Les Pierres de Venise/Chapitre 7

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Traduction par Mathilde P. Crémieux.
Renouard (p. 181-196).

CHAPITRE VII

LE MÉPRIS DE L’ORGUEILLEUX


De tous les monuments de Venise postérieurs en date aux additions finales du Palais Ducal, le plus noble est, sans aucun doute, celui qui, ayant été condamné il y a quelques années, par son propriétaire, à être jeté bas pour être vendu à la valeur des matériaux, fut sauvé par le gouvernement autrichien et approprié — les fonctionnaires de ce gouvernement ne lui trouvant pas d’autre emploi — à renfermer les bureaux de la grande poste. (Ce qui n’a, du reste, pas empêché les gondoliers de continuer à le désigner sous son ancien nom : La Casa Grimani). Il se compose de trois étages d’ordre corinthien, à la fois simples, délicats et sublimes, et il a de si vastes, proportions que les palais, à sa droite et à sa gauche, qui ont aussi trois étages, n’arrivent qu’à la corniche qui marque son premier étage. On ne saisit pas, du premier coup d’œil, la grande dimension de ce palais, mais, si on essaie de le cacher, on s’aperçoit combien le Grand Canal, qu’il commande, perd soudain de sa grandeur et on reconnaît que c’est à la majesté de la Casa Grimani que le Rialto lui-même et le groupe de constructions qui l’environnent doivent la plus grande part de l’impression qu’ils produisent. Le fini des détails n’est pas moins remarquable que leur dimension : il n’y a pas une erreur de ligne ou de proportion sur toute cette noble façade et l’excessive finesse de la ciselure donne une impression de légèreté aux vastes blocs de pierres dont se compose ce parfait ensemble. La décoration est sobre, mais délicate : le premier étage est plus simple que les autres, parce qu’il a des piliers au lieu de colonnes, mais ces piliers ont tous des chapiteaux corinthiens, riches en feuillages et sont également cannelés ; les murs sont unis et polis ; les moulures, aiguës et sans profondeur, semblent, sur ces piliers audacieux, des cristaux d’aigues-marines courant sur un rocher de quartz.


Ce palais est l’œuvre principale, à Venise, et une des meilleures en Europe, de l’architecture supérieure des Écoles de la Renaissance : cette architecture, si soigneusement étudiée et d’une si parfaite exécution, par laquelle ces Écoles méritent notre respect, devint le modèle des œuvres les plus importantes produites par les nations civilisées. J’ai appelé cette période la Renaissance romaine parce qu’elle est fondée, par ses principes de surimposition et par le style de ses monuments, sur l’architecture classique de Rome, à sa meilleure époque.

C’est la renaissance de la littérature latine qui conduisit à adopter cette architecture en lui imposant une forme dont l’œuvre la plus marquante est la Basilique moderne de Saint-Pierre. Lors de cette nouvelle naissance, elle n’eut rien de la forme grecque, ni de la gothique, ni de la byzantine, si ce n’est par l’arceau rond de la voûte et le dôme. Dans tous ses détails, elle fut exclusivement latine : les derniers liens avec la tradition du moyen age furent brisés par les constructeurs enthousiastes d’art classique à qui les véritables formes grecques et athéniennes étaient encore inconnues. L’étude de ces formes pures a, de notre temps, apporté différentes modifications au style de la Renaissance, mais les principes qu’on a jugés les plus applicables aux besoins modernes sont toujours romains et le style entier est nommé justement : « Renaissance romaine ».


C’est ce style, dans sa pureté et sa plus belle forme, représenté par des constructions telles que : la casa Grimani à Venise (bâtie par San Micheli) ; la maison de Ville, à Vicence, (par Palladio) ; Saint-Pierre de Rome (par Michel-Ange) ; Saint-Paul et Whitehall, à Londres (par Wren et Inigo-Jones), qui fut le véritable adversaire du style gothique: il s’étendit sur l’Europe entière. Depuis sa corruption, il n’est plus ni admiré ni étudié par les architectes, cependant l’œuvre achevée de sa période supérieure reste encore celle qu’on montre aux étudiants du XIXe siècle en l’opposant aux formes gothiques, romanes ou byzantines longtemps considérées comme barbares, et qui sont encore regardées comme telles par beaucoup de chefs d’École de nos jours. Elles sont, au contraire, les plus nobles et les plus belles, et mon but est de prouver que, malgré la perfection que posséda, dans certains genres, la Renaissance, elle n’est pas digne d’exciter notre admiration. J’ai déjà essayé de poser, devant le lecteur, les divers éléments qui s’unissent dans la nature du Gothique et de lui faire apprécier non seulement la beauté de ses formes, mais aussi son application future aux besoins de l’humanité et son pouvoir infini sur les cœurs. Je voudrais maintenant essayer d’expliquer la nature de la Renaissance afin que le lecteur pût comparer les deux systèmes avec la même clarté, la même largeur de vue dans leurs rapports avec l’intelligence de l’homme et leurs capacités pour le servir.


Je n’examinerai pas longuement la forme extérieure : elle se sert, pour les toits, du pignon bas ou de l’arceau arrondi, mais elle diffère du Roman en attachant une grande importance au linteau horizontal (architrave) placé au-dessus de l'arceau. Elle transporte l’énergie des principales colonnes à cette poutre horizontale et fait de l’arceau un subordonné, si ce n’est même un inutile. J'insiste sur l’absurdité d’une construction dans laquelle la plus courte colonne qui a, en réalité, le poids du mur à supporter, est séparée en deux par la grande qui n’a rien à porter du tout, cette plus grande étant renforcée comme si tout le poids de la construction portait sur elle ; et j’insiste aussi sur le manque de grâce qu’on trouve dans toutes les œuvres de Palladio, quelle que soit leur richesse de sculpture. Ce défaut provient des deux demi-chapiteaux collés contre la rondeur lisse de la colonne centrale. Ce n’est pourtant pas contre cette forme d’architecture que je protesterai, car ses défauts se retrouvent dans beaucoup des meilleures œuvres anciennes et ils eussent pu être atténués par l’excellence de la pensée. Ce que je veux établir, c'est que, dans l'art de la Renaissance, la nature morale était corrompue.


Les éléments moraux — ou immoraux — qui s’unirent pour former cette architecture sont, à mon avis au nombre de deux: l’Orgueil et l’Infidélité.

L’orgueil se sépare en trois branches : Orgueil de science; Orgueil d’état; Orgueil du système. Voilà donc quatre états d’esprit à examiner successivement.

Orgueil de science. — Il eût été plus charitable, quoique plus confus, d’ajouter à notre liste un autre élément: l’amour de la science. Mais cet amour-là fait partie de l’orgueil auquel il est subordonné ; il ne mérite pas une mention particulière. Quoi qu’il en soit, poursuivi par Pi.. .W FRANCESCO BELLA SCALA — Monlmf.nt df Cxy Gk.vndf L (1^29). (Page 2o3.)orgueil ou par affection, le trait le plus caractéristique de la Renaissance est l’introduction, dans toutes ses œuvres, de connaissances approfondies, aussi complètes qu’elle pût les posséder, et la conviction évidente que cette science est nécessaire à la perfection de l’œuvre. Les formes employées sont étudiées avec le plus grand soin jusque dans leurs moindres détails ; l’anatomie des structures animales est comprise et fidèlement reproduite et, dans l’ensemble de l’exécution, l’habileté est poussée au plus haut degré. La perspective linéaire et aérienne, la perfection du dessin et de la distribution des ombres et des lumières dans la peinture, l’anatomie réelle dans la reproduction des formes humaines, dessinées ou sculptées ; telles sont les exigences premières de l’École pour toutes ses œuvres.


Considéré d'un point de vue charitable, comme inspiré par un réel amour de la vérité, et non par l’ostentation, tout cela eût été parfait, admirable, à condition d’être regardé comme le soutien de l’art et non comme son essence même.

La grande erreur des Écoles de la Renaissance fut de regarder la science et l’art comme une seule et même chose et de croire qu’ils pouvaient progresser du méme pas, alors que ce sont, au contraire, des choses si opposées que, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, avancer dans l’une est rétrograder dans l’autre. C'est sur ce point que j’appelle l’attention du lecteur.


La science et l’art se distinguent par la nature de leurs fonctions : l’une sait ; l’autre est changeant, producteur et créateur ; mais la plus grande différence qui les sépare tient à la nature des choses qui les préoccupent.

La science compte exclusivement avec les choses telles qu’elles sont ; l’art les considère exclusivement d’après l’impression qu’elles produisent sur le sentiment et sur le cœur de l’homme. Sa mission est de représenter les apparences des choses et d’augmenter leur impression naturelle sur les êtres vivants, tandis que l’œuvre de la science consiste à remplacer l’apparence par le fait, l’impression par la démonstration. Tous deux se préoccupent de la vérité: l’un, de la vérité d’aspect; l’autre, de la vérité essentielle. L’art ne représente pas les choses faussement, il les reproduit telles qu'elles apparaissent aux hommes. La science étudie les relations des choses entre elles, tandis que l’art étudie leurs relations avec l’homme, ne posant qu’une seule question à tout ce qui lui est soumis, mais la posant impérieusement : il veut savoir ce que chaque chose fait éprouver aux yeux et au cœur de l’homme et ce qu’il en peut résulter.

Tel étant le seul genre de vérité recherchée par l’art, il ne peut l’obtenir que par la perception et par le sentiment ; aucunement par le raisonnement ou par l’opinion des autres. Rien ne doit s’interposer entre la nature et l’œil de l'artiste, entre Dieu et l’âme de l’artiste. Aucune supposition, aucun on-dit, — fût-il des plus subtils et des plus sages, — ne doit surgir entre l’univers et le témoinage apporté par l’artiste à la nature visible. Tout le mérite de ce témoignage, sa pureté, sa puissance dépendent de l’assurance personnelle de celui qui l’émet, sa victoire tient à la véracité du mot : vidi.

La fonction de l’artiste, en ce monde, est d’être une créature voyante et vibrante, un instrument si tendre, si sensitif, qu’aucune ombre, aucune lumière, aucune ligne aucune expression fugitive dans les objets visibles ne puisse être oubliée ou se flétrir dans le livre de mémoire. Son rôle n’est pas de penser, de juger, d’argumenter ou de savoir : le cabinet de travail, la barre du juge, la bibliothèque sont faits pour d’autres hommes , pour d’autres travaux.

Il pourra penser ou raisonner, de temps en temps, (Quand il en aura le loisir ; acquérir les fragments de science qu’il pourra récolter sans se courber, ou atteindre sans effort, mais aucune de ces choses n’est faite pour lui. Sa vie n’a que deux buts : voir, sentir.


Mais — objectera peut-être le lecteur — un des résultats de la science n’est-il pas d’ouvrir les yeux, de leur faire apercevoir des choses qu’ils auraient ignorées si elle ne les eût fait connaître ?

Cela ne peut être dit ou cru que par ceux qui ignorent ce qu’est la faculté de vision d’un grand artiste, comparée à celle des autres hommes. Il n’y a pas un grand peintre, un grand ouvrier dans n’importe quel art qui ne découvre, dans un simple coup d'oeil, plus que ne lui en auraient appris de longues heures de travail.

Chaque homme est doué en vue de son œuvre. A celui qui doit être un homme d’étude, Dieu donne les facultés de réflexion, de logique, de déduction — à l’artiste, il donne les facultés de perception qui éprouvent et conservent les sensations. Et l’un de ces hommes serait incapable d’accomplir l’œuvre de l’autre, ni même de la comprendre.

Le travail auquel s’est livrée, depuis cinquante ans, la société de géologie vient seulement d’arriver à reconnaître la vérité concernant les formes des montagnes que Turner, encore adolescent, exprimait il y a cinquante ans, par quelques coups de son pinceau en poil de chameau. Toute la science du système planétaire ou de la courbe des projectiles ne saurait rendre un homme capable de représenter une cascade ou une vague, et tous les membres de « Surgeon's Hall » réunis ne sauraient rendre le mouvement naturel d’un corps engagé dans une lutte violente comme le fit, il y a des centaines d’années, le fils d'un pauvre teinturier : le Tintoret.



Mais — objectera le lecteur — le gain ne l’emportet-il pas sur la perte, et une peinture faite au temps de la Renaissance, ne représente-t-elle pas plus fidèlement la nature que n’a pu le faire la peinture des temps d’ignorance ? Eh ! bien, non ; la plupart du temps, moins fidèlement. Les contours des traits, soigneusement catalogués pour être enseignés à l’homme, sont plus exacts : la forme des côtes, des omoplates, de l’arcade sourcilière, des lèvres, des boucles de cheveux; tout ce qui peut être mesuré, touché, disséqué et démontré — en un mot, ce qui est uniquement le corps — est connu de la savante École et rendu par elle avec courage et résolution ; mais, ce qui est intangible lui est inconnu et reste en dehors de son rayon visuel. C’est dire que l’art est en possession de tout ce qui a de la valeur, car, pour le reste, nous pouvons le contempler nous-mêmes dans la nature. Ce que nous réclamons de l’art, c'est de fixer ce qui est flottant, d’éclairer ce qui est incompréhensible ; de donner un corps à ce qui n’a pas de mesure ; et d’immortaliser les choses qui n’ont pas de durée ; l’entrevu dans un coup d’œil rapide, l’ombre fugitive d’une légère émotion, les lignes imparfaites d’une pensée qui s’évanouit; tout ce qui n’est qu’un reflet sur les traits de l’homme et dans tout l’univers. Tout cela est infini, merveilleux et renferme le souffle puissant que l’homme peut constater sans le comprendre et aimer sans savoir le définir. Ce but suprême du grand art, nous le découvrons — grâce à la perception — dans l’art ancien, mais la science n’a pu l’infuser à l’art nouveau. Nous le trouvons dans Giotto, dans Angelico, dans Orcagna, dans Memmi, dans Pisano, tous gens simples et ignorants, mais les savants qui sont venus après eux ne nous le donnent pas et, malgré tout notre bagage scientifique, nous en sommes plus loin que jamais. Nos erreurs, à ce sujet proviennent d’une fausse conception de la science ; nous ne pensons pas que la science est infinie et que l’homme que nous estimons savant est aussi loin de savoir toute chose que le paysan le plus illettré. La science est la nourriture de l’esprit à qui elle rend les mêmes services que la nourriture rend au corps, sauf que l’esprit a besoin de plusieurs genres de nourritures et que la science peut lui causer certaines misères. Fâcheusement, notre éducation et nos mœurs font que la science doit être mélangée et déguisée par l’art jusqu’à en devenir malsaine ; elle doit être adoucie, raffinée et rendue agréable au goût jusqu’à en perdre ses sucs nourrissants, et la meilleure elle-même, avalée avec excès, peut nous apporter la maladie et la mort.


Agissons-donc, vis-à-vis de la science, comme avec la nourriture. Nous ne vivons pas plus pour savoir que nous ne vivons pour manger ; nous vivons pour contempler, jouir, agir et adorer, et nous saurions tout ce qu’on peut apprendre en ce monde et tout ce que Satan sait dans l’autre que nous serions loin de faire tout cela : contentons-nous donc de chercher quelles sont les connaissances bonnes, simples et sans artifice qui peuvent être pour nous une nourriture saine et qui, en second lieu, nous aideront dans notre tâche en nous laissant le cœur léger et la vue claire. Rien de plus ne peut se digérer depuis le vieux péché d’Ève. Goûtons à la science sans en trop amasser, car, faute d’air, elle se gâte ou s’entasse dans un tel désordre qu’elle ne sert plus à rien, et qu’on peut mourir de faim en face de vastes provisions accumulées. Quelques-uns seulement sont puissants et bons comme Joseph à qui toutes les nations vinrent acheter du grain ; chaque homme doit trouver la mesure qui lui convient après que, dans sa jeunesse, d’autres l’auront trouvée pour lui. Le premier moment où nous apprenons quelque chose de nouveau nous remplit d’une joie et d’un étonnement pour lesquels était indispensable notre ignorance première, et nous nous sentons heureux de continuer à apprendre, bien que la science, une fois connue, cesse de nous apporter le même plaisir. Elle peut nous être utile pour acquérir de nouvelles connaissances, mais dès qu’elle nous devient familière, elle n’existe plus pour nous : elle tue la force de notre imagination et éteint notre énergie première. Elle est comme la charge du pèlerin ou les armes du soldat, un lourd fardeau, et le mal naissant causé par la Renaissance vint de ce qu’elle perdit toute idée de mesure et qu’elle considéra la science comme le seul et unique bien, sans s’inquiéter de savoir si elle vivifiait l’homme ou si elle le paralysait et si, semblable à la cotte de mailles du croisé, elle ne le blessait pas souvent en suivant les replis de son corps.

La plupart des hommes sentent cela sans s’en rendre compte ; ils regardent les jours de leur enfance comme le temps où ils étaient le plus heureux par leurs surprises constantes, leur simplicité et leur plus ardente imagination. On l’a dit cent fois : ce qui distingue un homme de génie d’un autre homme, c’est qu’il reste enfant sous certains aspects ; perpétuellement étonné, plus conscient de son ignorance que du peu qu’il a appris (dont il sent pourtant le pouvoir), il a en lui une éternelle source d’admiration, de jouissance et de force créatrice.


Il y eut de notables différences de tendances entre les diverses branches de la science, leur puissance d’orgueil augmentant en raison de leur infériorité. La philologie, la logique, la rhétorique qu’on enseigna dans les écoles, eurent un effet si pestilentiel sur leurs adeptes qu’ils finirent par croire que la connaissance des mots était le résumé de tout savoir : certaines grandes sciences, au contraire, telles que l’histoire naturelle, rendent les hommes aimables et modestes en proportion de leur juste conscience de tout ce qu’ils ignoreront toujours. Les sciences naturelles apportent l’humilité au cœur humain; toutefois, elles peuvent aussi devenir nuisibles en se perdant dans les classifications et les catalogues.

Le plus grand danger vient des sciences de mots et de méthodes et ce sont elles, justement, qui absorbèrent l’énergie de l’homme durant la période de la Renaissance. Ils découvrirent, tout à coup, que depuis dix siècles les hommes avaient vécu ingrammaticalement, et ils firent, de la grammaire, le but de leur existence. Peu importait ce qui était dit, ce qui était fait, pourvu que ce fût dit suivant les règles de l’École et fait avec système. Une fausseté émise en dialecte cicéronien ne trouvait pas d’adversaires ; une vérité énoncée en patois ne trouvait pas d’auditeurs. La science devint une collection de grammaire : grammaire de langage, grammaire de logique, grammaire d’éthique, grammaire d'art ; et la langue, l’esprit et l’imagination de la race humaine crurent avoir trouvé leur plus haute et divine mission dans l’étude de la syntaxe et du syllogisme, de la perspective et des cinq ordres.

De pareilles études ne pouvaient produire que l'orgueil ; leurs adeptes pouvaient en être fiers, mais non les aimer ; seule, l’anatomie, fortement creusée pour la première fois, représenta, à cette époque, une véritable science — à laquelle il manqua pourtant aussi l’attrait qui appelle l'affection. — Elle devint, à son tour, une source d’orgueil, car le principal but des artistes de la Renaissance fut de prouver, dans leurs œuvres, qu’ils connaissaient à fond les principes anatomiques.


Il y eut, naturellement, de glorieuses exceptions, mais elles appartiennent à la première période de la Renaissance, alors que ses doctrines n’avaient pas encore produit tout leur effet. Raphaël, Léonard et Michel-Ange furent, tous trois, élevés à l’ancienne École ; leurs maîtres, presque aussi grands qu’eux, connaissaient la véritable mission de l’art et l’avaient remplie ; imbus du vieil et profond esprit religieux, ils le communiquèrent à leurs disciples qui, se désaltérant en même temps aux vives sources de savoir qui jaillissaient de toutes parts, excitèrent l’admiration universelle. Dans son émerveillement, le monde crut que leur grandeur venait de leur nouvelle science, au lieu de l’attribuer aux anciens principes qui apportaient la vie. Et, depuis lors, on a essayé de produire des Michel-Ange et des Léonard par l’enseignement aride des sciences et on s’est étonné qu’il n'en apparût pas, sans se rendre compte que ces nobles patriarches tenaient par leurs racines aux grands rochers des siècles passés, et que notre enseignement scientifique d’aujourd’hui consiste à arroser, avec assiduité, des arbres dont toutes les branches ont été coupées.

Et j’ai été généreux pour la science de la Renaissance en admettant que ces grands maîtres en ont profité, car ma conviction, partagée par beaucoup de ceux qui aiment Raphaël, est qu’il peignit mieux alors qu’il savait moins. Michel-Ange fut souvent entraîné dans une vaine et désagréable démonstration de ses connaissances anatomiques qui cache encore à beaucoup de gens son immense puissance ; et Léonard gâcha tellement sa vie dans ses travaux d’ingénieur qu’il reste à peine un tableau portant son nom. Quant à ceux qui les suivirent, on ne peut douter que la science leur fut nuisible, en éloignant leur cœur de l’essence de l’art et de la nature : la toile et le marbre ne servirent plus qu’à donner les preuves d’une grande habileté et d’une science sans utilité.


Il est parfois plaisant de guetter sous quelle forme naïve et enfantine apparaît l’orgueil : lorsque la perspective fut inventée, le monde la tint pour une importante découverte, et les grands hommes du temps furent aussi orgueilleux de tirer des lignes convergentes que si toute la sagesse de Salomon eût été amassée sur un point de disparition. On ne peignait plus une Nativité sans que l’étable fût transformée en un arceau corinthien prouvant les connaissances de perspective du peintre, et, au lieu d’orner les constructions de sculptures historiques comme autrefois, on les décora de bas-reliefs représentant des corridors et des galeries, bien en perspective.

Aujourd’hui, alors qu’on enseigne en huit jours la perspective à un écolier, on peut sourire de cette crainte, mais il faut avouer que l’orgueil est toujours aussi ridicule, quel que soit son point de départ. Peut-on être plus fier de recevoir une notion scientifique d’un autre homme que de recevoir de lui une pièce d’argent? La science est une monnaie courante, et on ne peut ressentir quelque orgueil de la posséder que si on a travaillé à l’extraction de son or, si on l’a essayé ou frappé pour qu’il puisse être admis comme vrai ; tandis qu’on ne saurait être fier d’avoir recueilli le fruit du travail des autres. On ne peut s’enorgueillir que de ce qu’on a créé soi-même : celui qui, dans un lieu désert, a fabriqué son lit, sa table et sa chaise avec les arbres de la forêt, a plutôt le droit d’être fier de lui-même et d’être heureux que celui qui s’est fait construire un riche palais.

D’ailleurs, ce que sait une génération n’a pas plus de valeur qu’un alphabet pour celle qui lui succède : on raille ceux qui font montre de ce qu’ils ont appris, on n’accueille volontiers que le récit des choses vues et senties. Cet orgueil enfantin de la science qui faisait le fond de l’esprit de la Renaissance, fut la cause de son rapide déclin : un autre orgueil lui vint en aide, celui que nous avons appelé : « Orgueil d’État ».

C’est cet orgueil-là qui retarda l’éclosion de la moderne école du portrait : pour lui donner satisfaction, le peintre introduisit constamment, dans tous les fonds de ses portraits, un fragment d’architecture de la Renaissance, fût de colonne ou autre. Ces lignes maigres et raides produisaient une impression aristocratique du plus mauvais aspect. Froideur, perfection de forme, incapacité d'émotion, manque de sympathie pour la faiblesse des classes inférieures, présomption hautaine, inflexible; tels sont les caractères qui apparaissent clairement dans toutes les œuvres de la Renaissance. Les autres architectures ont fait quelque concession aux goûts simples de l’humanité ; elles ont offert le pain quotidien à l’appétit de la multitude, quelque preuve de sympathie aux esprits et aux cœurs moyens : le Gothique développa une fantaisie délicate, une riche décoration, l’état de la couleur : il montra, par sa rudesse d’exécution que, pour plaire aux autres, il ne craignait pas de laisser voir son ignorance. La Renaissance fit preuve d’une essence contraire froide, rigide, inflexible, capable de la plus minime concession. Chez elle, tout est raffiné, plein de hauteur et d’érudition. L’architecte sait qu’il ne travaille pas pour les intelligences moyennes ; il dit clairement : « Vous ne comprendrez mon œuvre que si vous avez étudié Vitruve. Je ne vous offre ni gaité de contours, ni gracieuses sculptures, rien qui puisse vous rendre heureux, car je suis un homme de science qui ne travaille pas pour le vulgaire, mais uniquement pour l’Académie et la Cour. »


En un moment, l’instinct du monde comprit cela : les formes classiques, soigneusement précises, s’adaptant merveilleusement aux besoins de l’État, firent les délices des princes et des courtisans. Le style gothique était bon pour le culte de Dieu ; celui-ci convenait au culte de l'homme. Le Gothique pénétrait les cœurs, il était universel comme la nature; il pouvait élever un temple à la prière de tous ou frisonner dans l’escalier du pauvre, ouverts à tous les vents : la nouvelle architecture ne frissonnait pas; elle ne connaissait ni la soumission ni la pitié. Les grands de la terre l’admiraient et elle insultait les humbles dont elle méprisait les vulgaires matériaux, les toits de bois, les petites fenêtres irrégulières, les murs faits de pierres et de briques. Chez elle, tout était construit en pierres de taille : portes, fenêtres, piliers, escaliers ; tout était grand et placé dans un ordre majeslueux ; elle avait ses ailes et ses corridors, ses halls et ses jardins. Toute la terre lui appartenait, elle rejetait au loin, comme étant d'une plus basse espèce, aussi bien les grossières chaumières des montagnes que les rues fantaisistes du bourg ouvrier.

Elle s’adressait autant au luxe qu’à l'orgueil; non pas au sain luxe des yeux à qui la nature offre ses prairies peintes, ses forêts sculptées et ses ciels dorés que l’architecte, gothique a su reproduire dans ses décorations entrelacées, dans ses feuillages profondément creusés et dans les éblouissements de ses vitraux. La froide Renaissance ne pratiquait pas la modestie. Elle se tint à l'écart de tout ce qui était chaud et céleste ; cantonnée dans son orgueil, elle dédaigna ce qui était simple et bon, sa dignité lui interdisant tout ce qui était impulsif, humble ou gai. Mais elle comprit les jouissances physiques : les ter rasses et les grottes des jardins, les fontaines jaillissantes et les retraites ombreuses favorables au sommeil ; le hall spacieux et les longs corridors contre les jours chauds de l’été ; les fenêtres bien closes et les tentures mettant à l’abri du froid ; le doux coloris des fresques ornant les plafonds et les murs sur lesquels étaient représentés les derniers épisodes de la luxure païenne.

Tel est le genre d’architecture domestique dont nous nous glorifions encore aujourd’hui comme d’un grand et honorable progrès sur les grossières habitations de nos ancêtres, au temps où les parquets du Roi étaient couverts de joncs et où les tapisseries, dans la grande salle du baron, étaient gonflées par le vent.


Il est aisé de comprendre comment une architecture qui s’adressait autant aux plus bas instincts de la bêtise humaine qu’à la vanité de la science fut bien accueillie par la majorité des gens, et comment la pompe spacieuse des nouveaux plans fut adoptée par les voluptueuses aristocraties de Venise et des autres pays de la chrétienté qui commençaient à se grouper dans un isolement insolent et gangrené contre lequel le cri du pauvre résonnait dans un unisson de mauvais augure, pour éclater enfin comme un coup de tonnerre ! Remarquez qu’il éclata tout d'abord au milieu des murs peints et des fontaines écumantes où la sensualité de la Renaissance atteignit, en Europe, son paroxysme — à Versailles — , ce cri si digne de pitié dans sa colère et son indignation : « Notre âme est remplie des reproches dédaigneux du riche et de la haine méprisante de l’orgueilleux ! »