?

— Cela importe peu. Je suis prudent et bien armé ; n’ayez pas d’inquiétude. Tout se passera pour le mieux.

— Alors, dit le trappeur, avec plus d’émotion qu’il n en voulait montrer, permettez-moi de vous recommander la défiance, et si j’osais…

— Une poignée de main ! s’écria Kenneth voyant qu’il avançait timidement la main.

Et il lui pressa cette main avec effusion.

Puis il se porta d’un pied ferme vers Morrow qui l’attendait à quelques pas de là.

Chris et Jean avaient fait halte au coin du bouquet de sapins.

Kenneth et Mark se saluèrent froidement et s’étudièrent pendant une minute.

Le premier, Morrow rompit le silence.

— Vous savez, j’espère, monsieur, pourquoi vous êtes venu ici, dit-il d’un air arrogant.

Iverson s’inclina avec courtoisie.

— Pour nous battre… à mort, poursuivit Mark, mâchant, pour ainsi dire, les mots entre ses dents.

— Soit, monsieur.

— Nos armes…

— Nos armes, monsieur, seront le pistolet. Je suis l’insulté, par conséquent le choix des armes m’appartient.

— Comme il vous plaira, répondit Morrow. Pistolet, carabine ou poignard, pour moi l’un vaut l’autre. Ce soir, les loups festineront sur votre cadavre.

Iverson dédaigna de répliquer à cette ridicule bravade.

— Nous nous battrons donc au pistolet, dit-il au bout d’un instant.

— C’est entendu. Quelle distance ? Ne craignez pas de l’allonger ; je fais mouche à quarante pas neuf fois sur dix.

Ces paroles furent prononcées avec toute la suffisance d’un bravo de profession.

— La distance sera la longueur d’un bras, répondit Kenneth sans paraître remarquer les manières vaniteuses de son antagoniste.

— Vous avez dit ? s’écria Mark, imaginant que ses oreilles l’avaient trompé.

— J’ai dit, monsieur, que nous nous battrions à longueur du bras et avec un seul pistolet chargé.

— Je ne comprends pas, balbutia Mark.

— C’est pourtant bien facile à comprendre. Étant donnés deux pistolets, on charge l’un à balle, on se contente d’amorcer l’autre. Les armes sont placées sous un capot ou une couverte ; chacun de nous en prend une dont nous nous appuyons le canon contre la poitrine, et…

— Un assassinat !

— Un simple duel, monsieur. Les pistolets seront préparés par nos témoins.

Mark fit un effort impuissant pour cacher le trouble que lui causait cette déclaration, articulée d’un ton lent et glacial.

Kenneth continua, toujours en mesurant et presque en scandant ses paroles, mais sans jactance ni timidité.

— Ce duel sera mortel pour l’un de nous. Pensez-vous donc que notre différend soit d’une gravité telle que ma mort ou la vôtre soit nécessaire pour l’effacer ?

— Vous avez peur ! fit Mark, se figurant que Kenneth reculait.

Un sourire de dédain mélancolique effleura les lèvres d’Iverson.

— Je n’ai pas peur, dit-il ; mais la vie de mon prochain m’est aussi chère que la mienne.

— Ah bast ! je me moque de vos sentimentalités !

— Un mot encore, reprit aussitôt Kenneth en passant la main sur son front comme pour en écarter un nuage, il sera facultatif à chacun de nous de tirer de suite ou d’attendre que l’adversaire ait tiré le premier.

— Cela m’est égal ; dépêchons, dit Mark reprenant sa morgue à mesure qu’il croyait qu’Iverson fléchissait.

Ce dernier fit un signe à Nick qui accourut. Sur un appel de Mark, Chris imita son exemple.

Ils reçurent leurs instructions, se retirèrent derrière un arbre pour y apprêter une paire de pistolets, tandis que les deux champions se dépouillaient de leur tunique.

L’un des pistolets ayant été chargé et l’autre seulement amorcé, Nick les plaça sur le gazon et les recouvrit, jusqu’à la crosse, de son capot, puis il s’éloigna avec Chris.

— Qui choisira ? demanda Mark d’un accent où perçait l’inquiétude.

— Oh ! je ne tiens pas à vous disputer cet honneur, répondit négligemment Kenneth.

— Je ne voudrais cependant pas…

— C’est inutile, prenez. Notre destinée est aux mains du hasard.

Ils s’étaient rapprochés désarmes. Mark se baissa et saisit convulsivement un pistolet. Kenneth prit l’autre en disant :

— Nick comptera jusqu’à trois, et au nombre trois, feu !

Morrow n’opposa aucune objection. Il tremblait visiblement. Une légère pâleur s’épandait sur le visage d’Iverson.

Ils se mirent en position face à face, le corps droit, le bras demi tendu, le pistolet à deux pouces au plus du cœur.

Nick Whiffles compta, suivant qu’il avait été convenu. Sa voix était émue.

Au moment où il disait trois, une faible détonation retentit

Kenneth tressaillit et Morrow recula d’un pas.

Il y eut une seconde de poignante anxiété. Les joues de Mark blêmissaient à vue d’œil ; celles de Kenneth se coloraient.

— La fortune vous a trahi, monsieur, dit ce dernier ; voulez-vous reconnaître vos torts ?

Mark ne fit pas de réponse. Ses dents cliquetaient ; un frisson nerveux agitait ses membres.

— Voulez-vous reconnaître vos torts ? réitéra Iverson, relevant son pistolet à la hauteur de la poitrine du capitaine.

— Mes torts ! allons donc, jeune homme ! essaya Mark en grimaçant un sourire sardonique.

Son regard implorait l’aide de Chris ; mais Nick Whiffles le tenait à l’œil.

— Préparez-vous donc à mourir ! dit Kenneth d’un accent triste quoique vibrant.

De grosses gouttes de sueur perlèrent au front de Morrow. Sa dernière heure allait sonner ; mais à ce moment, à ce moment suprême, un coup sec fit tomber le pistolet de Kenneth, en même temps qu’une voix grave et douce disait :

— Homicide point ne sera, de fait ni de consentement.

Le jeune homme surpris se retourna.

Sylveen Vander était devant lui.

Profitant de l’étonnement où cet incident plongea Kenneth, Mark Morrow s’enfuit accompagné de ses deux séides.

Nous n’avons pas besoin d’ajouter qu’Iverson ne songea point à poursuivre ces misérables.