Les Pierres de Venise/Chapitre 5

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Traduction par Mathilde P. Crémieux.
Renouard (p. 115-154).

CHAPITRE V

LE PALAIS DUCAL


Au commencement du chapitre précédent, il a été dit que l’art gothique, à Venise, fut séparé en deux périodes distinctes par la construction du Palais Ducal, et que, dans leurs plus imposantes parties, tous les édifices particuliers qui furent construits pendant un demi-siècle s’en inspirèrent plus ou moins.

Le Palais Ducal fut, en effet, la grande œuvre de Venise, le principal effort de son imagination. Pendant une longue série d’années, les meilleurs architectes dirigèrent sa maçonnerie, les meilleurs peintres sa décoration ; et nous pouvons noter, en témoignage de l’influence qu’il exerça sur ceux qui le virent s’élever, que, tandis que dans toutes les villes d’Italie, on construisait les palais et les églises dans une variété de formes de plus en plus originales et hardies, la majesté de cet unique monument eut le pouvoir d’arrêter en plein épanouissement, l’imagination gothique ; de calmer, d’un seul coup, son ardeur d’innovation; de lui interdire la recherche de nouveaux types, la création d’une œuvre encore plus séduisante.

Le lecteur admettra difficilement que, tandis que l’invention architecturale s’anéantissait ainsi — semblable à Narcisse — dans sa propre contemplation, les comptes rendus de cette construction si admirée, si chérie, soient tellement confus qu’on se demande souvent à quelle partie du Palais ils se rapportent et que, encore actuellement les meilleurs archéologues de Venise soient en discussion pour décider si la façade principale date du XIVe ou du XVe siècle. Il nous faut, naturellement, trancher cette question avant de formuler une conclusion sur le style de l’oeuvre : nous devons pour cela, passer en revue l’histoire complète du Palais et des monuments qui s'y rattachent. J’espère que cette revue ne paraîtra pas fastidieuse ; elle apprendra, en tout cas, certains faits qui jettent de curieuses clartés sur le caractère vénitien.

Avant tout, il est nécessaire de familiariser le lecteur avec les divisions et le nom des principales parties du Palais, telles qu'elles subsistent actuellement, sans quoi il ne pourrait comprendre les documents qui les men- tionnent[1].

Il sera donc entendu que le côté qui regarde la Piazzetta sera appelée par nous « la façade de la Piazzetta » celui delà Riva dei Schiavoni (quai des Esclavons), « la façade delà Mer »), le troisième côté, à droite, sera « la façade du Rio ». On ne voit rien du quatrième côté qui va rejoindre la basilique de Saint-Marc, étroitement unie au Palais Ducal.

Le Rio, ou Canal, est généralement considéré par le voyageur avec un grand respect, voire même avec horreur, parce qu’il coule sous le pont des Soupirs. Il est pourtant une des principales artères de la ville. Ce pont et ce canal occupaient, dans l'esprit des Vénitiens, la même place que « Fleet Street » et « Temple Bar » chez un habitant de Londres — au temps, du moins, où Temple Bar était, à l'occasion, décoré de têtes humaines. Les deux constructions se ressemblent d'ailleurs par la forme.

Pour concevoir une idée sommaire de l’aspect et de la distribution du Palais Ducal, il faut nous supposer arrêtés en face de lui sur la lagune. Nous avons devant nous la façade de la Mer ; à gauche, en retour, la façade de la Piazzetta et à droite, en perspective fuyante, la façade du Rio. Le pont qui traverse le Rio et qui joint les deux quais sur la Riva dei Schiavoni, est le « pont de la Paille ». Je crois qu'il fut appelé ainsi parce que les bateaux qui apportaient de la paille du continent la vendaient d'habitude à cette place. Un peu plus loin, le Rio est traversé par le « Pont des Soupirs ».

L’angle du Palais Ducal formé par la rencontre des deux façades de la Mer et du Rio s’appellera « l’angle de la Vigne », parce qu’il est décoré d'un grand groupe sculpté qui représente l’Ivresse de Noé. L'angle opposé au coin de la Piazzetta, s’appellera « l’angle du Fuguier » ; il représente la chute de l’homme. Là commence la façade de la Piazzetta qui s’étend jusqu’au troisième angle, appelé — nous en expliquerons la raison — « l’angle du Jugement ». Dans le carré intérieur formé par le Palais Ducal se trouve sa grande Cour, avec ses célèbres puits ; elle est fermée, au fond, par de fantaisistes petites constructions, datant de la Renaissance, qui rejoignent Saint-Marc et font face à l’escalier des Géants.

La grande façade de la Mer regarde le Sud. Les deux fenêtres de droite, décorées de pierres découpées et qui sont posées plus bas que les autres, pourront être appe- lées « fenêtres de l’Est ». Deux autres, leur ressemblant, ornées des mêmes sculptures, sont placées au même niveau, sur l’étroit canal ; nous les appellerons « fenêtres du Canal ». Après elles, sur ce sombre côté du Palais, s’élève une longue suite de riches constructions à quatre étapes dont nous n’aurons pas à nous occuper, car elles datent de la Renaissance.

La façade de la Mer et celle de la Piazzetta se composent d’une épaisseur de murs massifs et polis soutenus par deux étages de piliers posés l’un sur l’autre. Si les plafonds et les parquets des deux étages inférieurs étaient enlevés, il resterait la forme d’une basilique : deux murs élevés, supportés par deux rangées de colonnes et surmontés d’un toit pointu, peu élevé.

Les deux étages inférieurs, entièrement modernisés, sont divisés en petites salles confuses où ne se rencontrent aucuns vestiges de l’ancienne construction. On n’en pourrait retrouver qu’après de très longues investigations et en soulevant les plâtres modernes. Sans nous troubler, des subdivisions de ces étages, passons à celles de l’étage supérieur qui sont d'une haute importance.

Et d’abord, expliquons au lecteur comment les deux fenêtres de l’est ont été percées plus bas que les quatre autres de la même façade. C’est un des plus remarquables exemples des sacrifices consentis par l’Idée gothique en. faveur des convenances intérieures.

La partie du Palais où sont situées ces deux fenêtres fut tout d’abord bâtie et divisée en quatre étages, afin d’avoir le nombre de pièces nécessaires. Au commencement du XIVe siècle, il fallut créer une autre salle, grande et magnifique, pour les réunions du Sénat. On la construisit à côté du vieux bâtiment et, comme on n'avait besoin que d’une salle, on n’en partagea pas la hauteur en deux étages: on lui laissa l’élévation entière qui se trouva en réelle harmonie avec son immense longueur et sa largeur. On se demanda alors comment on placerait les fenêtres : serait-ce sur la même ligne que les deux autres ou au-dessus ? Le plafond de la nouvelle salle devait être décoré de peintures par les meilleurs maîtres vénitiens; il était donc aussi nécessaire de rapprocher les fenêtres d’un toit si glorieux que de donner à la Chambre du Conseil une lumière sereine ; pour cela il valait mieux la faire pénétrer en larges ondes qu’en petits torrents interrompus. Un architecte moderne, terrifié à l’idée de violer la symétrie extérieure, aurait sacrifié, du même coup, les peintures et le bien-être du Conseil. Il aurait placé ses larges fenêtres au niveau des deux autres et aurait ouvert, au-dessus d'elles, de plus petites fenêtres semblables à celles du dernier étage du vieux bâtiment, comme si cet étage supérieur eût été continué tout le long de la façade. Mais le vieux Vénitien, avant de pensera sa propre réputation, songea à mettre les belles peintures en valeur et le Sénat à l’aise; sans hésiter, il ouvrit les fenêtres à la hauteur exigée par les proportions de la salle, et il laissa à l’extérieur du monument le soin de prendre sa défense. Et je crois que l’ensemble gagna à cette irrégularité dans les espaces de murs s’étendant au-dessus et au-dessous des fenêtres.

Sur la partie du mur qui fait face à l’extrémité Est, entre la seconde et la troisième fenêtre de la salle du Grand Conseil est peint « le Paradis » du Tintoret, nous appellerons ce mur « le mur du Paradis ».

Presque au milieu de la façade, entre la première et la seconde fenêtre de la salle du Grand Conseil, est une grande fenêtre ouvrant sur un balcon qui est un des principaux ornements du Palais, nous l’appellerons « le Balcon de la Mer ».

La façade qui regarde la Piazetta est presque semblable à celle de la Mer, mais elle a été dans sa plus grande partie, bâtie au XVe siècle, alors que les gens étaient devenus partisans de la symétrie : les fenêtres sont toutes au même niveau; deux d’entre elles éclairent l’extrémité ouest de la salle du Grand Conseil; une autre éclaire une petite pièce anciennement appelée « la qua- rantia civil nuova »; les trois autres et la grande fenêtre du milieu, ornée d’un balcon comme celle de « la façade de la Mer », éclairent une autre grande salle, celle « du Scrutin » ou « Salle d’Enquête » qui s’étend jusqu'à l’extrémité du Palais, au-dessus de la « Porta délia Carta ».

Le lecteur connaît assez, maintenant, la topographie du monument actuel pour suivre aisément son histoire.

Nous avons vu, plus haut, que les trois principaux types de l'architecture vénitienne furent le Byzantin, le Gothique et la Renaissance.

Le Palais Ducal, la grande oeuvre de Venise, fut successivement bâti dans les trois styles. Il y a eu un Palais Ducal byzantin, un Palais Ducal gothique et un Palais Ducal Renaissance. Le second remplaça entièrement le premier; s’il en reste quelques vestiges, ils ne peuvent consister qu'en quelques pierres. Mais le troisième ne remplaça le second qu’en partie et le monument actuel est formé par la réunion des deux styles.

Nous allons passer en revue l’historique de chacun de ces palais.

1° LE PALAIS BYZANTIN

Dans Tannée de la mort de Charlemagne (813), les Vénitiens résolurent de faire de l’île de Rialto le siège du gouvernement et la capitale de leur État. Leur doge, Angelo ou Agnello Participazio, prit immédiatement de vigoureuses mesures pour augmenter le petit groupe de constructions qui devaient former le noyau de la future Venise. Il nomma des agents chargés de surveiller l’exhaussement des bancs de sable pour assurer les fondations, et de jeter des ponts de bois sur les canaux. Pour les besoins religieux, il bâtit l’église Saint-Marc et, sur l’emplacement du Palais Ducal actuel, il éleva un Palais pour l'administration du gouvernement.

L’histoire du Palais Ducal commença donc dès la naissance de Venise : à ce qu'il en reste aujourd’hui est confié le dernier témoignage de sa gloire.

On sait fort peu de chose sur la situation exacte et sur la forme du Palais de Participazio. Sansovino le place près du pont de la Paille et sur le grand canal[2], tourné vers Saint-Georges, c'est-à-dire à la place qu’occupe aujourd'hui la façade de la Mer ; mais il rapporte simplement la croyance populaire de son temps. Nous savons actuellement que le Palais s’élevait à peu près sur son emplacement présent avec une importante façade sur la Piazetta à laquelle, nous le verrons plus tard, le palais actuel fut incorporé. Nous voyons aussi, dans le récit de Sagornino que, lors de la visite de l’empereur Othon au doge Pietro Orseolo II. ce monument déployait une certaine magnificence. Le chroniqueur dit que l’empereur examina avec soin la beauté du Palais, et les historiens vénitiens se montrèrent fiers de ce que la construction fût digne de l’examen d'un empereur. Le Palais venait d'être réparé après avoir beaucoup souffert d’un incendie, pendant la révolte de Candiano IV[3]. Il avait été richement orné par Orseolo que Sagornino désigne comme ayant aussi « décoré la chapelle du Palais Ducal (Saint-Marc) avec des ornements de marbre et d’or ». On ne peut mettre en doute qu’à cette époque, le Palais ressemblait aux autres édifices byzantins de la ville, tels que « Il Fondaco dei Turchi » etc., qu’il inspira à son tour, et qui étaient, comme lui, couverts de sculptures et richement ornés d’or et de couleur.

Dans l’année 1106, le Palais subit, pour la seconde fois, les ravages du feu[4]. En 1116, il était réparé lorsqu’il reçut un nouvel empereur : Henry d’Allemagne, et fut de nouveau honoré des louanges impériales.

Entre 1173 et la fin du siècle, il semble avoir été réparé et fort agrandi par le doge Sébastien Ziani. Après cet agrandissement, signalé par Sansovino, le Palais parait être resté en repos pendant un siècle : c’est au commencement du XIVe siècle que furent entrepris les travaux du Palais gothique. Jusque-là, le vieux monument byzantin avait conservé la forme que lui avait donnée Ziani, — je le désignerai donc comme « le palais Ziani ». Les seuls chroniqueurs qui parlent clairement de lui jusqu'en 1422, disent qu’il fut construit par Ziani. « Le vieux Palais dont il reste aujourd'hui la moitié, fût bâti, nous le voyons, par Sébastien Ziani » : ainsi parle la Chronique de Pietro Dolfino.

2° LE PALAIS GOTHIQUE

Le lecteur doit se souvenir que l’important changement survenu dans le gouvernement vénitien, changement qui consolida le pouvoir entre les mains de l’aristocratie, eut lieu vers 1297, sous le doge Pietro Gradenigo, ainsi jugé par Sansovino : « Un homme vif et prudent, doué d’une grande décision et d’une grande éloquence. Il posa, si on ose parler ainsi, les fondations éternelles de sa République par les règles admirables qu’il introduisit dans le gouvernement ».

Nous avons aujourd’hui le droit de douter qu’elles fussent admirables, mais on ne peut contester ni leur importance ni l’énergique volonté et l’intelligence du doge. Venise était alors au zénith de sa puissance, et l’héroïsme de son peuple déployait son essor dans toutes les parties du monde. L’acquiescement donné par le peuple à l’établissement du pouvoir aristocratique prouve le respect qu’il ressentait pour les familles qui avaient été les principaux instruments de cette haute prospérité.

Le « Serrar del Consiglio » limita le nombre des sénateurs qui acquirent, par là, une dignité plus forte que par le passé. Le changement de caractère de cette Assemblée fut naturellement suivi de certaines modifications dans l’aménagement et dans la décoration de la salle où elle siégeait.

Nous lisons, dans Sansovino, que, en 1301, sous le doge Gradenigo, fut commencée, sur le Rio del Palazzo, une autre salle terminée en 1309, et que, dans cette année, le Grand Conseil y tint sa première séance. Le Palais gothique fut donc commencé pendant la première année du XIVe siècle et, de même que la fondation du Palais byzantin avait été contemporaine de la fondation de l’Etat, celle du Palais gothique coïncida avec l’avènement du pouvoir aristocratique. Considéré comme la représentation principale de l’école d'architecture vénitienne, le Palais Ducal est le Parthénon de Venise et Gradenigo, son Périclès.

Sansovino, avec une prudence très fréquente chez les historiens vénitiens lorsqu'ils faisaient allusion à des faits tenant au « Serrar del Consiglio » n’indique pas spécialement la cause qui nécessita cette nouvelle salle, mais la Chronique de Sivo est un peu plus explicite : « En 1301, on décida de construire une grande salle pour la réunion du Grand Conseil, et on éleva la salle qui s’appelle maintenant la salle du Scrutin ». Maintenant veut dire l’époque où fut écrite la Chronique de Sivo ; depuis longtemps déjà la salle était détruite et son nom avait été donné à une salle située de l’autre côté du Palais.

Je prie le lecteur de bien se souvenir que cette date de 1301 marque l’avènement de la grande époque architec turale où se montrent unis,dans les travaux du Palais Ducal, les premiers efforts énergiques du pouvoir aristocratique et du style gothique. Ainsi commencés, ces travaux continueront, presque sans interruption, pendant toute la période de la prospérité vénitienne. Nous les verrons s’emparer du Palais Ziani et prendre sa place, pierre à pierre. Quant le Palais Ziani fut détruit, ils continuèrent à se développer, entourant le carré jusqu’à ce que, au XVIe siècle, ils rejoignissent leur point de départ du XIVe siècle. Ils poursuivirent leur œuvre au delà de cette jonction, détruisant ou recouvrant leur propre commencement, pareils au serpent de l’Éternité qui cache sa queue dans ses joues.

Nous ne pouvons donc pas voir l’endroit précis où se rejoignirent la force et le dard du reptile, c’est-à-dire la salle bâtie par le doge Gradenigo, mais n’oublions pas cette date.

La salle Gradenigo occupait un point de la façade du Rio, derrière la place actuelle du pont des Soupirs ; elle fut probablement située au premier étage. La grande façade du Palais Ziani étant, comme je l’ai dit, sur la Piazetta, cette salle en fut éloignée, isolée autant que possible ; le secret et la sécurité étaient les principales conditions à lui assurer.

Mais le Sénat nouvellement constitué eut encore besoin d’apporter d’autres modifications à l’ancien palais. Une phrase courte, mais très significative, de Sansovino s'ajoute à la mention de la salle récemment construite : « Il y eut, tout près d'elle, la Chancellerie et la Gheba ou Gabbia qu'on appela plus tard la Petite Tour ».

Gabbia veut dire « cage » et il est établi que certaines chambres furent ajoutées à cette époque — au faîte du Palais et sur la façade du Rio — chambres du quatrième étage qui servirent de prisons et qui étaient encore employées à cet usage au commencement du XVIIe siècle. Une tour séparée renfermant des séries de chambres, fut élevée tout exprès, dans le but de laver le gouvernement de l’accusation constamment portée contre lui par des historiens ignorants ou partiaux, d’user d'une cruauté inutile envers les prisonniers. La légende des « Plombs » du Palais Ducal est complètement fausse; au lieu d’être de petites fournaises sous les toits, les chambres des prisonniers étaient confortables, ayant de bons toits de bois et soigneusement ventilées.

La nouvelle salle et les prisons étant construites, le Grand Conseil siégea pour la première fois en l’année 1309, dans sa salle écartée donnant sur le Rio. Observez maintenant la marche significative des événements : le nouveau pouvoir était à peine établi qu’il fut, en 1310, troublé par la conspiration des Tiepolos. A la suite de cette conspiration, le Conseil des Dix fut créé, toujours sous le doge Gradenigo qui, ayant terminé son œuvre et laissant l’aristocratie vénitienne armée de ce pouvoir terrible, mourut en 1312. — Quelques-uns prétendirent qu’il fut empoisonné. — Marino Giorgio, qui lui succéda ne régna qu'une année. Le gouvernement heureux de Jean Soranzo vint ensuite, sans apporter aucune modification au Palais Ducal. Il eut pour successeur Francesco Dandolo. Les sculptures de son tombeau, qu’on voit encore dans le cloître de la Salute, peuvent être comparées à celles du Palais Ducal. Dans la chronique de Savino, on parle de lui en ces termes : « Le Doge fit aussi élever la grande porte d’entrée du Palais, au-dessus de laquelle est sa statue ; le gonfalon en main, il est agenouillé aux pieds du Lion de Saint-Marc ».

Les sénateurs, après avoir fait construire la Chambre du Conseil et les prisons, réclamèrent donc, pour que leurs Magnificences pussent y passer, une porte plus importante que celles du Palais Ziani. Elle est mentionnée deux fois dans les comptes du gouvernement qui, heureusement, ont été conservés.

« 1335. 1erjuin. — Nous, Andréa Dandolo et Marc Loredano, procurateurs de Saint-Marc, avons payé à Martin, le tailleur de pierre et à ses associés... (3 livres et quinze gros sous, d'après Cadorin), pour la pierre dans laquelle a été taillé le lion qui est sur la porte du Palais ».

« 1344- 4 novembre. — Nous avons payé trente-cinq ducats d'or pour les feuilles d'or qui ont servi à dorer le lion qui est sur la porte de l'escalier du Palais ». On n'est pas d’accord sur la position exacte de cette porte, mais cela est indifférent puisqu’elle a disparu depuis longtemps. Elle a été remplacée par la Porta délia Carta.

Avant que la porte ornée du lion fut terminée, on avait découvert la nécessité de nouvelles améliorations, le Sénat trouvant sa récente Chambre du Conseil d’une exiguïté gênante et, environ trente ans après son édification, il s’inquiéta de savoir où on pourrait bien en construire une autre plus grande et plus magnifique. Le gouvernement n'était pas confortablement installé ; on trouvait, sans doute, quelle médiocrité dans la taille insuffisante de la salle du Grand Conseil et dans sa situation à l’écart sur le Rio. Je trouve la première. mention de ce qui fut décidé à ce sujet, dans la chronique de Caroldo.

« 1340. — Le 28 décembre de l'année passée, Maître Marco Erizzo , Nicolo Soranzo et Tomaso Gradenigo furent choisis pour examiner où devrait être élevée la nouvelle salle où se réunirait le Grand Conseil... Le 3 juin 1341, le Grand Conseil élut deux procurateurs chargés de surveiller les travaux de cette salle, avec un salaire annuelle de 80 ducats ».

On trouve dans les archives, des notes constatant que ce fut le 27 décembre 1340 que fut remis au Grand Conseil le rapport concernant cette importante question et que fut rendu le décret ordonnant la construction d’une nouvelle salle sur le Grand Canal. La salle qui existe aujourd’hui est celle qui fut commencée alors ; sa construction renferme tout ce qu’il y a de plus beau dans le Palais Ducal actuel : les riches arcades des étages inférieurs furent élevées pour soutenir cette salle du Grand Conseil.

En disant que cette même salle existe actuellement je ne prétends pas qu’elle n’ait subi aucune modification : nous verrons, au contraire, qu’elle a été réparée maintes fois et que certaines parties de ses murailles ont dû être reconstruites, mais elle est encore debout à sa place et dans sa forme primitives et, par un coup d’œil jeté sur la position qu’occupent ses fenêtres, on comprendra que tout ce qu’on peut connaître du dessin de cette façade doit être glané dans les détails enregistrés sur la construction.

Cadorin nous en fournit plusieurs d’une grande importance sur les travaux de 1342 et 1344 ; puis un autre, en l'an 1349, établissant qu’on allait reprendre la construction interrompue pendant la peste; et enfin, un dernier en 1862, qui mentionne la salle du Grand Conseil comme ayant été négligée et étant tombée « en grande désolation », mais on venait de décider qu'on allait l'achever sur-le-champ.

L’interruption avait eu pour cause, en plus de la peste, la conspiration de Faliero et la mort violente du maître constructeur. L’œuvre fut reprise en 1862 et terminée en trois années, si rapidement que Guariante put peindre son « Paradis » sur les murs en 1365, ce qui prouve que, à cette époque, le plafond était posé. Les aménagements et les décorations furent néanmoins lents à se compléter ; les peintures du plafond ne furent exécutées qu’en 1400. Elles représentaient un ciel brillant d'étoiles, c’était — d’après Sansovino — les armoiries du doge Sténo. En ce temps-là, presque tous les plafonds et les voûtes de Venise étaient couverts d’étoiles qui ne provenaient d'aucun blason, mais Steno réclama de par son noble titre de stellifer, une part importante dans la décoration de la salle ; deux tablettes furent scellées dans le mur, de chaque côté de la grande fenêtre donnant sur la mer, avec cette inscription :

« MILLE QUADRICENTE CURRERANT QUATUOR ANNI HOC OPUS ILLUSTRIS MICHAEL AUXIT »

C’est réellement à ce Doge que nous devons le beau balcon de cette fenêtre, bien que certains des travaux qui la surmontent soient de date plus récente : il est même à supposer que les tablettes ont dû être enlevées et rescellées dans un mur nouveau. Le travail de ces décorations dura soixante années.

Le Grand Conseil siégea pour la première fois dans cette salle en 1423 ; c’est l’année où le Palais Ducal gothique fut entièrement terminé. La construction avait absorbé les énergiques efforts de toute la période que j’ai indiquée comme ayant été le summum de la vie de Venise.


3o LE PALAIS RENAISSANCE

Je retourne en arrière de quelques pas pour être certain que le lecteur comprend parfaitement quel était l’état du Palais en 1423. Les travaux d’augmentation ou de rénovation avaient occupé — avec diverses interruptions — un espace de cent vingt-trois années. Trois générations, au moins, avaient tour à tour surveillé le développement graduel du Palais Ducal dans sa plus majestueuse symétrie, et avaient pu comparer les sculptures et les peintures qui le décoraient — brillantes de la vie, du savoir et des espoirs du XIVe siècle — aux rudes ciselures du palais Ziani. Le bâtiment magnifique qui venait d’être terminé et dont la nouvelle salle du Conseil était le pivot, fut couramment désigné à Venise sous le nom de « Palazzo Nuovo » et le vieil édifice byzantin qui tombait en ruines et dont la vétusté ressortait encore plus au voisinage de la belle construction s’élevant à ses côtés, s’appela le « Palazzo Vecchio ». Il occupait encore, dans Venise, la plus belle place. La nouvelle salle du Conseil avait bien été élevée du côté de la mer, mais alors, le large quai (la Riva dei Schiavoni) qui rend la façade de la Mer aussi importante que celle de la Piazzetta, n’existait pas. Il n’y avait qu’un étroit passage entre les piliers et l’eau, et le vieux palais Ziani s’étendait toujours sur la Piazzetta, gâtant, par sa décrépitude, la splendeur du carré où les nobles se rencontraient journellement. Chaque progrès dans la beauté du nouveau palais rendait plus pénible la différence existant entre les deux voisins et l’idée, encore vague, de détruire le vieux palais et de compléter, sur la Piazzetta, la splendeur de la façade de la mer, commença à germer dans les esprits. Mais, une mesure de rénovation aussi radicale n’avait pas été prévue par le premier projet du Sénat. D’abord la nouvelle salle, puis la porte, puis une plus grande salle ; tout cela avait été considéré comme des additions nécessaires, mais n’entraînant pas la reconstruction complète du nouvel édifice. Le trésor était épuisé et l’horizon politique, assombri, rendait plus qu’imprudente l’adjonction de l’énorme dépense que nécessiterait un tel projet : le Sénat, redoutant sa propre faiblesse, et désireux de mettre obstacle aux entraînements de son propre enthousiasme, rendit un décret — dernier effort de celui qui redoute une violente tentation et cherche à en détourner ses pensées, — par lequel il déclara que non seulement le Vieux Palais ne serait pas détruit, mais qu’il était interdit de proposer sa reconstruction. Le désir que chacun en éprouvait secrètement aurait rendu impossible toute discussion impartiale ; le sénat sentait trop que celui qui proposerait une pareille motion serait assuré de réussir.

Le décret ainsi rendu contre la faiblesse de chacun interdisait sous peine d’une amende de mille ducats, de faire allusion à la reconstruction du palais. Mais les sénateurs avaient estimé leur enthousiasme à un trop bas prix ; il se trouvait, au milieu d’eux, un homme que la perte de mille ducats ne put empêcher de proposer ce qu’il crut utile au bien de l’État.

Le prétexte pour formuler cette motion fut fourni par l’incendie qui, en 1419, attaqua, à la fois, l’église Saint-Marc et la portion du palais donnant sur la Piazzetta. Je cite, pour ce qui s’ensuivit, le récit de Sanuto :

« On se mit donc, en toute diligence et grand soin à réparer et à orner somptueusement, d’abord la maison de Dieu ; pour la maison des Princes, on marcha moins vite, car il ne plaisait pas au Doge (Tomaso Mocenigo), de la réparer dans sa forme primitive, et la parcimonie des vieux Pères était si grande qu’on ne pouvait la rebâtir plus belle. La loi, d’ailleurs, condamnait à une amende de mille sequins celui qui proposerait de jeter bas le vieux palais et de le reconstruire plus richement, ce qui occasionnerait une trop forte dépense. Mais le Doge, qui avait l’âme généreuse et qui mettait l’honneur de sa ville au-dessus de tout, fit porter les mille ducats dans la chambre du sénat et proposa de rebâtir le palais, disant que, puisque le feu avait, en grande partie, détruit l’habitation ducale, (non seulement son palais particulier, mais aussi les bureaux des affaires publiques), on devait considérer cet événement comme un avertissement du Ciel d’avoir à rebâtir le palais plus dignement, dans un style approprié à la hauteur où, par la grâce de Dieu, était parvenue la puissante Venise. Il ne proposait cela ni par ambition, ni par intérêt personnel : pour l’ambition, il pensait avoir prouvé, au cours de sa vie, qu’il avait traversé de nombreuses années sans lui obéir ni dans les affaires de la ville, ni dans ses démêlés avec l’étranger; il avait uniquement pensé, d’abord à la justice, puis au bien du pays et à l’honneur du nom vénitien ; quant à ce qui regardait son intérêt particulier, il n’aurait pas, sans l’incendie, changé quoi que ce fût au palais pour le rendre plus somptueux ou lui donner une forme plus belle ; pendant les nombreuses années qu’il y avait passées, il n’y avait apporté aucune modification et s’était contenté de ce que ses prédécesseurs lui avaient laissé. Il savait bien, d’ailleurs, que si les sénateurs consentaient à rebâtir le palais, ainsi qu’il les en conjurait, il était trop vieux et trop brisé par les fatigues de sa vie pour que Dieu ne le rappelât pas à lui avant que les murs fussent sortis de terre. En conséquence, on pouvait croire qu’il ne formulait cette demande que pour l’honneur de la ville et du duché, puisqu’il ne profiterait jamais de l’amélioration qu’il laisserait à ses successeurs. » Il ajouta que « afin d’obéir à la Loi, comme il l’avait toujours fait, il avait apporté avec lui les mille ducats de l’amende qu’il avait encourue, prouvant ainsi à tous qu’il agissait pour le bien de l’État et non pour son propre avantage. » Personne, ajoute Sanuto — n’osa, ni même ne désira s’opposer au vœu du Doge et les mille ducats furent, à l’unanimité, consacrés aux dépenses de la construction. On se mit rapidement à l’œuvre… mais, comme l’avait prévu Mocenigo, il termina sa vie peu après : il vit à peine le commencement de la nouvellu construction. »

Il ne s’agissait, bien entendu, de détruire que le vieux palais. À cette époque, la nouvelle salle du Grand Conseil, qu’on avait mis cent ans à construire, n’était pas encore terminée et ce que nous appelons aujourd’hui le Palais Ducal renfermait, dans l’esprit des vieux Vénitiens, quatre bâtiments distincts. Il y avait le Palais, les prisons d’Etat, la maison du Sénat et les bureaux des affaires publiques ; en un mot, c’était Buckingham Palace, la Tour des anciens jours, le parlement et Downing street réunis dans un seul monument. C’était du Palais seul, résidence du Doge et de la plupart des bureaux, que Mocenigo avait demandé la destruction et la reconstruction.

C’est en 1422 que le décret de reconstruction du vieux palais réclamé par Mocenigo fut rendu. Le Doge mourut l’année suivante et Francesco Foscari fut nommé à sa place, le 3 avril 1423, d’après la chronique de Caraldo ; le 23, d’après d’autres qui paraissent plus exactes. Le jour où Foscari entra au Sénat en qualité de Doge fut le jour de l’inauguration de la nouvelle salle du Grand Conseil. Le 27 mars de l’année suivante, le premier coup de marteau fut frappé sur le palais Ziani.


Ce premier coup de marteau fut le premier acte de la période dite de a la Renaissance ». Il fut le glas de l’architecture vénitienne et de Venise elle-même. L’époque rayonnante de sa vie était close ; le déclin avait déjà commencé. Il date, pour moi, comme je l’ai déjà dit, de la mort de Mocenigo ; une année ne s’était pas écoulée depuis que le grand Doge avait été appelée à rendre ses comptes. Pour cette fois, son patriotisme, toujours sincère, s’était trompé : dans son zèle pour la gloire de la Venise future, il avait oublié ce qui était dû à la Venise d’autrefois ; mille palais pouvaient s’élever sur ses îles surchargées, mais aucun d’eux ne pouvait prendre la place ni rappeler le souvenir de celui qui avait été, dès l’origine, bâti sur le rivage désert. Il tomba et, comme si elle eût perdu son talisman, Venise ne refleurit plus.

Je n’ai pas l’intention de suivre, dans leurs détails compliqués, les travaux exécutés sous Foscari et sous les Doges qui lui succédèrent, jusqu’à ce que le Palais acquît sa forme actuelle, car je ne m’occupe ici que par exception de l’architecture du XVe siècle. J’indiquerai seulement les faits suivants : le palais Ziani fut détruit ; la façade de la Piazzetta, qui existe encore aujourd’hui, fut construite de façon à continuer, en lui ressemblant dans nombre de détails, la chambre du Grand Conseil. Elle fut conduite depuis la mer jusqu’à l’angle du Jugement, au delà duquel est la Porta della Carta, commencée en 1439 et terminée deux années après, sous le doge Foscari. Les constructions intérieures furent ajoutées par le doge Christopher Moro (l’Othello de Shakespeare) en 1462[5].

Le lecteur remarquera que nous avons fait le tour complet du palais, et que la construction de 1462 s’arrêta à la première salle du palais gothique — la nouvelle Salle du Conseil, commencée en 1301. Il restait peut-être encore quelques vestiges du palais Ziani entre les deux extrémités du Palais, ou bien — ce qui est plus probable — ses dernières pierres avaient disparu dans l’incendie de 1419 pour faire place aux nouveaux appartements du Doge. En tout cas, ce qui restait à cette place de bâtiments vieux ou neufs fut détruit par un autre grand incendie, en 1470, avec une telle portion du Palais, sur le Rio (bien que la salle de Gradenigo, qu’on appelait alors la salle « dei Pregadi », ne fût pas atteinte) qu’il devint indispensable de reconstruire le palais à l’extérieur et à l’intérieur, à partir du pont des Soupirs. Ces travaux furent confiés aux meilleurs architectes de la Renaissance à la fin du XVe et au début du XVIe siècle. Antonio Ricci commença l’Escalier des Géants et Pietro Lombardo le remplaça lorsqu’il disparut en emportant une somme considérable provenant des deniers publics. Les travaux durent être terminés vers le milieu du XVIe siècle. En suivant les ravages du feu, les architectes dépassèrent leur point de départ, et la construction de 1560 rejoignit celle de 1301-1340.

Mais le palais ne put rester longtemps sous une forme définitive : un autre terrible incendie, communément appelé « le grand feu », éclata en 1574 et détruisit l’intérieur de la salle du Grand Conseil avec ses précieuses peintures et toutes les pièces du haut sur la façade de la mer et sur une partie du Rio, ne laissant du monument qu’une enveloppe ébranlée par les flammes. Le Grand Conseil discuta pour savoir s’il ne fallait pas jeter bas cette ruine et reconstruire un palais entièrement neuf. On prit lavis de tous les grands architectes vénitiens sur le degré de sécurité des murs et la possibilité de les réparer. Les réponses, données par écrit, ont été conservées et l’abbé Cadorin les a publiées ; elles forment une des plus importantes séries des documents concernant le palais Ducal.

Je ne puis m’empêcher d’éprouver une satisfaction enfantine en constatant la ressemblance accidentelle de mon nom avec celui de l’architecte qui, le premier, parla en faveur des vieux murs : Giovani Rusconi ! D’autres, Palladio en tête, voulaient jeter bas le palais et en construire un nouveau sur des plans de leur façon, mais, à leur plus grande gloire, les meilleurs architectes, et surtout Sansovino, plaidèrent énergiquement la cause du palais gothique ; leur opinion prévalut. Il fut réparé avec une grande habileté et le Tintoret orna de sa plus belle œuvre le mur d’où « le Paradis » de Guariente avait disparu dans les flammes.

Les réparations entreprises à cette époque furent très considérables et pénétrèrent, à plusieurs reprises, dans le palais précédent : le seul changement important dans sa forme fut dû au transfert des prisons de l’autre côté du canal et à la construction, par Antonio da Ponte, du pont des Soupirs, chargé de les mettre en communication avec le Palais, devenu alors tel que nous le voyons aujourd’hui. Il a été, dans les cinquante dernières années, aussi barbarement défiguré que presque tous les monuments importants de l’Italie.


Nous avons maintenant toute liberté d’examiner certains détails du Palais Ducal sans élever des doutes sur leur date. Le lecteur remarquera que la construction étant à peu près carrée, on a dû donner à ses angles une certaine proéminence qui rendit indispensable de les enrichir et de les adoucir par des sculptures. Je ne pense pas qu’il puisse s’élever un doute sur ce point : si le lecteur veut prendre la peine de regarder quelques gravures de tours d’églises ou d’autres monuments carrés qui ont atteint une grande élégance de forme, il reconnaîtra que cet effet tient à certaines modifications adoucissant les angles aigus, soit par des arcs-boutants, soit par des tourelles ou par des niches, très ornées de riches sculptures.

Le principe de briser les angles est d’ailleurs particulier au style gothique. Il tient, en partie, à la nécessité de soutenir par des arc-boutants ou par des pignons de massives constructions faites avec des matériaux souvent médiocres ; en partie, au gothique guerrier qui demandait généralement une tour à ses angles, et en partie au déplaisir réel causé par la maigreur de certains effets produits par de larges espaces de murailles dont les angles étaient entièrement dépourvus d’ornements. Le Palais Ducal, en reconnaissant ce principe, fit à l’esprit gothique une concession plus complète que tout autre monument vénitien. Aucun angle, jusqu’à l’érection du Palais Ducal, n’avait été orné autrement que par un mince pilastre de marbre rouge et la sculpture était toujours réservée, comme dans les monuments grecs et romains, aux parties unies des murs. Si je ne me trompe, il n’y eut que deux exceptions, toutes deux à Saint-Marc : la hardie et grotesque gargouille de l’angle N.-O. et les angles saillants sortant des angles intérieurs de la coupole ; ces deux exceptions sont dues à l’influence lombarde. Et si j’ai, par hasard, oublié quelque autre cas semblable, je suis certain qu’on y reconnaîtra toujours l’influence du Nord.

Le Palais Ducal accepta complètement ce principe et réserva, pour ses angles, ses principales décorations. La fenêtre du milieu, qui paraît riche et importante sur la gravure fut entièrement refaite — nous l’avons vu — sous le Doge Sténo, au temps de la Renaissance ; nous n’avons aucune indication sur ce qu’elle était auparavant et le principal intérêt du plus vieux palais est concentré dans la sculpture des angles, ainsi disposée : les piliers des deux rangées d’arcades qui servent de supports, augmentent sensiblement d’épaisseur aux angles, et leurs chapiteaux augmentent de même en profondeur, en largeur et en richesse de sujets. Sur chaque chapiteau, à l’angle du mur, est posé un motif de sculpture consistant pour la grande arcade du bas, en deux figures — quelquefois plus — de grandeur naturelle : dans l’arcade supérieure, un ange tient un rouleau : au-dessus de ces anges s’élèvent des piliers tous surmontés d’une couronne de niches. Le tout forme une ligne de décoration non interrompue depuis le bas jusqu’au sommet de l’angle.

Il a été dit plus haut qu’un des angles du palais rejoint les constructions irrégulières unies à Saint-Marc et que, généralement, on ne le voit pas. Il ne restait donc à décorer que les trois autres angles : celui de la Vigne, celui du Figuier et celui du Jugement. Ces angles se composent, ainsi que nous venons de l’expliquer :

1o De trois grands chapiteaux-supports (arcade inférieure) ;

2o Au-dessus d’eux, de trois personnages sculptés (arcade inférieure) ;

3o De trois chapiteaux plus petits (arcade supérieure) ;

4o Au-dessus d’eux, de trois anges ;

5o De trois colonnes torses avec des niches.

Je décrirai les chapiteaux-supports en leur place, à côté de ceux de l’arcade inférieure ; il me faut d’abord signaler à l’attention du lecteur les sujets choisis pour les grandes figures au-dessus des chapiteaux. Elles sont bien, en effet, les véritables pierres angulaires de l’édifice et nous devons nous attendre à ce qu’elles nous démontrent autant le sentiment du constructeur que son habileté. S’il avait quelque chose à dire sur le but dans lequel il bâtit ce Palais, on peut être assuré qu’il l’aura dit ici ; s’il désirait particulièrement enseigner quelque leçon à ceux pour qui il travaillait, c’est ici qu’il l’aura fait ; et si les Vénitiens eux-mêmes ont désiré exprimer un certain sentiment dans le premier édifice de leur cité, c’est ici que nous sommes certains de le trouver inscrit.


Les deux angles de la Vigne et du Figuier appartiennent à l’ancien, au vrai Palais gothique ; le troisième appartient à l’imitation qu’en fit la Renaissance. C’est donc, dans les deux premiers angles, l’esprit gothique qui va nous parler ; et, dans le troisième, l’esprit de la Renaissance.

Le lecteur se souvient, j’en ai l’espoir, que le sentiment le plus caractéristique que j’ai signalé dans le cœur gothique était le franc aveu de sa propre faiblesse ; dans l’esprit de la Renaissance, au contraire, l’élément qui domine est une confiance résolue dans sa propre sagesse.

Ici, les deux esprits prennent eux-mêmes la parole :

La première sculpture du palais gothique est ce que j’ai appelé l’angle du Figuier.

Son sujet est la Chute de l’homme ;

La seconde sculpture est l’angle de la Vigne.

Son sujet est l’Ivresse de Noé.

La sculpture de la Renaissance est l’angle du Jugement :

Son sujet est le Jugement de Salomon.

Il est impossible de constater avec une trop grande admiration la signification de ce simple fait. Il semble que le Palais ait été construit à différentes époques, et préservé jusqu’à ce jour dans le seul but de nous faire comprendre la différence de tempérament des deux Écoles.

J’ai désigné la sculpture de l’angle du Figuier comme la plus importante, parce qu’elle forme la principale courbe du Palais, là où il tourne sur la Piazzetta. Le grand chapiteau qui supporte cet angle est beaucoup plus travaillé que celui qui surmonte l’angle de la Vigne, marquant ainsi la place proéminente qu’il occupait dans la pensée du constructeur. Il est impossible de dire lequel des deux angles fut élevé le premier, mais celui du Figuier est d’une exécution plus rude ; le dessin des personnages y est plus raide ; on peut donc supposer qu’il a été sculpté le premier.

Dans ces deux angles, l’arbre qui est le principal motif décoratif de la sculpture — figuier dans l’un, vigne dans l’autre — fut une adjonction nécessaire aux deux groupes, le tronc formant le véritable angle extérieur du Palais ; hardiment séparé de l’œuvre de pierre qui est derrière lui, il étend ses branches sur les personnages, de façon à envelopper, sur une hauteur de plusieurs pieds, chaque côté de l’angle du relief de son épais feuillage. Rien de plus majestueux et superbe que cette traînée de larges feuilles qui à l’angle du Figuier, entourent le fruit mûrissant, et cachent, dans leurs ombres, des oiseaux aux formes gracieuses, au plumage délicat. Les branches sont si fortes et la masse de pierre formant le feuillage sculpté, si considérable que, malgré la profondeur des entailles, l’œuvre est demeurée presque intacte. Il n’en est pas ainsi de l’angle de la Vigne où la délicatesse naturelle du feuillage et de ses vrilles a conduit le sculpteur à tenter un plus grand effort ; il a dépassé les limites de son art et il a taillé les branches supérieures avec une si excessive ténuité que la moitié de ces branches ont été brisées par les accidents auxquels la situation de cette sculpture l’exposait forcément. Ce qu’il en reste est cependant assez intéressant pour son extrême finesse pour que, malgré la disparition des masses centrales, qui détruit la beauté de l’ensemble, nous puissions retrouver dans la disposition très variée des feuillages tombants et dans les oiseaux placés sur les branches les plus légères, le grand talent de celui qui les assembla. J’ai déjà parlé de cette œuvre comme d’un exemple remarquable du naturalisme gothique : en réalité, il est impossible de pousser plus loin la reproduction de la nature que dans les fibres de ces branches de marbre et dans les vrilles si soigneusement finies : à noter spécialement les joints noueux de la vigne dans les légères branches supérieures. Dans certains endroits, le sculpteur a montré l’envers de la feuille et il a littéralement marqué chacune de ses côtes et chacune de ses veines, non seulement la côte qui soutient les lobes de la feuille, mais encore les veines irrégulières et sinueuses qui bigarrent les tissus membraneux : le sculpteur a pu ainsi donner à la feuille de vigne son aspect si particulier.

Comme dans toutes les sculptures primitives, les personnages sont très inférieurs aux feuillages, et cependant, certains aspects en sont si habilement rendus que j’ai hésité longtemps avant de croire que ces groupes ont été réellement exécutées dans la première moitié du XIVe siècle. Heureusement, leur date se trouve inscrite dans l’église de Saint-Siméon-le-Grand, qui renferme une figure couchée du saint, beaucoup plus belle de facture que la figure du Palais Ducal, mais pourtant si semblable à elle, qu’on ne saurait douter que Saint-Siméon inspira l’artiste qui sculpta la tête de Noé. Ce monument porte la date de 1317. Le statuaire, fier, à juste titre, de son œuvre, y inscrivit ainsi son nom :

« Celavit Marcus opus hoc insigne Romanis
Laudibus non parens est sua digna luanus. »

La tête de Noé, au Palais Ducal, évidemment travaillée avec le désir d’égaler cette statue, a la même profusion de cheveux flottants et de barbe, mais les boucles sont plus fines et plus raides ; les veines des bras et de la poitrine sont saillantes : le sculpteur était évidemment plus habitué aux belles lignes arrêtées des végétaux qu’à celles du corps humain. Aussi — ce qui est à remarquer chez un ouvrier de cette période — n’a-t-il pas su conter clairement son récit : le regret et l’étonnement sont si également peints sur les traits des trois frères qu’il est impossible de distinguer lequel est Cham.

On peut encore observer, comme une affirmation de la date du groupe, que les pieds des trois frères sont simplement protégés par une bande croisée autour de la cheville et du bas de la jambe, mode d’accoutrement qu’on retrouve dans presque toutes les statues sculptées à Venise de 1300 à 1380. Le voyageur peut en voir un exemple à 300 mètres du groupe de Noé, dans les bas-reliefs du tombeau du doge Andrea Dandolo (Saint-Marc) qui mourut en 1314.

Les figures d’Adam et d’Ève, sculptées de chaque côté de l’angle du Figuier, sont plus raides que celles de Noé et de ses fils, mais elles sont mieux composées au point de vue architectural et le tronc d’arbre autour duquel est enroulé le corps anguleux du serpent est plus noblement taillé, comme groupe d’extrémité, que celui de la Vigne.

Le sculpteur de la Renaissance a presque entièrement copié le Figuier dans le Jugement de Salomon ; il a placé le tronc entre l’exécuteur et la mère qui se penche pour lui arrêter la main. Mais, quoique ce groupe soit d’une exécution beaucoup plus libre que ceux du Palais primitif, qu’il soit excellent sous beaucoup de rapports au point de frapper, plus que les autres, les regards d’un observateur superficiel, l’exécution en est d’un esprit très inférieur : les feuilles de l’arbre, bien que leur masse soit plus variée que celle du Figuier, leur modèle, n’ont pas leur vérité de nature ; elles sont mal attachées aux branches, leurs bords sont rudement tracés et leurs courbes ne sont pas celles de feuilles qui poussent, mais bien plutôt celles de draperies.

Au-dessus de ces trois groupes d’angles, dans l’arcade supérieure, sont les trois statues des archanges Raphaël, Michel et Gabriel : une statue moins grande de Tobie est prosternée aux pieds de Raphaël. Il porte à la main un rouleau où se lit cette inscription


EFFICE Q
SOFRE
TUMRAFA
EL REVE
RENDE
QUIETO.


c’est-à-dire : Effice quæso ? fretum, Raphael reverende, quietum[6].

Je n’ai pas pu déchiffrer l’inscription du rouleau tenu par l’archange Michel ; quant à Gabriel qui est le plus beau morceau de l’œuvre de la Renaissance au Palais Ducal, il ne porte dans sa main que le lis de l’Annonciation.

Tels sont les sujets des trois angles, remarquables par l’expression très claire de deux sentiments : la connaissance de la fragilité de l’homme et son besoin de la protection et de la direction divines. Il nous reste à examiner le rôle de la divinité et de l’histoire naturelle introduites par les vieux sculpteurs dans les grands étages de chapiteaux qui soutiennent l’arcade inférieure du Palais et qui, n’étant placés qu’à une hauteur d’environ huit pieds au-dessus de l’œil, pouvaient être lus, comme les pages d’un livre par les plus nobles habitants de Venise qui se rencontraient, chaque matin, à l’ombre de cette grande arcade.

Il a déjà été dit que les grands piliers supportant l’étage inférieur sont au nombre de 36 et que nous les comptons de droite à gauche en partant du pont de la Paille, afin de commencer par les plus anciens. Le premier supporte Tangle de la Vigne ; le 18e l’angle du Figuier ; le 36e l’angle du Jugement. Tous leurs chapiteaux — à l’exception du premier — sont octogones et décorés de seize feuilles diversement ornées, mais disposées de la même façon. Huit de ces feuilles forment des volutes ; les huit autres, moins hautes, ne montent que jusqu’à la moitié du chapiteau où elles se courbent en abritant de leur ombre luxuriante un ou plusieurs personnages. Beaucoup de ces chapiteaux sont incomplets, fort détériorés : ils sont ornés d’enfants, d’oiseaux, de personnages illustres, d’emblèmes grotesques, etc. Le second est le plus beau des trois chapiteaux décorés d’oiseaux ; le 4e orné de trois enfants, a été copié dans la partie Renaissance, mais l’expression des enfants est complètement différente. Les têtes du XIVesiècle sont pleines de jeunesse et de vie, elles sont enjouées, tout en exprimant l’exubérance, l’énergie, la décision : il s’y ajoute peut-être un grain de ruse et même de cruauté. Les traits sont petits et durs ; les yeux, pénétrants : il y a, dans ces enfants, l’étoffe d’hommes rudes, mais grands.

Les enfants du XVe siècle, tout au contraire, ont des visages doucement inintelligents ; aucune marque d’expression sur leurs joues rebondies et, bien qu’ils soient aussi jolis que les autres enfants le sont peu, on sent qu’ils ne peuvent devenir que des petits-maîtres parfumés.

Le 7e chapiteau est le premier d’une série représentant les Vertus ; le 10e en revanche, nous montre les Péchés. Le 12e a dû être fort intéressant, mais il est dans un tel état de destruction que, sans la copie que la Renaissance en a faite dans le 33e pilier, il serait impossible de reconstituer les figures perdues. Le 15e est composé de huit statues qui — d’après Selvatico — représentent huit nations. Le 17e a été détruit par le vent de la mer qui souffle sur cet angle du Palais ; une grande partie des figures n’existent plus.

Le 18e chapiteau est le plus intéressant, le plus beau du Palais. Il représente les planètes, le soleil, la lune et les divisions du zodiaque que les astrologues appelaient leurs « maisons ».

Je me figure que la composition de ce chapiteau — le principal du Vieux Palais — était chargée de démontrer d’abord, la formation des planètes devant servir l’homme sur la terre ; secondement, l’entier assujettissement des destinées de l’homme à la volonté de Dieu, déterminé dès le temps, où furent créées la terre et les étoiles et, de fait, inscrit dans l’ensemble des étoiles.

Par l’exécution et le groupement des feuillages, ce chapiteau est le plus beau que je connaisse en Europe. Le sculpteur y a concentré toute la puissance de son talent.

Le 19e chapiteau qui suit, sur la Piazzetta, celui de l’angle du Figuier, a une grande importance au point de vue des dates. On a pris de grandes peines pour soigner son exécution et, dans les ornements qui accompagnent chaque figure, un petit morceau de marbre coloré a été incrusté. Ils ont tous une signification particulière, ce chapiteau et les personnages qui le décorent étant chargés de représenter les arts de la sculpture et de l’architecture. Les marbres ainsi incrustés prouvent l’importance que le constructeur attachait à ces arts et à la valeur de la couleur.

Le 20e est orné de têtes d’animaux : des oiseaux aux gracieux plumages, des abeilles réunies sur un rayon de miel dans la gueule d’un ours contrastent par la finesse de leur ciselure avec la forte simplicité de l’ensemble.

Le 25e nous explique la tâche de chaque mois.

Le 26e est la copie du quinzième.

Le 27e est peut-être bien un ancien morceau transporté là pour joindre le nouveau Palais à l’ancien. En tout cas quoique fruste d’exécution, il est bien dessiné. Il représente des paniers remplis de huit sortes de fruits : avec aussi peu de confiance dans l’intelligence des spectateurs que dans l’habileté du sculpteur, on a inscrit le nom des fruits qu’il renferme au-dessus de chaque panier.

Le 28e le 29e le 30e et le 31e sont la copie du 7e, du 9e du 10e et du 8e.

Le 32e n’a aucune inscription et ses personnages sont tellement dénués d’expression qu’on ne comprend pas ce qu’ils ont bien pu représenter.

Le 33e et le 34e copies du 12e et du 11e.

Le 35e réunit des enfants, des oiseaux et des fleurs, joli travail, sans expression, dans le genre des chérubins du XVIIIe siècle.

Le 36e est le dernier de la façade de la Piazzetta. Il est travaillé avec un grand soin et placé sous l’angle du Jugement. Son feuillage est copié sur celui du 18e chapiteau. Le sculpteur de la Renaissance a fait un effort visible pour surpasser son modèle en délicatesse, effort qui lui a enlevé un peu de force et de vérité. Ce chapiteau est généralement cité comme le plus beau de la série et il a véritablement de la noblesse. Les figures sont bien étudiées, très gracieuses et plus plaisantes que celles de l’ancien palais, mais elles ont moins de grandeur : quant au feuillage, il n’est surpassé que par celui du Figuier.

Le chapiteau représente d’un côté la Justice et sur les sept autres, des actes de justice et de bon gouvernement et des figures de législateurs tels qu’Aristote, Solon, Moïse, Trajan, etc. Il a donc un intérêt particulier par son rapport avec le caractère si discuté du dernier gouvernement de Venise. Il est l’affirmation, par ce gouvernement, que la justice peut seule fonder la stabilité du pouvoir. Beaucoup d’historiens modernes prendront cette pétition de principes pour un masque destiné à déguiser la violence criminelle avec laquelle le gouvernement de Venise agit dans maintes circonstances. Pour moi, je crois à la sincérité du sentiment exprimé ; je n’admets pas que la majorité des chefs vénitiens — dont nous voyons les portraits — fussent, à cette époque, hypocrites de propos délibéré. Je ne lis pas l’hypocrisie sur leurs visages, non plus que la petitesse ; j’y vois, au contraire, une grandeur infinie, du repos, du courage et une tranquillité d’expression qui vient de la sincérité et de la plénitude du cœur, expression qui ne se lit pas sur le visage d’un homme faux. Je crois que les nobles Vénitiens du XVe siècle ont désiré rendre justice à tous, mais, la morale établie ayant été sapée par les enseignements de l’Église romaine, l’idée de justice se trouvait tellement séparée de l’idée de vérité que dissimuler dans l’intérêt de l’État était considéré comme un devoir. Nous ferions peut-être bien de peser avec quelque attention la manière d’agir de nos gouvernants et la différence qui existe entre la morale privée et la morale parlementaire avant de juger impitoyablement les Vénitiens. Le mystère qui entourait leur politique et leurs procès politiques apparaît, à nos yeux modernes comme entaché de sinistres intentions ; ne pourrait-on pas, au contraire, le considérer comme un essai de justice en un siècle de violence ?

Des jurés irlandais de nos jours ne seraient-ils pas excusables de porter envie aux principes de justice du Conseil des Dix ? Après un examen critique du gouvernement vénitien, nous reconnaîtrons que les deux tiers des cruautés rapportées par la tradition sont des fables romanesques et que les crimes qu’il a réellement commis ne diffèrent de ceux des autres pouvoirs italiens que pour avoir été commis moins gaîment, mais avec la profonde conviction de leur nécessité politique, et enfin, que la dégradation de Venise vint moins de ses principes de gouvernement que de l’oubli où elle les laissa tomber dans sa folle poursuite du plaisir.


Nous avons maintenant examiné la partie du Palais qui témoigne le mieux des sentiments de ses constructeurs. Les chapiteaux de l’arcade supérieure sont de caractères très variés : comme ceux de l’arcade inférieure, ils se composent de huit feuilles formant volutes aux angles ; les figures n’ont ni inscription, ni expression ; il faudrait pour les interpréter, une connaissance approfondie de l’ancien symbolisme, que je ne possède pas. Beaucoup de ces chapiteaux semblent avoir été réparés et n’être que de médiocres copies des anciens ; d’autres, quoique anciens, ont été traités avec peu de soin ; quant à ceux qui sont, à la fois, purs d’origine et travaillés avec art, ils sont encore plus beaux de composition que ceux de l’arcade inférieure (le 8e excepté). Le voyageur devra monter dans la galerie et étudier, avec grande attention, la série des chapiteaux s’étendant sur la Piazzetta, depuis l’angle du Figuier jusqu’au point précis où s’appuie le mur de la salle du Grand Conseil ; il verra là, dans ces chapiteaux massifs, chargés d’un rude labeur et destinés à être vus de loin, des exemples de gracieuses compositions que je classe parmi les plus belles manifestations de l’Art gothique. Au-dessus du Figuier, le chapiteau des « Quatre Vents » est remarquable : Levant (vent d’est) à la tête entourée de rayons, pour indiquer que, quand il souffle, le temps est toujours clair : il sort le soleil de la mer ; Hotro (vent du sud) porte une couronne, il tient le soleil dans sa main droite ; Ponente (vent d’ouest) le plonge dans la mer et Tramontane (vent du nord) regarde l’étoile du nord.

Sur le 7e pilier, je signalerai l’oiseau qui nourrit ses trois petits, mais, comme la fantaisie de ces sculptures est infinie, je conseille simplement au voyageur de les examiner avec grande attention jusqu’au 47e pilier. Les trois qui le suivent sont anciens, mais mauvais ; le 51e est le premier chapiteau de la Renaissance dans l’arcade supérieure : sur le 50e apparaît, pour la première fois, la nouvelle tête de lion, aux oreilles lisses, introduite au temps de Foscari. Ce chapiteau et sa colonne se trouvent sur le 8e arceau dont une des naissances date du XIVe siècle tandis que l’autre est du XVe.

En résumé, la sculpture première du Palais Ducal représente l’œuvre gothique, à Venise, au moment de sa période la plus glorieuse, c’est-à-dire vers 1350. Après cette époque vint le déclin. De quelle nature et par quels degrés ? Nous l’étudierons dans le prochain chapitre, car cette recherche, tout en se rapportant encore à l’architecture gothique, nous conduirait jusqu’aux premiers symptômes de l’influence de la Renaissance ; elle appartient donc à la troisième division de notre sujet.


Et, de même qu’à l’ombre de ces feuillages de pierre, nous disons adieu au grand Esprit gothique, nous arrêtons ici notre examen des détails du Palais Ducal, car, au-dessous de son arcade, nous ne retrouverons plus que sur les quatre fenêtres ornementées et sur une ou deux autres de la façade du Rio, le travail originel du Vieux Palais. J’ai examiné avec le plus grand soin les chapiteaux des autres fenêtres, tant sur la façade de la Mer que sur celle de la Piazzetta et je les ai tous trouvés très inférieurs à ceux dont ils ont imité les ornements. Je crois que les encadrements de ces fenêtres ont dû être tellement détériorés et fendus par les flammes du grand incendie qu’il fut nécessaire de les remplacer par d’autres, et que les moulures et les chapiteaux actuels sont de grossières imitations de ceux qui existaient auparavant. Il est impossible de déterminer ce qu’on peut attribuer à la vieille construction dans la façade de pierre, dans les parapets, dans les colonnes et les niches des angles qui ne méritent, dans notre travail, aucune note spéciale ; encore moins dans les deux grandes fenêtres centrales des deux façades dont l’exécution date entièrement de la Renaissance. Ce qui est admirable dans cette partie du monument, c’est l’ordonnance des masses et de leurs divisions, copiée, sans aucun doute, sur l’ancien plan d’origine et calculée pour produire, à distance, la même impression.


Rien de pareil à l’intérieur. Tout vestige des anciennes décorations a été détruit par les incendies. Les sévères et religieuses œuvres de Guariente et de Bellini ont été remplacées par la violence du Tintoret et la sensualité de Véronèse. Mais là, du moins, si les tempéraments étaient différents, l’art nouveau s’est montré aussi intellectuellement grand que celui qui avait péri et, quoique les salles du Palais Ducal ne représentent plus le caractère de ceux par qui il fut jadis élevé, chacune d’elles est une colossale cassette renfermant des trésors sans prix dont le salut a tenu, jusqu’ici à ce qu’on méprisait leur valeur et qui, à l’heure où j’écris, sont menacés d’être détruits pour toujours, morceau par morceau.

Il n’est que trop certain en effet, qu’en Europe, le plus grand nombre des particuliers, ou des sociétés que leur fortune, le hasard ou un héritage ont mis en possession de tableaux précieux, ne savent pas reconnaître une bonne peinture d’une mauvaise et n’ont aucune idée de ce qui fait la valeur d’un tableau. La réputation de certaines œuvres est faite en partie par le hasard, en partie par la juste appréciation des artistes, en partie par le goût — généralement détestable — du public. Aucun tableau, dans les temps modernes, n’est devenu populaire, dans le vrai sens du mot, sans que, à côté de ses bonnes qualités, il n’en renfermât de très mauvaises : une fois sa réputation faite, qu’importe l’état auquel il peut être réduit ? Peu de gens sont assez complètement dénués d’imagination pour ne pouvoir le parer des beautés qu’ils savent lui être attribuées.


Cela étant, les tableaux les plus estimés sont, pour la plupart, ceux des peintres en renom qui sont proprement finis et d’une taille assez moyenne pour être placés dans des galeries ou dans des salons où ils sont montrés avec ostentation et facilement vus par la foule. Pour conserver la réputation et la valeur de ces peintures, il suffit de les tenir toujours brillantes, soit en les nettoyant — ce qui est le commencement de la destruction — soit par les « restaurations », c’est-à-dire en repeignant par dessus — ce qui est la destruction totale ! — Presque tous les tableaux des Galeries, dans l’Europe moderne, ont été plus ou moins détériorés par l’une ou l’autre de ces restaurations en proportion exacte de la valeur qu’on leur attribue et, comme les œuvres les plus petites et les plus achevées sont, en général, les moins bonnes, il en résulte que le contenu de nos plus célèbres galeries n’a plus, en réalité, qu’une faible valeur.


D’autre part les œuvres les plus précieuses des grands peintres sont, d’habitude, celles qui ont été peintes rapidement, dans la chaleur de la première inspiration, et sur une vaste échelle : elles étaient destinées à être placées là où il était peu probable qu’elles fussent bien vues et elles n’étaient pas richement rémunérées. Les meilleures œuvres furent faites ainsi, dans l’enthousiasme ou l’orgueil d’accomplir quelque chose de grand — comme la décoration complète d’une cathédrale ou d’un Campo-Santo — alors que le temps accordé était limité et les circonstances peu avantageuses.


Les œuvres ainsi exécutées sont peu estimées, à cause de leur abondance et des fréquentes négligences qu’elles renferment ; de plus, par la grande hâte qui caractérise notre époque, elles sont trop vastes pour être déchiffrées sur place ou pour être transportées ailleurs. Elles sont généralement négligées : leurs gardiens les badigeonnent ; les passants les détachent des murs et les insultent ; mais, — avantage qui contrebalance tout ce mal ! — elles sont rarement « restaurées ». Ce qui reste d’elles, tout en n’étant que des fragments, est cependant la chose véritable, sans adjonction nouvelle. C’est ainsi que les plus grands trésors d’Art que l’Europe possède actuellement sont de vieux murs de plâtre effrités où se terrent et se chauffent les lézards et dont s’approchent rarement d’autres créatures vivantes ; des morceaux déchirés de vieilles toiles, dans des coins d’églises délabrées, et des formes humaines ressemblant à des taches de « mildew » sur les murailles de chambres obscures que, de temps en temps, un voyageur curieux fait ouvrir par leur gardien chancelant pour jeter, sur cette chambre, un coup d’œil rapide et la quitter bien vite avec la satisfaction fatiguée du devoir accompli.


Dans le Palais Ducal, les murs et les plafonds peints par Paul Veronese et par le Tintoret ont été plus ou moins réduits, par la négligence, à cette triste condition. Par malheur, ils ne sont pas sans réputation et leur état a attiré l’attention des autorités et des Académies de Venise. Il arrive fréquemment que des corps publics qui ne débourseraient pas cinq francs pour préserver un tableau, en dépensent cinquante pour le repreindre[7]. Quand j’étais à Venise, en 1846, on se livrait, au même moment, à deux opérations sanitaires dans les deux palais qui renferment les peintures les plus précieuses de la cité, (Au point de vue de la couleur, ce sont les plus précieuses du monde entier). Ces opérations mettent curieusement en lumière l’originalité de la nature humaine : à chaque averse, on posait des seaux sur le plancher de l’école de Saint-Roch pour recevoir la pluie qui traversait, dans le plafond, la peinture du Tintoret, tandis que, au Palais Ducal, les œuvres de Paul Veronese étaient posées elles-mêmes sur le plancher pour être repeintes ! J’ai été témoin de la réillumination du poitrail d’un cheval blanc, au moyen d’une brosse attachée à un bâton long de cinq pieds, voluptueusement trempée dans la vulgaire mixture d’un peintre en bâtiments !

Il s’agissait, naturellement, d’un très grand tableau. Ce procédé a été poursuivi, d’une façon un peu plus destructive bien qu’un peu plus délicate, sur l’ensemble des petits caissons du plafond dans la salle du Grand Conseil et, lorsque je retournai à Venise (1851-52), on en menaçait le « Paradis » du Tintoret (qui était encore dans un état tolerable), la plus grande œuvre de ce peintre et le plus merveilleux morceau de pure, vigoureuse et magistrale peinture à l’huile du monde entier.

Je soumets ces faits à l’examen des protecteurs de l’Art, en Europe. Dans vingt ans d’ici, on les reconnaîtra et on les regrettera, mais actuellement, je tiendrais presque pour inutile de les signaler, si ce n’est pour démontrer l’impossibilité d’établir ce que les peintures sont, et ce qu’elles furent, dans l’intérieur du Palais Ducal. Je puis seulement affirmer que, pendant l’hiver de 1851, le « Paradis » du Tintoret était encore relativement indemne et que la Camera di Gollegio, son antichambre et la salle dei Pregadi étaient remplies de peintures de Veronese et du Tintoret qui rendaient leurs murs aussi précieux que plusieurs royaumes. Si précieux et si pleins de majesté que, quelquefois, en me promenant, le soir, sur le Lido d’où l’on voit au-dessus du Palais Ducal, la grande chaîne des Alpes couronnée de nuages d’argent, j’éprouvais le même respect pour le monument que pour les montagnes et je pouvais croire que Dieu avait créé une plus grande œuvre en faisant sortir de l’étroite poussière les puissants esprits qui ont élevé ces murs orgueilleux et qui ont écrit leur légende enflammée, qu’en faisant dépasser les nuages du ciel par ces blocs de granit et en les voilant de leur manteau bigarré où la pourpre des fleurs se mêle à l’ombre verte des sapins.



  1. N’ayant pas été autorisé à reproduire ici deux plans de la place Saint- Marc et du Palais Ducal, plans fort intéressants tracés par Ruskin lui-même, nous avons été forcé de renoncer, pour un moment, à la traduction intégrale du texte ruskinien. Aidé, pour notre description, par d'excellentes photographies, nous avons conservé, toutefois, les appellations choisies par Ruskin. (Note du traducteur.)
  2. Ce que j’appelle la mer était alors appelé le grand canal par les Vénitiens, tout comme la grande artère de la ville ; mais je préfère dire « la Mer » pour désigner l’étendue d'eau qui baigne le Palais Ducal et qui n’est interrompue, dans son cours de quelques milles jusqu’au Liodo, que par l’ile Saint-Georges : le profond canal, qui continuait le grand canal devant le Palais Ducal était appelé de même par les Vénitiens ; on le constate dans Sansovino.
  3. II y a dans Monaci (p. 68) un intéressant récit de cette révolte. Quelques historiens disent que le Palais fut entièrement détruit, mais, d’après Sansosvino il ne semble pas avoir subi d’importantes réparations : on les attribue généralement à Pietro Orseolo I, mais la légende placée sous le portrait de ce Doge ne parle que de la décoration de Saint-Marc « qui produisit plusieurs miracles ». Orselo I semble s’être absorbé dans les questions ecclésiastiques, il prouva sa ferveur de façon à surprendre son État en suivant un prêtre français à l’abbaye de Saint-Michel où il se fit moine. Il laissa les réparations du Palais Ducal à son fils, Orseolo II.
  4. En l’an 1106, le feu, sortant d'une maison particulière, brûla une partie du Palais (Sansovino). Pour les effets bienfaisants de ces incendies, voir Cadorin (p. 121 et l23).
  5. Cette identification a été établie d’une façon concluante par mon ami, M. Rawdon Brown, qui a étudié à fond les annales vénitiennes ayant rapport à l’histoire de la littérature anglaise.
  6. « Ô vénérable Raphaël, rends le golfe calme, nous t’implorons ». D’après la tradition, l’office particulier de Raphaël était de calmer l'influence malfaisante des mauvais esprits. Sir Charles Eustable m’a dit qu’on le représente quelquefois tenant à la main le foie du poisson pris par Tobie ; il me rappela la superstition des Vénitiens qui attribuent les orages à l’influence des démons, comme le prouve la légende bien connue du pêcheur et de l’anneau de Saint-Marc.
  7. Cela s’explique aisément : il y a toujours, à chaque époque et dans tous les pays, de méchants peintres qui croient, consciencieusement, améliorer les tableaux qu’ils retouchent. Leur présomption exerce généralement une grande influence sur l’innocence des Rois et des municipalités. Un charpentier, un couvreur ne sont pas écoutés quand ils réclament la réparation d’un toit, mais le mauvais peintre a une grande influence — et non moins de profit — lorsqu’il réclame la restauration d’une œuvre d’art !