Les Pieds-Noirs/32

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Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 213-218).


CHAPITRE XXXII

Pourquoi le corbeau croassa


Kenneth Iverson et Tom Slocomb suivirent Saül Vander à grandes et rapides enjambées. Le soleil descendit à l’horizon, et l’ombre ne tarda guère à envelopper la forêt. Parfois, le guide ralentissait sa course, de peur de fatiguer nos piétons.

— Ça ne me semble pas tout à fait juste de vous voir trotter comme des chiens, tandis que je me laisse mener comme un Turc fainéant, dit-il tout à coup.

— Oh ! repartit Tom, nous nous dédommageons par les gémissements que vous poussez à chaque pas du cheval.

— Quand l’exercice m’aura échauffé, je n’y ferai plus attention, répondit philosophiquement le guide.

Ils marchèrent en causant ainsi, pendant plusieurs heures, à travers le bois que les ténèbres couvraient complétement.

— Autant que je puisse calculer, dit Saül, s’adressant à Florella qui, suivant ses instructions, se tenait aussi près de lui que possible, il est environ minuit. Nous avons fait un bon bout de chemin depuis le coucher du soleil, et nos compagnons doivent être fatigués. Nous allons nous arrêter un peu, n’est-ce pas, jeune femme ?

— Qu’est-ce qu’il y a maintenant ? demanda Tom.

— Pas grand’chose. J’aimerais seulement à bien connaître le terrain aux environs. Les Indiens ne rêvent que le mal, vous comprenez ; je crains qu’ils ne nous laissent pas arriver tranquillement au fort.

— J’y ai pensé, répliqua Tom ; les Indiens ne sont pas tout à fait fous ; ils pourront bien se douter que nous essayons de nous diriger vers le fort le plus proche. De fait, ça doit dire la première chose à laquelle ils songeront. D’où il suit que, s’ils savent où est le fort le plus proche, ils savent assez bien la direction que nous avons prise. C’est ce que j’appelle de la logique, Saül Vander.

— Et, en considérant quelle étrange vermine vous êtes, c’est de très-bonne logique, répliqua Saül. Vous n’avez qu’à vous y tenir un moment encore pour saisir mon idée. Pas bien loin de nous, il y a une langue de terre bordée de chaque côté par un marais. Or, si les reptiles ont agi avec leur astuce ordinaire, ils ont envoyé un parti à la tête de ce point pour nous couper le passage. Ils savent et nous savons que quand une créature échappe à la captivité, elle tâche de se réfugier au fort le plus voisin, vous comprenez.

— C’est juste ce qui me travaillait depuis une heure, répondit Slocomb. Je ne voulais pas en parler, de peur d’alarmer la jeune femme. Quant à les avoir sur notre piste, je ne vois rien qui l’indique, et le Corbeau de la rivière Rouge a les yeux perçants. Il vaut toujours mieux, cependant, être sûr de soi. Restez ici, et je m’en vas donner un coup d’œil par-ci par-là.

— Nos ennemis pourraient-ils donc atteindre ce marais dont vous parliez par une autre route plus courte que celle que nous avons prise ? demanda Kenneth.

— C’est certain ; par l’autre bord du lac, ils abrégeraient la distance d’un tiers, peut-être de moitié, répondit Tom.

— Mais vous vous rappelez que nous les avons vus occupés sur le lac, reprit Iverson.

— Nous en avons vu une partie se rendre à l’île, mais ce n’était pas tout. Il devait y en avoir d’autres qui fouillaient les bois environnants. Les Indiens sont naturellement soupçonneux et remplis de stratagèmes.

— Je crains, dit Saül, s’adressant à Slocomb, que si vous nous quittez, vous ne nous jouiez le mauvais tour que vous nous avez déjà joué, auquel cas, nous ne nous reverrions pas avant demain matin. Ce n’est pas plaisant de rester en suspens, étranger. Nous vous donnerons une heure juste pour opérer votre reconnaissance ; si, au bout de ce temps, nous n’avons pas de vos nouvelles, nous pousserons en avant, vous comprenez ?

— Ça me va, répliqua Tom. Je ne suis pas d’une espèce commune, vous savez. Je suis le grand Corbeau du Nord, et je porte dans mes veines le sang de deux races. Mon sang ne circule pas comme chez les êtres ordinaires : le sang blanc, en moi, circule d’un côté, le sang ronge de l’autre. Je suis comme une horloge à double mouvement.

— Sans doute ! fit Vander avec impatience.

— Je m’aperçois que vous voulez que je m’en aille, aussi je m’en vas.

Le Corbeau battit des ailes ; mais Calamité, qui ne s’était point fait à ses habitudes, lui conseilla par un grognement significatif de ne pas pousser plus loin ses manifestations accoutumées.

— Voilà un chien diablement drôle, monsieur Iverson ! il ne paraît pas m’avoir en grande amitié ; toujours il m’épie, et il en viendra bientôt à ne pas permettre à mon naturel de se montrer. C’est un coquin de chat sauvage ; ça vaudrait la peine de lui chercher querelle, à ce polisson-là !

En disant ces mots, Tom Slocomb jetait sa carabine sur son épaule et partit aussi tranquillement que si le danger eût été pour lui une lettre morte. On l’eut bientôt perdu de vue. Kenneth le vit s’éloigner avec une certaine contrariété, non qu’il doutât de sa bonne volonté ou de son zèle, mais parce qu’il craignait que l’imprudence du Corbeau ne leur suscitât quelque difficulté. Néanmoins il garda ses appréhensions pour lui et chercha à tromper le temps, en causant avec Florella et Saül. Pendant une demi-heure, rien ne les troubla ; mais alors s’éleva une effroyable clameur, au milieu de laquelle on distinguait les croassements du Corbeau.

— Juste ce que je redoutais ! s’écria Kenneth ; ce hâbleur s’est embarqué dans un nouveau péril.

Saül Vander, qui avait voulu porter la carabine de Nick Whiffles en travers sur le devant de la selle, parut oublier complétement ses blessures. L’excitation rayonna dans ses yeux. Il se dressa sur ses arçons, saisit son arme, se pencha sur l’encolure du cheval, et, lui pressant les flancs avec ses talons, se précipita impétueusement vers l’endroit d’où le cri s’était fait entendre.

Iverson resta donc seul avec Florella. Il se trouva placé dans une position embarrassante. Son audace et son courage l’invitaient à voler au combat ; mais la galanterie lui défendait de quitter la jeune fille ; il demeurait près d’elle irrésolu. Indigné contre Slocomb, il tremblait pour le sort du guide. Remarquant son agitation, Florella en devina instinctivement la cause.

— Oh ! je vous conjure de ne me point abandonner, monsieur Iverson, lui dit-elle. La profondeur et les ténèbres de cette forêt me comblent d’effroi ; je m’attends à tout instant à voir sortir un sauvage de ces buissons.

— N’ayez point peur, je ne vous délaisserai pas, répondit Kenneth.

— Pardonnez-moi ma faiblesse, monsieur. La continuité des dangers m’a rendue nerveuse ; mon imagination est devenue pour moi un instrument de torture. Chaque feuille que froisse le vent, chaque brin d’herbe qui frissonne m’épouvante, répondit Florella d’un ton ému.

— Je vous comprends, mais vous pouvez compter sur moi, dit chaleureusement Kenneth.

Pendant qu’il parlait un coup de feu retentit.

— Voilà, j’en suis sûr, la carabine de Nick Whiffles qui commence son discours ! s’écria le jeune homme.

Calamité dressa ses oreilles à ce son bien connu et partit rapidement. Kenneth voulut le retenir, mais ce fut en vain.

— On dirait qu’il comprend la voix de la carabine de son maître, dit-il.

Plusieurs autres détonnations se succédèrent.

— Nous n’y pouvons rien, murmura Kenneth d’un accent chagrin. Il nous faut passivement attendre l’issue de cette affaire. La témérité de Saül Vander m’étonne, pourtant.

— Chut ! pas si haut ! Il me semble avoir entendu des pas, balbutia Florella.

— Non, ce sont les battements de votre cœur. Soyez calme, je vous en conjure, repartit Iverson d’un ton qui voulait se montrer dégagé, mais n’était réellement pas des plus fermes.

À cet instant, une voix de stentor domina tous les autres bruits.

— Je suis le grand Ours polaire du Nord, c’est moi qui vous le dis, misérables Peaux-rouges. Arrivez, si vous voulez. La mort vous attend, reptiles. N’avez-vous jamais entendu parler du Corbeau de la rivière Rouge ? ne m’avez-vous jamais entendu exprimer mon animosité naturelle, hein ? Couah ! couah ! couah !

Il n’est pas trop possible de bien prendre l’effet de ces imitations uniques à pareil moment et dans de telles circonstances. Elles se réverbéraient à travers les sombres arceaux de la forêt avec une âpreté terrifiante.

— Quel être singulier ! exclama Florella. Son cri a quelque chose de surhumain et d’horrible.

— Je suis un déluge, une catastrophe inénarrable, un immense bûcher d’agonie, moitié rouge, moitié blanc et le phénomène naturel de la terre ! Couah ! couah ! couah !

— Oh ! l’assommant personnage ! maugréa Kenneth. Il va nous amener, sur le dos, tous ces brigands de Pieds-noirs. Nous aurions bien mieux fait de le quitter. Il n’est propre qu’à engendrer le mal.

Iverson se trompait. Ces vociférations causèrent leur salut, car les Indiens, naturellement superstitieux et croyant qu’aucun blanc, dans son bon sens, n’oserait faire un tel vacarme, à moins d’avoir derrière lui de puissants renforts, battirent en retraite, après avoir perdu deux des leurs. Ils s’imaginaient que le Corbeau de la rivière Rouge était un grand jokasseed[1] et que l’heure n’était pas propice pour vaincre un ennemi aussi formidable. Saül et Tom revinrent aussitôt, l’un exalté par son triomphe et l’autre recommençant à souffrir de ses blessures.

— Où est le chien ? demanda anxieusement Kenneth.

— Pas loin, je gage, répondit Slocomb. Ah ! le voici qui arrive, le museau ensanglanté. Ce méchant chat sauvage s’est mis dans quelque vilaine affaire.

— Nous l’avons échappé belle, dit Saül, essuyant son front couvert de sueur. Quand j’ai entendu le hurlement des Peaux-rouges, ça m’a rajeuni de dix ans ; car, voyez-vous, à cheval comme j’étais, une carabine à la main, comme un franc trappeur, le sang m’a bouillonné dans les veines et m’a fait oublier mes petites contusions. Je pensais a ma chérie aussi, et vous comprenez !

— Mais que sont devenus nos ennemis ? interrogea Iverson.

— Les cris de notre ami le Corbeau leur ont donné la chair de poule. Et je ne les en blâme pas, car je veux être scalpé, si j’avais jamais été assourdi par des croassements aussi impitoyables. Cependant le bien naît quelquefois du mal. Les Indiens se sont enfui et, en profitant du temps, nous gagnerons le fort sans encombres.

Cette déclaration ranima l’espérance dans le cœur de la pauvre Florella. Du reste, la prévision était juste. Au moment où l’aube parut, ils s’arrêtèrent à la porte du fort Charlotte, où ils furent cordialement reçus. Mais le lendemain de leur arrivée. Calamité disparut soudainement.



  1. Magicien.