Les Pieds-Noirs/22
CHAPITRE XXII
L’Indien et le prêtre
Mark Morrow commença à causer du sujet qui l’intéressait le plus. Le père Louis l’écouta avec une sorte d’attention stupide. Faisant à son auditeur la description de Sylveen, le premier analysa ses charmes avec l’enthousiasme complaisant d’un homme passionnément épris. La symétrie de sa personne, la grâce de ses traits, la vivacité étincelante de ses yeux, les séductions de son intelligence reçurent tour à tour de chaleureux éloges.
— Je prévois la conclusion, dit le missionnaire, en l’interrompant, vous êtes amoureux de cette jeune fille.
Morrow avoua qu’il l’aimait. Le whiskey avait fondu sa réserve, et il avait peu de scrupules à s’épancher dans le sein d’un confident. L’homme, rusé comme un renard une heure auparavant, déployait maintenant la naïveté de l’écolier. Les peines, les joies, les espérances et les déceptions coulaient par torrents de ses lèvres dans les oreilles du prêtre. Il se plaignit amèrement de la cruauté de Sylveen. Lui — Mark Morrow — avait droit à ses égards. Ne l’avait-il pas choisie entre toutes les autres ? Pourquoi le repoussait-elle ? Il jouissait cependant de privilèges qui auraient dû être respectés. Mais ils ne l’avaient pas été. Au contraire : on les avaient méconnus. Il essaya de prouver qu’il était une victime, immolée par les caprices de Mlle Vander. Plus il buvait, plus ses maux lui devenaient cuisants. Les misères de son cœur flottaient sur les fumées du whiskey.
— Il n’y a guère moyen de vous aider, insinua le missionnaire.
— Je saurai bien m’aider moi-même, répliqua Morrow. Quand une jeune personne ne connaît pas ses intérêts, on doit les lui faire connaître. J’ai pris l’affaire en main, enlevé la rebelle ; elle est en mon pouvoir dans cette caverne.
La négresse, qui se tenait près de la table, paraissait mal à l’aise ; elle portait le poids de son corps, tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre. Le père Louis lui passa, en cachette, un verre de whiskey qu’elle but avec avidité, après s’être retournée. Le prêtre jeta un coup d’œil rapide sur le compartiment et se pencha amicalement vers Mark comme pour répondre. En même temps sa main se plaça, par hasard ou autrement, sur le gobelet de son hôte, et quelque chose brilla entre ses doigts à la lueur de la lampe. Un son, à peine perceptible, comme celui d’une goutte de pluie dans une mare, se fit entendre.
— Qu’est-ce que cela ? demanda Morrow.
— Cela, quoi ? dit Louis pâlissant légèrement.
— Ce que vous disiez ?
Le visage du prêtre se rasséréna.
— Qu’avez-vous fait ? s’enquit-il.
— Seigneur, massa, lui rien faire. Elle être une bégueule, intervint Hagar, dont le moulin à paroles venait d’être lubrifié par la dose de spiritueux que lui avait donnée l’ecclésiastique.
D’une voix entrecoupée par les hoquets, Morrow essaya de raconter qu’il avait vainement employé la réclusion, les persuasions, et enfin les menaces.
— Moi aimer à savoir ce qu’elle être, dit Hagar ; moi essayer de l’égayer ; mais, seigneur, pas gaieté du tout en elle.
Cette déclaration fut délayée dans le rire chronique de la négresse. Sans remarquer l’interruption, Morrow ajouta qu’il avait proposé a sa captive d’envoyer chercher un prêtre ou un ministre, pour qu’il les unît par les doux liens du mariage, mais qu’elle avait rejeté cette généreuse proposition. Elle avait poussé l’obstination jusqu’à se mettre les mains sur les oreilles pour ne pas entendre le son de sa voix.
Un tel exemple de folie féminine parut émerveiller le père Louis, qui laissa un verre plein à portée de la négresse.
Wa-wa-be-zo-win, complètement ivre, glissa de son siège sur la roche qui formait le parquet de l’appartement.
Depuis longtemps, la tête de Na-wa-da-ha était tombée sur la table comme vaincue par le sommeil. Parfois, cependant, ses longs cils se soulevaient un peu, et ses prunelles luisaient entre les paupières à demi-closes. Mais ces mouvements pouvaient être attribués au tressaillement des muscles de la dormeuse. À en juger par la difficulté avec laquelle il tournait la langue sous son palais, Louis avait oublié sa profession cléricale, et était sur le point de succomber à un esprit qui n’est pas mentionné dans le calendrier des saints. Quant à Carrier, il ronflait majestueusement.
Pendant cette orgie, les hommes dont nous avons précédemment parlé, s’étaient amusés à jouer avec un paquet de cartes graisseuses. Quatre faisaient la partie. Un cinquième marquait les points. Le sixième avait été, comme on se le rappelle, posté par Mark dans le passage. Il s’y tenait, la carabine aux pieds, immobile comme un spectre. Les plaisirs que se donnaient ses compagnons ne lui allaient guère. Leur gaieté l’avait mis d’une humeur massacrante, comme le témoignait sa physionomie rechignée. Les yeux du père Louis se promenaient souvent sur ces gens. Leur présence l’incommodait-elle ? Un observateur attentif eût pu le croire. Mark Morrow vacillait sur son siège et menaçait à chaque seconde de rouler sous la table. Le prêtre se tourna à demi vers la négresse, plongée dans une ineffable béatitude.
— Pourquoi ris-tu, fille de la nuit ? lui dit-il.
— Seigneur, massa, moi toujours rire ; être bien, bien contente.
— Je ne vois rien ici de bien amusant, ajouta le missionnaire, jetant un regard sur les joueurs.
— Nous différer. Moi rire à chaque chose que moi voir. Plaisir à moi ! tout être gentil, gentil, gentil ! Falloir moi rire, rire ou mourir.
La main du prêtre s’appuya encore sur un des gobelets d’étain.
— Ces gaillards-là n’ont pas l’air de rire beaucoup ! dit-il en montrant du doigt les hommes de Morrow.
— Eux, rien avoir pour faire rire eux, répliqua Hagar.
— Tu as raison, il leur faut quelque chose.
Le révérend remplit le gobelet jusqu’au bord.
— Porte-leur ça, dit-il, et s’ils n’en ont pas assez, il y en a encore ici.
— Pas falloir trop à eux, massa, parce que besoin peut-être d’eux. Mais ça pas faire plus mal que de l’eau.
— Dis-leur que le capitaine le leur envoie.
La négresse porta le vase aux joueurs, qui en burent le contenu avec délices. La noire messagère revint en trébuchant.
— Eux désirer encore un peu, dit-elle.
— Un peu est quelquefois l’ami de l’homme ; mais beaucoup est toujours son ennemi. Cependant, Hagar, n’oubliez pas ce pauvre garçon en faction dans le passage. Je suis sûr qu’il est sec comme un hareng saur.
Hagar secoua sa grosse tête laineuse.
— Massa Morrow jamais laisser boire eux quand eux sont de garde. Non, non, pas pouvoir faire ça. Massa se mettre trop en colère. Ah ! lui choir de son siège à terre. Vous bientôt à bas aussi. Moi, bien, bien heureuse. Oh ! oui, seigneur, hè, hè ! ho, ho ! hi, hi !
— Je suis venu pour aider ton maître au sujet de cette jeune femme, balbutia le missionnaire avec un hoquet, et en décrivant soudain un quart de cercle à droite.
— Vous faire gros tas de bien ! repartit la négresse, riant plus haut que jamais.
— Nous essayerons de la ramener à la raison.
— Paraître impossible à moi.
Les paupières de Nay-wa-da-ha se soulevèrent encore et retombèrent.
— Ton maître, poursuivit le prêtre d’un ton plus circonspect, désire que je la voie et que je lui parle.
Il attendit la réponse d’Hagar, avec un intérêt plus marqué que l’affaire ne semblait le comporter.
— Le Seigneur bénisse vous, massa ! vous pouvoir rien faire de l’enfant, répliqua la négresse.
— Mais, reprit-il indifféremment, pour ne pas perdre de temps, tu devrais me conduire vers elle. Je me servirai d’arguments qui l’amèneront bientôt à nous, je pense.
— Pas vouloir faire ça, quand même vous remplir la chambre d’argent. Connaître trop maître à moi. Lui souffrir personne voir cette femme.
Un nuage de désappointement assombrit le front du prêtre. Il jeta un coup d’œil sur Wa-wa-be-zo-win, dont la tête s’était légèrement relevée et dont le sommeil semblait moins profond.
— Avoir vu cet Indien ouvrir yeux à lui, comme pour viser moi, dit tout à coup Hagar, avec un ton de méfiance et en regardant Bande-l’Arc.
— Il a embrassé la vraie religion et ne voudrait pas te faire de mal, repartit Louis un peu troublé.
— Lui être méchant nègre rouge ! fit Hagar avec colère.
— C’est un tison arraché au brasier de l’iniquité, répondit le père Louis.
— Moi aimer voir lui brûler, brûler, et jamais vouloir tirer du feu créature aussi venimeuse, s’écria aigrement la négresse.
— Ma fille, tu manques de charité. Cela est un mal, un très-grand mal. La boisson aurait dû faire éclore en toi de meilleurs sentiments. Je ne voudrais pas encourager l’ivrognerie, quoique mon converti soit tombé en ce grave péché. Mais je crois, cependant, qu’une nouvelle petite goutte te mettrait de meilleure humeur.
Et le missionnaire poussa le gobelet vers elle.
— Non, non, pas autre goutte ! pas une autre goutte ! dit Hagar, se défendant. Moi trop boire, trop boire ce matin ; trop boire. Moi peur de maître à moi.
Les voix des joueurs de cartes diminuaient insensiblement.
— Où sont les autres ? questionna le prêtre.
— Eux ivres, ivres aussi.
— Je te loue de ta tempérance. Mais y a-t-il encore ici de la venaison ? Tu es une cuisinière rare. Tes plats étaient exquis. Si tu pouvais me rôtir encore une petite tranche, pas plus grande que la main, tu me ferais un plaisir que je n’oublierais de longtemps, ajouta le prêtre, en lui donnant une pièce d’or dont l’éclat plutôt que la valeur enchanta la négresse.
Elle se tourna vers les hommes, et remarquant qu’ils jouaient encore aux cartes, et que la sentinelle était à son poste, elle répliqua :
— Hagar aimer à obliger les beaux messieurs ; elle vous en accommoder un morceau vite. Revenue dans deux, trois, quatre, cinq minutes. Cuisine tout près d’ici. Avoir tout en ordre, cuisine, salle à manger, salon, tout de tout.
Hagar s’éloigna, en chancelant, pour satisfaire le désir de son hôte. Celui-ci la vit disparaître dans un couloir obscur à l’extrémité du compartiment. Il allait parler à Wa-wa-be-zo-win où à sa fille, quand il aperçut la face bouffie de la négresse collée derrière une des projections de la roche. Il feignit de ne point remarquer cet incident et bientôt le noir visage se retira.
Wa-wa-be-zo-win alors, se pencha vers le singulier prêtre et dit à voix basse :
— Cette maritorne m’a mis à bout de patience ; oui bien, je le jure. Elle nous fera encore quelque maudite petite difficulté.
— Doucement, doucement, ami Nick ! Les oreilles de ces suppôts de Bélial sont peut-être tendues. Les choses ne vont pas tout à fait à mon gré. La coquine de moricaude a déjà des soupçons, et ce luron qui tient sa carabine, là-bas, nous donnera du fil à retordre. Tu sais que la violence est un abominable péché.
— Eh ! qu’importe ! ma conscience ne me reprochera pas de casser la tête à quelques-uns de ces gredins, pour sauver la charmante petite femme. Nous sommes venus ici pour la tirer des griffes du diable, et, pardieu, nous réussirons.
— Nous ferons, ami trappeur, ce qu’il est humainement possible de faire. Mais je t’engage à la prudence et à la patience. En vérité, ta langue tourne trop vite et trop haut.
— Je suis, ma foi, fort heureux de ne pas être fait du même bois que vous. Vous êtes plus froid qu’un glaçon. Les difficultés ne vous échauffent pas le moins du monde. J’ai eu une fière peine à me tenir bouche close, c’est Nick qui vous le dit. Il n’est pas tout à fait naturel de jouer le rôle que j’ai joué. Je ne serais pas surpris que nous fussions sur la trace du danger, oui bien, je le jure, votre serviteur !
— N’en doute pas, ami Nick. Sans cette scélérate et le lourdaud qui est dans le passage, ça marcherait comme sur des roulettes. Les joueurs commencent à ronfler. En vérité, la drogue a supérieurement opéré sur eux.
Nick Whiffles lorgna le groupe du coin de l’œil.
— Oui bien, je le jure… Si nous pouvions seulement en administrer une dose au factionnaire !
— Il regarde de ce côté, attention ! fit Nay-wa-da-ha, dessillant ses grands yeux perçants.
Abram Hammet sourit. Les prunelles noires se voilèrent de nouveau.
— Ces maudits sont flambés, reprit Nick, désignant Mark et Carrier. Ils sont aussi stupides que des boas constrictors après avoir avalé un bœuf. Mon oncle m’a parlé des boas constrictors. Il s’amusait à engraisser des bisons pour eux, quand il était dans l’Afrique centrale, et, de temps en temps, leur jetait un nègre quand ils avaient mal à l’estomac. Cependant ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Le fait est que nous sommes dans une diablesse d’infernale place. Nous sommes venus pour enlever cette jeune fille à ces démons, et si nous ne veillons pas au grain, ces démons nous enlèveront, ce qui ne sera pas du tout plaisant. N’est-il pas temps de se mettre à la besogne ?
— Que conseilles-tu ? demanda le quaker.
— Je vais vous le dire. D’abord, j’éteindrai ces damnées lumières, puis, comme je sais assez bien me conduire dans les ténèbres, je sortirai d’ici, trouverai la chambre où est la jeune créature, et si je parviens à mettre la main dessus, nous l’emmènerons, ou je ne m’appelle pas Nick Whiffles.
— Emploie aussi peu de force que possible, suggéra doucement Abram.
— Comptez sur moi. Je la porterai en un lieu où elle ne rencontrera pas la plus petite difficulté. Quant à ce coquin, je me sens une vive démangeaison de lui administrer, avec mon couteau, un élixir de vie éternelle, oui bien, je le jure, votre serviteur ! En voyant un si vil reptile respirant la même atmosphère que respire un honnête homme, mes oreilles cornent et mes yeux s’emplissent de sang.
— Le succès de ton plan dépend de la promptitude de l’exécution, répliqua Hammet.
La tête de Nay-wa-da-ha roula sur la table, et renversa la lampe qui s’éteignit en tombant.
— Voilà qui a été fait bravement, murmura Nick. Veillez sur le factionnaire. Si je réussis, je serai vite de retour. Si je tombe, par hasard, dans quelque diablesse de petite difficulté, vous n’aurez qu’à expédier le Mark et à sortir de ce guêpier aussi lestement que vous pourrez ; vous m’entendez ?
— Va, dit le quaker.
La caverne était presque entièrement enveloppée d’ombres. Nick se glissa sur les pieds et sur les mains, derrière l’autre lampe qui ne répandait qu’une lumière mourante, et se perdit dans les ténèbres.
L’attention de Hammet se dirigea alors sur les joueurs et la sentinelle, et il se prit à réfléchir. Un moment on eût pu croire qu’une pensée sinistre avait traversé son cerveau. Il passa la main dans sa soutane et agita, sous les plis, un objet qui pouvait bien être une arme. Mais quel que fût son dessein, il l’abandonna de suite et tourna la tête pour communiquer une idée à Nay-va-da-ha. Peignez-vous sa surprise : le siège de l’Indienne était vide ! Elle s’était éclipsée sans qu’il l’eût vue ou entendue.