Les Pierres de Venise/Texte entier

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Traduction par Mathilde P. Crémieux.
Renouard (p. 1-266).


CHAPITRE PREMIER


LA CARRIÈRE


Depuis que l’homme a affirmé sa domination sur les mers, trois trônes, supérieurs aux autres, se sont élevés sur leurs rives ; les trônes de Tyr, de Venise et de l’Angleterre. Du premier de ces grands pouvoirs, il ne reste que le souvenir ; du second, que des ruines ; le troisième, à qui échut cette puissance, pourra être conduit — s’il oublie leurs exemples — du faîte de sa fière élévation à une chute moins digne de pitié.

La grandeur, les crimes et le châtiment de Tyr sont parvenus jusqu’à nous par les paroles les plus émouvantes qu’aient proférées les prophètes d’Israël contre les cités de l’étranger. Mais, ces paroles, nous les lisons comme un beau chant et nous fermerons l’oreille à leur sévère avertissement ; la profondeur de la chute de Tyr nous aveugle sur sa réalité ; nous oublions, en regardant ses rochers blanchir entre l’éclat du soleil et la mer, qu’ils furent jadis « comme l’Eden, le jardin de Dieu ». Celle qui lui succéda, Venise, parfaite comme elle en beauté — mais dont la domination fut moins durable — nous apparaît encore, dans la dernière période de son déclin, fantôme étendu sur le sable de la mer, si faible, si tranquille, si dénuée de tout, sauf de son charme, qu'on peut, en contemplant son pâle reflet dans la lagune, se demander quelle est la cité, quelle est l'ombre !

Je voudrais tracer son image avant qu'elle se perde à jamais, et rappeler, autant qu'il sera en mon pouvoir, l'enseignement que semble murmurer chacune des vagues envahissantes qui viennent battre, comme des cloches errantes, LES PIERRES DE VENISE.

Il serait difficile d'estimer trop haut la valeur des leçons que peut répandre l'étude approfondie de cette étrange et puissante cité : son histoire, malgré les travaux d'innombrables chroniqueurs, reste encore dans le vague, traversée d'ombre et de lumière, semblable au lointain rivage de son océan où le brisant de la lame sur le banc de sable se confond avec le ciel. Si nos recherches ne rendent pas son contour beaucoup plus net, elles en modifieront cependant l'aspect, car l'intérêt qu'elles renferment est d'une nature beaucoup plus élevée que celui contenu habituellement dans une étude architecturale. Je pourrai, peut-être, par quelques mots, donner au lecteur une idée plus juste de l'importance des révélations sur le caractère vénitien que nous devons à l'art de Venise, et de l'étendue d'intérêt que fournit l'étude de son histoire véridique, qu'il n'en pourrait récolter dans les fables répandues sur ses mystères et sa magnificence.

Venise est généralement considérée comme une oligarchie, alors qu'elle n'en devint une que pendant la seconde moitié de son existence, moitié qui comprend les années de son déclin. Une des premières questions à examiner sérieusement est celle de savoir si ce déclin est dû au changement dans la forme de son gouvernement, ou plutôt aux changements dans les caractères de ceux qui le composèrent.

L'État de Venise compte treize cent soixante-cinq années d'existence, depuis le premier établissement d'un gouvernement consulaire dans l'île de Rialto jusqu'au jour où le Général en chef de l'armée française déclara que la République de Venise appartenait à l'histoire du Passé. Sur cette période, deux cent soixante-seize années furent passées en sujétion nominale aux villes de l'ancienne Vénétie, spécialement à Padoue, et dans une forme de démocratie agitée où le pouvoir semble avoir été confié à des tribuns, choisis parmi les habitants des principales villes.

Pendant six cents ans, la puissance de Venise ne cessa de s'accroître. Elle était alors une monarchie élective dont le Roi ou Doge posséda — du moins pendant les premiers temps — une autorité aussi indépendante que celle de tout autre souverain européen. Cette autorité fut graduellement diminuée de presque toutes ses prérogatives, tandis qu'elle augmentait chaque jour d'une splendeur apparente, sans valeur aucune. Le gouvernement[1] final des nobles, sous l'image d'un roi, dura cinq cents ans pendant lesquels Venise recueillit les fruits de ses précédentes énergies, les consuma — et expira.

Que le lecteur divise donc l'existence de l'État vénitien en deux périodes : l'une de neuf cents ans, l'autre de cinq cents ans, la séparation étant marquée par ce qu'on a appelé le Serrar del Consiglio, c'est-à-dire la finale et absolue séparation de la noblesse et de la communauté ; le gouvernement étant remis aux mains des nobles, à l'exclusion des influences populaires et de l'autorité du Doge.

La première période, celle de neuf cents ans, nous présente le plus intéressant spectacle d'un peuple ayant combattu l'anarchie, ayant rétabli l'ordre et confié le pouvoir aux mains du plus digne et du plus méritant. Ce chef fut appelé Doge, et, peu à peu, il se forma autour de lui une aristocratie dans laquelle et, plus tard, par laquelle il fut choisi. Cette aristocratie, composée de quelques familles qui avaient fui l'ancienne Venise et qui, unies et héroïques, avaient formé un corps distinct, devait son origine au hasard du nombre, de l'influence et de la richesse. Cette première période renferme l'élévation de Venise, ses plus nobles progrès et les circonstances qui déterminèrent son caractère et son rang parmi les puissances européennes. Comme on pouvait s'y attendre, on y rencontre les noms de tous ses héroïques Doges : Pietro Urseolo, Ordelafo Falier, Domenico Michieli, Sebastiano Ziani et Enrico Dandolo.

La seconde période s'ouvre par les cent vingt années les plus remplies d'événements dans la vie de Venise. Elle renferme la principale lutte de son histoire et la honte de son crime le plus noir : le meurtre de Carrara. On la voit troublée par la plus dangereuse conspiration intérieure, celle de Faliero ; opprimée par la fatale guerre de Chiozza et illustrée par la gloire de deux de ses plus nobles citoyens (car, dans cette période, l'héroïsme des citoyens remplace celui des rois) : Victor Pisani et Carlo Zeno.

Je fixe le commencement réel de la décadence vénitienne à la date du 8 mai 1418, jour de la mort de Carlo Zeno, et son commencement visible à cinq années plus tard, époque où mourut le plus noble, le plus sage de ses enfants, le Doge Tomaso Mocenigo. Le règne de Foscari vint ensuite, assombri par la peste et par la guerre. Dans cette guerre, pendant laquelle de grandes acquisitions de terrains furent faites en Lombardie par une heureuse du habile politique, Venise fut irréparablement frappée par la perte des batailles sur le Pô, à Crémone, et dans les marais de Garavaggio. La première parmi les cités chrétiennes, elle dut s'humilier devant le Turc : dans cette même année fut établie l'Inquisition d'État. De cette période date la forme de gouvernement mystérieux et perfide sous laquelle on dépeint habituellement Venise[2]. En 1477, la grande invasion turque répandit la terreur dans les lagunes, et, en 1508, la Ligue de Cambrai marque la date qu'on assigne d'habitude à la décadence vénitienne, la prospérité commerciale de la fin du XVe siècle empêchant les historiens de discerner un affaiblissement intérieur, déjà trop évident[3].

Il y a une coïncidence, apparente et significative, entre l'établissement des pouvoirs aristocratique et oligarchique et le déclin dans la prospérité de l'Etat. La question qui se pose a été résolue par chaque historien suivant ses opinions personnelles préconçues. Cette question est triple :

1° L'oligarchie, établie par l'effort des ambitions personnelles, fut-elle la cause de la chute de Venise ?

2° L'établissement de cette oligarchie ne fut-elle pas, non la cause, mais la preuve manifeste de l'énervement national ?

3° L'histoire de Venise ne doit-elle pas — cette troisième manière de voir est la mienne — être écrite sans tenir compte de la transformation de son Sénat ou des prérogatives de son Doge ?

C’est l’histoire d’un peuple éminemment homogène issu de la race romaine, longuement discipliné par l’adversité et voué, par sa situation, à vivre noblement ou à périr. Pendant un millier d’années, il combattit pour assurer sa vie ; pendant trois siècles, il convia la mort : son combat obtint sa récompense ; son appel fut entendu.

Les victoires de Venise et sa sécurité furent dues, pendant toutes les périodes de son existence, à l’héroïsme individuel ; les hommes qui l’entraînaient ou la sauvaient, étaient le plus souvent son roi, quelquefois un noble ou un simple citoyen. Pour eux, comme pour la cité, peu importait : la vraie question n’était pas le nom ou la situation de ces hommes, mais bien leurs actes. Ils devaient savoir se maîtriser, se montrer patients devant les revers, impatients devant la honte. Voilà la véritable raison du contraste entre le temps où Venise trouvait des sauveurs, même chez ceux-là qu’elle avait jetés en prison, et celui où ses propres enfants lui enjoignirent de signer un pacte avec la mort[4].

Je voudrais, sur cette question, que l’esprit du lecteur pût être fixé par mes recherches. L’intérêt de chaque détail en serait doublé, car je tirerai fréquemment de l’étude de l’art à Venise la déduction évidente que l’affaiblissement de sa prospérité politique a exactement suivi l’affaiblissement de sa religion domestique et individuelle.

Je dis « domestique et individuelle », car — ceci est le second point que je prie de noter — le phénomène le plus curieux de l’histoire vénitienne est la vitalité de la religion dans la vie privée et son néant dans les actes politiques. Au milieu de l’enthousiasme chevaleresque, du fanatisme des autres États de l’Europe, Venise, du commencement à la fin, reste debout, telle une statue masquée dont la froideur est impénétrable. Elle ne peut être animée que par un ressort secret : celui de ses intérêts commerciaux ; il fut le mobile de tous ses actes politiques importants et de ses animosités nationales. Elle pouvait oublier les insultes adressées à son honneur, mais non les attaques rivales dirigées contre son commerce : elle estimait la gloire de ses conquêtes par ce qu’elles lui rapportaient ; leur justice, aux avantages qu’elles lui valaient.

La renommée des succès persiste et fait oublier pour quels motifs ils ont été obtenus : plus d’un lecteur de l’histoire de Venise serait peut-être surpris si on lui rappelait que l’expédition commandée par un de ses plus nobles chefs et qui lui valut sa plus grande gloire militaire fut celle où, tandis que l’Europe était dévorée par le feu de la dévotion, Venise commença par calculer quel serait le plus haut prix que sa piété pourrait tirer des renforts armés qu’elle devait fournir ; ensuite de quoi, pour le plus grand profit de ses intérêts privés, elle manqua à sa parole et trahit sa foi[5].

Et pourtant, au milieu de ces défaillances criminelles, se rencontrent fréquemment les plus nobles sentiments individuels. Les larmes de Dandolo n’eurent rien d’hypocrite, bien qu’elles ne pussent l’aveugler sur la conquête de Zara. L’habitude d’accorder à la religion une influence sur leurs actes privés et sur les affaires de leur vie quotidienne se remarque chez tous les grands Vénitiens, au temps où l’État fut prospère. Les sentiments des citoyens pénétrèrent parfois jusque dans la sphère politique où ils firent même, en certains cas, pencher les plateaux encore indécis de la balance. Celui qui tenterait de trouver, pour expliquer la protection accordée à la cause d’Alexandre III contre Barberousse, une autre raison que la pitié inspirée par le caractère du suppliant et le soulèvement d’un noble orgueil contre l’insolence de l’Empereur, irait au devant d’un désappointement. Mais le cœur de Venise n’apparaît que dans ses décisions précipitées[6]. Son esprit mondain l’emporte lorsqu’elle a le temps de calculer les probabilités du bénéfice ou lorsqu’elle peut les discerner sans calculer : la sujétion absolue de la piété individuelle à la politique nationale est non seulement prouvée par la succession de tromperies et d’actes tyranniques par lesquels la puissance de Venise s’étendit et se consolida, mais elle est aussi symbolisée par la construction même de la ville. Venise fut la seule ville d’Europe dont la cathédrale ne fut pas le monument saillant. Son église principale fut la chapelle attachée au palais de son chef et appelée « l’église ducale ». L’église patriarcale (San Pietro di Castello), petite et peu ornée, située dans l’île la plus éloignée de l’archipel vénitien, est certainement inconnue, même de nom, à la plupart des voyageurs qui visitent rapidement la ville. À remarquer aussi que les deux plus importantes églises de Venise, après la chapelle ducale, doivent leur magnificence, non à un élan national, mais à l’énergie des moines franciscains et dominicains, à l’aide de la puissante organisation des sociétés répandues sur le continent italien et au soutien du Doge le plus pieux et peut-être le plus sage de sa génération : Tomaso Mocenigo, qui repose dans un de ces temples et dont la mémoire peut supporter sans crainte la présence de statues représentant les Vertus dont un sculpteur toscan a entouré sa tombe.


Un trait intéressant de la politique de Venise, qui se représente souvent et qui, pour les catholiques romains, est la preuve de son irréligion, est la lutte superbe et victorieuse qu’elle soutint contre le pouvoir temporel de l’Église. Il est vrai que, dans un rapide examen de son histoire, l’attention est tout d’abord arrêtée par le drame étrange auquel j’ai déjà fait allusion, terminé par la mémorable scène du portail de Saint-Marc[7]. Aux yeux d’un grand nombre, cette scène fut l’expression la plus complète de l’insoutenable domination du pouvoir pontifical. Il est vrai que Venise fut fière du service rendu par elle à ce pouvoir, qu’elle le rappela sur les insignes du Doge et dans la forme de sa principale fête, mais le cours des années amortit, peu à peu, cet enthousiasme d’un moment : la bulle de Clément V excommuniant les Vénitiens et leur Doge qu’il compare à Dathian, à Abiram et à Lucifer, prouve mieux les tendances du gouvernement vénitien que l’ombrelle du Doge et l’anneau jeté dans l’Adriatique, et l’exclusion absolue du clergé dans les Conseils de Venise montre qu’elle connaissait l’esprit de l’Église romaine à laquelle elle marquait ainsi sa méfiance. À cette exclusion de l’influence papale dans ses Conseils, les catholiques attribuent l’irréligion de Venise et les protestants, ses succès. Une allusion à la politique du Vatican devrait suffire pour réduire les premiers au silence ; les seconds courberaient la tête de honte s’ils réfléchissaient que les Chambres anglaises ont sacrifié leurs principes pour s’exposer à ce même danger que le Sénat vénitien redoutait à un tel point que, pour l’éviter, il sacrifia jadis les siens.


Notons encore la remarquable union des familles composant le gouvernement de Venise ; union plus ou moins sincère, mais qui contraste avec les révoltes et les divisions violentes des familles qui détinrent successivement le pouvoir dans les autres États italiens. Enfin, remarquons avec respect que, parmi toutes les tours qui restent encore debout, dans les îles comme une forêt dépouillée de ses branches, il n’y en a qu’une seule qui ne fût pas chargée d’appeler à la prière, et c’était une tour de guet. Tandis que tous les palais des villes italiennes étaient défendus par des remparts crénelés d’où partaient les flèches et les javelots, les sables de Venise ne supportèrent jamais un monument guerrier : les terrasses de leurs toits étaient couronnées de globes d’or suspendus au feuillage des lys[8].


Étudions maintenant la connexité des arts avec l’histoire de la ville.

Commençons par la peinture. [image]

Il faut se souvenir que nous datons de 1418 le commencement de la décadence vénitienne : or, Jean Bellini est né en 1423 et Titien en 1480. Jean Bellini et son frère Gentile — son aîné de deux ans — ferment la série des peintres de sainteté vénitiens : la foi la plus profonde anime leur œuvre entière.

L’esprit religieux ne tient aucune place dans l’œuvre du Titien, il n’y en a trace ni chez lui, ni chez ceux pour qui il peignait. Composition et coloris, ses plus grands tableaux de sainteté ne sont que des exercices de virtuosité picturale : les plus petits sont généralement des portraits. La Madone de l’église dei Frari est une simple femme couchée ayant un certain air de parenté avec les divers membres de la famille Pesaro qui l’entourent.

Cela tient non seulement à ce que Bellini était un homme pieux et que Titien ne se préoccupait guère de religion, mais surtout à ce que, tous les deux, ils furent les représentants de l’école de peinture de leur temps. La différence de leur sentiment artistique tient moins peut-être à leur caractère qu’à leur éducation première. Bellini fut élevé dans la foi ; Titien, dans la pratique de la forme. Pendant le demi-siècle qui sépare leurs deux naissances, la religion vitale de Venise s’était éteinte.


Je parle du fond et non de la forme. En apparence, le culte était le même : le Doge, ainsi que le Sénateur, continuent à être représentés agenouillés devant la Vierge ou devant saint Marc, profession de foi religieuse rendue universelle par l’or pur du sequin vénitien. Mais, étudiez au Palais Ducal le grand tableau du Titien qui représente le Doge Antonio Grimani agenouillé devant la foi et vous en tirerez une curieuse leçon : la Foi est devenue charnelle, elle est représentée par un des moins gracieux modèles du Titien. L’œil est tout d'abord attiré par l’armure brillante du Doge : le cœur de Venise ne battait plus alors pour son culte, il battait pour ses guerres.

Le Tintoret, incomparablement plus profond que le Titien, jeta la solennité de son esprit sur les sujets sérieux qu’il aborda ; il s’oublia parfois jusqu’à paraître pieux, mais il pratiqua le même principe que le Titien : subordination absolue du sujet religieux à la décoration ou au portrait.

Les œuvres de Veronese et des peintres qui lui succédèrent prouvent à satiété que le XVe siècle avait emporté hors du cœur de Venise la foi qui l’animait jadis.


Tel est le témoignage de la peinture. Avant de recueillir celui de l’architecture, je vais donner une idée des sentiments qu’éprouvaient à Venise les plus grands esprits.

Philippe de Commines décrit en ces termes son entrée à Venise, en 1495 :

« Chascun me feit seoir au meillieu de ces deux ambassadeurs qui est l’honneur d’Italie que d’estre au meillieu et me menèrent au long de la grande rue, qu’ils appellent le Canal grant, et est bien large. Les allées y passent à travers, et y ai veu navires de quatre cents tonneaux au plus près des maisons : et c’est la plus belle rue que je croy qui soit en tout le monde et la mieulx maisonnée, et va le long de la ville. Les maisons sont fort grandes et haultes, et de bonnes pierres et les anciennes toutes painctes ; les aultres faictes depuis cent ans ; toutes ont le devant de marbre blanc, qui leur vient d’Istrie, à cent mils de là, et encores maincte grande pièce de porphire et de sarpentine sur le devant... C’est la plus triumphante cité que j’aye jamais veue et qui plus faict d’honneurs à ambassadeurs et estrangiers, et qui plus saigement se gouverne, et où le service de Dieu est le plus sollempuellement faict ; et encore qu’il y peust bien y avoir d’autres faultes, je croy que Dieu les a en ayde pour la révérence qu’ilz portent au service de l’Église. »

Ce passage est intéressant pour deux raisons : d’abord pour l’impression de Commines sur la religion de Venise dont les formes apparentes subsistent, gardant un semblant de vie qui rappelle ce qu’elle fut autrefois ; puis pour la distinction qu’il fait entre les anciens palais et ceux construits « depuis cent ans qui ont tous le devant de marbre blanc venant d’Istrie, à cent mils de là, et encore maincte grande pièce de porphire et de sarpentine sur le devant ».

L’ambassadeur de France fut à bon droit frappé de cette différence ; l’ancienne architecture vénitienne avait, en effet, changé durant le XVe siècle. Ce changement est important pour nous autres modernes : les Anglais lui doivent la construction de la cathédrale Saint-Paul, et l’Europe, en général, lui doit la destruction de ses écoles d’architecture qui ne devaient plus renaître. Pour que le lecteur comprenne cela, il est nécessaire de lui donner une idée générale de la connexité de l’architecture vénitienne avec celle du reste de l’Europe, depuis son origine.


Toute l’architecture de l’Europe, bonne ou mauvaise, ancienne ou moderne, lui vint de la Grèce, en passant par Rome et par l’Orient qui la colora et la perfectionna. L’histoire de l’architecture est simplement l’étude des différents modes qui en dérivèrent et des routes qu’ils ont parcourues. Une fois cela compris, on peut réunir, comme les grains d’un chapelet, tous les types d’architecture qui se sont succédés. Les ordres dorien et corienthien en sont la base : du dorien procèdent toutes les massives constructions romanes, normandes, lombardes, byzantines ; du corinthien viennent le Gothique, l’Anglais primitif, le Français, l’Allemand et le Toscan.

Maintenant, retenez bien ceci : les anciens Grecs donnèrent la colonne qu’ils avaient probablement reçue de l’Égypte ; Rome donna l’arceau arrondi que les Arabes terminèrent en pointe et couvrirent de feuillages sculptés. La colonne et l’arceau sont la charpente et la force de l’architecture.


J’ai dit que les deux ordres, dorien et corinthien, furent la base de l’architecture européenne. Bien qu’on parle souvent de cinq ordres, il n’existe réellement que ces deux-là, et il ne saurait en surgir d’autres jusqu’au jour du jugement dernier. Il n’y a, à côté d’eux, que des variétés en dérivant ou bien des fantômes, des grotesques sans nombre.

L’architecture grecque fut gauchement copiée et variée par les Romains, sans résultat utile, jusqu’au jour où ils employèrent l’arceau à des usages pratiques. S’ils gâtèrent le chapiteau dorien, en essayant de le perfectionner, ils enrichirent le corinthien par des fantaisies diverses, souvent fort belles. Ensuite vint le Christianisme : il s’empara de l’arceau qu’il décora avec amour et inventa un nouveau chapiteau dorien pour remplacer celui que les Romains avaient gâté. L’empire romain se mit partout à l’œuvre, employant à s’embellir de son mieux les matériaux qu’il avait sous la main. Cette architecture romano-chrétienne est la fidèle image de la Chrétienté de ce temps ; très fervente et très belle, mais très imparfaite ; ignorante sous certains aspects, mais éclairée par les rayons de l’imagination enfantine qui s’alluma en elle sous Constantin, illuminant les rives du Bosphore, de la mer Égée et de l’Adriatique, et qui, — tel un peuple s’adonnant à l’idolâtrie — s’éteignit peu à peu.

L’architecture, tout comme la religion qu’elle traduisait, tomba dans un repos étrange, doré, embaumé, dans lequel elle végète encore, sauf dans les lieux où sa langueur fut troublée : un brusque réveil l’y attendait.

L’art chrétien, au déclin de l’empire, se divise en deux grandes branches : l’orientale et l’occidentale. L’une avait Rome pour centre ; l'autre Byzance ; l’une est représentée par ce qu’on appela le Roman primitif chrétien ; l’autre, portée au plus haut degré de perfection par les ouvriers grecs, est le style byzantin. Cet art étendit ses divers rameaux sur les provinces centrales de l’empire, modifiant ses aspects suivant leur degré d’éloignement de la capitale, animé par la fraîcheur et l’énergie de la religion qui l’inspirait ; lorsque cette fraîcheur et cette énergie disparurent, l’art perdit sa vitalité et tomba dans un repos anémié, n’ayant pas perdu sa beauté, mais restant plongé dans un engourdissement incapable de progrès ou de changement.

Cependant, sa résurrection se préparait : dans les provinces éloignées, des ouvriers inférieurs le répandirent — en le travestissant sous une forme impure — et les nations barbares en firent de grossières imitations. Or, ces nations barbares étaient dans la force de leur jeunesse, et pendant que, dans le centre de l’Europe, un art pur et raffiné descendait jusqu’à se contenter de la grâce des formes, un art barbare et imitateur se développait, chez elles, avec une vigoureuse énergie. Cette période se divise donc aussi en deux grandes branches : l’une, recueillant la succession languisante de l’art chrétien à Rome ; l’autre, dans sa phrase primitive d’organisation, l’imitant sur les confins de l’empire.

Certaines nations barbares furent réfractaires à cette influence, tels les Huns traversant les Alpes et l’Italie comme un fléau, ou les Ostrogoths qui, se mêlant aux Italiens énervés, leur infusèrent un peu de leur énergie sans modifier visiblement leur nature intellectuelle. Mais d’autres au sud et au nord de l’empire, ressentirent cette influence dont ils rapportèrent le germe jusqu’aux sources de l’océan Indien, jusqu’aux glaces de la mer du Nord.

Au nord et à l’ouest, l’influence fut celle des Latins ; au sud et à l’est, celle des Grecs. Deux nations, supérieures aux autres, nous représentent, de chaque côté, la force de cette tradition recueillie par elles. Lorsque le foyer central a disparu, les orbes reflétant sa lumière la condensent : ainsi, lorsque l’idolâtrie et la luxure eurent terminé leur œuvre et que la religion de l’empire fut couchée dans son sépulcre, la lumière éclaira soudain les deux horizons, et les fougueuses épées des Lombards et des Arabes furent brandies sur sa paralysie dorée.


La mission des Lombards fut de rendre hardiesse et méthode au corps énervé et à l’esprit affaibli de la chrétienté ; celle des Arabes, de punir l’idolâtrie et de proclamer la spiritualité d’un peuple religieux. Le Lombard couvrit ses églises de sculptures représentant les exercices du corps — la chasse et la guerre — ; les Arabes bannirent de leurs temples toute image de la nature et proclamèrent, du haut de leurs minarets : « Il n’y a d’autre Dieu que Dieu ».

Opposés de caractère et de mission, le torrent de glace et le torrent de lave s’élancèrent du nord et du midi pour se rencontrer et se combattre sur les ruines de l’empire romain. Au centre même de leur lutte, au point précis où ils s’arrêtèrent, où l’eau morte succéda aux deux tourbillons qui déposèrent, dans la baie, les débris de l’empire romain écrasé, s’élève Venise. Son Palais Ducal contient en égales proportions les trois écoles d’architecture : la romane, la lombarde et l’arabe. Ce fut le foyer d’architecture du monde entier. On comprend combien est importante l’étude des édifices d’une ville où vinrent se fondre — sur un espace de huit milles qui fut leur champ de bataille, — les trois principales architectures du monde ; chacune d’elles représentant une théorie religieuse erronée, mais nécessaire à la correction des deux autres et rectifiée par elles.


Notons d’abord le caractère distinctif des différentes écoles qui développèrent, au nord et au midi, l’architecture venant de Rome. L’arceau chrétien — roman et byzantin — est rond, soutenu par des colonnes uniques, bien proportionnées, aux chapiteaux classiques ; de larges espaces de murailles sont entièrement recouverts de peintures et de mosaïques tirées des Écritures ou représentant des symboles sacrés.

L’École arabe commença de même dans ses principaux traits, les ouvriers byzantins étant employés par les califes, mais elle introduisit rapidement dans les colonnes et dans les chapiteaux des modifications semi-persanes, semi-égyptiennes : dans son amour intense du nouveau, elle rendit les arceaux pointus et les couvrit de feuillages extravagants ; elle bannit toute représentation humaine et inventa pour la remplacer une ornementation qui lui est propre : l’arabesque. Ne pouvant lui faire couvrir de vastes espaces, on la réserva pour certains points intéressants, et, sur les grandes surfaces, des lignes de couleur horizontales représentèrent le niveau du désert. L’École arabe garda le dôme et lui adjoignit le minaret. Toutes ses œuvres sont d’une finesse d’art exquise.


Les changements apportés par les Lombards concernent plutôt l’anatomie de la construction que sa décoration ; ils commencèrent par imiter en bois les églises ou basiliques romaines. Chacun sait qu’une église se compose d’une nef et de deux bas côtés. La nef, d’une beaucoup plus grande hauteur, était limitée par des rangées de colonnes qui supportaient de grands espaces de murs vides élevés au-dessus des bas côtés et formant la partie haute de la nef, laquelle avait un toit également en bois.

Chez les Romains, ces vastes pans de murs étaient en pierre, mais dans le Nord, où on construisait en bois, il furent forcément composés de planches horizontales, attachées à d’autres pièces de bois posées verticalement au faîte des piliers de la nef — qui étaient également en bois. Les madriers verticaux étaient naturellement plus épais que les autres ; ils formaient au-dessus de la nef, des pilastres carrés. Lorsque, par les progrès du christianisme et de la civilisation, les constructeurs abandonnèrent le bois pour la pierre, les pilastres conservèrent leur forme carrée et restèrent en place, formant le principal trait distinctif de l’architecture du Nord : « la colonne voûtée ». Les Lombards l’importèrent en Italie au VIIe siècle : on la retrouve de nos jours à Saint-Ambroise, de Milan, et à Saint-Michel, de Pavie. Il fallut adjoindre des membres additionnels aux piliers de la nef pour qu’ils pussent soutenir ceux de la voûte. Ce fut peut-être la réunion de deux ou trois pannes de pin formant un pilier qui fit naître l’idée de grouper ainsi les colonnes de pierre. Quoi qu’il en soit, la disposition de la nef en forme de croix est contemporaine de la superposition des piliers voûtés et du groupement des colonnettes autour des portes et des fenêtres. Ces modifications résument la rude et majestueuse architecture du Nord, représentée par les Lombards.

Les avalanches lombarde et normande laissèrent sur leur passage de massives constructions qui, après leur départ exercèrent peu d’influence sur les nations du Sud, tandis que le torrent arabe, même après qu’il se fût écoulé, réchauffa l’atmosphère septentrionale. L’histoire de l’architecture gothique est celle du raffinement et du spiritualisme infusés à l’art du Nord par l’influence arabe. Elle dirigea les écoles lombardes d’où sortirent les plus nobles monuments du monde : le Gothique du Nord, issu de la même origine, subit moins directement l’influence de l’art arabe.


Sachant tout cela, nous suivrons sans difficulté la trace des architectures qui se succédèrent à Venise. Le premier élément fut le chrétien-roman dont il reste peu de vestiges, la ville actuelle n’ayant été, à son origine, qu’un des établissements formés dans les îles marécageuses qui s’étendent de l’embouchure de l’Isonzo à celle de l’Adige : ce n’est qu’au début du IXe siècle qu’elle devint le siège du gouvernement. La cathédrale de Torcello, quoique sa forme soit du style chrétien-roman, fut reconstruite au XIe siècle et l’on y reconnaît dans maints détails le travail des ouvriers byzantins. Cette cathédrale cependant avec les églises Santa-Fosca, à Torcello, San Giacomo di Rialto, à Venise, et la crypte de Saint-Marc forment un groupe distinct de constructions dans lesquelles l’influence byzantine est fort légère et qui représentent suffisamment l’architecture première des îles.


La résidence du Doge fut portée à Venise en 809 et le corps de saint Marc y fut apporté vingt ans après, venant d’Alexandrie. La première église de Saint-Marc fut sans doute une imitation de celle d’Alexandrie qui avait consenti à donner les reliques du saint. Pendant le ixe, xe et xie siècles, l’architecture de Venise fut celle du Caire sous les califes : les ouvriers étaient byzantins, mais ils furent dirigés par des maîtres arabes, qui leur imposèrent des formes transportées ensuite par eux dans les différents pays où ils travaillèrent. En outre des églises que j'ai citées, on trouve encore des fragments datant de cette époque dans dix ou douze palais.

A ce style en succéda un autre beaucoup plus arabe. Les colonnes devinrent plus minces, les arceaux transformèrent leur rondeur en pointe, les chapiteaux et l'ornementation furent modifiés. Ce style resta laïque : les Vénitiens trouvaient naturel d'imiter les élégants détails des habitations arabes, mais ils n'auraient accepté qu'avec répugnance de copier les mosquées dans leurs temples chrétiens.

Impossible d'assigner à ce style une date précise ; il semble avoir été contemporain du byzantin auquel il survécut. Il existait en 1180, date de l'érection des deux colonnes de granit de la Piazetta dont les chapiteaux sont les deux morceaux les plus importants qui restent de ce style de transition. Nous en trouverons quelques vestiges, que nous étudierons, dans presque toutes les rues de la cité.

Les Vénitiens se montrèrent toujours disposés à recevoir les enseignements de leurs adversaires (autrement, il ne se trouverait aucune trace de l'art arabe à Venise), mais leur haine contre les Lombards qui leur inspiraient une crainte spéciale, les empêcha pendant longtemps, de subir l'influence de l'art que ce peuple avait introduit sur le continent italien. Et cependant on trouve dans l'architecture de leurs églises un essai primitif de Gothique pointu qui semble un pâle reflet des formes lombardo-arabes, parvenues en Italie à leur plus haut degré de perfection et qui, certainement, sans une intervention particulière, seraient venues se fondre dans l'École vénitienne-arabe avec laquelle elles eurent, tout d'abord, de tels points de contact qu'il serait difficile de distinguer les ogives arabes de celles qui semblent avoir été construites au temps de ce Gothique primitif. Les églises de San Giacopo dell'Oria, San Giovanni in Bragora, le Carmine et une ou deux autres en fournissent les seuls spécimens importants. Mais, au XIIIe siècle, les franciscains et les dominicains vinrent, du continent, implanter à Venise leur moralité et leur architecture, un Gothique déjà distinct qu'avaient curieusement élargi les formes lombardes et septentrionales (allemandes ?). L'influence de ces principes étalés dans les églises de San Paolo et dei Frari modifia rapidement l'École vénitienne arabe. Les deux systèmes pourtant ne se fondirent jamais : la politique de Venise réprimait les empiétements de l'Eglise, les artistes vénitiens en firent autant. Depuis lors, l'architecture de la ville fut divisée en deux zones : l'une ecclésiastique, l'autre laïque ; l'une employant les formes disgracieuses, mais puissantes du Gothique oriental, communes à toute la péninsule, et ne laissant paraître le goût vénitien que dans le choix de certains ornements caractéristiques ; l'autre se servant, sous l'influence des franciscains et des dominicains, d'un Gothique riche, généreux, entièrement original, dérivé du vénitien-arabe, dont le trait spécial fut adopté par les formes arabes : la légère décoration ajourée. Nous comparerons ces diverses sortes de Gothique à l'architecture très distincte de Venise représentée, du côté ecclésiastique, par les églises San Giovanni et Paolo, I Frari et San Stefano ; du côté civil, par le Palais Ducal et les autres principaux palais gothiques.

Le style traditionnel vénitien est donc centralisé à la date de 1180 ; il se transforma rapidement en un Gothique qui s'étend, dans sa pureté, du milieu du XIIIe siècle au commencement du XVe, c'est-à-dire pendant la grande période de la vie de Venise. Je date son déclin de 1418 : cinq ans après, Foscari étant Doge, apparurent, dans l'architecture, les signes évidents du changement noté par Philippe de Commines, changement auquel Londres doit Saint-Paul ; Rome, Saint-Pierre ; et l'Europe, en général, la dégradation dans l'art qu'elle a pratiqué depuis lors.

Ce changement dans l'architecture se manifesta tout d'abord, dans le monde entier, par une diminution de sincérité et de vie. Le Gothique, au nord comme au sud, se corrompit. En Allemagne et en France, il se perdit dans un flot d'extravagances ; le Gothique anglais se sangla follement dans un étroit vêtement de lignes perpendiculaires ; l'Italie se livra à l'efflorescence d'ornementation sans motif de la Chartreuse de Pavie et de la cathédrale de Côme, et on vit apparaître à Venise, l'insipide et confuse « Porta della Carta » et les extravagantes crosses de Saint-Marc. Toutes les architectures, notamment celle des édifices religieux, se corrompirent à la fois ; signe manifeste de l'état de la religion en Europe, de l'avilissement particulier des superstitions romaines et de la moralité publique, qui aboutirent à la Réforme.

Deux grandes catégories d'adversaires s'élevèrent contre la papauté corrompue : en Allemagne, les protestants ; en France et en Italie les rationalistes. L'une demandait la purification de la religion ; l'autre, sa destruction. Le protestant conservait sa religion, mais repoussait les hérésies de Rome et jusqu'à son art : par cette dernière exclusion, il fit injure à son caractère ; il rétrécit son intelligence, en lui refusant un de ses plus noble emplois, et affaiblit matériellement son autorité. L'arrêt survenu dans la marche en avant de la Réforme a peut-être été une des conséquences de cette erreur. Les rationalistes, eux, gardèrent l'art et rejetèrent la religion. Leur art fut celui de la Renaissance, marqué par un retour au système païen, non pour l'adopter au lieu et place du christianisme, mais pour l'étudier et l'imiter. En peinture, il a pour chef Jules Romain et Nicolas Poussin ; en architecture, Sansovino et Palladio.

Dans toutes les directions, il se produisit un abaissement instantané, un véritable déluge de folie et d'hypocrisie. La mythologie, d'abord mal comprise, puis pervertie en débile sensualité, remplaça les sujets religieux devenus, d'ailleurs, blasphématoires sous le pinceau des Caracci. Des dieux sans puissance, des satyres sans rusticité, des nymphes sans innocence, des hommes sans humanité errèrent, par groupes idiots, sur la toile déshonorée par eux, et des statues théâtrales encombrèrent les rues de leurs marbres présomptueux. Le niveau de l'intelligence s'abaissa de plus en plus ; l'école inférieure du paysage usurpa la place de la peinture historique, tombée dans la pédanterie purulente. On eut les sublimes gueuseries de Salvator ; les idéalités sortant de la fabrique de Claude Lorrain, les lourdes compositions confectionnées par Gaspar et par Canaletto ; au nord, la stupide patience de gens qui passèrent leur vie à représenter des bricks, des brouillards, de grands bestiaux et des mares. C'est ainsi que le catholicisme et la moralité, le courage, l'intelligence et l'art s'en allant de compagnie à la dérive jusqu'au naufrage final, nous amenèrent la chute de l'Italie, la Révolution française et, sous le règne de Georges II, la situation de l'art dans l'Angleterre que le protestantisme sauva d'un plus sévère châtiment.

Je n'aurai pas travaillé en vain si je réussis à diminuer le renom de l'École du paysage, au temps de la Renaissance. Mais le mal fait par Claude et les Poussins n'est rien en comparaison du désastre causé par Palladio, Scamozzi et Sansovino. Claude et les Poussins étaient des hommes sans énergie qui n'exercèrent pas une réelle influence sur l'esprit humain ; qu'importe que leurs œuvres soient payées cher ? On peut, sans indignation, leur laisser le pauvre rôle de garnir les murs des salons et de servir de thème à des conversations sans valeur. Il n'en fut pas de même pour l'architecture de la Renaissance, élevée au faîte de la magnificence dont elle était capable par Michel-Ange, puis prise en mains par des hommes d'intelligence et d'imagination, tels que Scamozzi, Sansovino, Inigo Jones et Wren. Il est impossible d'apprécier l'étendue de l'influence de cette architecture sur l'esprit de l'Europe, d'autant que, si très peu de gens s'occupent d'étudier sérieusement la peinture, presque tous les hommes à un moment de leur existence, ont plus ou moins affaire à l'architecture. Il n'y a pas grand mal à ce qu'un individu perde deux ou trois cent francs en achetant un méchant tableau, mais il est regrettable qu'une nation en perde deux ou trois cent mille en élevant une construction ridicule. Et ce n'est pas uniquement une perte d'argent ou une conception malheureuse que peut nous faire regretter l'architecture de la Renaissance, mais nous y trouvons le germe initial de certaines maladies des temps modernes : le frelatage exagéré et les classifications inexactes ; l'un détruisant dans la société ses éléments sains ; l'autre rendant inutiles pour nombre de gens nos écoles et nos universités.

Venise, jadis si croyante, devint, dans sa décadence, l'Etat d'Europe le plus corrompu ; comme elle avait été, dans sa force, le pôle central du pur art chrétien, elle fut sur son déclin, la source de la Renaissance. L'originalité, la splendeur des palais de Vicence et de Venise, rendirent cette École célèbre aux yeux de l'Europe, et la cité mourante, magnifique dans ses plaisirs, pleine de grâce dans ses folies, excita une plus profonde adoration dans sa décrépitude que dans sa jeunesse : c'est entourée d'un cortège d'admirateurs qu'elle descendit au tombeau.

C'est donc de Venise seule que doivent partir les coups destinés à frapper l'art pernicieux de la Renaissance. Si on arrive à détruire à Venise ses droits à l'admiration, il ne s'en retrouvera nulle part. Je vais le tenter : je ne consacrerai pas une section spéciale à Palladio, je m'abstiendrai d'écrire des chapitres de vitupérations mais, en étudiant l'architecture première, je comparerai ces traits principaux à ceux qui la compromirent, et je m'arrêterai sur les bords de l'abîme de décadence dès que j'en aurai montré la profondeur.

J'userai, pour me venir en aide, de deux sortes d'évidence : j'aurai, par la première, les témoignages qui dénotent, chez les constructeurs, un manque de réflexion ou de sentiment (ce qui peut faire conclure que leur architecture était défectueuse). Par la seconde, j'espère éveiller l'impression de laideur systématique qui émane de cette architecture.

Voici deux exemples qui viennent à l'appui de mes dires :

Je rappelle l'importance par moi attachée à la mort de Carlo Zeno et du Doge Tomaso Mocenigo. Le tombeau de ce Doge, je l'ai dit, fut exécuté par un Florentin, mais il ne s'écarte pas du type habituel des tombes vénitiennes de cette époque. Bien que l'élément classique en dirige les détails, l'expression est celle de la nature. Comme dans tous les monuments de ce genre qu'on trouve à Venise et à Vérone, c’est sur un sarcophage qu’est étendue l'image fidèle et attendrie, — poussée, dans son exactitude jusqu’au point qui deviendrait pénible — du Doge au moment de sa mort. Il porte la robe et le bonnet ducals ; sa tête est légèrement penchée sur l’oreiller ; ses mains se sont croisées en tombant. Le visage est émacié, les traits sont forts, mais si purs et si imposants dans leur forme que, même animés, ils ont dû paraître ciselés dans le marbre ; ils sont usés par la pensée et par la mort ; les veines s’entrecroisent aux tempes ; la peau est profondément plissée ; les sourcils arqués sont hérissés ; le globe de l’œil semble puissamment large ; la courbe de la lèvre est voilée de côté par une légère moustache ; la barbe est courte et pointue : tout est noble et calme, les contours anguleux des joues et des sourcils se détachent sur l'ombre portée du sarcophage.

Cette tombe fut sculptée en 1424 et voici comment elle est décrite par un des récents écrivains qui représentent le sentiment de la généralité sur l’art vénitien : « Les cendres de Tomaso Mocenigo reposent dans un riche, mais laid sarcophage de l’Ecole vénitienne. On peut le citer comme un des derniers liens qui rattachent l’art du moyen âge, sur son déclin, à celui de la Renaissance qui s’élevait. Nous ne signalerons pas les défauts des sept figures qui représentent les vertus cardinales et théologiques, ni de celles qui sont dans des niches au-dessus du dais, tant nous les considérons comme indignes de la réputation de l’Ecole florentine, qu’on regardait alors, avec raison, comme la plus remarquable de l’Italie[9] »

Il est séant de ne pas signaler ces défauts, mais il eût été encore mieux de s’arrêter, ne fût-ce qu’un moment, devant l’image de ce mort royal.
Tombeau du doge Andrea Vendramin. Église Saints-Jean-et-Paul. (Page 27.)
Tombeau du doge Andrea Vendramin. Église Saints-Jean-et-Paul. (Page 27.)

Tombeau du doge Andrea Vendramin.

Église Saints-Jean-et-Paul. (Page 27.)

Dans le cœur de cette même église, San Giovanni et Paolo[10] se trouve un autre tombeau, celui du Doge Andrea Vendramin. Il mourut en 1478, après un court règne de deux années, le plus désastreux qui figure dans les annales de Venise. Il mourut de la peste qui suivit les ravages des Turcs, venus jusqu’aux lagunes. A sa mort, de Venise — vaincue sur terre et sur mer — on apercevait, dans l’horizon bleu, la fumée des dévastations ennemies qui s’étendait sur le Frioul. Venise, cependant, lui éleva le tombeau le plus fastueux qu’elle eût jamais accordé à un de ses chefs.

Si l’écrivain déjà mentionné est resté insensible devant le tombeau d’un des pères de son pays, il consacre, en revanche, deux pages et demie d’éloges hyperboliques à ce monument-ci, sans que, du reste, il y soit dit un seul mot de la statue du mort que j’ai l’habitude de considérer comme un détail important dans un monument funéraire. J’ai d’autant plus regretté que Selvatico l’ait négligée qu’il n’est que l’écho des milliers de voix qui désignent ce tombeau comme le chef-d’œuvre sépulcral de la Renaissance, « comme le point culminant que peut atteindre l’art du ciseau ».

J’atteignis ce « point culminant » au milieu de la poussière et des toiles d’araignées, comme je l’ai fait à Venise pour chaque tombe importante, au moyen des anciennes échelles qu’on trouve chez les sacristains. Je fus d’abord frappé par l’excessive gaucherie et par le manque de sentiment de la main qui tombe vers le spectateur ; elle est jetée au milieu du corps comme pour montrer qu’elle est bien sculptée. Si la main de Mocenigo, sévère et raide, étale le réseau de ses veines, l’artiste ayant pensé que les veines sont le symbole de la dignité, de l’âge et de la naissance, la main de Vendramin pousse la recherche jusqu'à montrer, à toutes les jointures, des nodosités goutteuses. Après avoir vu cette main, je me mis en quête de la seconde. Je crus d'abord qu'elle avait été brisée, mais, à l'examen, je constatai que ce malheureux n'avait qu'une main et que, par moitié, tout son corps était resté à l'état de bloc. Le visage, aux traits épais et désagréables, devient horrible, grâce à cette demi-sculpture. D'un côté, le front est couvert de rides ; de l'autre, il est lisse ; le bonnet ducal n'existe qu'à moitié ; une seule joue est terminée, la robe d'hermine, elle-même, imitée d'un côté jusque dans ses moindres poils, se perd de l'autre côté, dans un bloc fruste.

L'artiste a évidemment supposé que son œuvre ne serait jamais vue que de profil et que nul n'aurait l'idée de l'examiner d'en haut. Ce procédé manque d'honnêteté, car il transforme un portrait en un masque hideux et témoigne d'une froideur de sentiment qui touche à l'abaissement moral. Quel artiste de cœur eût pu, en reproduisant les traits peu majestueux de ce vieillard, rendus saintement solonnels par la mort, supputer le compte des sequins que pourrait lui rapporter chaque veine scrupuleusement reproduite ?

Surprendrai-je le lecteur en constatant que le sculpteur d'une aussi misérable tromperie n'a pas déployé un grand talent ? Ce monument est un fouillis d'ornements fleuris, ressemblant à ceux que fait à la plume un maître d'écriture. On y voit des enfants enfourcher, de leurs grosses jambes, des dauphins incapables de nager, ramenés sur le rivage au moyen de mouchoirs de poche étendus. Maintenant, voici le nœud de cette affaire, son côté le plus intéressant ; ce monument — élevé à un Doge déshonoré — qu'on cite comme l'œuvre la plus glorieuse de la Renaissance vénitienne, est l'œuvre d'un sculpteur qui en 1487, fut banni de Venise pour faux ! Passons à la seconde preuve que j'ai promise : le Palais Ducal a deux façades : l'une regarde la mer, l'autre la Piazzetta. Le côté de la mer et celui de la Piazzetta jusqu'à son septième arceau inclus datent du commencement du XIVe siècle, peut-être même remontent-ils plus haut ; le reste de la façade, sur la Piazzetta, date du commencement du XVe siècle. Les archéologues de Venise ont fourni de longues discussions sur ce sujet ; ils ont cité force documents, dont quelques-uns leur étaient complètement inconnus. J'ai moi-même collationné des documents et — ce à quoi les archéologues vénitiens n'avaient jamais songé, — j'ai interrogé la maçonnerie du palais elle-même.

Lorsqu'on part de l'angle du côté de la mer pour aller sur la Piazzetta, on peut s'apercevoir que cette maçonnerie change au milieu de la huitième arcade. Jusque-là les pierres employées étaient plutôt petites ; le XVe siècle travailla avec de plus grandes pierres « venant d'Istrie à cent mils de là ». Dans les arceaux inférieurs, avec la 9e colonne, en partant de la mer, et avec la 17e dans l'arcade supérieure, commence la série des colonnes du XVe siècle. Ces deux colonnes sont un peu plus fortes que les autres, elles supportent le pan de mur de la Salle du Scrutin. Observons encore que la façade du Palais, depuis cet angle jusqu'à la Porta délia Carta fut construite pendant le règne du noble doge Mocenigo et au début du règne de son successeur Foscari, c'est-à-dire vers 1424. On est d'accord là-dessus, seulement on trouve des gens pour nier que la façade sur la mer soit antérieure. Les preuves en sont pourtant claires et irréfutables, car la sculpture change, aussi bien que la maçonnerie, à partir de la 9e colonne inférieure ; les chapiteaux se modifient aux deux étages d'arceaux. Les costumes des personnages qui ornent la façade de la mer sont purement «  giottesques », semblables à ceux qui décorent les chapiteaux ; de la chapelle de l'Arena, à Padoue, pendant que les costumes, sur les autres chapiteaux, portent la date de la renaissance classique. Les têtes de lion qui séparent les arceaux changent exactement au même point.

Je pourrais citer beaucoup d'autres preuves. L'architecte employé sous Foscari, en 1424, fut forcé de suivre les principales lignes de l'ancien palais. N'ayant pas le talent d'inventer de nouveaux motifs de chapiteaux, il copia assez maladroitement les anciens. Le palais a 17 arcades sur la façade de la mer, 18 sur celle de la Piazzetta naturellement supportées par 36 piliers. Le 1er, le 8e et le 36e (en partant de l’angle du palais qui touche au pont de la Paille) sont les grands supports des angles du Palais Ducal. Il est facile de signaler et de classer par leur numéro d'ordre les piliers du XIVe et du XVe siècles. Leurs chapiteaux, lorsqu'ils ne sont pas de simples copies, se reconnaissent à leur pauvreté d'invention. Le 35e seul est par exception d'un noble dessin.

Je tiens à signaler ici la copie du 99 chapiteau qui, octogone comme les autres, fut décoré des images des huit Vertus : la Foi, l'Espérance, la Charité, la Justice, la Tempérance, la Prudence, l'Humilité (que les antiquaires vénitiens appellent l'Humanité) et la Persévérance. Les Vertus du XIVe siècle ont des traits accentués mais très vivants, elles portent les vêtements simples de l'époque. La Charité a, dans son giron, des pommes (peut-être des pains) : elle en donne une à un petit enfant qui, pour la prendre, passe son bras dans un interstice du chapiteau. La Persévérance maintient ouverte la mâchoire d'un lion ; la Foi porte la main à sa poitrine comme pour y presser la croix ; et l'Espérance prie, tandis que, au-dessus d'elle une main émerge d'un faisceau de rayons solaires — la main de Dieu suivant la Révélation — : « le Seigneur Dieu leur donna la lumière. » Au-dessus, se lit cette inscription : « Spes optima in Deo »,

Les ouvriers du XVe siècle copièrent imparfaitement ce modèle : les Vertus n'ont plus leurs traits accentués, mais vivants ; en revanche elles ont toutes le nez romain et leurs cheveux sont bouclés. Les emblèmes et les gestes sont pourtant conservés jusqu'à ce qu'on arrive à l’espérance qui prie encore, mais en n'adressant sa prière qu'au seul soleil : la main de Dieu a disparu.

N'est-ce pas un signe typique de l'esprit du temps que de supprimer la main de Dieu dans la lumière qu'il a donnée ? Lorsque, plus tard, cette lumière éclaira d'un côté la Réforme et, de l'autre la pleine connaissance de la littérature ancienne, l'une fut arrêtée et l'autre, dénaturée.

L'infériorité de l'œuvre de la Renaissance est moins facile à prouver que l'infériorité morale de ses ouvriers, car cette œuvre a elle-même détourné de leur sens des arrêts dont je dois appeler. Mes adversaires en peinture affirment qu'il existe une loi que je ne comprends pas ; quant à mes adversaires en architecture, ils se contentent d'opposer leurs opinions aux miennes.

Il n'existe aucune loi que nous puissions invoquer les uns ou les autres. En architecture, on peut s'obstiner dans des opinions qui ne sont pas toujours exemptes de préjugés, mais la majorité seule peut être juge. J'ai toujours estimé, cependant, qu'il devrait exister une loi qui permît de discerner la bonne architecture de la mauvaise et qu'il est aussi déraisonnable de discuter sans s'appuyer sur un principe que d'accepter une pièce douteuse sans la faire sonner.

Je sentais que, si elle était concluante, cette loi universelle, qu'elle nous rendrait capables de rejeter toute œuvre folle ou grossière et d'accueillir toute œuvre noble et sage, sans acception de style ou de nationalité : qu'elle apporterait sa sanction aux œuvres des pays et des siècles véritablement grands — gothiques, grecs ou arabes ; — qu'elle repousserait celle des nations et des peuples dénués de raison — Chinois, Mexicains ou Européens modernes — et qu'elle serait applicable à toutes les inventions architecturales sorties du cerveau humain.

Je me suis donc mis à l'œuvre pour formuler cette loi, convaincu qu'en employant son simple bon sens, l'homme peut sûrement distinguer le bon du mauvais et que c'est parce qu'il ne se donne pas la peine de se servir de ses facultés de discernement que le monde est encombré de tant d'œuvres vulgaires et fausses.

Je trouvai la tâche plus simple que je ne le croyais ; il suffit pour classer les choses, de les bien regarder en face : les mauvaises alors s'évanouissent d'elles-mêmes. J'ai cependant jugé qu'il était mieux, quoique moins rapide, de demander au lecteur patient de rédiger avec moi, en ce qui concerne l'architecture vénitienne, ce code du bien ou du mal au moyen duquel nous passerons une revue rétrospective.

J'ai tâché de fixer la base sur laquelle j'appuierai cet examen critique assez clairement pour la faire comprendre de ceux qui n'ont jamais réfléchi aux choses de l'architecture : ceux qui savent déjà seront indulgents pour cette simplification indispensable, car, de ce qui paraît d'abord un truisme vulgaire peuvent découler parfois des conséquences importantes, complètement imprévues. J'invite donc le lecteur à ce loyal débat, certain que, même si je ne réussis pas à lui inspirer, comme je le désire, pleine confiance dans son propre jugement, il me remerciera de lui avoir suggéré des arguments sérieux propres à déterminer un choix encore hésitant, à justifier une préférence spontanée. Si, au contraire, je réussis à transformer en pierres de touche les pierres de Venise, si je découvre dans la maçonnerie de ses marbres un poison plus subtil que n'en dégagèrent jamais ses lagunes, si je prouve ainsi en quel mépris on doit tenir les écoles qui, en architecture comme dans presque tous les arts, eurent, pendant trois siècles, la prédominance en Europe, j'aurai mis en lumière la vérité la plus utile que j'aie jamais signalée.

Par exemple, j'ai dit que les protestants avaient méprisé les arts et que les rationalistes les avaient corrompus, mais que firent donc, entre temps, les catholiques romains ? Si, comme ils le prétendent, ce fut la papauté qui fit monter les arts à leur apogée, pourquoi, lorsqu'elle fut réduite à ses propres forces, n'a-t-elle pu les soutenir ? Comment en arriva-t-elle à céder le pas à l'engouement classique qui avait l'hérésie pour base, et n'opposa-t-elle pas d'entraves à des innovations qui réduisirent à une décoration d'art les anciennes manifestations de la Foi[11] ? Ne trouverons-nous pas que les catholiques romains, loin d'être les promoteurs de l'art, ne se sont jamais montrés, depuis qu'ils se sont séparés des protestants, capables d'une grande conception ? Aussi longtemps que, même dans sa corruption, aucun témoignage ne s'éleva contre l'Église, qu'elle conserva dans ses rangs un grand nombre de chrétiens fervents, ses arts restèrent nobles. Mais les témoins étaient nés, l'erreur fut rendue manifeste et Rome, se refusant à tout examen, fut dès lors frappée d'une paralysie intellectuelle qui la rendit incapable de se servir des Arts, jadis ses ministres ; qui fit rougir de son culte jusqu'aux reliques de ses saints, et qui transforma en ennemis destructeurs ses anciens adorateurs.

Venez donc, vous tous qui trouvez que la vérité est digne de fixer vos pensées, venez, mais dites-nous, avant de pénétrer dans les rues de la cité, reine des mers, si nous devrons simplement nous laisser gagner par son enchantement et regarder les derniers changements apportés aux nobles formes de ses palais comme on contemple, l'été, au coucher du soleil, les nuages capricieux avant qu'ils s'éteignent dans la nuit… ou si nous devrons lire, sur ces somptueux amas de marbre, la sentence qui restera inscrite jusqu'à ce que — ce qui arrivera infailliblement — les vagues aient achevé de l'effacer : « Dieu a marqué la fin de ton royaume ! ».

CHAPITRE II

LE TRONE


Dans les voyages du temps jadis, que nous ne reverrons plus, alors que la distance ne pouvait être conquise sans fatigue, mais où cette fatigue avait pour compensation la connaissance complète du pays qu’on traversait et la joie des heures du soir lorsque, parvenu au sommet de la dernière colline, le voyageur découvrait, épars dans la prairie sur le bord du torrent traversant la vallée, le paisible village où il allait se reposer, ou bien encore lorsqu’il apercevait de loin, dans les rayons du soleil couchant, les tours de quelque ville fameuse, but d’un voyage depuis longtemps désiré, — heures de jouissance douce et pénétrante que ne remplace peut-être pas avec avantage, pour quelques-uns, la secousse du temps d’arrêt dans une station de chemin de fer ! — dans ces temps lointains, dis-je, lorsqu’il y avait quelque chose de plus à découvrir et à ne pas oublier dans le premier aspect de chaque halte, qu’un nouvel arrangement de toiture vitrée ou d’une poutre de fer, le voyageur n’avait pas dans ses souvenirs un moment plus enchanteur que celui où, sa gondole entrant dans la lagune par le canal de Mestre, il apercevait Venise, Et pourtant, l’aspect de la ville eût pu lui causer un léger désappointement, car, vues dans cette direction, ses constructions ont moins de caractère que celles des autres villes italiennes ; mais la distance voilait cette infériorité, compensée d'ailleurs par l'étrange aspect des tours et des murs qui semblaient sortir du milieu de la mer immense.

Il est, en effet, impossible à l’œil nu ou à l'imagination de saisir le manque de profondeur de la grande nappe d'eau qui étend, pendant des lieues, au nord et au sud, l'éclat de ses ondes, ni de se retracer le contour des îles étroites qui la bordent à l'est.

La brise salée, les gémissements des blancs oiseaux de mer, les amas de noirs herbages se séparant, et disparaissant sous le remous causé par l’envahissement régulier de la marée, tout faisait croire que c'était vraiment sur le sein du grand océan que la ville reposait avec calme. Non sur l'océan bleu, doux et semblable à un lac, qui baigne les promontoires napolitains ou qui sommeille à Gênes dans les rochers de marbre, mais sur une mer qui, bien que soumise à un étrange repos, a la sombre vigueur des vagues du nord, et dont la pâleur courroucée se transforme en un champ d'or bruni alors que le soleil descend derrière la tour de l'église abandonnée dans son île, et si bien nommée : « Saint-Georges-des-Algues-Marines ».

Comme le bateau s'approchait de la ville, la côte que le voyageur venait de quitter s'abaissait derrière lui et formait une ligne longue et triste, rompue de temps en temps par des saules ou par des broussailles : du côté qui semblait être son extrémité nord, les collines d'Arqua élevaient leurs amas de pyramides d'un pourpre foncé et balançaient leurs reflets sur la brillante lagune. Deux ou trois collines moins élevées s'étendaient à leurs pieds et, au delà, commençant par les pics escarpés qui dominent Vicence, la chaîne des Alpes fermait, au nord, l'horizon par sa muraille bleue et inégale qui allait s'évanouir dans renfoncement de Cadore. A l'est, la chaîne se relevait et, le soir, le soleil transformait la neige de ses sommets — couronnes de l'Adriatique — en puissants foyers de lumière que l'on pouvait admirer et compter jusqu'à ce que l'œil, fatigué de les suivre, vînt se reposer sur les campaniles enflammés de Murano et sur la grande cité qui, à mesure que la rapide et silencieuse gondole s'en rapprochait, apparaissait, magnifique, au milieu des vagues. Et lorsque, les murailles atteintes, le voyageur pénétrait — sans passer par aucune poterne ou entrée fortifiée — dans la plus lointaine de ces rues non foulées par les pieds humains, qui semblent une ouverture taillée entre deux rochers de corail dans la mer des Indes ; lorsqu'il apercevait les longues files de palais ornés de colonnes, ayant chacun, attachée au pilier devant le portail, sa barque noire dont l'image se reflète dans ce vert parquet que chaque souffle de brise orne de nouvelles et riches mosaïques changeantes ; — lorsqu'à l'extrémité de cette éblouissante perspective, le Rialto jetait lentement sa courbe colossale, cette courbe étrange, si délicate, faite de diamant, et solide comme une caverne de montagne ; — lorsque, avant que cette silhouette se fût complètement dessinée, le cri du gondolier : « Ah ! Stali ! » frappait pour la première fois l'oreille de ce voyageur ; que la proue de sa gondole passait entre les majestueuses corniches qui se rejoignent à moitié sur l'étroit canal où la suivait le remous de l'eau frappant bruyamment le marbre sur chaque bord ; — et lorsqu'enfin, sa barque s'élançait sur la large nappe argentée à travers laquelle la façade du Palais Ducal, colorée de veines sanguines, contemple le dôme blanc de Notre-Dame della Salute, — il n'est pas surprenant que son imagination fût si profondément saisie par le charme illusoire de cet admirable et étrange décor qu'il en oubliât les sombres réalités de l’histoire. Il se laissait aller à croire qu'une telle ville avait plutôt dû sa création à la baguette d'un magicien qu'à des fugitifs effrayés ; que les eaux qui l'entouraient avaient plutôt été choisies pour lui servir de miroir que pour abriter sa nudité, et que tout ce qui, dans la nature, est féroce et sans pitié : le temps et le déclin aussi bien que les vagues et la tempête, s'étaient réunis pour l'orner au lieu de la détruire et pour épargner encore, dans les siècles à venir, cette beauté qui semble avoir arrêté pour y établir son trône, en même temps que le sable de la mer, celui du sablier.

Et, quoique les dernières années qui ont changé la face de notre monde aient été plus fatales pour Venise que les cinq cents précédentes ; quoique cet admirable panorama ne puisse plus se voir que dans un rapide coup d'œil, tandis que la locomotive secoue les wagons sur les rails ; quoique beaucoup de ses palais soient à jamais détruits, qu'un grand nombre d'autres ne soient plus que des ruines ; son aspect est encore si plein de magie que le voyageur pressé, devant quitter la ville avant que l'éblouissement du premier aspect soit effacé, oubliera l'humilité de son origine et fermera les yeux sur sa profonde dévastation.

Je plains ceux dont le cœur n'est plus accessible aux généreuses charités de l'imagination ; chez qui la fantaisie n'a pas le pouvoir de repousser les impressions pénibles, d'élever ce qui est bas et de tranformer les discordances en un tableau d'une si grande beauté qu'il ne s'efface plus du souvenir : ce travail de l'imagination est le répit accordé à notre tâche d'ici-bas. Les insuffisantes aspirations romanesques qui caractérisent si singulièrement notre siècle peuvent embellir, mais non préserver les débris du puissant temps passé auquel ils restent suspendus comme des plantes grimpantes : il faudrait, pour les voir tels qu'ils sont, les arracher à leur magnifique appui. Ce sentiment, toujours aussi stérile que bienveillant, est incapable, à Venise, de protéger et même de discerner les objets auxquels il devrait s'attacher. La Venise de la fiction et du drame moderne est une chose née d'hier, une floraison de décadence, un rêve théâtral que le premier rayon du jour réduit en poussière. Aucun prisonnier dont le nom mérite un souvenir n'a traversé « le pont des Soupirs » sur lequel se concentre à Venise l'idéal byronien ; aucun grand marchand de la cité n'a jamais vu ce Rialto sur lequel le voyageur passe avec une émotion palpitante ; la statue que Byron fait invoquer à Falier comme étant celle d'un de ses illustres ancêtres fut élevée à un soldat de fortune, cent cinquante ans après la mort de Falier !

La plus grande partie de la ville a d'ailleurs tellement changé au cours des trois derniers siècles que, si Henri Dandolo, si Foscari sortaient de leur tombe, et, debout sur leur galère, arrivaient à l'entrée du Grand Canal, — cette entrée fameuse, scène favorite des romanciers, où les marches de « la Salute » opposent une première barrière aux eaux qu'elles rétrécissent — ces puissants Doges sauraient à peine dans quel lieu ils se trouvent : ils ne reconnaîtraient plus une pierre de la grande cité dont l'ingratitude les a conduits au tombeau, les cheveux blanchis par les tourments. Les restes de leur Venise sont couchés derrière les massives constructions qui faisaient la joie de la nation sénile ; ils sont cachés dans plus d'une cour où l'herbe a poussé, dans un sentier désert, dans un canal obscur dont les vagues, pendant cinq cent ans, ont rongé leurs fondations avant de les emporter à jamais. Notre tâche sera de les glaner et de rétablir, dans la mesure du possible, une faible esquisse de la cité perdue, mille fois plus splendide que celle qui lui survit, bien qu'elle n'eût été créée ni par le caprice d'un prince, ni par la vanité des nobles, mais bien par des mains de fer et des cœurs patients luttant contre les obstacles de la nature et la colère des hommes. Notre enquête ne retracera pas cette merveilleuse beauté d'une façon imaginaire ; elle portera sur la véritable nature de ce lieu sauvage et solitaire dont les flots agités et les sables tremblants furent le berceau de la ville à laquelle, pendant longtemps, ils refusèrent de se soumettre.

Quand on examine, par hasard, une carte détaillée de l'Europe, l'œil s'arrête forcément devant la boucle étrange formée par la jonction des Alpes et des Apennins, qui donne naissance au grand bassin de la Lombardie. La chaîne de montagnes, en revenant sur elle-même, distribue très inégalement, des deux côtés, les débris qu'elle répand. Les fragments de rocs et les sédiments que les torrents déversent au nord des Alpes se répartissent sur une vaste étendue de pays et bien que, parfois, ils forment une masse considérable, la couche inférieure arrive bientôt à la traverser, tandis que les torrents qui descendent du versant sud des Hautes-Alpes et du versant nord des Apennins se réunissent et se rencontrent dans le renfoncement ou baie de montagnes qu'enferment les deux chaînes. Chaque fragment que la foudre arrache aux rochers, chaque grain de poussière que la pluie d'été enlève aux pâturages finissent par reposer dans le calme de la plaine lombarde. Sous les deux influences contraires qui entassent ou dispersent, à sa surface, l'accumulation des ruines des siècles passées, cette plaine a pu s'élever, en dépit des obstacles rocailleux. N'insistons pas davantage sur cette curieuse dépression de la Lombardie qui paraît avoir suivi son cours paisible depuis plusieurs siècles, constatons seulement que le Pô et ses grands affluents ont, peu à peu, transporté jusqu'à la mer des masses du plus beau sédiment. La nature des plaines lombardes est caractérisée par les anciens murs des villes, généralement construits en larges cailloux ronds des Alpes alternant avec des briques ; cailloux rendus illustres, en 1848, par les remparts, de quatre ou cinq pieds de haut, qu'ils servirent à édifier autour de chaque champ pour faire obstacle à la cavalerie autrichienne dans les combats livrés sous les murs de Vérone. Le sable dans lequel ces cailloux sont dispersés est recueilli par les rivières, sans cesse grossies par les neiges des Alpes : avant leur arrivée dans l'Adriatique, les eaux, si pures au sortir du lac qui baigne la base de la chaîne, deviennent limoneuses et opaques. Au moment de se jeter dans la mer, elles éliminent le sédiment, qu'elles ont transporté : il forme la vaste langue de terre qui longe la côte de l'Italie. Le cours puissant du Pô forma, naturellement, le banc le plus considérable, entouré, au nord et au sud, d'un espace marécageux alimenté par des torrents plus faibles et moins susceptibles de changements rapides que le delta de la rivière centrale. Sur un de ces espaces, s'élève Ravenne et sur l'autre Venise.

Sans nous attarder à examiner sous quelle influence se forma cet amas de sédiments, notons qu'il existe, depuis l'embouchure de l'Adige jusqu'à celle de la Piave, à une distance du rivage variant de trois milles à cinq milles, un banc de sable divisé en longues îles par d'étroits filets de mer et séparé du rivage par une grande plaine de boue calcaire formée par les sédiments venant des fleuves. Cette plaine est, aux environs de Venise, recouverte, à marée haute, par un pied ou un pied et demi d'eau. Elle reparaît presque partout à marée basse et se montre enchevêtrée dans un réseau d'étroits petits canaux d'où la mer ne se retire jamais. A certaines places, poussées par les courants, se sont formées de petites îles marécageuses consolidées soit par le temps, soit par le travail de l'homme, et dont le terrain devint assez solide pour qu'on pût le construire ou le cultiver : d'autres, au contraire, n'ont pu s'élever au-dessus du niveau de la mer et montrent, lorsqu'elles sont à découvert, des petits lacs sans profondeur, qui brillent parmi d'irréguliers champs d'algues et de varechs. C'est au milieu du groupe d'îles le plus considérable, dont l'importance était accrue par la réunion de plusieurs grands cours de rivières se dirigeant vers la mer, que fût bâtie la ville de Venise. Les fragments de terrain plus élevé qui existent aux deux extrémités de cet archipel ont aussi, à différentes époques, été habités et montrent encore des restes de ville, de villages, de couvents ou d'une église isolée, épars sur de vastes espaces dont quelques-uns sont cultivés pour les besoins de la métropole.

La marée, variable suivant les saisons, s'élève à une moyenne de trois pieds : elle produit, dans les canaux, un reflux qui les agite souvent et les fait courir comme l'eau sortant d'un moulin. A marée haute, au sud et au nord de Venise, aucun morceau de terre n'est visible, à l'exception de quelques petites îles couronnées de tours où on distingue parfois un village. Un canal large de trois milles, conduit de la cité au continent ; il est large de trois milles et demi entre Venise et la jetée sablonneuse qu'on appelle le Lido, jetée qui sépare la lagune de l'Adriatique, mais qui est trop peu élevée pour troubler l'impression d'une Venise bâtie au milieu de l'océan. Le rôle du Lido est cependant marqué par les nombreux pilotis indiquant les canaux profonds dont les replis souillés ondulent au loin, semblables aux dos tachetés des serpents de mer, et par le brillant clapotement des vagues crispées par le vent qui les fait se briser contre l'immuable muraille de la mer.

Le spectacle est tout autre à la marée basse : une différence de 18 ou 20 pouces d'eau suffit pour faire apparaître la terre de tous côtés dans la lagune, et, lorsque le reflux est complet, on voit la ville s'élever au milieu d'une plaine d'algues vertes, sauf là où les plus larges branches de la Brenta et des torrents qui la grossissent roulent vers le port du Lido. Les gondoles et les barques de pêche rejoignent cette plaine salée par de tortueux canaux qui n'ont guère plus de 4 à 5 pieds de profondeur et qui sont si souvent remplis de vase que les lourdes quilles des bateaux en sillonnent le fond d'ornières entre-croisées qu'on distingue au travers de l'eau. Chaque coup d'aviron y imprime sa marque ou se laisse accrocher par les herbes marines qui frangent la rive, la barque penchant à droite ou à gauche sous le dernier effort de la marée épuisée. Ce spectacle est oppressant, même aujourd'hui où chaque morceau de terrain surélevé garde quelque fragment d'une construction jadis belle ; mais si le voyageur veut se représenter ce qui fut, qu'il suive, vers le soir, un canal peu fréquenté jusqu'au milieu de la mélancolique plaine ; qu'il se remémore, par un effort d'imagination, l'éclat de la grande cité qu'il aperçoit dans le lointain, les villes et les tours des îles voisines, et qu'il attende que la lumière et la chaleur du soleil s'éteignent sur les eaux, que se perde dans la nuit le noir rivage désert, dépourvu de routes et de bien-être, plongé dans une sombre langueur au milieu de l'effrayant silence qu'interrompt seul le bruit des petits ruisseaux salés tombant dans des flaques sans marée, ou les cris interrogateurs des mouettes.

Il pourra alors avoir une faible idée de l'horrible angoisse de cœur qui put jadis décider des hommes à choisir, pour l'habiter, une semblable solitude. Ceux qui enfoncèrent les premiers pieux dans ce sable et qui construisirent leur retraite parmi ces roseaux, ne pensaient guère que leurs descendants, fiers de leurs superbes palais, deviendraient les maîtres de la mer !

En présence de la grande loi de nature qui forma ce sauvage et triste paysage, il faut se souvenir à quelle étrange préparation sont soumises les choses que n'aurait pu prévoir aucune imagination, et se répéter que l'existence et la fortune de la nation vénitienne furent dues aux obstacles naturels opposés aux fleuves et à la mer. Si des courants plus profonds avaient préparé ces îles, les navires ennemis auraient maintes fois réduit en servitude la ville qui s'élevait ; si des lames plus puissantes avaient battu ses rivages, la richesse et les raffinements d'art de l'architecture vénitienne auraient dû céder la place aux murs et aux remparts d'un vulgaire port de mer. Si, comme dans le reste de la Méditerranée, il n’y avait pas eu de marée, les étroits canaux de la ville seraient devenus malsains et les marais sur lesquels elle fut construite auraient engendré la peste. Si la marée avait été seulement plus élevée de 1 pied ou de 18 pouces, l'entrée par eau des palais eût été impraticable : telle qu'elle est, il y a même parfois des difficultés — au moment de la pleine mer — à aborder sans poser le pied sur les marches glissantes et, par les grandes marées, l'eau pénètre quelquefois dans les cours, envahissant les salles d'attente. Dix-huit pouces de différence dans le niveau de la marée, et les perrons de chaque porte d'entrée se fussent transformés, à marée basse, en une masse traîtresse de lichens et de coquillages : tout le système du transport journalier des classes élevées, au moyen des gondoles glissant sur l'eau, eût dû être abandonné; on aurait élargi les rues, comblé le réseau des canaux et, du coup, tout le caractère du pays et du peuple eût été détruit.

Si on a éprouvé quelque chagrin à constater le contraste qui existe entre le tableau fidèle du site où fut élevé le trône de Venise et celui, beaucoup plus romanesque, qu'on est habitué à se représenter, ce chagrin devra être compensé par l'occasion qu'il nous fournit de reconnaître la sagesse des desseins de Dieu. Si, il y a deux mille ans, nous eussions pu constater le long transport du limon dont les fleuves troublés polluaient la mer, comment eussions-nous pu comprendre dans quel but se formaient ces îles tirées du néant et pourquoi ces eaux endormies étaient enfermées dans une muraille de sable désolé ? Comment eussions-nous deviné que les lois qui forçaient à s'étendre ces tristes bancs de sable sans culture, étaient la seule préparation possible à la fondation d'une ville qui allait être jetée sur le monde comme une ceinture d'or — qui allait écrire son histoire sur les blancs parchemins des flots, la raconter au bruit de leur tonnerre et répandre, au milieu de la fièvre universelle, la gloire de l'Occident et de l'Orient sortant du brûlant foyer de sa Grandeur d'âme et de sa Splendeur?

CHAPITRE III

TORCELLO


À sept milles au nord de Venise, les bancs de sable qui, près de la ville s’élèvent peu au-dessus du niveau de l’eau, atteignent, peu à peu, une plus grande hauteur et forment des plaines de marécages salés dont les éminences informes sont fréquemment séparées par de petites baies. Un de ces moindres îlots, après avoir assez longtemps erré parmi les débris de maçonnerie enfouis et les mauvaises herbes brûlées par le soleil sur lesquels s’étendent les plaques blanchâtres des algues, s’arrêta dans une mare stagnante, à côté d’un champ très vert, plein de lierre terrestre et de violettes. Sur ce monticule s’élève un campanile de briques du plus vulgaire type lombard. Si nous y montons vers le soir (et personne ne saurait nous en empêcher, car la porte de son escalier en ruines se balance paresseusement sur ses gonds), nous dominerons un des plus merveilleux coups d’œil que puisse offrir le vaste monde.

Aussi loin que peut atteindre la vue, s’étend une immensité de marais, d’un sombre gris cendré, marais stagnants, mornes, sans couleur et sans vie, ne ressemblant en rien à nos marais du nord qui passent du noir de leurs mares au pourpre de leurs bruyères. L’eau de mer corrompue mouille les racines de leurs herbes arides et pose, de-ci, de-là, une tache brillante sur les canaux tortueux. Aucun brouillard fantastique poursuivant les nuages, mais la clarté mélancolique de l’espace au coucher d’un soleil chaud, oppressant, qui va atteindre la ligne d’horizon dans laquelle il se perdra. Au véritable horizon, au nord-ouest, la ligne bleue d’une terre plus élevée et, plus loin, au-dessus de cette ligne une nuageuse chaîne de montagnes tachées de neige. À l’est, murmure l’Adriatique, élevant par moments sa voix lorsque ses lames se brisent plus violemment contre les bancs de sable ; le sud est sillonné par les branches élargies de la calme lagune, alternativement rouges ou vertes sous les reflets du couchant ou du crépuscule.

Presque sous nos pieds, sur le même chamo qui soutient la tour d’où nous regardons, s’élève un groupe de quatre bâtiments. Les deux premiers, bien que construits en pierre et ornés d’un bizarre beffroi, n’ont guère plus d’importance que des chaumières ; le troisième est une chapelle octogone dont nous ne distinguons que le toit, rayé de briques rouges ; le quatrième est une grande église ayant nef et bas côtés ; nous ne voyons guère non plus que sa toiture dont le soleil fait une masse brillante au milieu du champ vert et des ternes marais. Aucune créature vivante, aucune trace de vie ni de village autour de ces bâtiments qui font penser à une petite flottille de bateaux immobilisés par le calme plat dans une mer lointaine.

Regardons plus loin, au sud ; au delà des bras élargis de la lagune, sortant du lac brillant dans lequel elles sont réunies, voici une multitude de tours éparses au milieu d’un groupe de vastes palais carrés ; leur ligne régulière se découpe sur le ciel.

La mère et la fille — vous les voyez toutes les deux dans leurs tristes vêtements de veuves : — Torcello et Venise.

Il y a treize cents ans, la grise étendue des marais était telle qu’elle est aujourd’hui et les montagnes pourprées s’élevaient aussi radieuses dans la lointaine atmosphère du soir ; de plus, on voyait, à l’horizon, des feux étranges se mêler à ceux du soleil couchant ; des lamentations humaines s’unissaient aux bruits des flots. Les flammes sortaient des ruines d’Altinum ; les lamentations s’échappaient de la multitude qui — comme jadis Israël — cherchait dans les détours de la mer, un refuge contre les sabres ennemis.

Aujourd’hui, les bestiaux paissent sur l’emplacement de l’autre ville qu’ils ont dû abandonner : la faux des Scythes a rasé les maisons qu’ils y avaient construites, et le temple où ils avaient adoré leur Dieu ne reçoit plus d’autre encens que les senteurs de l’herbe apportées par l’air de la nuit.

Parcourons cette prairie.


Ce n’est pas par l’îlot voisin de la tour qu’on pénètre ordinairement dans Torcello. Un autre, un peu plus vaste et planté d’un taillis d’aulnes, est sorti de la lagune tout à côté de la prairie qui fut autrefois la place de la ville, et là, soutenu par quelques pierres grises qui forment presqu’un quai, il lui sert de limite.

Ce petit pré, de la taille d’une cour de ferme anglaise, fermé par une palissade brisée et par des haies de chèvrefeuille, s’éloigne du rivage.

Traversé, pendant quarante ou cinquante pas, par un sentier à peine tracé, il forme un petit carré construit de trois côtés ; le quatrième côté est ouvert sur l’eau. Deux de ces constructions sont si peu de chose qu’on les prendrait pour des hangars et pourtant, le premier a été un couvent et le second porta le nom de « Palais public. » Ils datent tous les deux du xive siècle. Du troisième côté, l’église de Santa Fosca est encore beaucoup plus ancienne, sans avoir de plus vastes proportions. Quoique les piliers, qui l’entourent soient du plus pur marbre grec, et que leurs chapiteaux soient couverts de délicates sculptures, ces piliers et les arcades qu’ils soutiennent, n’élèvent pas leurs toits plus haut que celui d’une modeste étable et la première impression qui frappe le visiteur est que, quels que soient les crimes qui ont pu appeler, sur ce lieu désolé, une telle dévastation, ils n’ont pas dû avoir l’ambition pour mobile.

Cette impression ne se perd pas quand on entre dans la plus grande église à laquelle était subordonné ce groupe de constructions. Elle a évidemment été élevée par des fugitifs en détresse[12]. En la plaçant dans cette île, ils eurent un double souci : abriter leur sincère et triste adoration et ne pas attirer les regards ennemis, par trop de splendeur, tout en n’éveillant pas d’amers regrets par un trop grand contraste avec les églises qu’on leur avait détruites. On y reconnaît un effort simple et tendre pour rappeler la forme des temples qu’ils avaient aimés et pour faire honneur à Dieu en lui élevant celui-ci, bien que le malheur et l’humiliation leur défendissent toute magnificence de plan et d’ornementation. L’extérieur, à l’exception de l’entrée du côté droit et de la porte latérale, n’a aucun ornement. Les architraves de la première entrée sont sculptées et, sur la seconde, sont placées des croix richement travaillées. Les massifs contrevents de pierre des fenêtres tournaient sur des anneaux également en pierre ; ils pouvaient servir d’appuis en cas d’attaque et font plutôt penser à un refuge de montagne qu’à la cathédrale d’une ville populeuse. À l’intérieur, deux solennelles mosaïques, aux extrémités est et ouest ; l’une représente le jugement dernier ; l’autre, la Vierge versant des larmes sur ses mains levées pour bénir. La noble rangée de piliers qui, entre ces deux tableaux, ferme l’espace terminé par le trône du pasteur et par les sièges demi-circulaires du clergé, forme, avec les mosaïques, un ensemble imposant qui exprime à la fois la profonde douleur et le courage saint de ces hommes qui n’avaient plus de refuge sur la terre, mais qui avaient une foi entière en celui qui les attendait : c’étaient bien des hommes « persécutés mais non abandonnés, abattus mais non détruits ».

Observez le choix des sujets. Il est possible que les murs de la nef et des bas côtés, aujourd’hui blanchis à la chaux, aient été jadis recouverts de fresques ou de mosaïques ; je n’ai pourtant trouvé aucune mention d’une pareille destruction et tout me porte à croire que, à l’origine comme actuellement, la division centrale de l’église était seule ornée de mosaïques. Dans nombre d’anciennes églises, on trouve des décorations montrant l’intérêt que ceux qui les construisirent portaient aux événements du monde : des symboles ou des tableaux d’incidents politiques, des portraits de personnes vivantes, des sculptures sur des sujets grotesques, satiriques ou vulgaires sont mélangés aux plus exactes reproductions d’épisodes des Écritures ou de l’histoire de l’Église. À Torcello, rien de tout cela n’apparaît ; l’esprit d’adoration est concentré sur deux grands faits : la pitié du Christ pour son Église et le futur jugement qu’il devra prononcer. Cette pitié, en ce temps-là, s’obtenait par l’intercession de la Vierge : c’est pourquoi on la représente en suppliante qui intercède en pleurant. Les protestants peuvent être affligés de cette attitude[13] mais elle ne doit pas les aveugler sur la foi simple et profonde avec laquelle ces hommes ont choisi la solitude de la mer, non dans l’espérance d’y fonder de nouvelles dynasties ou de commencer une ère de brillante prospérité, mais pour s’humilier devant le Seigneur et pour le prier que, dans son infinie pitié, il voulût bien hâter le jour où la mer, la mort et l’enfer rendront les morts qu’ils renferment et où ils les feront entrer dans le meilleur royaume « là où les méchants cesseront de nuire et où les découragés trouveront le repos ».


La force et l’élasticité d’esprit de ces hommes ne se laissèrent pas abattre par cette fin prévue de toutes choses : rien n’est plus remarquable que la beauté accomplie de toutes les parties de ce monument, élevé spécialement pour leur Dieu. Les moins beaux ornements sont ceux qu’ils avaient apportés du continent ; les plus parfaits furent ceux qu’ils sculptèrent pour leur église de l’île ; les plus remarquables sont les chapiteaux, déjà cités, et la clôture du sanctuaire couverte d’exquis ornements : placée entre six petites colonnettes, elle sert à fermer, comme un écran, l’espace élevé de deux marches au-dessus de la nef, espace destiné aux chanteurs. Les bas-reliefs représentent des coqs et des lions, élégants et fantastiques au dernier point, mais ne dénotant pas une connaissance approfondie de l’anatomie de ces animaux. Ce n’est qu’en arrivant derrière l’escalier de la chaire qu’on découvre les traces de la hâte apportée à cette construction.

La chaire est pourtant digne d’être examinée. Elle est soutenue par quatre colonnettes séparées, entre les deux piliers au nord de l’écran. Ces colonnettes forment, avec la chaire et son escalier, une masse compacte de maçonnerie revêtue de marbres sculptés ; la rampe est faite de solides blocs apportés du continent qui, n’étant pas de mesure, ont été rognés par l’architecte sans qu’il se préoccupât de la symétrie de leurs dessins primitifs.

À la porte latérale aussi, deux croix prises sur des panneaux richement sculptés, ont été arbitrairement coupées, sans souci du dessin originel, comme on coupe un échantillon dans une pièce de soierie. Les sculptures romanes, d’ailleurs, étant surtout destinées à l’embellissement, étaient souvent dénuées de signification et, quand elles en avaient une, elle n’était pas toujours comprise. Il s’agissait, avant tout, d’enrichir la surface ; le marbre sculpté devenait, entre les mains de l’architecte, ce qu’est un morceau de dentelle ou de broderie entre les mains d’une couturière. À la réflexion, on reconnaît que cela n’indique pas forcément des sentiments bas, on peut y lire aussi le désir d’imiter ou même de surpasser des fragments employés sans ordre : le constructeur, grâce à son inépuisable fertilité, pensait sans doute pouvoir aisément les égaler.

Il est à supposer que si l’architecte n’avait pas eu ces marbres à employer, il eût laissé cette chaire toute simple. Supportée, comme je l’ai dit, par quatre minces colonnes, elle s’étend entre les deux piliers de la nef, de façon à laisser au prédicateur une grande liberté d’action. Au milieu de sa façade arrondie, une colonnette soutient un étroit pupitre de marbre destiné à recevoir le livre renfermant le sermon.

La disposition de la chaire peut avoir son influence sur l’effet produit par un sermon : tous ne sauraient être également bons et souvent l’impression ressentie par l’auditoire dépend presque autant de l’aspect plus ou moins favorable de la chaire d’où parle l’orateur que de ses gestes et de ses paroles. Lorsque la chaire est richement ornée, elle peut distraire l’auditeur et porter son esprit à errer, s’il n’est pas suffisamment intéressé. Souvent, dans les cathédrales qui renferment de magnifiques chaires, ce n’est pas de là qu’on prêche ; on choisit un autre point de l’église, moins propre à détourner l’attention. Cette remarque s’adresse plutôt aux sculptures colossales et aux pyramides fantastiques qui encombrent les églises d’Allemagne et de Flandre qu’aux délicates mosaïques et aux sculptures ressemblant à des ivoires que renferment les basiliques romanes ; la forme y reste simple et la couleur et la valeur du travail ne rejettent pas l’orateur au second plan.


Il y a deux manières d’envisager un sermon : comme une œuvre humaine ou comme un message divin. Dans le premier cas, nous demandons au prédicateur de la science et du soin dans la composition, de la grandeur dans la diction ; nous admettons volontiers que la chaire soit entourée d’une frange d’or, qu’un riche coussin de soie serve à appuyer le livre relié de noir où sera écrit le sermon que nous devons écouter en silence pendant une demi-heure ou trois quarts d’heure. Nous savons aussi, qu’après avoir accompli ce devoir, nous pourrons n’y plus penser, ayant l’heureuse confiance de retrouver un autre sermon quand il sera nécessaire.

Si, au contraire, nous considérons le prédicateur comme un envoyé qui nous apporte un message de vie ou de mort ; si nous croyons que, pendant les deux heures qui lui sont accordées chaque semaine, il peut parler aux esprits dont il a la charge et qu’il voit courir à leur perte : que dans la demi-heure que durera son sermon, il pourra les faire rougir de leurs péchés, les réveiller de leur sommeil mortel ; alors, nous regarderons avec d’autres yeux l’élégante friperie qui entoure la chaire d’où tombera le jugement ; nous n’y admettons pas plus la soie et l’or que nous ne supporterions des fleurs de rhétorique dans la bouche du messager : nous voulons entendre des paroles simples et nous voulons que la place d’où elles tomberont ressemble au rocher de marbre autour duquel, dans le désert, se groupait le peuple d’Israël, mourant de soif.


La sévérité de style qui distingue la chaire de Torcello est encore plus frappante dans les stalles élevées et dans le trône épiscopal qui occupe la courbe de l’abside. Ces stalles sont divisées comme dans les amphithéâtres romains, par des marches qui leur servent d’accès. Dans l’absolue simplité et le manque de confort de ces sièges — entièrement en marbre — il y a une dignité que ne sauraient atteindre des stalles garnies ou surmontées d’un dais. La place du trône épiscopal nous rappelle que l’Église primitive fut souvent représentée par un navire dont l’évèque était le pilote. Quelle force possédait ce symbole sur l’imagination de ces malheureux, frappés par un désastre dans lequel la cruauté humaine s’était montrée aussi illimitée que la terre, aussi impitoyable que la mer ! Pour eux, l’Église était bien l’arche du salut, et ils la voyaient, en réalité, s’élever comme l’arche au milieu des flots. Peut-on s’étonner que, séparés pour toujours par l’Adriatique de leur pays natal, ils se soient regardés comme les disciples se regardèrent lorsque l’orage éclata sur le lac Tibériade, et qu’ils se soient soumis, du fond du cœur, à Celui qui avait apaisé le vent et les flots ?

Et si vous voulez vous bien rendre compte de l’esprit dans lequel commença la domination de Venise et d’où lui vint la force d’accomplir ses conquêtes, ne cherchez pas ce que pouvaient valoir ses arsenaux ; n’évaluez pas le nombre de ses armées ; ne considérez pas le faste de ses palais ; ne cherchez pas à pénétrer le secret de ses Conseils ; mais montez sur le rebord rigide qui entoure l’autel de Torcello, et là, contemplant comme le fit jadis le pilote, la structure de marbre du beau Temple-Vaisseau, repeuplez son pont jaspé des ombres de ses marins défunts, et surtout, tâchez de ressentir l’ardeur qui brûlait leurs cœurs, lorsque, pour la première fois, les piliers édifiés dans le sable et le toit leur cachant un ciel encore rougi par l’incendie de leurs foyers, ils firent retentir, à l’abri de ces murailles et accompagnés par le murmure des vagues et le tournoiement d’ailes des mouettes, l’hymne-cantique chanté par eux à pleine voix :


« La Mer est à lui et Il l’a créée
« Et ses mains ont préparé la terre ferme. »






CHAPITRE IV

SAINT-MARC


« Et Barnabé emmena Marc et ils firent voile sur Chypre. »

Si, lorsque les côtes d’Asie s’effacèrent devant ses yeux, l’esprit de prophétie avait envahi le cœur du faible disciple qui s’était dérobé au moment d’agir et que le principal lieutenant du Christ avait déclaré indigne de travailler dorénavant avec lui, quel étonnement eût été le sien en découvrant que dans les siècles à venir, le lion serait le symbole qui le représenterait devant les hommes ? Que son nom, devenu un cri de guerre, ranimerait la colère des soldats dans ces mêmes plaines où lui avait fait défaut le courage du chrétien, et sur cette mer de Chypre — tant de fois et si vainement teinte de sang — sur laquelle, plein de remords et de honte, il suivait le Fils de Consolation ! (Barnabé.)


On ne peut douter qu’au IXe siècle, les Vénitiens entrèrent en possession du corps de saint Marc et firent de lui leur saint patron. Une des mosaïques les mieux conservées du transept nord nous montre la nouvelle découverte de ses reliques perdues dans l’incendie de 976. La mosaïque doit être contemporaine de cet événement; elle rappelle dans son plan, celui de la tapisserie de Bayeux, montrant d'une façon conventionnelle l'intérieur de l'église rempli d'une multitude de fidèles prosternés pour rendre grâce au ciel devant le pilier encore ouvert. Le Doge est debout au milieu d'eux, reconnaissable à son bonnet cramoisi, brodé d'or et à l'inscription DUX, placée au-dessus de sa tète, ainsi qu'il était d'usage dans les tapisseries et les tableaux importants de cette époque. L'église est, bien entendu, sommairement représentée ; ses deux étages supérieurs sont réduits de façon à former simplement un fond aux personnages. C'est un de ces morceaux hardis de peinture historique que, dans notre science orgueilleuse de la perspective et de mille autres choses, nous n'osons plus aborder. Les ouvriers de jadis nous ont laissé quelques notes utiles sur les formes de leur temps ; pourtant, ceux qui connaissent la méthode de dessin qu'on employait alors, n'osent pas trop affirmer l'exactitude absolue de ces documents. Dans cette mosaïque, figurent les deux chaires — comme aujourd'hui — et aussi le cordon de fleurs en mosaïque qui suivait alors l'église tout entière et dont les restaurateurs modernes n'ont conservé qu'un fragment. On n'a pas tenté de représenter les mosaïques du faîte, — l'échelle réduite ne le permettait pas — mais nous savons que quelques- unes, au moins, existaient déjà, et ceux qui le nient en se basant sur leur absence dans cette reproduction sont dans l'erreur.

De grandes incertitudes entourent les époques exactes où furent construites ou réparées les différentes parties de l'extérieur de Saint-Marc. Nous savons que l'église fut consacrée pendant le XIe siècle et qu'une de ses principales décorations (la mosaïque représentant les chevaux de bronze apportés de Constantinople en 12o5), date du XIIIe siècle, bien que, par son style, elle puisse faire supposer qu'elle remonte à la construction originelle. Contentons-nous donc de dire que les parties les plus anciennes du monument datent du XIe, du XIIe et de la première moitié du XIIIe siècle; que les parties gothiques appartiennent au XIVev; que quelques-uns des autels et des embellissements datent des XVe et XVIe siècles et que les fragments modernes des mosaïques sont du XVIIe.

Je fixe ces dates afin de pouvoir parler de l'architecture byzantine de Saint-Marc sans laisser supposer que toute l'église est l'œuvre d'artistes grecs. Exception faite des mosaïques du XVIIe siècle, tous les restaurateurs se sont si habilement conformés au style primitif que l'effet est resté entièrement byzantin. Je ferai donc le moins possible de critiques anatomiques, je ne me préoccuperai pas d'une chronologie superflue, tout ayant été conçu et exécuté dans le même esprit.

Je voudrais que le lecteur, avant d'entrer sur la place Saint-Marc, se transportât, en pensée, pour quelques instants, dans une paisible ville épiscopale d'Angleterre et vînt avec moi, à pied, jusqu'à la façade ouest de la cathédrale. Rendons-nous-y par la rue la moins fréquentée au bout de laquelle nous apercevons le sommet d'une des tours ; traversons la basse porte-cochère crénelée, percée au centre d'une petite fenêtre à treillages et suivons la route réservée où passent uniquement les charrettes apportant les provisions nécessaires à l'Évèque et au Chapitre. De petites pelouses soigneusement fauchées, entourées de grilles, s'étendent devant une série de maisons minuscules, d'un ancien modèle et toutes proprettes avec leurs fenêtres cintrées percées au hasard, leurs lourdes corniches de bois, l'auvent de leur toiture peint en blanc, le petit parvis de leur porte en forme de coquille et leurs indescriptibles petits pignons de bois, contournés et penchant d'un côté.

Nous trouvons ensuite des maisons plus importantes, aussi d'un vieux style, mais construites en briques rouges et ayant, derrière elles, des jardins où des murs garnis d'espaliers laissent entrevoir, parmi les brugnons, des vestiges — arceau ou colonne — de quelque vieux cloître. Ces maisons font face au square de la cathédrale, régulièrement divisé en verts gazons et en allées sablées ne manquant pas d'une certaine gaîté, surtout du côté ensoleillé où les enfants des chanoines se promènent sous l'œil de leurs bonnes.

Arrivés à la façade ouest, en marchant avec soin pour ne pas écraser le gazon, contemplons les piliers à l'ombre desquels s'élèvent des statues dont il ne reste plus que de majestueux fragments. — Représentaient-elles des rois de la terre ou de saints rois du ciel ? — Plus haut s'élève le grand mur aux arceaux confus, couvert de moulures et de sculptures grossières; sombre, effrité, orné d'affreuses têtes de dragons et de démons moqueurs ; pétri par la pluie et le vent en des formes invraisemblables et dont l'enveloppe de pierre est teintée d'une mélancolique dorure par des lichens d'un orange roussâtre[14]. Encore plus haut se dressent les froides tours : les yeux se perdent dans le relief de leurs rudes et forts contours, pour n'y plus dis tinguer — comme autant de points noirs tournoyants, tantôt se rapprochant, tantôt se dispersant, puis réapparaissant soudain parmi les fleurs sculptées — qu'une foule d'oiseaux noirs sans repos remplissant le square d'étranges clameurs qui rappellent les cris des oiseaux voletant sur une côte isolée, entre les falaises et la mer.

Représentez-vous cette scène dans son formalisme étroit et sa sereine sublimité. Estimez les joies, non interrompues, encloses dans ce pieux assoupissement, dans l'accomplissement de tous les devoirs que règle l'horloge de l'église; l'influence de ces sombres tours sur tous ceux qui, depuis des siècles, ont passé à leurs pieds, qui les ont vues s'élever dans la plaine jadis boisée, et intercepter par leur masse, les derniers rayons du soleil couchant alors que la ville n'était indiquée que par une bande de brouillard au bord de la rivière...

Et maintenant, souvenons-nous que nous sommes à Venise et retournons à l'extrémité de la Galle Lunga San Moïse, qu'on peut considérer comme le pendant de la rue qui nous a conduits à la porte cochère de la cathédrale anglaise.

Nous entrons dans une allée pavée, mesurant sept pieds dans sa plus grande largeur et résonnant des cris des marchands ambulants, cris qui se terminent en une sorte de sonnerie cuivrée. Il faut nous frayer un passage à travers une cohue resserrée entre deux rangées de maisons très rapprochées. Au-dessus de nos tètes, une inextricable confusion de grossiers contrevents, de balcons de fer, de tuyaux de cheminées posées sur des corbeaux pour gagner de la place, de fenêtres arrondies dont les appuis sont en pierre d'Istrie et, par-ci par-là, une tache de feuilles vertes quand une branche de figuier passe par-dessus le mur de quelque cour intérieure et fait lever les yeux jusqu'à l'étroite bande de ciel bleu qui surmonte le tout. De chaque côté, une rangée de boutiques, serrées au possible, occupe l'intervalle des piliers de pierre carrés qui supportent le premier étage. L'un de ces intervalles est étroit et sert de porte ; le suivant est, dans les boutiques les plus considérables, boisé jusqu'à la hauteur du comptoir et vitré dans le haut. Dans les boutiques pauvres, il reste ouvert jusqu'en bas et les marchandises sont posées en plein air sur des bancs et sur des tables. La lumière ne pénètre qu'à l'entrée de la boutique ; le reste est plongé dans une obscurité que l'œil ne pourrait percer, si elle n'était généralement éclaircie par les faibles rayons d'une petite lampe posée tout au fond, devant une estampe représentant la Vierge : cette lampe et cette estampe sont plus ou moins décoratives, suivant le degré de piété du boutiquier. Chez la fruitière, où les verts melons sont rangés sur le comptoir comme des boulets de canon, la madone a un autel de feuillage. Dans la « Vendita Frittole e Liquori », la Vierge, humblement posée derrière une chandelle, sur une planche noire, préside à des mélanges d'ambroisies d'une nature plus que douteuse ; mais, quelques pas plus loin, là où on offre : « Vino Nostrani a soldi 22-28 », la Madone brille dans toute sa gloire, flanquée de 10 ou 10 tonneaux de la récolte d'il y a trois ans, de nombreuses bouteilles de marasquin et de deux superbes lampes : le soir, lorsque les gondoliers viendront ici boire, sous ses auspices, le gain de leur journée, elle aura un candélabre allumé.

Un mètre ou deux plus loin, nous dépassons l'hôtellerie de l'Aigle Noir et, en jetant un coup d'oeil à travers sa porte de marbre entr'ouverte, nous voyons se dessiner sur le mur, l'ombre d'une vigne appuyée contre un vieux puits sur lequel est sculpté un bouclier pointu.

Nous arrivons par le pont et le Campo San Moïse à l'entrée de la place Saint-Marc appelée « la bouche de la Place » (la Bocca di Piazza) dont le caractère vénitien est presque détruit, d'abord par l'horrible façade de San Moïse — que nous examinerons une autre fois — puis, par la moderne transformation des boutiques voisines de la place, et enfin, par le mélange de la basse classe véni tienne et des groupes anglais et autrichiens. Hâtons-nous de passer au milieu d'eux pour gagner, au fond de la place, l'ombre des piliers : et alors, nous les oublierons vite, car, à travers ces piliers, la grande tour de Saint-Marc, dans une brillante lumière, surgira devant nous comme au milieu d'un champ de marqueterie : de chaque côté, des arcades sans nombre se déploient avec symétrie, comme si les maisons irrégulières du sombre passage que nous venons de traverser eussent été soudain soumises à un ordre gracieux et que leurs murs en ruines se fussent transformées en arcades couvertes de belles sculptures et en colonnes cannelées, faites en pierres choisies.

Au delà de ces rangées d'arcades, sort de terre une vision devant laquelle la grande place semble s'être ouverte en témoignage de respect et pour nous la laisser voir de loin : une multitude de piliers et de dômes blancs groupés, formant une pyramide basse et prolongée d'un ton coloré, ressemblant à un amoncellement de trésors, d'or, d'opales et de nacre sous lequel s'ouvrent cinq grands portails voûtés, lambrissés de superbes mosaïques et décorés de sculptures d'un albâtre aussi brillant que l'ambre et aussi délicat que l'ivoire. Sculptures fantastiques, enroulées de plumes et de lys, de raisins et de grenades, d'oiseaux voletant dans les branches; et reliées par un entrelac continu de bourgeons et de plumes. Au milieu, se tiennent, solennels, des anges dans leurs longues robes ; le sceptre à la main, ils s'appuient l'un sur l'autre contre les portails ; leurs formes sont rendues indécises par l'éclat d'un fond d'or apparaissant derrière eux, à travers le feuillage ; éclat interrompu et obscurci comme la lumière passant entre les branches du jardin de l'Eden, alors que — il y a longtemps de cela — ses portes étaient confiées à la garde des anges.

Autour des portails se dressent des piliers de pierres mélangées : jaspe, porphyre, serpantine vert foncé tachetée de neige, marbres capricieux qui — comme Cléopàtre — tantôt refusent et tantôt accordent au soleil le droit « de baiser leurs veines bleues » dont l'ombre, en se retirant, laisse voir les ondulations azurées, ainsi que la marée basse laisse à découvert le sable sillonné par les vagues. Leurs chapiteaux sont décorés de riches enlacements d'herbes nouées, de feuilles d'acanthe et de vigne, de signes mystiques ayant la croix pour base. Au-dessus, dans les archivoltes, se mêlent le ciel et la vie : les anges et les attributs du ciel; puis les travaux des hommes, suivant l'ordre des saisons. Encore plus haut, au centre, s'élève un autre sommet d'arceaux blancs bordés de fleurs écarlates. Exquise confusion, parmi laquelle les poitrails des chevaux grecs se développent dans leur force dorée, et le Lion de Saint-Marc apparaît sur un fond bleu parsemé d'étoiles, jusqu'à ce qu'enfin, comme en extase, les arceaux se brisent dans un bouillonnement de marbre et s'élancent dans le ciel bleu en gerbes d'écume sculptée, comme si, frappés par la gelée avant de se rouler sur le rivage, les brisants du Lido avaient été incrustés de corail et d'améthyste par les nymphes de la mer.

Quel abîme entre la sombre cathédrale anglaise et celle-ci! Les oiseaux qui les fréquentent suffisent à l'indiquer : au lieu d'être entourées d'une multitude de corbeaux aux ailes noirs, à la voix croassante, les parois de Saint-Marc servent d'abri à d'innombrables pigeons qui nichent dans les feuillages de marbre et mêlent la douce irisation de leurs plumes, changeant à chaque mouvement, aux teintes non moins attrayantes qui restent là, immuables, depuis sept cents ans. Quel effet cependant produit cette splendeur sur les passants ? Promenez-vous devant Saint-Marc depuis le matin jusqu'au soir, et vous ne verrez pas un œil qui se lève, pas une physionomie qui s'éclaire : prêtres et laïques, soldats et civils, riches et pauvres passent devant la cathédrale sans lui accorder un regard.

Jusque dans les coins des parvis, les plus misérables commerçants de la ville apportent leurs marchandises ; les soubassements des piliers servent de sièges à ceux qui vendent des jouets et des caricatures. Autour de la place qui fait face à Saint-Marc, règne la ligne des cafés où flânent, en lisant des journaux vides, les paresseux Vénitiens des classes moyennes ; au milieu de la place, la musique autrichienne joue pendant les Vêpres, mêlant ses sons à ceux de l'orgue. Elle est entourée d'une foule silencieuse qui, si elle était libre d'agir suivant son désir, donnerait un coup de stylet à chacun des musiciens. Et, dans les angles des parvis, tout le long du jour, des hommes du peuple désœuvrés, apathiques, restent couchés au soleil comme des lézards, tandis que des enfants sans surveillance, dont les jeunes yeux expriment déjà la désespérance et une froide dépravation, et dont les gosiers sont éraillés par les imprécations, crient, se battent, dorment ou jouent en jetant leurs centimes bosselés sur le rebord en marbre du portail; tout cela sous le regard du Christ et de ses anges.

Pour entrer dans l'église sans traverser toutes ces horreurs, gagnons le côté qui fait face à la mer et, passant autour des deux massives colonnes rapportées de Saint-Jean-d'Acre, ouvrons la porte du baptistère. Une fois cette lourde porte refermée sur nous, la lumière et le bruit de la Piazzetta ne nous atteindront plus.

Nous sommes dans une chambre basse, voûtée non par des arceaux, mais par de petites coupoles parsemées d'étoiles d'or et de mélancoliques figures. Dans le centre est une cuve de bronze ornée de riches bas-reliefs et dominée par une petite statue du Baptiste. Un rayon de lumière venant d'une haute fenêtre l'éclaire et traverse la petite pièce pour aller mourir sur une tombe. Est-elle bien une tombe, cette couche étroite qu'on semble avoir tirée tout près de la fenêtre pour que celui qui y repose puisse se réveiller de bonne heure ? Deux anges ont soulevé les rideaux et le regardent : contemplons-le aussi et remercions le rayon de lumière qui repose éternellement sur son front et s'éteint sur sa poitrine.

Le visage est celui d'un homme d'âge moyen. Deux profonds sillons divisent son front comme les fondations d'une tour ; il est coiffé du bonnet ducal. Les traits sont remarquablement fins et délicats ; les lèvres minces encore amincies, sans doute, par la mort, ont conservé un doux sourire et la physionomie est sereine. Le toit du dais a été bleu, étoile d'or ; au-dessous, au centre de la tombe où repose le mort, est assise une statue de la Vierge ; une bordure touffue de fleurs et de feuillages court autour du monument qu'elle fleurit comme un champ pendant l'été.

La statue est celle du doge Andrea Dandolo, homme grand parmi les plus grands de Venise et mort trop tôt. Choisi pour chef à trente-six ans, il mourut dix ans après laissant derrière lui un règne auquel nous devons la moitié de ce que nous connaissons des premiers succès de Venise.

Jetons un coup d'œil sur la salle où il repose : sur le sol, s'étend une riche mosaïque entourée d'une bande de marbre rouge ; les murs d'albâtre, ternis et usés par le temps, tombent presque en ruines. Du côté de l'autel, il fait sombre et on peut à peine distinguer les bas-reliefs représentant le baptême du Christ. Sur la voûte, les figures ressortent mieux : le Christ en est le centre, il est entouré par les anges et par les apôtres Partout se voit l'image émaciée du Baptiste dans tous les épisodes de sa vie et de sa mort. Le Jourdain coule entre des rochers : sur les bords, un arbre sans fruit a sa racine frappée d'un coup de hache : « tout arbre qui ne produit pas de fruit sera coupé et jeté dans le feu ! »

Oui, en vérité : être baptisé par le feu ou périr par le feu, tel est le choix offert à tous les hommes ! La fanfare pénètre par la fenêtre grillée jusqu'à mes oreilles et se mêle au son du jugement que les anciens Grecs ont écrit sur les murs de ce Baptistère.

Venise a tait son choix.

Celui qui repose sous le dais de pierre lui aurait, dans son temps — si elle eût consenti à l'écouter — conseillé un autre choix, mais elle a oublié depuis longtemps les conseils du Doge dont les lèvres sont couvertes de pous- sière.

Entrons, par la lourde porte de bronze, dans l'église que noie un sombre crépuscule auquel l'œil doit s'accoutumer avant de pouvoir distinguer que le vaste édifice a la forme d'une croix dont les deux bras sont marqués par de nombreux piliers. La lumière n'y pénètre que par d'étroites ouvertures pratiquées dans les dômes qui forment le toit ; elles font l'effet de larges étoiles. Par-ci, par-là, un rayon s'échappe d'une fenêtre lointaine : errant dans l'obscurité, il jette une lueur phosphorescente sur les marbres de toutes couleurs qui tombent jusqu'en bas de l'église. La lumière des cierges et des lampes d'argent qui brûlent éternellement dans les chapelles s'ajoute à la faible lumière venant du sommet lamé d'or, et les murs, recouverts d'albâtre, lancent à chaque courbe, à chaque angle, de légers reflets brillants ; les auréoles des saints flamboient à nos yeux quand nous passons, puis retombent dans l'obscurité. Sous nos pieds et sur notre tête, se déroule une succession de tableaux semblables à un rêve ; un mélange de visions belles et terribles ; de dragons et de serpents ; de bêtes féroces et de gracieux oiseaux qui, sans les redouter, boivent, à côté deux, l'eau des sources ; de symboles variés représentant les passions et les plaisirs de la vie et le mystère de la Rédemption.

Tous ces enchevêtrements d'images diverses aboutissent à la Croix qu'on retrouve partout, sur chaque pierre et surtout devant le maître-autel où elle se dresse rayonnante, au milieu de riches armoiries, dans l'ombre de l'abside. Bien qu'on rencontre un peu partout « l'image de la mère de Dieu » elle n'est pas la Divinité adorée en ce lieu : c'est la Croix qu'on voit d'abord, pour qui la lumière brûle au milieu du Temple; chaque dôme, chaque cavité du toit doit posséder l'image du Christ,

L'intérieur de l'église n'est pas sans effet sur l'esprit de la population. A toute heure du jour, les diverses reliques réunissent un groupe de fidèles adorateurs et de pieux solitaires cherchant pour se recueillir dans la prière, les retraites le plus tristement sombres. Les pas des étrangers ne distraient pas ceux qui sont agenouillés sur le pavé de Saint-Marc ; on les voit se relever, baiser le pied du crucifix de l'aile nord devant lequel brûle une lampe, et quitter l'église, moins abattus.

N'en concluons cependant pas que la grandeur et la noblesse de l'édifice éveillent en eux l'esprit religieux. Venise renferme assez de malheur pour faire plier les genoux à beaucoup sans que les beautés extérieures y entrent pour quelque chose, et, si dans la dévotion apportée à Saint-Marc, il existe une part qui ne soit pas provoquée par la désastreuse situation de la ville, elle n'est absolument due ni à la belle architecture, ni à l'impression produite par les épisodes sacrés que représen tent les mosaïques. Cet effet, bien que léger, existe pourtant : on en a la preuve dans le nombre des fidèles qui sont attirés par Saint-Marc, tandis que Saint-Paul et les Frari, mieux situés et plus grands, sont relativement vides. Cela tient sans doute à l'influence que certains moyens exercent sur les instincts humains inférieurs, moyens employés de tout temps pour favoriser la superstition : l'obscurité et le mystère ; les sombres retraites de la construction ; la lumière artificielle répandue en petite quantité, mais avec une continuité qui lui donne quelque chose de saint ; les matériaux précieux, appréciables même aux yeux du vulgaire ; l'odeur de l'encens, la solennité de la musique ; les idoles ou les images auxquelles se rattachent des légendes populaires : toute cette mise en scène de la superstition, aussi vieille que le monde, employée par les nations sauvages ou civilisées, et produisant un faux respect dans les esprits incapables de comprendre la Divinité, existent dans Saint-Marc à un degré inconnu à toute autre église européenne. Les artifices des Mages et des Brahmines sont employés par une chrétienté frappée de paralysie, et le sentiment populaire excité par ces artifices ne doit pas nous inspirer plus de respect que nous n'en aurions accordé aux adorateurs d'Elensis, d'Ellora ou d'Edfou.

Ces moyens inférieurs n'étaient pas uniquement employés dans les anciennes églises, pour surexciter une émotion religieuse, ainsi qu'on le fait encore aujourd'hui. S'il y avait déjà des cierges allumés, ils éclairaient des murs couverts de tableaux sacrés que chacun regardait et comprenait, tandis que, pendant mes séjours à Venise je n'ai jamais vu d'autres regards se diriger vers eux que ceux des visiteurs étrangers. L'église est encore employée aux cérémonies pour lesquelles elle fut construite, mais l'impression qu'elle produisait a cessé d'être comprise. La beautéqu'elle possède ne touche plus que le cœur; la langue qu'elle parle est oubliée : debout au milieu de la ville, au service de laquelle elle a été si longtemps consacrée,encore remplie par les descendants de ceux à qui elle a dû sa splendeur, elle est plus désolée que les ruines traversées par des pâturages dans nos vallées anglaises, et les écrits gravés sur ses murs de marbre sont moins compris par ceux qu'ils devraient instruire que les lettres suivies du doigt par le berger anglais, sur les tombes d'un cloître abandonné, lorsque la mousse n'est pas trop épaisse.

Donc dans nos recherches sur les mérites de la signification de ce merveilleux monument, nous laisserons de côté son utilité actuelle : ce n'est qu'après avoir terminé notre enquête que nous pourrons établir, avec quelque certitude, si la négligence qui pèse sur Saint-Marc prouve la diminution morale du caractère vénitien ou si nous devons considérer cette église comme le reste d'une époque barbare, incapable d'exciter l'admiration ou d'exercer son influence sur une société civilisée.

Cette enquête est forcément double ; j'ai voulu d'abord juger Saint-Marc comme morceau d'architecture, non comme église; puis, en second lieu, apprécier sa valeur comme lieu d'adoration en la comparant aux cathédrales du Nord qui conservent encore, sur le cœur humain, une puissance que les dômes byzantins semblent avoir perdue pour toujours. Dans les deux parties qui suivront, consacrées à l'Art gothique et à la Renaissance, j'ai tâché d'extraire la nature de chaque école, son esprit et sa forme. J’aurais voulu analyser de même l’architecture byzantine, mais n’ayant pu étudier son développement dans son pays natal, je n’ai pas osé généraliser mes observations. Je crois pourtant que, dans Saint-Marc, nous trouvons ses traits principaux et que les intentions de son style s’y montrent assez clairement pour que nous puissions porter sur elle un jugement loyal et la comparer aux meilleurs systèmes de l’architecture européenne au moyen âge.

Le trait caractéristique de la construction de Saint-Marc, trait d’où découlent presque toutes ses autres particularités, c’est l’incrustation. C’est le plus pur exemple, en Italie, de la grande école d’architecture dont le principe dominant fut de recouvrir la brique par de plus précieux matériaux. Examinons avec soin les raisons qui ont pu légitimement déterminer les architectes de cette école à se séparer de ceux qui n’exécutaient leurs plans qu’avec des matériaux massifs.

Il est vrai qu’à diverses époques et chez diverses nations, on trouve des exemples de différentes sortes d’incrustation, mais, de même qu’il est possible de mettre en opposition les différences qui caractérisent deux espèces de plantes ou d’animaux, bien que certaines de ces variantes soient difficiles à assigner plutôt à l’une qu’à l’autre : de même il est indispensable de classer dans son esprit les signes caractéristiques du style massif et du style incrusté, bien qu’il existe des variétés réunissant les attributs de ces deux styles. Ainsi, dans beaucoup de ruines romanes, bâties en blocs de tuf incrustés de marbre, nous trouvons un style qui, quoique réellement massif, procède de l’incrustation.

Dans la cathédrale de Florence, bâtie en briques recouvertes de marbre, la plaque de marbre est fixée avec tant de force et de délicatesse que, bien que la construction soit incrustée, elle possède toutes les conditions de solidité. Ces exemples intermédiaires ne peuvent cependant nous faire confondre ces deux familles distinctes ; l’une dont la substance est partout semblable, ce que prouvent à la fois sa forme et ses ornements ; — tels les meilleurs monuments grecs et la plupart des normands et des gothiques — l’autre, dont la substance interne et la substance extérieure sont différentes et dont le système de décoration est fondé sur cette dualité, particulièrement à Saint-Marc.

Je tiens à mettre l’école de l’incrustation à l’abri de tout reproche de dissimulation. Elle apparaît ainsi au constructeur normand : habitué à ne manier que de solides blocs de pierre, il considère la superficie externe d’un morceau de maçonnerie comme le critérium de son épaisseur, mais lorsqu’il connaîtra mieux le style incrusté, il comprendra que les constructeurs du sud n’ont eu aucunement l’intention de me tromper. Il verra que chaque plaque du revêtement est ouvertement rivée à sa voisine, que les joints en sont visiblement rattachés à la matière intérieure. Il n’aura pas plus le droit de se plaindre d’une fraude qu’un sauvage qui, voyant, pour la première fois un homme revêtu d’une armure, l’accuserait d’être fait tout en solide acier : mettez le sauvage au courant des usages de la chevalerie et il n’accusera plus de déloyauté ni l’armure, ni celui qui la porte.

Il nous faut considérer les circonstances naturelles qui donnèrent naissance à ce style : une nation de constructeurs placés loin de toute bonne carrière de pierres, pénétrant avec peine sur le continent qui les renferme, était forcée par conséquent, ou de bâtir uniquement avec des briques ou d’importer des pierres venant d’une grande distance sur des vaisseaux d’un faible tonnage, marchant plutôt à la rame qu’à la voile. Le transport étant aussi coûteux pour les pierres communes que pour les marbres précieux, la tentation d’augmenter la valeur de la cargaison était constante. Outre le prix des pierres, il fallait encore considérer le peu qu’on en pouvait obtenir et l’impossibilité d’acquérir, même en les payant fort cher, des blocs de marbre considérables. Il était donc très avantageux de trouver des pierres toutes travaillées, provenant des ruines d’anciens monuments. Quelle joie de rapporter ces fragments de valeur qui, comparativement étaient d’un poids modeste ! Des colonnes, des chapiteaux d’autres morceaux de sculpture étrangère accompagnaient les quelques tonnes de marbres rares obtenues à grand’peine et à des prix très onéreux.

L’architecte des îles devait, de son mieux, conformer ses plans à l’emploi des matériaux que les vaisseaux lui rapportaient. Il avait le choix ou de placer les quelques blocs de marbres rares, çà et là, parmi les masses de briques et de tailler ces fragments de sculpture de manière à leur imposer la forme nécessitée par la construction ; ou bien de couper les marbres colorés en plaques assez minces pour lui permettre d’en recouvrir toute la surface et d’adopter un style irrégulier, grâce auquel il pourrait introduire les fragments sculptés de façon à les faire valoir. Un architecte uniquement désireux de déployer son talent et sans respect pour les œuvres d’autrui, aurait adopté la première alternative ; il aurait massacré les vieux marbres pour les accommoder à ses plans ; mais un architecte soucieux de conserver de belles œuvres, qu’elles fussent de lui ou d’autres, et estimant la beauté de la construction plutôt que sa propre gloire, aurait fait ce qu’ont fait pour nous les anciens architectes de Saint-Marc : il aurait sauvé les précieux débris qu’on lui confiait.

Les Vénitiens furent encore portés par d’autres motifs à adopter cette méthode d’architecture : ils étaient exilés, chassés d’anciennes et belles villes dont les débris avaient trouvé place dans leurs constructions et satisfaisaient à la fois leurs souvenirs de cœur et leur adoration. Ils étaient devenus experts dans l’art d’intercaler de vieux fragments dans leurs nouveaux édifices, et ils devaient à cette pratique une grande partie de la splendeur de leur art et ce charme d’intimité qui transforme un refuge en une patrie. Sortie du profond attachement de la nation fugitive, cette pratique se perpétua dans la gloire de la nation conquérante : à côté des reliques du bonheur enfui s’élevèrent les trophées de la victoire revenue. Le vaisseau de guerre apporta à Venise plus de marbres triomphalement conquis que n’en acheta le vaisseau marchand, et le fronton de Saint-Marc devint plutôt une châsse recevant les dépouilles des pays soumis que l’expression d’une loi architecturale ou d’une émotion religieuse.

Un architecte moderne qui jouit d’une certaine réputation, M. Wood, déclare que ce qu’il y a de plus remarquable dans Saint-Marc, c’est « son extrême laideur ». Il ajoute, un peu plus loin, que les œuvres de Caracci sont supérieures à celles de tous les peintres vénitiens. Ce second jugement nous révèle la cause évidente du premier. Le sentiment de la couleur n’existe certainement pas chez M. Wood ; il reste insensible aux jouissances que procure cette perception — don accordé aux uns, refusé aux autres, comme la faculté de sentir le charme de la musique, — Ce don est particulièrement indispensable pour pouvoir porter un jugement sain sur I’l.. VII. Pilastre rapporté de Sai>t-Jean-d’Acke. Basilique SainlMaro. (Page 74.)Saint-Marc. C’est par la perfection inaltérable de sa couleur que cet édifice a droit à notre respect, et un sourd pourrait aussi bien prétendre à prononcer un jugement sur la valeur d’un orchestre qu’un architecte, qui ne comprendrait que les seuls mérites de la forme, à discerner la beauté de Saint-Marc. On y rencontre cet enchantement de coloris, particulier aux constructions et aux tissus d’Orient ; les Vénitiens sont le seul peuple qui, en Europe, ait pleinement sympathisé avec ce grand instinct oriental. Ils firent venir de Constantinople les artistes qui dessinèrent pour Saint-Marc les mosaïques de ses voûtes et qui groupèrent les couleurs de ses portails ; puis, rapidement, ils surent développer, dans un style plus mâle, le système que leur avaient enseigné les Grecs. Tandis que les francs-bourgeois et les barons du Nord construisaient leurs rues sombres et leurs châteaux de chêne et de pierre friable, les marchands de Venise recouvraient leurs palais de porphyre et d’or. Plus tard même, lorsque ses peintres puissants eurent créé pour elle une couleur plus précieuse que l’or et le porphyre, Venise prodigua ce trésor sur les murs battus par les flots, et quand la haute marée pénètre dans le Rialto, elle est encore aujourd’hui rougie par les reflets des fresques de Giorgione.

Si le lecteur est insensible à la couleur, qu’il renonce donc à juger Saint-Marc, mais s’il la comprend et l’aime, qu’il se souvienne que l’architecture incrustée est la seule par laquelle la décoration chromatique puisse arriver à la perfection absolue ; qu’il considère chaque morceau de jaspe et d’albâtre comme un pain de couleur dont la violence doit être atténuée par l’enlèvement d’une épaisseur destinée à être broyée ou coupée, et qui servira à peindre les murs. Quand il aura compris cela, quand il aura admis la nécessité de construire en briques le corps et la force indispensables à l’édifice pour les recouvrir ensuite de marbres brillants — comme le corps d’un animal est protégé par des écailles ou du cuir — il n’aura plus aucune difficulté à admettre les règles et les lois de cette construction. Examinons-les dans leur ordre naturel.

Loi I. — Les plinthes et les corniches servant à envelopper l’armature doivent être légères et délicates.

Une certaine épaisseur de deux à trois pouces est imposée aux plaques qui doivent servir de revêtement, (même lorsqu’elles sont en pierre et placées aux endroits les moins exposés) afin de les mettre à l’abri de l’usure et des injures du temps. Ces plaques ne peuvent pas être confiées au ciment ; il ne suffit pas qu’elles soient simplement collées sur les briques, il faut qu’elles soient unies à la masse qu’elles protègent par des bandes de corniches, cordons courants qui, avec l’appui des clous rivés, permettent aux deux épaisseurs de s’aider mutuellement, tout en restant indépendantes. Pour l’honnêteté et la droiture absolue de l’œuvre, il est nécessaire que ces bandes courantes ne soient pas douées de proportions qui puissent les faire prendre pour les grandes corniches et les plinthes, membres essentiels de toute construction : ce qui leur ferait jouer, en apparence, un rôle important dans l’œuvre intérieure. Elles doivent donc être délicates, légères et visiblement incapables de remplir un emploi plus important que celui qui leur est assigné.

Loi II. — La science de la construction intérieure doit être abandonnée.

Le corps de la construction étant fait avec des matériaux inférieurs et mal assortis, il est absurde d’y apporter une recherche d’élégance. Il suffit que sa masse nous rassure sur sa solidité. Il n’y a aucune raison de chercher à diminuer l’étendue de sa surface par une inutile délicatesse d’ajustement, puisque c’est sur cette surface qu’on appliquera la couleur, principal attrait de la construction. Nous ne demanderons au corps de bâtiment que des murs forts et des piliers massifs ; quant aux détails plus soignés de l’architecture, ils seront réservés à des parties moins importantes ou au soutien de l’armure extérieure ; si on les employait en arceaux ou en voûtes, ils pourraient paraître dangereusement indépendants des matériaux intérieurs.

Loi III. — Toutes les colonnes doivent être solides.

Si, à cause de leur petite taille, on doit renoncer à l’incrustation pour certaines parties, il faudra, sans hésiter, abandonner ce genre d’architecture pour le tout. L’œil ne doit jamais avoir le moindre doute sur la solidité de l’incrustation. Ce qui semble probablement solide doit l’être assurément ; de là vient la loi absolue qui interdit l’incrustation à la colonne. Non seulement toute sa valeur tient à la solidité, mais le temps et le travail qui seraient nécessaires pour lui ajuster un revêtement incrusté dépasseraient de beaucoup le prix de la matière qu’on aurait économisée. La colonne, quelle que soit sa dimension, doit toujours être solide et, comme le caractère incrusté de la construction rend difficile aux colonnes d’être à l’abri de tout soupçon, il ne doit exister en elles aucun joint. Elles doivent être d’un seul morceau, et cela d’autant plus que toute faculté étant laissée au constructeur d’élever des murs et des soubassements aussi épais qu’il le désire, il lui est tout à fait inutile que les colonnes aient une dimension fixe.

Dans les styles normand ou gothique, exigeant un appui défini sur un point défini, il devient nécessaire de construire avec de petites pierres une tour ayant l’apparence d’une colonne ; mais le byzantin peut élever le nombre de supports qu’il juge nécessaires ; il n’a aucune autorisation à solliciter pour la structure de ses colonnes ; aussi doit-il payer par la généreuse substance de ses piliers le peu d’exigence qu’on a montré pour ses murs.

Celui qui construit dans les vallées crayeuses de France et d’Angleterre ne peut être blâmé de pétrir ses lourds piliers avec des pierres brisées et de la chaux, mais les Vénitiens, à qui étaient accessibles les richesses de l’Asie et les carrières de l’Égypte, ne devaient édifier que des colonnes taillées dans une pierre sans défaut.

Et cela encore pour une autre raison : bien que, ainsi que nous l’avons dit, il soit impossible de couvrir de couleur les murs d’un vaste édifice, à moins de diviser la pierre en plateaux, ce système garde toujours une apparence de parcimonie. Le constructeur devra prouver, à sa défense, que ce n’est pas par avarice ou pauvreté, mais bien parce qu’il ne voulait pas faire autrement, qu’il n’a mis sur les murs qu’un mince revêtement. Il chargera les colonnes de relever son honneur, car, si on ne peut évaluer l’épaisseur et, par conséquent, la valeur des feuilles de jaspe et de porphyre incrustées dans les murs, on peut, d’un coup d’œil, mesurer une colonne, estimer le prix que représente la masse de matière dont elle est formée et tout ce qui a dû être sacrifié pour l’amener à sa rondeur parfaite. Les colonnes sont très justement considérées dans les constructions de ce genre, comme le résumé de leur valeur, comme une sorte de trésor pareil aux joyaux et à l’or des vases sacrés. Elles sont, en réalité, de grands bijoux ; on évalue leur bloc de jaspe ou de précieuse serpantine, suivant leur taille et leur éclat, comme on le fait pour une émeraude ou un rubis ; seulement l'évaluation se fait par pieds et par tonnes et non par carats.

Les colonnes doivent donc, sans exception, être taillées d'un bloc unique. Tout essai pour les incruster ou pour les édifier en plusieurs morceaux réunis par des joints, aboutirait à une déception pareille à celle que cause une pierre fausse introduite dans un bijou précieux; le spectateur perdrait, du coup, toute confiance dans la valeur du reste de la construction et dans ceux qui Font élevée.

Loi IV. — Les colonnes devront parfois être indépendantes de la construction.

L'importance de la colonne comme membre de soutien, diminue en raison de l'importance qu'elle prend en qualité de joyau de prix. Le plaisir que nous causent sa masse précise et la beauté de sa couleur est indépendant de toute idée d'adaptation à un usage mécanique. Ainsi que beaucoup d'autres belles choses de ce monde, sa fonction est d'être belle; en retour de cette beauté, nous l'autorisons à être inutile. Pensons-nous à reprocher aux rubis ou aux émeraudes de ne pouvoir devenir des tètes de marteau ? Loin que notre admiration pour la colonne-joyau dépende de son utilité, il est probable que la plus grande partie de la valeur que nous lui accordons tient à la fragile délicatesse de son essence qui la rend impropre aux durs labeurs. Nous l'admirons d'autant plus que, si on lui imposait un lourd fardeau, nous sentons qu'elle en serait brisée.

La principale étude de l'architecte est donc de placer ses colonnes de façon à mettre leur beauté en valeur ; il serait impardonnable de les incorporer dans un mur ou de les grouper de manière à masquer une partie quelconque de leur surface. La disposition symétrique ou scientifique des colonnes ne saurait être admise dans un édifice de ce style; ce serait une lourde erreur, une mauvaise entente dans la distribution des matériaux. Attendons-nous, au contraire, à admirer des colonnes importantes dans des places où elles ne rendent aucun service réel et où leur raison d'être principale est de fixer les rayons du soleil sur leur surface polie et de laisser errer nos regards charmés sur le dédale de leurs veines azurées.

Loi V. — Les colonnes doivent être de dimensions variées.

Puisque la valeur de chaque colonne dépend de sa dimension et que cette valeur — comme pour les pierres précieuses — diminue dans des proportions beaucoup plus considérables que cette dimension elle-même, nous ne pouvons pas attendre une parfaite égalité dans les séries de colonnes. On sait que la symétrie est recherchée dans la bijouterie, mais on ne se rend pas compte de son imperfection : si les pierres paraissent égales dans une bague ou dans un collier, c'est que notre œil ne mesure pas facilement une différence dans d'aussi petites pierres, tandis que cette différence devient fort apparente entre deux colonnes de neuf ou dix pieds de hauteur. De plus, le bijoutier qui a, sous la main, une multitude de pierres, peut toujours les changer; il n'a qu'à choisir, dans le nombre, celles qui lui paraissent les plus semblables. Ce choix exige pourtant un long examen après lequel la parfaite symétrie des pierres augmente considérablement le prix du bijou.

L'architecte n'a ni le temps, ni la possibilité de l'échange. Il ne peut pas mettre de côté une colonne dans un coin de l'église jusqu'à ce qu'il en ait trouvé une autre semblable; il n'en a pas à sa disposition une centaine parmi lesquelles il pourra, à loisir, faire son choix ; il ne peut pas s'adresser à un confrère pour faire un échange convenant aux deux parties.

Il ne possède qu'un nombre limité de blocs de pierre ou de colonnes taillées; il ne peut s'en procurer d'autres et personne ne lui reprendra celles dont il ne se servira pas. Son seul moyen pour obtenir de la symétrie, — et nous ne désirons pas qu'il s'en serve souvent — est de rogner les plus grandes colonnes pour les rendre égales aux autres. Par conséquent, si dans un dais, dans une chapelle ou dans une chasse, cette coûteuse symétrie est nécessaire et excite une admiration proportionnée à la valeur qu'on lui accorde, il faut, en général, nous résigner à rencontrer des colonnes variées de dimension, dont l'accord imparfait peut d'ailleurs produire parfois un charme inattendu. Avoir les étranges divergences d'accent et de poids de ces marbres (dont l'architecture est toujours rigoureusement proportionnée), on éprouve la même sensation que lorsqu'on lit les œuvres lyriques de Pindare et d'Eschyle à côté des rythmes mesurés de Pope.

L'application des principes de la bijouterie aux blocs, grands ou petits, nous fournit un autre argument en faveur de l'incrustation des murs. Il arrive souvent que, dans certaines variétés d'albâtre, la beauté des veines est si puissante qu'il devient désirable de les diviser, non seulement par économie, mais surtout pour bien mettre en vue leurs méandres fantastiques. En opposant l'une à l'autre plusieurs plaques minces coupées sur le même bloc, et en rejoignant leurs bords, on obtient un ensemble symétrique qui fait mieux comprendre le dessin des veines. C'est ainsi que les albâtres sont, actuellement, employées à Saint-Marc. Du même coup, on montre au spectateur la nature de la pierre et les intentions honnêtes du constructeur, la similitude des veines prouvant que les plaques ne peuvent provenir que du même bloc. Cette réunion qu'il eût été facile d'éviter en dispersant les plaques prouve à tous ceux qui connaissent les pierres, quel est le système d'architecture employé. Seuls, les ignorants peuvent s'y tromper, mais quelle est la grande et noble vérité qui ne puisse être méconnue par des regards ignorants ? La vérité et le mensonge sont d'accord pour se cacher tout d'abord : à notre approche, le mensonge continue à se cacher et, s'il est découvert, il a recours à de pires mensonges, tandis que la vérité se révèle à nous à proportion de notre patience et de la somme de nos connaissances : elle répond gracieusement à notre appel et nous initie, lorsque nous l'avons découverte, à d'autres vérités plus puissantes.

Loi VI. — La décoration ne doit pas être taillée profondément.

Il sort du système de construction, ainsi réglé, un certain style de décoration basé sur cette condition primordiale que, dans la plus grande partie de l'édifice, il n'y aura pas de sculpture profonde. Les minces plateaux du revêtement ne l'admettent pas ; on ne saurait les creuser jusqu'à la brique, et quels que soient les ornements dont nous les parons, ils ne peuvent dépasser un pouce de profondeur.

Retracez-vous un moment l'immense différence qu'établit cette simple condition entre les sculptures du style incrusté et celles des solides pierres du Nord qui doivent être hachées et taillées dans de sombres cavernes ; passer de l'obscurité à d'étranges projections ; être sillonnées d'ornières sinueuses par de rudes socs chargés d'enfoncer, sous les écailles qui sautent de toutes parts, la pensée et les contours arrêtés par le dessinateur. De puissantes statues, vêtues de longues robes et la tête couronnée, brûlent au soleil; des spectres menaçants, des dragons mystérieux, s'enfoncent dans les recoins pleins d'ombre. Pensez à tout cela, à la pleine liberté laissée à la main et à l'imagination du sculpteur qui peuvent courir à leur. gré, et considérez combien doit être différent le dessin destiné à être gravé sur un mince plateau de marbre. Chaque ligne devra être tracée avec le plus tendre soin, avec la plus extrême précaution , le ciseau ne devra pas trop appuyer, par crainte de briser la délicate pierre et la moindre fantaisie de conception est interdite comme pouvant nuire à la souplesse imposée à la main. Toute forme humaine devant être représentée sur une surface plate, les plis des draperies, comme les rondeurs des jambes, doivent être tellement réduits et soumis à la règle que la sculpture devient plutôt une belle œuvre de dessin. Le lecteur doit avoir compris à quel point sont infinies les divergences de caractère forcément imposées aux dessins ornementaux dans l'architecture incrustée. Je vais tâcher d'en indiquer quelques-unes.

La première sera, naturellement, une diminution dans la représentation de l'être humain dont la dignité de forme et d'expression s'affaiblit en étant réduite à un bas-relief sans profondeur. Quand la sculpture a de la solidité, la noblesse de la forme humaine pousse l'artiste à la représenter, de préférence à des organismes inférieurs ; mais quand tout se réduit à la ligne extérieure, la forme des fleurs ou des animaux peut être rendue d'une façon plus satisfaisante.

Cette tendance à chercher des motifs d'ornementation dans les régions inférieures de la création fut sans pouvoir sur les grands peuples païens — Assyriens, Grecs, Égyptiens — ; d'abord parce que leur pensée était tellement concentrée sur leur propre capacité, sur leur destinée, qu'ils préféraient l'image la plus rudimentaire de la forme humaine à la meilleure d'un être inférieur; puis parce que leur constante pratique de la sculpture solide, souvent même colossale, leur permettait d'apporter une habileté extrême dans la science des contours simples, soit sur les bas-reliefs, soit sur les vases monochromes, soit sur les hiéroglyphes sans profondeur.

Quand les idées contraires à toute représentation du règne animal, et plus spécialement de l'homme, apportées par les Arabes et les Grecs iconoclastes, commencèrent à diriger l'esprit des constructeurs vers des motifs de décoration pris dans des types inférieurs, et quand, la pratique de la sculpture solide, diminuant, le nombre des artistes capables de réduire habilement à leur forme linéaire les hauts organismes se fit plus rare, le choix des décorateurs se porta, de plus en plus, sur le règne des fleurs. Tandis que le Nord continuait à produire d'immenses et intéressantes statues, le Sud, dans son style incrusté, diminuait le plus souvent la forme humaine et la subordonnait à une abondance de fleurs et de feuillages dont les exemples lui étaient fournis par la fantaisiste décoration romane, d'où le style incrusté dérive en droite ligne.

De plus, le degré de réduction imposé à son modèle entraînait fatalement le sculpteur à abandonner la réalité de ses productions pour la soumettre aux besoins de l'architecture. Lorsqu'une fleur ou un animal peut être sculpté dans un hardi relief, l'artiste est tenté d'en exagérer l'importance par un luxe de détails inconciliable avec la simplicité nécessaire à un effet qui doit être vu de loin ; souvent même, — autre défaut encore plus grave, — le but primitif du dessin est sacrifié au désir de donner plus de vie à la pierre. Lorsque tout cela est interdit, qu'une simple ligne est tout ce qu'on permet au sculpteur, on a du moins le droit d'espérer que cette ligne sera tracée avec une grâce exquise et que la richesse de l'ornementation compensera l'exiguïté des moyens d'exécution qui lui sont accordés.

Sur un portail du Nord, nous savons rencontrer les fleurs du champ voisin, et, dans notre surprise de voir la pierre grise se transformer en épines et en tendre floraison, nous ne nous demandons pas si, lorsque nous nous éloignons pour contempler l'ensemble du monument, ces détails ne nous paraissent pas confus et sans portée. Pareille déception n'est pas à redouter dans le style incrusté : si on ne peut pas toujours reconnaître par quelles formes naturelles la sculpture fut inspirée, on sait, du moins, que sa grâce sera toujours impeccable et qu'on lui ferait un tort réel en lui ajoutant ou en lui retranchant une ligne.

Autre observation : la sculpture du style incrusté se distinguant plutôt par le soin et la pureté que par la vigueur et manquant souvent d'épaisseur d'ombre, il existe un moyen très simple qui permet à l'artiste de créer de l'obscurité. Là où il pourra sans danger laisser un vide derrière ses plaques de revêtement ou s'en servir, comme d'un morceau de verre, pour recouvrir une ouverture dans le mur, il pourra, en perçant de petits trous, obtenir des ombres noires, très intenses contrastant avec le tracé brillant du reste de son dessin. Cet artifice est d'autant plus employé qu'en plus des qualités ornementales qu'il peut apporter à l'extérieur du monument, il fournit le moyen le plus sûr d'introduire à l'intérieur une lumière qui ne craint ni pluie, ni vent, et des points d'ombre où les yeux viennent volontiers se reposer d'une trop grande clarté.

En face de l'affaiblissement de l'art sculptural, la peinture augmenta d'importance comme agent de beauté et d'effet. Le style incrusté est non seulement le seul avec lequel la décoration permanente par la couleur soit possible, mais il est aussi le seul qui ait pu donner naissance à ce genre de décoration. Voyons dans quels principes le système de la couleur fut adopté par le Nord et par le Midi.

Depuis le commencement du monde, il n'a jamais existé une Ecole digne de ce nom où la couleur fut méprisée; elle ne fut pas toujours bien employée, mais on l'aimait. A mon avis, les Ecoles de la Renaissance portèrent en elles, par le dédain de la couleur, un germe de mort.

Il ne s'agit pas ici de juger si nos cathédrales du Nord gagnent ou perdent à l'absence de la couleur : leur teinte grise et monotone, due à la nature et au temps, est peut-être préférable à celle que crée la main de l'homme ; mais cela n'entre pas dans notre étude actuelle. Le fait qui nous intéresse est celui-ci : les constructeurs couvrirent leurs œuvres des plus brillantes couleurs qu'ils purent obtenir ; tous les beaux monuments de cette époque furent, ou complètement peints ou, tout au moins, ornés de peintures, de mosaïques ou de dorures dans leurs plus importàntes parties. Jusque-là, les Egyptiens, les Grecs, les Goths, les Arabes, les chrétiens du moyen âge marchent d'accord ; aucun d'entre eux, jouissant de son bon sens, n'eût songé à ne pas couvrir de couleur un monument important. Aussi, quand j'ai signalé les Vénitiens comme étant les seuls qui aient sympathisé avec l'art arabe sur ce point, je faisais surtout allusion à leur profond amour pour la couleur qui leur faisait étendre, sur de simples maisons d'habitation, les décorations les plus coûteuses; et ensuite, à leur instinct parfait de la couleur, qui rendait leurs œuvres aussi splendides dans leur exécution que justes dans leur principe. Nous allons examiner ce principe, tout différent de celui des constructeurs du Nord.

J'ai noté, dans la première édition de cet ouvrage, que le parvis de la cathédrale, à Bourges, fut orné d'une superbe branche d'aubépine par son architecte qui avait une préférence pour cet arbuste. Mais on a oublié de nous dire que, n'aimant pas l'aubépine grise, il l'avait fait peindre d'un vert brillant : il en reste encore des traces dans les interstices du feuillage. Il ne pouvait choisir une autre couleur; il eût pu dorer les épines, par allégocie à la vie humaine, mais du moment où il les peignait, elles ne pouvaient être que vertes.

Quand le sujet de la sculpture était défini, sa couleur l'était forcément aussi. Dans le Nord, la couleur servit fréquemment à animer les récits de la pierre : les fleurs furent peintes en rouge ; les arbres en vert ; et les créa tures humaines en couleur de chair. L'effet de l'ensemble était plus souvent amusant que beau. Bien que pour les moulures, pour la décoration des colonnes et des voûtes, on adoptât une couleur de décoration plus riche et plus précise (sous l'influence des excellents principes et des rapides progrès de la peinture sur verre), la profondeur vigoureuse des ombres dans la sculpture du Nord troublait l'œil de Tarchitecte, l'entraînait à forcer la violence de la couleur et lui faisait perdre le sentiment délicat de l'harmonie dans les tons. Aussi peut-on se demander si, dans le Nord, les monuments du meilleur temps gagnaient ou perdaient à être colorés. Mais, dans le Sud, la sculpture légère et vague semblait appeler la couleur qui rehaussait son intérêt, tout en profitant pour elle-même des conditions les plus propres à se faire valoir : l'étendue des surfaces déployait dans les lumières les teintes les plus délicates, et les légères ombres se fondaient dans une exquise harmonie de gris perle. Le dessin, généralement réduit à des lignes ornementales, pouvait, sans inconvénient, être coloré au gré de l'architecte.

Quand les feuilles de chêne et des roses étalaient, en plein relief, leur complète floraison, il fallait forcément peindre les unes en vert et les autres en rouge, mais dans la sculpture ornementale où elles ne pouvaient être reproduites que par un labyrinthe de belles lignes ressemblant vaguement à des feuilles et à des fleurs, on conservait aux fleurs leur blancheur naturelle en les plaçant sur un fond bleu ou or, ou de toute autre couleur plus en harmonie avec les décorations de l'entourage. Les marbres précieux que l'artiste avait à sa disposition étaient de merveilleux modèles pour l'art de la coloration, ces pierres naturelles ayant toutes des teintes d'une finesse exquise, et, de plus, inaltérables.

Tout poussait donc l'architecte à étudier la coloration chromatique : toute facilité pour le faire lui était offerte au moment précis où la naïveté de la chrétienté barbare avait besoin du concours de grandes images coloriées. A l'extérieur et à l'intérieur, l'architecte s'absorba, en grande partie, dans des effets de peinture : l'église ressembla moins à un Temple élevé pour la prière qu'à un immense missel colorié, relié en albâtre au lieu de l'être en parchemin ; orné de piliers de porphyre au lieu de l'être de pierres précieuses et écrit en caractères d'émail et d'or.

Loi VII. — L'impression produite par un monument ne doit pas dépendre de sa dimension.

Nous n'avons plus à déduire que cette conséquence. J'espère avoir clairement établi que les diverses parties de la construction doivent mériter notre attention par la délicatesse de leur dessin ; la perfection de leur couleur, la valeur précieuse des matériaux employés et leur intérêt légendaire. Toutes ces qualités sont indépendantes de la grande dimension du monument ; elles lui sont même opposées, car elles ne sauraient être appréciées à distance. Notre sculpture ne pouvant pas dépasser un ou deux pouces de profondeur et sa coloration étant, en grande partie produite par les douces teintes et les veines naturelles des pierres, il s'ensuit forcément qu'aucune portion de l'édifice ne doit être éloignée de notre regard : l'ensemble ne peut donc pas être grand. L'état d'esprit avec lequel on contemple des détails minutieux et charmants est, d'ailleurs, complètement différent de celui qu'éveille en nous la vague impression d'un vaste monument.

Soyons donc reconnaissants, et non désappointés, de ce que tant de beautés soient réunies dans un espace relativement petit et de ce que, au lieu des immenses arcs-boutants et des puissants piliers du Nord s'élevant à d'incommensurables hauteurs, nous ayons devant nous des murs placés à la portée de notre œil comme les pages d'un livre et des chapiteaux que notre main peut atteindre.

J'espère avoir amené le lecteur à juger l'architecture de Saint-Marc avec plus de simplicité et de justesse qu'il ne lui eût été possible de le faire s'il fût resté sous l'empire des préjugés que produit fatalement la connaissance familière des écoles du Nord, si complètement différentes. Je voudrais qu'il fût en mon pouvoir de mettre devant ses yeux une reproduction montrant comment tous ces principes sont développés dans cette charmante construction, mais, plus une œuvre est noble, plus il est difficile d'en donner une juste impression ; et, plus mon éloge d'une œuvre est grand, plus je trouve dangereux de l'illustrer autrement qu'en m'en référant à l'œuvre elle-même. Si la critique architecturale marche aujourd'hui si loin derrière les autres, c'est qu'il est impossible d'illustrer fidèlement une œuvre d'architecture. Les reproductions de tableaux sont à la portée de tous, mais il n'y a rien à la « National Gallery » qui ressemble à Saint-Marc ou au Palais-Ducal et aucune image fidèle n'en est possible dans un livre comme celui-ci. Rien d'ailleurs n'est plus rare qu'une bonne illustration architecturale ; quant à la parfaite elle n'existe pas. Comment rendre l'œuvre du ciseau faite pour être vue à une certaine distance ; la singulière confusion répandue au milieu de l'ordre; l'incertitude au milieu de la décision et le mystère au milieu de l'alignement régulier ? Tous ces résultats de la distance, ainsi que la parfaite expression des particularités du dessin, demanderaient l'habileté d'un admirable artiste, dévouant à son œuvre la plus scrupuleuse conscience — ce qui ne s'est pas encore rencontré. Il faudrait, de plus, pour chaque construction importante, des volumes de planches achevées avec un soin extrême. Il est impossible à un dessin quelconque de donner une juste idée de Saint-Marc, et du Palais Ducal, surtout de Saint-Marc, car l'effet qu'il produit tient à la délicatesse infinie de ses sculptures et surtout à sa couleur — la plus subtile, la plus variée, la plus intraduisible couleur du monde — celle du verre, de l'albâtre transparent, du marbre poli, de l'or incrusté. Il serait moins hardi d'essayer de peindre le pic d'une montagne d'Ecosse avec ses bruyères pourpres et ses blanches campanules fleuries, ou bien une clairière, dans une forêt du Jura, tapissée d'anémones et de mousses, qu'un simple portique de Saint-Marc[15]. Le fragment d'une archivolte que j'ai montré dans une autre édition ne sert qu'à mieux prouver l'impossibilité de ces reproductions. Je n'ai pris qu'un fragment pour pouvoir le présenter sur une plus grande échelle, mais elle est encore trop restreinte pour montrer, avec une clarté suffisante, les plis aigus et les pointes des feuilles de vigne en marbre. Le fond est d'or et la sculpture n'a pas plus d'un pouce et demi d'épaisseur, au maximum. C'est un ravissant dessin sur marbre, ayant à peu près la profondeur de la frise d'Elgin ; les draperies, cependant, sont fortement plissées, comme dans les images byzantines; leurs dispositions, fort belles rompent très heureusement la monotonie de la sculpture superficielle.

Les reliefs des archivoltes avancent considérablement et les espaces entre les bandeaux de marbre sont enluminés comme un manuscrit : le violet, le cramoisi, le bleu, l'or et le vert alternent dans la mosaïque, mais aucun vert n'est employé sans une transition de bleu, de même que le bleu n'apparaît pas sans un petit centre de vert pâle. Quelquefois même un simple morceau de verre carré (d'un pouce) est chargé de compléter la subtile harmonie des couleurs dans ce travail placé en dehors du monument et à vingt pieds au-dessus des yeux. Il est difficile qu'un si délicat mélange de tons soit suffisamment reproduit dans un fragment; cependant si l'imagination du lecteur veut bien s'y prêter, nous pourrons, sur celui de Saint-Marc, nous livrer à une étude comparée des architectures moderne et byzantine et les juger.

Il n'y a aucune imitation de la nature dans les feuilles de vignes de cette archivolte ; elles sont soigneusement soumises à un but architectural et, cependant, nous éprouvons le même plaisir que si nous voyons de véri tables feuilles de vigne et des branches entrelacées se détacher sur une lumière dorée. Les étoiles d'or semées sur le fond bleu nous rappellent celles qui apparaissent dans le grand arc du ciel d'où nous les voyons tomber. Pour moi, j'estime que les étoiles, les branches de feuillage et les brillantes couleurs sont toujours des choses charmantes, aimées des êtres humains et, de plus, que les murs d'église carrés et vilainement brûlés à la chaux n'ont ni plus de beauté ni plus de noblesse. Je crois que celui qui se complut avec délices, à dessiner cette archivolte fut un homme sage, heureux et saint. Que le lecteur contemple l'archivolte que j'ai fait sortir des rues de Londres[16] et qu'il voie ce qui, en elle, peut nous donner une de ces trois qualités ; puis, qu'il pense aux hommes qui appellent une œuvre telle que Saint-Marc une monstruosité barbare, et qu'il prononce entre nous.

Je vais maintenant passer à la seconde partie de notre sujet présent, c'est-à-dire chercher à quel point les orne ments exquis et variés de Saint-Marc conviennent à son but sacré et s'ils seraient applicables aux églises modernes. Nous aurons deux questions à résoudre. La première, profonde et agitée de tous temps, est celle-ci : la richesse des ornements est-elle à sa place dans les églises ? La seconde : la décoration de Saint-Marc a-t-elle vraiment le caractère chrétien et ecclésiastique ?

Dans les « Sept Lampes de l'architecture », j'ai essayé de faire comprendre que les églises doivent être richement ornées comme étant le seul lieu où l'homme peut légitimement exprimer son désir d'offrir à Dieu des dons précieux, mais je n'ai pas examiné si l'église a besoin de ces ornements et si elle répond mieux à son but en les possédant. Etudions cette question brièvement et avec franchise.

La principale difficulté pour la résoudre vient de ce qu'elle nous a toujours été mal posée : on nous demande et nous nous demandons nous-mêmes si l'impression que nous éprouvons en entrant dans une cathédrale du XIIIe siècle, au sortir de nos maisons modernes, est une saine et désirable préparation à l'adoration religieuse, mais nous ne nous demandons pas si les constructeurs de la cathédrale ont jamais songé à éveiller cette émotion.

Je ne prétends pas que le contraste entre l'architecture ancienne et l'architecture moderne, que l'étrangeté de forme des édifices primitifs soient aujourd'hui désavantageux, mais je dis que quel soit son effet, ce contraste n'a pu être prévu par l'architecte. Il a essayé d'accomplir une œuvre belle et n'a jamais songé à faire une œuvre étrange : nous nous rendons incapables de juger ses intentions si nous oublions que lorsque cette œuvre fut entreprise elle était entourée de constructions non moins fantaisistes et non moins belles ; que chaque maison d'habitation, au moyen âge, était enrichie des mêmes figures grotesques qui décoraient les portails et animaient les gargouilles des cathédrales. Ce que nous regardons aujourd'hui avec autant d'étonnements indécis que de jouissance artistique, était alors la continuation toute naturelle d'un style d'architecture familier aux yeux qui le rencontraient dans chaque rue, dans chaque sentier. Le constructeur ne put donc pas plus concevoir l'idée de produire une impression pieuse par la réunion des plus riches couleurs et des sculptures curieusement fouillées, que l'architecte d'une chapelle moderne ne peut y songer en édifiant des murs carrés blanchis à la chaux. Que le lecteur s'imprègne de cette idée et en déroule les importants corollaires. Nous autres modernes, nous attachons une sorte de sainteté aux arceaux en pointe et aux toits bombés, parce que nous avons habituellement sous les yeux des fenêtres carrées, et que nous vivons sous des plafonds plats, tandis que nous rencontrons des formes beaucoup plus belles dans les ruines de nos abbayes. Mais, lorsque ces abbayes furent construites, l'arceau pointu était aussi bien employé pour les portes des boutiques que pour celles des cloîtres. Le bandit, tout comme le baron féodal, vivait sous les mêmes toits pointus qui abritaient aussi le moine en prière, non que la voûte pût être considérée comme particulièrement appropriée, soit à l'orgie, soit aux psaumes, mais parce qu'elle était la forme sous laquelle s'édifiait, en ce temps-là, un toit solide.

Nous avons détruit la belle architecture de nos villes pour leur en substituer une autre, dénuée de beauté et de signification, et nous raisonnons sur l'effet étrange que nous produisent les fragments conservés, par bonheur, dans nos églises. Comme si ces églises avaient jamais été destinées à s'élever en grand relief, pour dominer les constructions qui les entouraient ! Comme si l'architecture gothique avait jamais parlé, comme aujourd'hui, une langue sacrée, semblable au latin des moines !

S'ils voulaient réfléchir aux choses qui sont apprises, nombre de gens sauraient qu'il n'en fut pas ainsi, mais ils ne se donnent pas la peine de raisonner sur ce sujet : ils se contentent de dire que le style gothique est spécialement ecclésiastique. Ils ajoutent parfois que la richesse dans les ornements de l'église est une condition de progrès due à l'Eglise romaine. Evidemment tout cela est le produit des temps modernes : notre nouvelle architecture ignorant la beauté que renferme la plus grande partie des restes du passé — restes presque exclusivement ecclésiastiques — l'Église romaine n'a pas tardé à tirer parti, à son profit, des instincts naturels qui ne trouvaient à se rafraîchir qu'à cette unique source. Elle a jugé bon de proclamer que, jusqu'aujourd'hui tout ce qui reste de beau en architecture appartient à la grande Église, aux doctrines romaines, il en a toujours été ainsi. Absurdité absolue que peut, à la rigueur, croire un pasteur de campagne mais dont, je l'espère, le bon sens de la nation ne tardera pas à se débarrasser.

Une très légère étude de l'esprit du passé suffit à démontrer une fois pour toutes, ce que j'espère établir avec force et clarté : c'est que, là où l'architecture des églises chrétiennes a été bonne et belle, elle était simplement le parfait développement de l'architecture usitée, à cette époque, pour la construction des habitations. Lorsque l'arceau en pointe fut employé dans les rues, il le fut de même dans l'église, tout comme on avait fait de l'arceau rond ; lorsque la fenêtre du grenier fut surmontée d'un pinacle, on en posa un sur la tour du beffroi ; quant au plafond plat, lorsqu'il devint à la mode pour les salons, il fut également employé dans les nefs d'église.

Il n'y a rien de sacré ni dans un arceau, ni dans une ogive, ni dans un arc-boutant, ni dans un pilier. Les églises furent plus vastes que les autres constructions parce qu'elles devaient contenir plus de monde; elles furent plus ornées parce qu'elles étaient plus à l'abri des attaques violentes et qu'elles attiraient de généreuses offrandes, mais elles ne furent jamais bâties dans un style particulier, religieux, mystique : elles furent bâties dans le style courant de l'époque, familier à chacun. Les dessins flamboyants de la cathédrale, à Rouen, avaient leurs pendants à toutes les fenêtres de la place du Marché ; aux sculptures qui ornent le portail de Saint-Marc, répondaient celles qui décoraient les murs de chaque beau palais, le long du Grand Canal. La seule différence qui existât entre l'église et la maison d'habitation est qu'il y avait, dans les constructions destinées au culte, une distribution symbolique et que les sculpteurs et les peintres s'y inspiraient souvent de sujets moins profanes. Et encore faut-il noter légèrement cette différence, car les épisodes de l'histoire mondaine furent souvent introduits dans l'église tandis que ceux de l'histoire sacrée formaient généralement la moitié des ornements de la maison d'habitation.

Ce fait est si important et on y pense si peu qu'on me pardonnera de m'y attarder et de marquer les limites de l'assertion que j'ai émises : je ne prétends pas que toutes les maisons fussent, au moyen âge, aussi richement chargées de sculptures remarquables que les frontons des cathédrales, mais j'affirme qu'elles présentaient des traits de complète ressemblance, qu'elles avaient parfois la même valeur et que, contrairement à ce qui existe aujourd hui, il n'y avait aucune différence entre les cathédrales et les constructions qui les environnaient : elles étaient seulement la manifestation très parachevée d'un style universel et elles s'élevaient au milieu de la cité, comme un grand chêne se dresse au milieu d'une futaie de même essence que lui, mais qu'il domine par sa hauteur et par la belle symétrie de ses puissantes branches.

Naturellement, la forme et les dimensions restreintes des fenêtres et des tourelles destinées à l'usage domestique, l'infériorité des matériaux (le bois remplaçant souvent la pierre), et la fantaisie des habitants qui choisissaient leurs dessins en toute liberté, introduisirent des bizarreries, des vulgarités d'ornementation dans les logis particuliers ; mais ces divergences furent écartées par la tradition et l'habileté des moines et des francs-maçons. Quant à la nécessité des voûtes, des arcs-boutants et des tours, elle était imposée par la grande dimension des cathédrales et ne se retrouvait naturellement pas ailleurs ; il n'y avait là qu'une adaptation mécanique proportionnée aux exigences du vaste développement de l'édifice, il n'y faut rien chercher de particulièrement ecclésiastique. Les habitants des villes, quand ils fournissaient des sommes pour l'embellissement de leur église, n'avaient qu'un seul désir : orner la maison de Dieu comme ils se plaisaient à orner la leur, un peu plus richement encore et avec un choix plus sérieux des sujets de sculpture. Toutefois, nombre de détails vulgaires figurent dans les églises du Nord, tandis que les maisons étaient des sortes de temples : au-dessus de leur porte d'entrée, une niche abritait l'image de la Madone ou du Christ, et des scènes de l'Ancien Testament étaient curieusement intercalées entre les figures grotesques des corbeaux et des pignons.

Le lecteur doit maintenant comprendre que la question concernant la convenance de la décoration dans les églises repose sur un terrain différant étrangement de celui généralement adopté pour la discuter. Tant que nos rues renfermeront des murs de briques, tant que nos yeux ne verront, dans le cours de la vie journalière, que des objets très laids, d'un dessin sans consistance ni signification, il est douteux que ces yeux, capables d'apprécier la beauté mais en ayant été privés pendant toute leur vie, aient gardé la faculté de se réjouir tout à coup en entrant dans un lieu de prière ; que la couleur, la sculpture et la musique puissent charmer nos sens et exciter notre curiosité, par leur appel inaccoutumé, au moment où nous devons nous recueillir dans un acte de piété. Cette question peut être douteuse, mais on ne peut même pas se demander si, familiarisés avec la beauté des formes et de la couleur, accoutumés à voir, dans tout ce que la main de l'homme a fait pour nous, la preuve évidente de nobles pensées unies à une admirable habileté, nous n'éprouverions pas le désir de reporter cette preuve dans la maison édifiée pour la prière? L'absence, en ce lieu, de la beauté pleine de charme qui nous entoure nous troublerait, au lieu d'exciter notre recueillement : nous trouverions aussi superflu de demander pourquoi notre maison étant ornée de beaux travaux humains, la maison où l'on invoque le Seigneur en serait dépourvue, que de demander si un pèlerin amené par son voyage du jour dans de beaux bois arrosés par des sources pures, devrait le soir, se mettre à la recherche de quelque endroit désolé pour y faire sa prière.

La seconde question : les ornements de Saint-Marc sont-ils réellement religieux et chrétiens ? se trouve résolue en même temps que la première, car il est évident que si c'est l'habitude d'être entourés, dans la vie de chaque jour, par de beaux et utiles ornements, qui nous les fait reproduire, remarquablement exécutés, dans les églises, aucun style de noble architecture ne peut être uniquement ecclésiastique. Il doit être pratiqué pour les habitations avant d'être transporté, perfectionné, dans l'église: en revanche, il n'en existe pas qui soit admissible à l'église sans pouvoir servir à l'usage journalier. C'est ainsi que le style architectural de la Renaissance romaine peut convenir aux habitations, mais choque le sentiment de piété naturel à l'homme quand il est transporté dans les églises : c'est ce qui a donné naissance à l'idée populaire que le style romain est bon pour les maisons et le gothique, pour les églises. Il n'en est pas ainsi : le style romain est d'essence grossière, nous ne le supportons que quand il nous ouvre de larges fenêtres dans de vastes pièces ; dès que cette question de confort est écartée et que ce style pénètre dans une église, nous voyons disparaître sa beauté. Le gothique et le byzantin, au contraire, conviennent aux églises et aux habitations : ils ne furent portés à leur perfection que lorsqu'ils servirent à ce double usage.

Mais il existe, dans le travail byzantin, un caractère qui, suivant l'époque où il fut employé, peut paraître approprié ou non aux convenances ecclésiastiques : c'est le caractère essentiellement coloriste de sa décoration. Nous avons déjà parlé des grands espaces de murs laissés vides, sans aucun ornement d'architecture, et que des ornements superficiels de sculpture étaient chargés de rendre intéressants. C'est par là que l'architecture byzantine diffère essentiellement du pur style gothique qui peut remplir de vastes étendues par des motifs architecturaux en se rendant indépendants de l'art de la peinture. Une église gothique peut produire une profonde impression par une simple succession d'arceaux, une accumulation de niches, ou des enchevêtrements de contours ; mais une église byzantine exige une décoration intéressante et expressive sur ses vastes espaces unis, et cette décoration n'est ennoblie que par la peinture représentant les produits naturels : hommes, animaux ou fleurs. Pour savoir si le style byzantin convient aux églises modernes, il faut donc rechercher si la religion a pu ou pourrait être touchée par l'art de la peinture et l'art de la mosaïque.

Plus j'ai examiné ce sujet, plus j'ai trouvé dangereux de dogmatiser sur la nature de l'art qui, à une certaine période, peut être le plus utile à la religion. Je me trouve en présence d'un grand fait: celui de n'avoir jamais rencontré un chrétien, profondément préoccupé du monde futur et — autant qu'en peut juger la clairvoyance humaine — parfait et juste devant le Seigneur, qui se souciât le moins du monde de l'Art. Les quelques dignes chrétiens que j'ai connus, aimant l'art avec passion, avaient, en eux, un courant de pensées attachées au monde qui les conduisait à d'étranges misères, à des doutes qu'ils qualifiaient eux-mêmes de défaillances dans le devoir. Ces hommes sont peut-être plus nobles que ceux dont la conduite est plus impeccable; c'est par leurs sentiments plus tendres, la vision la plus large de leur âme qu'ils sont entraînés dans des combats et dans des craintes plus cruels que n'en éprouve l'homme à vue plus courte qui, hardiment, met sa main dans celle du Seigneur et marche avec Lui. Si, par hasard, un de ceux-là éprouve une émotion d'art, il est difficile de décider d'où aura pu lui venir cette impression : ce sera parfois d'un lieu commun théâtral, plus souvent encore d'un faux sentiment. D'après moi, les quatre peintres qui ont eu et qui ont encore le plus d'influence sur l'esprit des protestants, sont : Carlo Dolci, Guerchin, Benjamin West et John Martin. Raphaël, dont on parle tant, est, je crois, rarement admiré par des esprits pieux ; encore moins son maître et tous les peintres vraiment religieux de jadis ; mais une Magdeleine de Carlo Dolci ou un saint Jean du Guerchin, ou une illustration des Écritures par West, ou bien encore un nuage noir traversé par un éclair, de Martin, manque rarement de produire une impression très profonde pour notre temps.

Il y a, pour cela, des raisons très plausibles. La principale est que tous les peintres réellement religieux étaient de cœur avec l'Eglise romaine, dont ils ont souvent reproduit les doctrines. L'esprit protestant l'a remarqué, il s'en est offensé et il est devenu incapable d'examiner leur œuvre à fond et d'y découvrir des manifestations d'un esprit largement chrétien et non catho lique romain. Nombre de protestants, pénétrant pour la première fois dans le « Paradis » de l'Angelico, seraient tellement blessés de voir que le premier personnage que leur présente le peintre est saint Dominique, qu'ils sortiraient au plus tôt d'un tel Paradis sans se donner le temps de remarquer que, habillés de noir, de blanc ou de gris, et quels que soient les noms du calendrier qui leur appartiennent, les êtres dont Beato Angelico peupla son Paradis, sont plus saints, plus purs et plus pénétrés d'amour divin que tous ceux que la main humaine avait pu retracer jusqu'alors et qu'elle a retracés depuis. Et les protestants, n'ayant sottement admis que les œuvres des peintres non soumis aux doctrines catholiques, ont été réduits à se contenter de ceux qui, ne croyant ni au catholicisme, ni au protestantisme, ont lu la Bible uni- quement pour y trouver des motifs de tableaux. Il n'y a peut-être pas de peinture plus répandue chez les protes- tants que « la Pythonisse d'Endor » de Salvator, bien qu'il ait choisi son sujet parce que, sous le nom de Saûl et de la Sorcière, il put prendre pour modèles un chefs de brigands et une mégère napolitaine.

Il semble prouvé, par tout cela, que la force du sentiment religieux peut suppléer à ce qui manque à une œuvre d'art, la transformer, la purifier au besoin, et élever sa faiblesse jusqu'à l'émotion. La ressemblance avec un visage aimé, le rapport du sujet avec une idée qui nous est familière et, par-dessus tout, le choix d'un incident intéressant, nous feront admirer un tableau en faveur duquel un effort d'imagination religieuse eût été impuissant. Si, à cette cause d'émotion, se joint la confiance enfantine que ce tableau représente un fait réel, il n'importe que ce fait soit bien ou mal rendu ; du moment que nous croyons le tableau vrai, nous ne songeons pas à nous plaindre qu'il soit médiocrement peint.

L'enfant qui, devant une image coloriée, demande avec une gravité anxieuse lequel est Joseph et lequel Benjamin, n'est-il pas plus capable de recevoir une noble, une sublime impression par le gracieux symbole qu'il revêt de réalité, que le connaisseur admirant les trois figures de Raphaël dans « Le Songe du Chevalier » ? Et, quand l'esprit est tourné vers l'idéal religieux, n'a-t-il pas toujours la noble faculté — que possède surtout l'enfance, mais que la religion peut, dans une certaine mesure, inspirer à tout âge — d'élever, jusqu'au sublime et à la réalité, le plus vulgaire symbole de ce qu'il admet comme une vérité reconnue ?

Depuis la Renaissance, pourtant, la vérité n'a plus été recherchée : l'artiste qui peint un sujet religieux n'est plus considéré comme le narrateur d'un fait, mais comme l'inventeur d'une idée. Nous ne critiquons plus l'esprit dans lequel nous est présenté un fait véritable, mais nous recherchons les défauts de son invention, de sorte que, chez un esprit pieux moderne, l'émotion — qui trouble le jugement — se joint l'incertitude pour le rendre plus sévère. Cette émotion ignorante, unie à la recherche non moins ignorante des défauts, est l'état d'esprit le plus détestable pour pouvoir juger une œuvre d'art, surtout d'art sacré. La foi donnait au peintre vraiment religieux une émotion vraie et une grande simplicité d'expression ; il était souvent moins cultivé, mais plus original dans sa franchise qu'un grand peintre incrédule. C'est par la production sans artifice, chez l'artiste, et par la simple acceptation, chez le spectateur, que les grandes Écoles ont été bercées et qu'elles devront l'être jusqu'à la fin des siècles.

Il est impossible d'évaluer l'immense perte de forces due, dans les temps modernes, à la méthode et à la science que l'on impose à l'Art. Tant que le monde sera monde, il renfermera plus d'intelligences qu'il ne peut fournir d'éducateurs, et nombre d'hommes capables d'éprouver des sensations justes et dont l'intelligence est curieusement ouverte ne trouveront pas le loisir de cultiver et de polir leurs dons naturels. Or, dans l'état actuel de notre société, tout don qui n'est pas poli est perdu dans toutes les branches, et surtout dans l'Art où, neuf fois sur dix, le poli est pris pour le talent. Jusqu'à ce qu'un homme ait passé par les études académiques, qu'il puisse dessiner, suivant la méthode perfectionnée, avec de la craie française, connaître les raccourcis, la perspective, avoir une notion d'anatomie, nous ne l'admettons pas au nombre des artistes : ce qui est encore plus grave, c'est que nous croyons pouvoir faire de lui un artiste en lui enseignant l'anatomie et le maniement de la craie, alors que les dons naturels qu'il possède sont complètement indépendants de ces talents. Je suis convaincu qu'il existe en Europe beaucoup de laboureurs et de paysans doués d'une imagination de premier ordre qui ne servira jamais à rien, parce que nous ne consentons à regarder que ce qui a passé par l'ordre légal et scientifique. Plus d'un maçon de village représenterait avec une fantaisie grossière, mais originale, des sujets bibliques ou autres, mais nous sommes trop arrogants pour le laisser faire ou pour accueillir son œuvre, une fois qu'il l'aurait exécutée, et le pauvre homme continue à arrondir les angles des pierres pendant que nous construisons nos églises avec des pierres carrées, très lisses et que nous nous croyons des sages.

Si j'ai fait allusion à ce sujet, c'est pour répondre aux objections de ceux qui se figurent que les mosaïques de Saint-Marc et de l'époque correspondante sont une représentation barbare de l'histoire religieuse : quand bien même ce serait vrai, elles n'auraient pas moins servi à l'enseigner. J'ai comparé l'église à un grand livre de prières ; les mosaïques étaient ses illustrations, elles contaient l'histoire sainte au peuple d'une façon peut-être plus impressionnante, quoique moins complète que la lecture de la Bible ne le fait aujourd'hui. Les protestants ne pensent pas assez que le peuple ne pouvait pas se procurer d'autre Bible. Si nous trouvons difficile de fournir à nos pauvres des Bibles imprimées, qu'était-ce donc quand il n'en existait que de manuscrites ? Les murs des églises devenaient la Bible des pauvres, et ses images se lisaient plus couramment qu'un chapitre. C'est sous cet aspect d'éducatrices du monde, dans sa jeunesse, que j'invite le lecteur à étudier les mosaïques de Saint-Marc et la suite de leurs sujets ; je proteste, en même temps, contre l'épithète de barbare que ne mérite pas leur exécution. Elles ont au contraire un caractère très noble où se retrouve le souvenir de la science du dernier empire romain. Les traits sont beaux, solennels ; les attitudes et les draperies sont très majestueuses dans les figures isolées et dans les membres des groupes qui ne se livrent pas à des mouvements violents. La couleur éclatante et l'absence de clair-obscur ne sauraient être considérées comme des imperfections, puisque c'était le seul moyen de rendre intelligibles les physionomies des personnages dans la distance et l'obscurité de la voûte. Je ne les considère pas comme barbare, parce que je crois que, de toutes les manifestations d'art religieux, elles ont été la plus efficace. Elles tiennent le milieu entre les grossières manifestations des ouvrages de bois et de cire — qui sont, dans tout l'univers, le soutien de l'idolâtrie des catholiques romains — et le grand Art, qui entraîne l'esprit hors du sujet religieux jusqu'à l'Art lui-même. Il ne saurait être question d'art dans les productions de la manufacture de marionnettes qui — quelle que soit l'influence qu'elle exerce sur les catholiques d'Europe — n'existe pas au point de vue artistique. La valeur de l'image qu'il adore est totalement indifférente au catholique romain. Prenez, dans un bazar de jouets, la plus grossière poupée de bois, remettez-la à une bande d'enfants qui la traîneront dans la maison jusqu'à ce qu'elle ne soit plus qu'un bloc informe, habillez-la alors d'une robe de satin, affirmez qu'elle est tombée du ciel, et elle donnera pleine satisfaction aux aspirations romaines. L'idolâtrie ne saurait, nous le répétons, encourager les beaux-arts qui, de leur côté, ne la protègent pas. Aucun tableau de Léonard ou de Raphael, aucune statue de Michel-Ange n'a jamais été l'objet d'un culte — excepté par accident. — Regardés en passant par des ignorants, ces chefs-d'œuvre n'ont en eux rien qui attire l'attention plus que dans des œuvres inférieures, — regardés avec soin par des personnes intelligentes, ils détournent leurs pensées du sujet du tableau pour les porter vers l'Art, et l'admiration prend la place de la dévotion. Je ne dis pas que la Vierge de Saint-Sixte, que la Vierge au Chardonneret et d'autres encore, n'aient pas eu une influence religieuse sur certains esprits, mais elles n'en ont eu aucune sur les masses ; la plupart des statues et des tableaux les plus célèbres n'éveillent que des sentiments d'admiration pour la beauté humaine ou pour le talent de l'artiste. L'art religieux utile est tou jours resté et restera toujours entre ces deux extrêmes : d'un côté, la barbare fabrication d'idoles; et de l'autre, les magnifiques productions des grands artistes. Il a consisté en miniatures pour les missels; en illustrations pour les livres qui, depuis l'imprimerie, ont remplacé les missels; en peinture sur verre; en sculptures grossières sur la surface des constructions ; en mosaïques ; en fresques et en peintures à l'œuf qui, au XIVe siècle, servirent de lien entre l'art religieux, puissant par son imperfection même, et la perfection impuissante qui lui succéda.

De toutes ces diverses branches, les plus importantes sont la marqueterie et les mosaïques du XIIe et du XIIIe siècles, dont celles qui décorent Saint-Marc restent l'expression principale. La peinture des missels ne pouvait pas, par sa minutie, produire une impression grandiose ; elle se bornait fréquemment au simple encadrement des pages, quant aux modernes illustrations des livres, elles ont été si peu remarquables qu'elles méritent à peine d'être citées. La sculpture, quoiqu'elle ait pris une grande importance, a toujours une tendance à se perdre dans l'effet architectural ; elle fut sans doute rarement comprise par la foule, qui déchiffrait encore plus difficilement les traditions reproduites par la pourpre des vitraux. Enfin, la peinture à l'œuf et les fresques étaient souvent limitées et d'un faible coloris. Les grandes mosaïques des XIIIe et XIVe siècles se chargèrent de couvrir d'un réel éclat les murs et les voûtes des églises : on ne pouvait les ignorer ni leur échapper; leur taille les rendait majestueuses ; la distance les faisait mystérieuses ; leur coloris attirait. Rien, dans leur décoration, n'était confus ni inférieur ; aucune trace d'habileté ni de science ne venait détourner l'attention du sujet choisi ; elles présentaient au fidèle, à chaque halte dans son acte d'adoration, les scènes dont il espérait la réalisation, les Esprits dont il invoquait la présence. Il faut qu'un homme soit rebelle à toute émotion religieuse pour ne pas se sentir frappé de respect devant les formes pâles et funèbres qui hantent les obscurs plafonds des baptistères de Parme et de Florence ou pour rester impassible lorsqu'il sent descendre sur lui, du haut des sombres voûtes dorées de Venise et de Pise, le regard des colossales images des Apôtres et de Celui qui les envoya.

Je vais maintenant étudier la suite des sujets dans les mosaïques de Saint-Marc afin d'établir une comparaison entre les sentiments des constructeurs de cette église et l'usage qu'en firent ceux pour qui elle fut édifiée.

Il faut noter d'abord une circonstance qui, dès le début, nous signale une notable différence entre l'ancien temps et le moderne : nos yeux sont habitués à lire au point d'en être las, et si une inscription gravée sur un monument ne nous offre pas des caractères gros et clairs, nous ne nous fatiguerons guère à la déchiffrer. Mais l'ancien architecte était assuré d'avoir des lecteurs ; il savait que tout le monde déchiffrerait ce qu'il écrivait, que tous seraient heureux de posséder les pages voûtées de son manuscrit de pierre et que, plus il en offrirait, plus on lui en serait reconnaissant. Donc en entrant à Saint-Marc, il faut nous résoudre à prendre la peine de lire tout ce qui y a été inscrit, sous peine de ne pouvoir pénétrer les sentiments de l'architecte et ceux de son époque.

Un vaste portique forme, de chaque côté de l'église, un espace qui était spécialement réservé aux personnes non baptisées et aux futurs convertis. On trouvait bon que, avant de recevoir le baptême, ils fussent amenés à contempler les grands faits de l’Ancien Testament : l’histoire de la chute de l’homme, de la vie des patriarches jusqu'à l’époque où fut donnée la loi de Moïse. L’ordre des sujets était à peu près le même que dans les églises du Nord ; ils s’arrêtaient systématiquement à la chute de la manne, pour bien marquer aux catéchumènes l’insuffisance de la loi de Moïse pour le salut : « Nos pères ont mangé la manne dans le désert et ils sont morts » et pour diriger leurs pensées vers le véritable pain dont la manne était le symbole.

Quand, après le baptême, ils étaient autorisés à entrer dans l’église, ils voyaient tout d'abord une mosaïque du Christ sur son trône, ayant à ses côtés, dans l’attitude de l’adoration, la Vierge et saint Marc. Le Christ a sur ses genoux un livre sur lequel est écrit : « Je suis la porte, si un homme entre par Moi, il sera sauvé. » Sur l’encadrement du marbre rouge qui entoure la mosaïque, on lit : « Je suis la porte de la vie, que ceux qui sont à Moi entrent par Moi. » Au-dessus, sur la bande de marbre rouge qui forme la corniche de la partie ouest de l’église, on lit : « Considère ce qu’Il fut, de qui Il vint, à quel prix Il t’a créé et t’a donné toutes ces choses ». Ces paroles n’étaient pas uniquement destinées aux catéchumènes pénétrant pour la première fois dans l’église ; elles étaient lues par tous les fidèles pendant leur visite quotidienne et elles gravaient en eux le souvenir de leur entrée dans l'église spirituelle. La suite du livre qui était ouvert devant eux sur les murs de Saint-Marc, les incitait à considérer ce temple visible comme le symbole de l'invisible Église de Dieu.

C’est pourquoi la mosaïque du premier dôme — celui qui est au-dessus de la tête de ceux qui entrent par la grande porte (symbole du baptême) — représente l’expansion du Saint-Esprit ; comme la première conséquence de l’entrée dans l’église de Dieu. Au centre de la coupole est le pigeon sacré : de ce symbole de l’Esprit-Saint s’échappent douze rayons de feu qui descendent sur la tête des Douze Apôtres, debout autour du dôme. Au, dessous d’eux, entre les fenêtres percées dans les murs sont représentées, par groupes de deux figures pour chaque peuple, les différentes nations qui, le jour de la Pentecôte, ont entendu parler les Apôtres, chacun dans sa propre langue. Aux quatre angles qui supportent la coupole, quatre anges tiennent chacun à la main une tablette fixée au bout d’une baguette : sur les trois premières est inscrit le mot : « Saint », sur la quatrième, on lit : « Le Seigneur ». Les premiers mots de l’hymne sortent ainsi de la bouche des quatre anges ; ils se continuent sur le bandeau de marbre du dôme et accueillent l’âme nouvellement rachetée qui pénètre dans l’Église :

« Saint, saint, saint, le Seigneur Dieu des armées :
« Le Ciel et la Terre sont remplis de sa gloire
« Hosanna in excelsis :
« Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur. »

Après avoir entendu l’hymne porté par les anges jusqu’au Seigneur pour demander le salut de son âme, le néophyte était appelé à contempler sous leur forme la plus tangible, l’histoire passée et les espérances futures du christianisme résumées par trois faits qui sont les bases de la foi : la Mort du Christ, sa Résurrection et son Ascension au Ciel où il prépare la place de ses élus. Sur la voûte, entre la seconde et la troisième coupole, sont représentées la Crucifixion et la Résurrection du Christ avec la série habituelle des épisodes intermédiaires : la trahison de Judas, le jugement de Pilate, la couronne d’épines, la descente chez les Morts, la visite des femmes au sépulcre et l’apparition du Christ devant Marie- Magdeleine.

La seconde coupole, qui est le point central de l’église est entièrement réservée à l’Ascension. Au sommet, le Christ, porté par quatre anges, s’élève dans le ciel bleu ; un arc-en-ciel — symbole de la réconciliation — lui sert de trône. Au-dessous de lui, on voit, sur le mont des Oliviers, les Apôtres et la Vierge, plus les deux hommes vêtus de blanc qui apparurent au moment de l’Ascension et dont les paroles sont ainsi inscrites : « Galiléens, pourquoi regardez-vous le Ciel ? Le Christ que vous tenez pour le Fils de Dieu reviendra comme arbitre de la Terre, chargé de juger et de rendre la Justice. »

Entre les fenêtres et la coupole, au-dessous des Apôtres, figurent les Vertus chrétiennes, conséquence du supplice de la chair et de l'élévation de l'esprit à la suite du Christ. Les quatre Évangélistes sont placés plus bas sur les murs qui séparent les angles de la coupole : — c'est sur leurs affirmations que repose la croyance au fait de l’Ascension. — Au-dessous d'eux, enfin, comme symbole de la douceur et de la plénitude de l’Evangile qu'ils ont prêché, figurent les quatre rivières du Paradis : le Pishon, le Géhon, le Tigre et l'Euphrate.

La troisième coupole, celle qui domine l’autel, représente l’attestation donnée au Christ par l’Ancien Testament. Le Christ est sur son trône, entouré de patriarches et des prophètes. Mais cette coupole était peu regardée par les fidèles ; c’était surtout sur la coupole centrale que se fixait leur attention. C’était elle qui expliquait la base et l’espoir futur de la Chrétienté : « Christ est ressuscité » et « Christ reviendra. » A chaque aurore, lorsque les blanches coupoles s’élevaient dans le Ciel comme des gerbes d’écume de la mer, pendant que le sombre Campanile et le menaçant palais Ducal étaient encore plongés dans l’obscurité de la nuit, elles faisaient entendre, avec la voix triomphale du jour de Pâques, la sentence de la Résurrection et elles lançaient sur la foule tumultueuse qui se pressait au-dessous d’elles, dans le carré qui va de l’église à la mer. la sentence d’avertissement : « Christ reviendra. »

Le lecteur doit certainement avoir modifié sa manière de juger la splendide construction et les ornements étranges du reliquaire qu’est l’église Saint-Marc. Il a compris qu’elle était pour les Vénitiens plus qu’un lieu de prière : elle était à la fois le symbole du rachat de l’Église divine, l'épouse dans ses riches atours dorés, le parchemin où étaient écrites les paroles de Dieu. Et puisque les Vénitiens l’honoraient comme Église et comme Bible, n’était-il pas naturel que l'or et le cristal ne fussent pas épargnés dans sa parure, que ses murs fussent de jaspe et ses fondations enrichies de pierreries ? Et sachant dans quel but solennel furent élevées ses colonnes au-dessus du carré populeux, ne les considérons-nous pas d'un autre œil ainsi que ses dômes et ses cinq grands portails ?

Là se rencontrèrent des hommes venus de tous les points du monde, dans un but de trafic ou de divertissement; mais, au-dessus de cette foule animée des désirs du lucre ou de la soif des plaisirs, brillait le Temple glorieux, leur enseignant — qu’ils l’écoutassent ou non — qu’il existe un trésor que le marchand ne peut acheter à aucun prix et une jouissance plus précieuse que toutes les autres. Ce n'est pas pour satisfaire une voluptueuse exhibition de richesse, ni pour un vain plaisir des yeux ou pour une jouissance orgueilleuse que ses marbres furent taillés dans leurs blocs transparents, que ses arceaux furent parés des couleurs du prisme : un message est écrit dans leurs veines ; — message jadis écrit dans le sang — un son, dans l’écho de ses voûtes, son qui remplira un jour les voûtes du ciel : « Il reviendra pour juger et rendre la Justice. »

Venise fut forte et puissante tant qu’elle se souvint de cela : la destruction vint dès qu'elle l’oublia ; elle vint irréparable, car Venise ne pouvait invoquer, pour son oubli, nulle excuse. Aucune ville ne posséda jamais une plus glorieuse Bible. Alors que, dans les nations du Nord, les temples étaient remplis d'une grossière et sombre sculpture et d'images à peine compréhensibles, l’Art et les trésors de l'Orient avaient doré chacune de ses lettres, illuminé chacune de ses pages, jusqu’à ce que le Temple-livre brillât au loin comme l’étoile des Mages. Dans d’autres villes, les assemblées du peuple se tenaient souvent dans des lieux éloignés de toute influence religieuse ; elles étaient sujettes à la violence et aux changements : dans l’herbe du dangereux rempart, dans la poussière de la rue agitée furent tenus des conseils et commis des actes que nous sommes quelque-fois enclins à pardonner, sans les justifier. Mais les fautes de Venise furent commises dans son Palais ou sur sa Place, en présence de la Bible qu’elle avait à sa droite. Les murs sur lesquels étaient inscrites les paroles de la Loi n'étaient séparés que par quelques pouces de marbre de ceux qui gardaient les secrets du Conseil ou qui enfermaient les victimes de sa politique. Et quand, dans ses derniers jours, elle rejeta au loin toute honte et toute contrainte, que la Grande Place fut remplie de la folie universelle, souvenons-nous combien son crime fut plus grand pour avoir été commis en face de la maison de Dieu où brillaient les lettres de Sa Loi !

Les saltimbanques et les masques poussèrent leurs éclats de rire et passèrent leur chemin : un grand silence les suivit — non sans avoir été prédit, — car au milieu de cette foule, à travers des siècles de vanité croissante et d’orgie, le dôme blanc de Saint-Marc avait ainsi parlé à l’oreille morte de Venise : « Sache que, pour toutes ces choses, tu seras jugée par le Seigneur. »

CHAPITRE V

LE PALAIS DUCAL


Au commencement du chapitre précédent, il a été dit que l’art gothique, à Venise, fut séparé en deux périodes distinctes par la construction du Palais Ducal, et que, dans leurs plus imposantes parties, tous les édifices particuliers qui furent construits pendant un demi-siècle s’en inspirèrent plus ou moins.

Le Palais Ducal fut, en effet, la grande œuvre de Venise, le principal effort de son imagination. Pendant une longue série d’années, les meilleurs architectes dirigèrent sa maçonnerie, les meilleurs peintres sa décoration ; et nous pouvons noter, en témoignage de l’influence qu’il exerça sur ceux qui le virent s’élever, que, tandis que dans toutes les villes d’Italie, on construisait les palais et les églises dans une variété de formes de plus en plus originales et hardies, la majesté de cet unique monument eut le pouvoir d’arrêter en plein épanouissement, l’imagination gothique ; de calmer, d’un seul coup, son ardeur d’innovation; de lui interdire la recherche de nouveaux types, la création d’une œuvre encore plus séduisante.

Le lecteur admettra difficilement que, tandis que l’invention architecturale s’anéantissait ainsi — semblable à Narcisse — dans sa propre contemplation, les comptes rendus de cette construction si admirée, si chérie, soient tellement confus qu’on se demande souvent à quelle partie du Palais ils se rapportent et que, encore actuellement les meilleurs archéologues de Venise soient en discussion pour décider si la façade principale date du XIVe ou du XVe siècle. Il nous faut, naturellement, trancher cette question avant de formuler une conclusion sur le style de l’oeuvre : nous devons pour cela, passer en revue l’histoire complète du Palais et des monuments qui s'y rattachent. J’espère que cette revue ne paraîtra pas fastidieuse ; elle apprendra, en tout cas, certains faits qui jettent de curieuses clartés sur le caractère vénitien.

Avant tout, il est nécessaire de familiariser le lecteur avec les divisions et le nom des principales parties du Palais, telles qu'elles subsistent actuellement, sans quoi il ne pourrait comprendre les documents qui les men- tionnent[17].

Il sera donc entendu que le côté qui regarde la Piazzetta sera appelée par nous « la façade de la Piazzetta » celui delà Riva dei Schiavoni (quai des Esclavons), « la façade delà Mer »), le troisième côté, à droite, sera « la façade du Rio ». On ne voit rien du quatrième côté qui va rejoindre la basilique de Saint-Marc, étroitement unie au Palais Ducal.

Le Rio, ou Canal, est généralement considéré par le voyageur avec un grand respect, voire même avec horreur, parce qu’il coule sous le pont des Soupirs. Il est pourtant une des principales artères de la ville. Ce pont et ce canal occupaient, dans l'esprit des Vénitiens, la même place que « Fleet Street » et « Temple Bar » chez un habitant de Londres — au temps, du moins, où Temple Bar était, à l'occasion, décoré de têtes humaines. Les deux constructions se ressemblent d'ailleurs par la forme.

Pour concevoir une idée sommaire de l’aspect et de la distribution du Palais Ducal, il faut nous supposer arrêtés en face de lui sur la lagune. Nous avons devant nous la façade de la Mer ; à gauche, en retour, la façade de la Piazzetta et à droite, en perspective fuyante, la façade du Rio. Le pont qui traverse le Rio et qui joint les deux quais sur la Riva dei Schiavoni, est le « pont de la Paille ». Je crois qu'il fut appelé ainsi parce que les bateaux qui apportaient de la paille du continent la vendaient d'habitude à cette place. Un peu plus loin, le Rio est traversé par le « Pont des Soupirs ».

L’angle du Palais Ducal formé par la rencontre des deux façades de la Mer et du Rio s’appellera « l’angle de la Vigne », parce qu’il est décoré d'un grand groupe sculpté qui représente l’Ivresse de Noé. L'angle opposé au coin de la Piazzetta, s’appellera « l’angle du Fuguier » ; il représente la chute de l’homme. Là commence la façade de la Piazzetta qui s’étend jusqu’au troisième angle, appelé — nous en expliquerons la raison — « l’angle du Jugement ». Dans le carré intérieur formé par le Palais Ducal se trouve sa grande Cour, avec ses célèbres puits ; elle est fermée, au fond, par de fantaisistes petites constructions, datant de la Renaissance, qui rejoignent Saint-Marc et font face à l’escalier des Géants.

La grande façade de la Mer regarde le Sud. Les deux fenêtres de droite, décorées de pierres découpées et qui sont posées plus bas que les autres, pourront être appe- lées « fenêtres de l’Est ». Deux autres, leur ressemblant, ornées des mêmes sculptures, sont placées au même niveau, sur l’étroit canal ; nous les appellerons « fenêtres du Canal ». Après elles, sur ce sombre côté du Palais, s’élève une longue suite de riches constructions à quatre étapes dont nous n’aurons pas à nous occuper, car elles datent de la Renaissance.

La façade de la Mer et celle de la Piazzetta se composent d’une épaisseur de murs massifs et polis soutenus par deux étages de piliers posés l’un sur l’autre. Si les plafonds et les parquets des deux étages inférieurs étaient enlevés, il resterait la forme d’une basilique : deux murs élevés, supportés par deux rangées de colonnes et surmontés d’un toit pointu, peu élevé.

Les deux étages inférieurs, entièrement modernisés, sont divisés en petites salles confuses où ne se rencontrent aucuns vestiges de l’ancienne construction. On n’en pourrait retrouver qu’après de très longues investigations et en soulevant les plâtres modernes. Sans nous troubler, des subdivisions de ces étages, passons à celles de l’étage supérieur qui sont d'une haute importance.

Et d’abord, expliquons au lecteur comment les deux fenêtres de l’est ont été percées plus bas que les quatre autres de la même façade. C’est un des plus remarquables exemples des sacrifices consentis par l’Idée gothique en. faveur des convenances intérieures.

La partie du Palais où sont situées ces deux fenêtres fut tout d’abord bâtie et divisée en quatre étages, afin d’avoir le nombre de pièces nécessaires. Au commencement du XIVe siècle, il fallut créer une autre salle, grande et magnifique, pour les réunions du Sénat. On la construisit à côté du vieux bâtiment et, comme on n'avait besoin que d’une salle, on n’en partagea pas la hauteur en deux étages: on lui laissa l’élévation entière qui se trouva en réelle harmonie avec son immense longueur et sa largeur. On se demanda alors comment on placerait les fenêtres : serait-ce sur la même ligne que les deux autres ou au-dessus ? Le plafond de la nouvelle salle devait être décoré de peintures par les meilleurs maîtres vénitiens; il était donc aussi nécessaire de rapprocher les fenêtres d’un toit si glorieux que de donner à la Chambre du Conseil une lumière sereine ; pour cela il valait mieux la faire pénétrer en larges ondes qu’en petits torrents interrompus. Un architecte moderne, terrifié à l’idée de violer la symétrie extérieure, aurait sacrifié, du même coup, les peintures et le bien-être du Conseil. Il aurait placé ses larges fenêtres au niveau des deux autres et aurait ouvert, au-dessus d'elles, de plus petites fenêtres semblables à celles du dernier étage du vieux bâtiment, comme si cet étage supérieur eût été continué tout le long de la façade. Mais le vieux Vénitien, avant de pensera sa propre réputation, songea à mettre les belles peintures en valeur et le Sénat à l’aise; sans hésiter, il ouvrit les fenêtres à la hauteur exigée par les proportions de la salle, et il laissa à l’extérieur du monument le soin de prendre sa défense. Et je crois que l’ensemble gagna à cette irrégularité dans les espaces de murs s’étendant au-dessus et au-dessous des fenêtres.

Sur la partie du mur qui fait face à l’extrémité Est, entre la seconde et la troisième fenêtre de la salle du Grand Conseil est peint « le Paradis » du Tintoret, nous appellerons ce mur « le mur du Paradis ».

Presque au milieu de la façade, entre la première et la seconde fenêtre de la salle du Grand Conseil, est une grande fenêtre ouvrant sur un balcon qui est un des principaux ornements du Palais, nous l’appellerons « le Balcon de la Mer ».

La façade qui regarde la Piazetta est presque semblable à celle de la Mer, mais elle a été dans sa plus grande partie, bâtie au XVe siècle, alors que les gens étaient devenus partisans de la symétrie : les fenêtres sont toutes au même niveau; deux d’entre elles éclairent l’extrémité ouest de la salle du Grand Conseil; une autre éclaire une petite pièce anciennement appelée « la qua- rantia civil nuova »; les trois autres et la grande fenêtre du milieu, ornée d’un balcon comme celle de « la façade de la Mer », éclairent une autre grande salle, celle « du Scrutin » ou « Salle d’Enquête » qui s’étend jusqu'à l’extrémité du Palais, au-dessus de la « Porta délia Carta ».

Le lecteur connaît assez, maintenant, la topographie du monument actuel pour suivre aisément son histoire.

Nous avons vu, plus haut, que les trois principaux types de l'architecture vénitienne furent le Byzantin, le Gothique et la Renaissance.

Le Palais Ducal, la grande oeuvre de Venise, fut successivement bâti dans les trois styles. Il y a eu un Palais Ducal byzantin, un Palais Ducal gothique et un Palais Ducal Renaissance. Le second remplaça entièrement le premier; s’il en reste quelques vestiges, ils ne peuvent consister qu'en quelques pierres. Mais le troisième ne remplaça le second qu’en partie et le monument actuel est formé par la réunion des deux styles.

Nous allons passer en revue l’historique de chacun de ces palais.

1° LE PALAIS BYZANTIN

Dans Tannée de la mort de Charlemagne (813), les Vénitiens résolurent de faire de l’île de Rialto le siège du gouvernement et la capitale de leur État. Leur doge, Angelo ou Agnello Participazio, prit immédiatement de vigoureuses mesures pour augmenter le petit groupe de constructions qui devaient former le noyau de la future Venise. Il nomma des agents chargés de surveiller l’exhaussement des bancs de sable pour assurer les fondations, et de jeter des ponts de bois sur les canaux. Pour les besoins religieux, il bâtit l’église Saint-Marc et, sur l’emplacement du Palais Ducal actuel, il éleva un Palais pour l'administration du gouvernement.

L’histoire du Palais Ducal commença donc dès la naissance de Venise : à ce qu'il en reste aujourd’hui est confié le dernier témoignage de sa gloire.

On sait fort peu de chose sur la situation exacte et sur la forme du Palais de Participazio. Sansovino le place près du pont de la Paille et sur le grand canal[18], tourné vers Saint-Georges, c'est-à-dire à la place qu’occupe aujourd'hui la façade de la Mer ; mais il rapporte simplement la croyance populaire de son temps. Nous savons actuellement que le Palais s’élevait à peu près sur son emplacement présent avec une importante façade sur la Piazetta à laquelle, nous le verrons plus tard, le palais actuel fut incorporé. Nous voyons aussi, dans le récit de Sagornino que, lors de la visite de l’empereur Othon au doge Pietro Orseolo II. ce monument déployait une certaine magnificence. Le chroniqueur dit que l’empereur examina avec soin la beauté du Palais, et les historiens vénitiens se montrèrent fiers de ce que la construction fût digne de l’examen d'un empereur. Le Palais venait d'être réparé après avoir beaucoup souffert d’un incendie, pendant la révolte de Candiano IV[19]. Il avait été richement orné par Orseolo que Sagornino désigne comme ayant aussi « décoré la chapelle du Palais Ducal (Saint-Marc) avec des ornements de marbre et d’or ». On ne peut mettre en doute qu’à cette époque, le Palais ressemblait aux autres édifices byzantins de la ville, tels que « Il Fondaco dei Turchi » etc., qu’il inspira à son tour, et qui étaient, comme lui, couverts de sculptures et richement ornés d’or et de couleur.

Dans l’année 1106, le Palais subit, pour la seconde fois, les ravages du feu[20]. En 1116, il était réparé lorsqu’il reçut un nouvel empereur : Henry d’Allemagne, et fut de nouveau honoré des louanges impériales.

Entre 1173 et la fin du siècle, il semble avoir été réparé et fort agrandi par le doge Sébastien Ziani. Après cet agrandissement, signalé par Sansovino, le Palais parait être resté en repos pendant un siècle : c’est au commencement du XIVe siècle que furent entrepris les travaux du Palais gothique. Jusque-là, le vieux monument byzantin avait conservé la forme que lui avait donnée Ziani, — je le désignerai donc comme « le palais Ziani ». Les seuls chroniqueurs qui parlent clairement de lui jusqu'en 1422, disent qu’il fut construit par Ziani. « Le vieux Palais dont il reste aujourd'hui la moitié, fût bâti, nous le voyons, par Sébastien Ziani » : ainsi parle la Chronique de Pietro Dolfino.

2° LE PALAIS GOTHIQUE

Le lecteur doit se souvenir que l’important changement survenu dans le gouvernement vénitien, changement qui consolida le pouvoir entre les mains de l’aristocratie, eut lieu vers 1297, sous le doge Pietro Gradenigo, ainsi jugé par Sansovino : « Un homme vif et prudent, doué d’une grande décision et d’une grande éloquence. Il posa, si on ose parler ainsi, les fondations éternelles de sa République par les règles admirables qu’il introduisit dans le gouvernement ».

Nous avons aujourd’hui le droit de douter qu’elles fussent admirables, mais on ne peut contester ni leur importance ni l’énergique volonté et l’intelligence du doge. Venise était alors au zénith de sa puissance, et l’héroïsme de son peuple déployait son essor dans toutes les parties du monde. L’acquiescement donné par le peuple à l’établissement du pouvoir aristocratique prouve le respect qu’il ressentait pour les familles qui avaient été les principaux instruments de cette haute prospérité.

Le « Serrar del Consiglio » limita le nombre des sénateurs qui acquirent, par là, une dignité plus forte que par le passé. Le changement de caractère de cette Assemblée fut naturellement suivi de certaines modifications dans l’aménagement et dans la décoration de la salle où elle siégeait.

Nous lisons, dans Sansovino, que, en 1301, sous le doge Gradenigo, fut commencée, sur le Rio del Palazzo, une autre salle terminée en 1309, et que, dans cette année, le Grand Conseil y tint sa première séance. Le Palais gothique fut donc commencé pendant la première année du XIVe siècle et, de même que la fondation du Palais byzantin avait été contemporaine de la fondation de l’Etat, celle du Palais gothique coïncida avec l’avènement du pouvoir aristocratique. Considéré comme la représentation principale de l’école d'architecture vénitienne, le Palais Ducal est le Parthénon de Venise et Gradenigo, son Périclès.

Sansovino, avec une prudence très fréquente chez les historiens vénitiens lorsqu'ils faisaient allusion à des faits tenant au « Serrar del Consiglio » n’indique pas spécialement la cause qui nécessita cette nouvelle salle, mais la Chronique de Sivo est un peu plus explicite : « En 1301, on décida de construire une grande salle pour la réunion du Grand Conseil, et on éleva la salle qui s’appelle maintenant la salle du Scrutin ». Maintenant veut dire l’époque où fut écrite la Chronique de Sivo ; depuis longtemps déjà la salle était détruite et son nom avait été donné à une salle située de l’autre côté du Palais.

Je prie le lecteur de bien se souvenir que cette date de 1301 marque l’avènement de la grande époque architec turale où se montrent unis,dans les travaux du Palais Ducal, les premiers efforts énergiques du pouvoir aristocratique et du style gothique. Ainsi commencés, ces travaux continueront, presque sans interruption, pendant toute la période de la prospérité vénitienne. Nous les verrons s’emparer du Palais Ziani et prendre sa place, pierre à pierre. Quant le Palais Ziani fut détruit, ils continuèrent à se développer, entourant le carré jusqu’à ce que, au XVIe siècle, ils rejoignissent leur point de départ du XIVe siècle. Ils poursuivirent leur œuvre au delà de cette jonction, détruisant ou recouvrant leur propre commencement, pareils au serpent de l’Éternité qui cache sa queue dans ses joues.

Nous ne pouvons donc pas voir l’endroit précis où se rejoignirent la force et le dard du reptile, c’est-à-dire la salle bâtie par le doge Gradenigo, mais n’oublions pas cette date.

La salle Gradenigo occupait un point de la façade du Rio, derrière la place actuelle du pont des Soupirs ; elle fut probablement située au premier étage. La grande façade du Palais Ziani étant, comme je l’ai dit, sur la Piazetta, cette salle en fut éloignée, isolée autant que possible ; le secret et la sécurité étaient les principales conditions à lui assurer.

Mais le Sénat nouvellement constitué eut encore besoin d’apporter d’autres modifications à l’ancien palais. Une phrase courte, mais très significative, de Sansovino s'ajoute à la mention de la salle récemment construite : « Il y eut, tout près d'elle, la Chancellerie et la Gheba ou Gabbia qu'on appela plus tard la Petite Tour ».

Gabbia veut dire « cage » et il est établi que certaines chambres furent ajoutées à cette époque — au faîte du Palais et sur la façade du Rio — chambres du quatrième étage qui servirent de prisons et qui étaient encore employées à cet usage au commencement du XVIIe siècle. Une tour séparée renfermant des séries de chambres, fut élevée tout exprès, dans le but de laver le gouvernement de l’accusation constamment portée contre lui par des historiens ignorants ou partiaux, d’user d'une cruauté inutile envers les prisonniers. La légende des « Plombs » du Palais Ducal est complètement fausse; au lieu d’être de petites fournaises sous les toits, les chambres des prisonniers étaient confortables, ayant de bons toits de bois et soigneusement ventilées.

La nouvelle salle et les prisons étant construites, le Grand Conseil siégea pour la première fois en l’année 1309, dans sa salle écartée donnant sur le Rio. Observez maintenant la marche significative des événements : le nouveau pouvoir était à peine établi qu’il fut, en 1310, troublé par la conspiration des Tiepolos. A la suite de cette conspiration, le Conseil des Dix fut créé, toujours sous le doge Gradenigo qui, ayant terminé son œuvre et laissant l’aristocratie vénitienne armée de ce pouvoir terrible, mourut en 1312. — Quelques-uns prétendirent qu’il fut empoisonné. — Marino Giorgio, qui lui succéda ne régna qu'une année. Le gouvernement heureux de Jean Soranzo vint ensuite, sans apporter aucune modification au Palais Ducal. Il eut pour successeur Francesco Dandolo. Les sculptures de son tombeau, qu’on voit encore dans le cloître de la Salute, peuvent être comparées à celles du Palais Ducal. Dans la chronique de Savino, on parle de lui en ces termes : « Le Doge fit aussi élever la grande porte d’entrée du Palais, au-dessus de laquelle est sa statue ; le gonfalon en main, il est agenouillé aux pieds du Lion de Saint-Marc ».

Les sénateurs, après avoir fait construire la Chambre du Conseil et les prisons, réclamèrent donc, pour que leurs Magnificences pussent y passer, une porte plus importante que celles du Palais Ziani. Elle est mentionnée deux fois dans les comptes du gouvernement qui, heureusement, ont été conservés.

« 1335. 1erjuin. — Nous, Andréa Dandolo et Marc Loredano, procurateurs de Saint-Marc, avons payé à Martin, le tailleur de pierre et à ses associés... (3 livres et quinze gros sous, d'après Cadorin), pour la pierre dans laquelle a été taillé le lion qui est sur la porte du Palais ».

« 1344- 4 novembre. — Nous avons payé trente-cinq ducats d'or pour les feuilles d'or qui ont servi à dorer le lion qui est sur la porte de l'escalier du Palais ». On n'est pas d’accord sur la position exacte de cette porte, mais cela est indifférent puisqu’elle a disparu depuis longtemps. Elle a été remplacée par la Porta délia Carta.

Avant que la porte ornée du lion fut terminée, on avait découvert la nécessité de nouvelles améliorations, le Sénat trouvant sa récente Chambre du Conseil d’une exiguïté gênante et, environ trente ans après son édification, il s’inquiéta de savoir où on pourrait bien en construire une autre plus grande et plus magnifique. Le gouvernement n'était pas confortablement installé ; on trouvait, sans doute, quelle médiocrité dans la taille insuffisante de la salle du Grand Conseil et dans sa situation à l’écart sur le Rio. Je trouve la première. mention de ce qui fut décidé à ce sujet, dans la chronique de Caroldo.

« 1340. — Le 28 décembre de l'année passée, Maître Marco Erizzo , Nicolo Soranzo et Tomaso Gradenigo furent choisis pour examiner où devrait être élevée la nouvelle salle où se réunirait le Grand Conseil... Le 3 juin 1341, le Grand Conseil élut deux procurateurs chargés de surveiller les travaux de cette salle, avec un salaire annuelle de 80 ducats ».

On trouve dans les archives, des notes constatant que ce fut le 27 décembre 1340 que fut remis au Grand Conseil le rapport concernant cette importante question et que fut rendu le décret ordonnant la construction d’une nouvelle salle sur le Grand Canal. La salle qui existe aujourd’hui est celle qui fut commencée alors ; sa construction renferme tout ce qu’il y a de plus beau dans le Palais Ducal actuel : les riches arcades des étages inférieurs furent élevées pour soutenir cette salle du Grand Conseil.

En disant que cette même salle existe actuellement je ne prétends pas qu’elle n’ait subi aucune modification : nous verrons, au contraire, qu’elle a été réparée maintes fois et que certaines parties de ses murailles ont dû être reconstruites, mais elle est encore debout à sa place et dans sa forme primitives et, par un coup d’œil jeté sur la position qu’occupent ses fenêtres, on comprendra que tout ce qu’on peut connaître du dessin de cette façade doit être glané dans les détails enregistrés sur la construction.

Cadorin nous en fournit plusieurs d’une grande importance sur les travaux de 1342 et 1344 ; puis un autre, en l'an 1349, établissant qu’on allait reprendre la construction interrompue pendant la peste; et enfin, un dernier en 1862, qui mentionne la salle du Grand Conseil comme ayant été négligée et étant tombée « en grande désolation », mais on venait de décider qu'on allait l'achever sur-le-champ.

L’interruption avait eu pour cause, en plus de la peste, la conspiration de Faliero et la mort violente du maître constructeur. L’œuvre fut reprise en 1862 et terminée en trois années, si rapidement que Guariante put peindre son « Paradis » sur les murs en 1365, ce qui prouve que, à cette époque, le plafond était posé. Les aménagements et les décorations furent néanmoins lents à se compléter ; les peintures du plafond ne furent exécutées qu’en 1400. Elles représentaient un ciel brillant d'étoiles, c’était — d’après Sansovino — les armoiries du doge Sténo. En ce temps-là, presque tous les plafonds et les voûtes de Venise étaient couverts d’étoiles qui ne provenaient d'aucun blason, mais Steno réclama de par son noble titre de stellifer, une part importante dans la décoration de la salle ; deux tablettes furent scellées dans le mur, de chaque côté de la grande fenêtre donnant sur la mer, avec cette inscription :

« MILLE QUADRICENTE CURRERANT QUATUOR ANNI HOC OPUS ILLUSTRIS MICHAEL AUXIT »

C’est réellement à ce Doge que nous devons le beau balcon de cette fenêtre, bien que certains des travaux qui la surmontent soient de date plus récente : il est même à supposer que les tablettes ont dû être enlevées et rescellées dans un mur nouveau. Le travail de ces décorations dura soixante années.

Le Grand Conseil siégea pour la première fois dans cette salle en 1423 ; c’est l’année où le Palais Ducal gothique fut entièrement terminé. La construction avait absorbé les énergiques efforts de toute la période que j’ai indiquée comme ayant été le summum de la vie de Venise.


3o LE PALAIS RENAISSANCE

Je retourne en arrière de quelques pas pour être certain que le lecteur comprend parfaitement quel était l’état du Palais en 1423. Les travaux d’augmentation ou de rénovation avaient occupé — avec diverses interruptions — un espace de cent vingt-trois années. Trois générations, au moins, avaient tour à tour surveillé le développement graduel du Palais Ducal dans sa plus majestueuse symétrie, et avaient pu comparer les sculptures et les peintures qui le décoraient — brillantes de la vie, du savoir et des espoirs du XIVe siècle — aux rudes ciselures du palais Ziani. Le bâtiment magnifique qui venait d’être terminé et dont la nouvelle salle du Conseil était le pivot, fut couramment désigné à Venise sous le nom de « Palazzo Nuovo » et le vieil édifice byzantin qui tombait en ruines et dont la vétusté ressortait encore plus au voisinage de la belle construction s’élevant à ses côtés, s’appela le « Palazzo Vecchio ». Il occupait encore, dans Venise, la plus belle place. La nouvelle salle du Conseil avait bien été élevée du côté de la mer, mais alors, le large quai (la Riva dei Schiavoni) qui rend la façade de la Mer aussi importante que celle de la Piazzetta, n’existait pas. Il n’y avait qu’un étroit passage entre les piliers et l’eau, et le vieux palais Ziani s’étendait toujours sur la Piazzetta, gâtant, par sa décrépitude, la splendeur du carré où les nobles se rencontraient journellement. Chaque progrès dans la beauté du nouveau palais rendait plus pénible la différence existant entre les deux voisins et l’idée, encore vague, de détruire le vieux palais et de compléter, sur la Piazzetta, la splendeur de la façade de la mer, commença à germer dans les esprits. Mais, une mesure de rénovation aussi radicale n’avait pas été prévue par le premier projet du Sénat. D’abord la nouvelle salle, puis la porte, puis une plus grande salle ; tout cela avait été considéré comme des additions nécessaires, mais n’entraînant pas la reconstruction complète du nouvel édifice. Le trésor était épuisé et l’horizon politique, assombri, rendait plus qu’imprudente l’adjonction de l’énorme dépense que nécessiterait un tel projet : le Sénat, redoutant sa propre faiblesse, et désireux de mettre obstacle aux entraînements de son propre enthousiasme, rendit un décret — dernier effort de celui qui redoute une violente tentation et cherche à en détourner ses pensées, — par lequel il déclara que non seulement le Vieux Palais ne serait pas détruit, mais qu’il était interdit de proposer sa reconstruction. Le désir que chacun en éprouvait secrètement aurait rendu impossible toute discussion impartiale ; le sénat sentait trop que celui qui proposerait une pareille motion serait assuré de réussir.

Le décret ainsi rendu contre la faiblesse de chacun interdisait sous peine d’une amende de mille ducats, de faire allusion à la reconstruction du palais. Mais les sénateurs avaient estimé leur enthousiasme à un trop bas prix ; il se trouvait, au milieu d’eux, un homme que la perte de mille ducats ne put empêcher de proposer ce qu’il crut utile au bien de l’État.

Le prétexte pour formuler cette motion fut fourni par l’incendie qui, en 1419, attaqua, à la fois, l’église Saint-Marc et la portion du palais donnant sur la Piazzetta. Je cite, pour ce qui s’ensuivit, le récit de Sanuto :

« On se mit donc, en toute diligence et grand soin à réparer et à orner somptueusement, d’abord la maison de Dieu ; pour la maison des Princes, on marcha moins vite, car il ne plaisait pas au Doge (Tomaso Mocenigo), de la réparer dans sa forme primitive, et la parcimonie des vieux Pères était si grande qu’on ne pouvait la rebâtir plus belle. La loi, d’ailleurs, condamnait à une amende de mille sequins celui qui proposerait de jeter bas le vieux palais et de le reconstruire plus richement, ce qui occasionnerait une trop forte dépense. Mais le Doge, qui avait l’âme généreuse et qui mettait l’honneur de sa ville au-dessus de tout, fit porter les mille ducats dans la chambre du sénat et proposa de rebâtir le palais, disant que, puisque le feu avait, en grande partie, détruit l’habitation ducale, (non seulement son palais particulier, mais aussi les bureaux des affaires publiques), on devait considérer cet événement comme un avertissement du Ciel d’avoir à rebâtir le palais plus dignement, dans un style approprié à la hauteur où, par la grâce de Dieu, était parvenue la puissante Venise. Il ne proposait cela ni par ambition, ni par intérêt personnel : pour l’ambition, il pensait avoir prouvé, au cours de sa vie, qu’il avait traversé de nombreuses années sans lui obéir ni dans les affaires de la ville, ni dans ses démêlés avec l’étranger; il avait uniquement pensé, d’abord à la justice, puis au bien du pays et à l’honneur du nom vénitien ; quant à ce qui regardait son intérêt particulier, il n’aurait pas, sans l’incendie, changé quoi que ce fût au palais pour le rendre plus somptueux ou lui donner une forme plus belle ; pendant les nombreuses années qu’il y avait passées, il n’y avait apporté aucune modification et s’était contenté de ce que ses prédécesseurs lui avaient laissé. Il savait bien, d’ailleurs, que si les sénateurs consentaient à rebâtir le palais, ainsi qu’il les en conjurait, il était trop vieux et trop brisé par les fatigues de sa vie pour que Dieu ne le rappelât pas à lui avant que les murs fussent sortis de terre. En conséquence, on pouvait croire qu’il ne formulait cette demande que pour l’honneur de la ville et du duché, puisqu’il ne profiterait jamais de l’amélioration qu’il laisserait à ses successeurs. » Il ajouta que « afin d’obéir à la Loi, comme il l’avait toujours fait, il avait apporté avec lui les mille ducats de l’amende qu’il avait encourue, prouvant ainsi à tous qu’il agissait pour le bien de l’État et non pour son propre avantage. » Personne, ajoute Sanuto — n’osa, ni même ne désira s’opposer au vœu du Doge et les mille ducats furent, à l’unanimité, consacrés aux dépenses de la construction. On se mit rapidement à l’œuvre… mais, comme l’avait prévu Mocenigo, il termina sa vie peu après : il vit à peine le commencement de la nouvellu construction. »

Il ne s’agissait, bien entendu, de détruire que le vieux palais. À cette époque, la nouvelle salle du Grand Conseil, qu’on avait mis cent ans à construire, n’était pas encore terminée et ce que nous appelons aujourd’hui le Palais Ducal renfermait, dans l’esprit des vieux Vénitiens, quatre bâtiments distincts. Il y avait le Palais, les prisons d’Etat, la maison du Sénat et les bureaux des affaires publiques ; en un mot, c’était Buckingham Palace, la Tour des anciens jours, le parlement et Downing street réunis dans un seul monument. C’était du Palais seul, résidence du Doge et de la plupart des bureaux, que Mocenigo avait demandé la destruction et la reconstruction.

C’est en 1422 que le décret de reconstruction du vieux palais réclamé par Mocenigo fut rendu. Le Doge mourut l’année suivante et Francesco Foscari fut nommé à sa place, le 3 avril 1423, d’après la chronique de Caraldo ; le 23, d’après d’autres qui paraissent plus exactes. Le jour où Foscari entra au Sénat en qualité de Doge fut le jour de l’inauguration de la nouvelle salle du Grand Conseil. Le 27 mars de l’année suivante, le premier coup de marteau fut frappé sur le palais Ziani.


Ce premier coup de marteau fut le premier acte de la période dite de a la Renaissance ». Il fut le glas de l’architecture vénitienne et de Venise elle-même. L’époque rayonnante de sa vie était close ; le déclin avait déjà commencé. Il date, pour moi, comme je l’ai déjà dit, de la mort de Mocenigo ; une année ne s’était pas écoulée depuis que le grand Doge avait été appelée à rendre ses comptes. Pour cette fois, son patriotisme, toujours sincère, s’était trompé : dans son zèle pour la gloire de la Venise future, il avait oublié ce qui était dû à la Venise d’autrefois ; mille palais pouvaient s’élever sur ses îles surchargées, mais aucun d’eux ne pouvait prendre la place ni rappeler le souvenir de celui qui avait été, dès l’origine, bâti sur le rivage désert. Il tomba et, comme si elle eût perdu son talisman, Venise ne refleurit plus.

Je n’ai pas l’intention de suivre, dans leurs détails compliqués, les travaux exécutés sous Foscari et sous les Doges qui lui succédèrent, jusqu’à ce que le Palais acquît sa forme actuelle, car je ne m’occupe ici que par exception de l’architecture du XVe siècle. J’indiquerai seulement les faits suivants : le palais Ziani fut détruit ; la façade de la Piazzetta, qui existe encore aujourd’hui, fut construite de façon à continuer, en lui ressemblant dans nombre de détails, la chambre du Grand Conseil. Elle fut conduite depuis la mer jusqu’à l’angle du Jugement, au delà duquel est la Porta della Carta, commencée en 1439 et terminée deux années après, sous le doge Foscari. Les constructions intérieures furent ajoutées par le doge Christopher Moro (l’Othello de Shakespeare) en 1462[21].

Le lecteur remarquera que nous avons fait le tour complet du palais, et que la construction de 1462 s’arrêta à la première salle du palais gothique — la nouvelle Salle du Conseil, commencée en 1301. Il restait peut-être encore quelques vestiges du palais Ziani entre les deux extrémités du Palais, ou bien — ce qui est plus probable — ses dernières pierres avaient disparu dans l’incendie de 1419 pour faire place aux nouveaux appartements du Doge. En tout cas, ce qui restait à cette place de bâtiments vieux ou neufs fut détruit par un autre grand incendie, en 1470, avec une telle portion du Palais, sur le Rio (bien que la salle de Gradenigo, qu’on appelait alors la salle « dei Pregadi », ne fût pas atteinte) qu’il devint indispensable de reconstruire le palais à l’extérieur et à l’intérieur, à partir du pont des Soupirs. Ces travaux furent confiés aux meilleurs architectes de la Renaissance à la fin du XVe et au début du XVIe siècle. Antonio Ricci commença l’Escalier des Géants et Pietro Lombardo le remplaça lorsqu’il disparut en emportant une somme considérable provenant des deniers publics. Les travaux durent être terminés vers le milieu du XVIe siècle. En suivant les ravages du feu, les architectes dépassèrent leur point de départ, et la construction de 1560 rejoignit celle de 1301-1340.

Mais le palais ne put rester longtemps sous une forme définitive : un autre terrible incendie, communément appelé « le grand feu », éclata en 1574 et détruisit l’intérieur de la salle du Grand Conseil avec ses précieuses peintures et toutes les pièces du haut sur la façade de la mer et sur une partie du Rio, ne laissant du monument qu’une enveloppe ébranlée par les flammes. Le Grand Conseil discuta pour savoir s’il ne fallait pas jeter bas cette ruine et reconstruire un palais entièrement neuf. On prit lavis de tous les grands architectes vénitiens sur le degré de sécurité des murs et la possibilité de les réparer. Les réponses, données par écrit, ont été conservées et l’abbé Cadorin les a publiées ; elles forment une des plus importantes séries des documents concernant le palais Ducal.

Je ne puis m’empêcher d’éprouver une satisfaction enfantine en constatant la ressemblance accidentelle de mon nom avec celui de l’architecte qui, le premier, parla en faveur des vieux murs : Giovani Rusconi ! D’autres, Palladio en tête, voulaient jeter bas le palais et en construire un nouveau sur des plans de leur façon, mais, à leur plus grande gloire, les meilleurs architectes, et surtout Sansovino, plaidèrent énergiquement la cause du palais gothique ; leur opinion prévalut. Il fut réparé avec une grande habileté et le Tintoret orna de sa plus belle œuvre le mur d’où « le Paradis » de Guariente avait disparu dans les flammes.

Les réparations entreprises à cette époque furent très considérables et pénétrèrent, à plusieurs reprises, dans le palais précédent : le seul changement important dans sa forme fut dû au transfert des prisons de l’autre côté du canal et à la construction, par Antonio da Ponte, du pont des Soupirs, chargé de les mettre en communication avec le Palais, devenu alors tel que nous le voyons aujourd’hui. Il a été, dans les cinquante dernières années, aussi barbarement défiguré que presque tous les monuments importants de l’Italie.


Nous avons maintenant toute liberté d’examiner certains détails du Palais Ducal sans élever des doutes sur leur date. Le lecteur remarquera que la construction étant à peu près carrée, on a dû donner à ses angles une certaine proéminence qui rendit indispensable de les enrichir et de les adoucir par des sculptures. Je ne pense pas qu’il puisse s’élever un doute sur ce point : si le lecteur veut prendre la peine de regarder quelques gravures de tours d’églises ou d’autres monuments carrés qui ont atteint une grande élégance de forme, il reconnaîtra que cet effet tient à certaines modifications adoucissant les angles aigus, soit par des arcs-boutants, soit par des tourelles ou par des niches, très ornées de riches sculptures.

Le principe de briser les angles est d’ailleurs particulier au style gothique. Il tient, en partie, à la nécessité de soutenir par des arc-boutants ou par des pignons de massives constructions faites avec des matériaux souvent médiocres ; en partie, au gothique guerrier qui demandait généralement une tour à ses angles, et en partie au déplaisir réel causé par la maigreur de certains effets produits par de larges espaces de murailles dont les angles étaient entièrement dépourvus d’ornements. Le Palais Ducal, en reconnaissant ce principe, fit à l’esprit gothique une concession plus complète que tout autre monument vénitien. Aucun angle, jusqu’à l’érection du Palais Ducal, n’avait été orné autrement que par un mince pilastre de marbre rouge et la sculpture était toujours réservée, comme dans les monuments grecs et romains, aux parties unies des murs. Si je ne me trompe, il n’y eut que deux exceptions, toutes deux à Saint-Marc : la hardie et grotesque gargouille de l’angle N.-O. et les angles saillants sortant des angles intérieurs de la coupole ; ces deux exceptions sont dues à l’influence lombarde. Et si j’ai, par hasard, oublié quelque autre cas semblable, je suis certain qu’on y reconnaîtra toujours l’influence du Nord.

Le Palais Ducal accepta complètement ce principe et réserva, pour ses angles, ses principales décorations. La fenêtre du milieu, qui paraît riche et importante sur la gravure fut entièrement refaite — nous l’avons vu — sous le Doge Sténo, au temps de la Renaissance ; nous n’avons aucune indication sur ce qu’elle était auparavant et le principal intérêt du plus vieux palais est concentré dans la sculpture des angles, ainsi disposée : les piliers des deux rangées d’arcades qui servent de supports, augmentent sensiblement d’épaisseur aux angles, et leurs chapiteaux augmentent de même en profondeur, en largeur et en richesse de sujets. Sur chaque chapiteau, à l’angle du mur, est posé un motif de sculpture consistant pour la grande arcade du bas, en deux figures — quelquefois plus — de grandeur naturelle : dans l’arcade supérieure, un ange tient un rouleau : au-dessus de ces anges s’élèvent des piliers tous surmontés d’une couronne de niches. Le tout forme une ligne de décoration non interrompue depuis le bas jusqu’au sommet de l’angle.

Il a été dit plus haut qu’un des angles du palais rejoint les constructions irrégulières unies à Saint-Marc et que, généralement, on ne le voit pas. Il ne restait donc à décorer que les trois autres angles : celui de la Vigne, celui du Figuier et celui du Jugement. Ces angles se composent, ainsi que nous venons de l’expliquer :

1o De trois grands chapiteaux-supports (arcade inférieure) ;

2o Au-dessus d’eux, de trois personnages sculptés (arcade inférieure) ;

3o De trois chapiteaux plus petits (arcade supérieure) ;

4o Au-dessus d’eux, de trois anges ;

5o De trois colonnes torses avec des niches.

Je décrirai les chapiteaux-supports en leur place, à côté de ceux de l’arcade inférieure ; il me faut d’abord signaler à l’attention du lecteur les sujets choisis pour les grandes figures au-dessus des chapiteaux. Elles sont bien, en effet, les véritables pierres angulaires de l’édifice et nous devons nous attendre à ce qu’elles nous démontrent autant le sentiment du constructeur que son habileté. S’il avait quelque chose à dire sur le but dans lequel il bâtit ce Palais, on peut être assuré qu’il l’aura dit ici ; s’il désirait particulièrement enseigner quelque leçon à ceux pour qui il travaillait, c’est ici qu’il l’aura fait ; et si les Vénitiens eux-mêmes ont désiré exprimer un certain sentiment dans le premier édifice de leur cité, c’est ici que nous sommes certains de le trouver inscrit.


Les deux angles de la Vigne et du Figuier appartiennent à l’ancien, au vrai Palais gothique ; le troisième appartient à l’imitation qu’en fit la Renaissance. C’est donc, dans les deux premiers angles, l’esprit gothique qui va nous parler ; et, dans le troisième, l’esprit de la Renaissance.

Le lecteur se souvient, j’en ai l’espoir, que le sentiment le plus caractéristique que j’ai signalé dans le cœur gothique était le franc aveu de sa propre faiblesse ; dans l’esprit de la Renaissance, au contraire, l’élément qui domine est une confiance résolue dans sa propre sagesse.

Ici, les deux esprits prennent eux-mêmes la parole :

La première sculpture du palais gothique est ce que j’ai appelé l’angle du Figuier.

Son sujet est la Chute de l’homme ;

La seconde sculpture est l’angle de la Vigne.

Son sujet est l’Ivresse de Noé.

La sculpture de la Renaissance est l’angle du Jugement :

Son sujet est le Jugement de Salomon.

Il est impossible de constater avec une trop grande admiration la signification de ce simple fait. Il semble que le Palais ait été construit à différentes époques, et préservé jusqu’à ce jour dans le seul but de nous faire comprendre la différence de tempérament des deux Écoles.

J’ai désigné la sculpture de l’angle du Figuier comme la plus importante, parce qu’elle forme la principale courbe du Palais, là où il tourne sur la Piazzetta. Le grand chapiteau qui supporte cet angle est beaucoup plus travaillé que celui qui surmonte l’angle de la Vigne, marquant ainsi la place proéminente qu’il occupait dans la pensée du constructeur. Il est impossible de dire lequel des deux angles fut élevé le premier, mais celui du Figuier est d’une exécution plus rude ; le dessin des personnages y est plus raide ; on peut donc supposer qu’il a été sculpté le premier.

Dans ces deux angles, l’arbre qui est le principal motif décoratif de la sculpture — figuier dans l’un, vigne dans l’autre — fut une adjonction nécessaire aux deux groupes, le tronc formant le véritable angle extérieur du Palais ; hardiment séparé de l’œuvre de pierre qui est derrière lui, il étend ses branches sur les personnages, de façon à envelopper, sur une hauteur de plusieurs pieds, chaque côté de l’angle du relief de son épais feuillage. Rien de plus majestueux et superbe que cette traînée de larges feuilles qui à l’angle du Figuier, entourent le fruit mûrissant, et cachent, dans leurs ombres, des oiseaux aux formes gracieuses, au plumage délicat. Les branches sont si fortes et la masse de pierre formant le feuillage sculpté, si considérable que, malgré la profondeur des entailles, l’œuvre est demeurée presque intacte. Il n’en est pas ainsi de l’angle de la Vigne où la délicatesse naturelle du feuillage et de ses vrilles a conduit le sculpteur à tenter un plus grand effort ; il a dépassé les limites de son art et il a taillé les branches supérieures avec une si excessive ténuité que la moitié de ces branches ont été brisées par les accidents auxquels la situation de cette sculpture l’exposait forcément. Ce qu’il en reste est cependant assez intéressant pour son extrême finesse pour que, malgré la disparition des masses centrales, qui détruit la beauté de l’ensemble, nous puissions retrouver dans la disposition très variée des feuillages tombants et dans les oiseaux placés sur les branches les plus légères, le grand talent de celui qui les assembla. J’ai déjà parlé de cette œuvre comme d’un exemple remarquable du naturalisme gothique : en réalité, il est impossible de pousser plus loin la reproduction de la nature que dans les fibres de ces branches de marbre et dans les vrilles si soigneusement finies : à noter spécialement les joints noueux de la vigne dans les légères branches supérieures. Dans certains endroits, le sculpteur a montré l’envers de la feuille et il a littéralement marqué chacune de ses côtes et chacune de ses veines, non seulement la côte qui soutient les lobes de la feuille, mais encore les veines irrégulières et sinueuses qui bigarrent les tissus membraneux : le sculpteur a pu ainsi donner à la feuille de vigne son aspect si particulier.

Comme dans toutes les sculptures primitives, les personnages sont très inférieurs aux feuillages, et cependant, certains aspects en sont si habilement rendus que j’ai hésité longtemps avant de croire que ces groupes ont été réellement exécutées dans la première moitié du XIVe siècle. Heureusement, leur date se trouve inscrite dans l’église de Saint-Siméon-le-Grand, qui renferme une figure couchée du saint, beaucoup plus belle de facture que la figure du Palais Ducal, mais pourtant si semblable à elle, qu’on ne saurait douter que Saint-Siméon inspira l’artiste qui sculpta la tête de Noé. Ce monument porte la date de 1317. Le statuaire, fier, à juste titre, de son œuvre, y inscrivit ainsi son nom :

« Celavit Marcus opus hoc insigne Romanis
Laudibus non parens est sua digna luanus. »

La tête de Noé, au Palais Ducal, évidemment travaillée avec le désir d’égaler cette statue, a la même profusion de cheveux flottants et de barbe, mais les boucles sont plus fines et plus raides ; les veines des bras et de la poitrine sont saillantes : le sculpteur était évidemment plus habitué aux belles lignes arrêtées des végétaux qu’à celles du corps humain. Aussi — ce qui est à remarquer chez un ouvrier de cette période — n’a-t-il pas su conter clairement son récit : le regret et l’étonnement sont si également peints sur les traits des trois frères qu’il est impossible de distinguer lequel est Cham.

On peut encore observer, comme une affirmation de la date du groupe, que les pieds des trois frères sont simplement protégés par une bande croisée autour de la cheville et du bas de la jambe, mode d’accoutrement qu’on retrouve dans presque toutes les statues sculptées à Venise de 1300 à 1380. Le voyageur peut en voir un exemple à 300 mètres du groupe de Noé, dans les bas-reliefs du tombeau du doge Andrea Dandolo (Saint-Marc) qui mourut en 1314.

Les figures d’Adam et d’Ève, sculptées de chaque côté de l’angle du Figuier, sont plus raides que celles de Noé et de ses fils, mais elles sont mieux composées au point de vue architectural et le tronc d’arbre autour duquel est enroulé le corps anguleux du serpent est plus noblement taillé, comme groupe d’extrémité, que celui de la Vigne.

Le sculpteur de la Renaissance a presque entièrement copié le Figuier dans le Jugement de Salomon ; il a placé le tronc entre l’exécuteur et la mère qui se penche pour lui arrêter la main. Mais, quoique ce groupe soit d’une exécution beaucoup plus libre que ceux du Palais primitif, qu’il soit excellent sous beaucoup de rapports au point de frapper, plus que les autres, les regards d’un observateur superficiel, l’exécution en est d’un esprit très inférieur : les feuilles de l’arbre, bien que leur masse soit plus variée que celle du Figuier, leur modèle, n’ont pas leur vérité de nature ; elles sont mal attachées aux branches, leurs bords sont rudement tracés et leurs courbes ne sont pas celles de feuilles qui poussent, mais bien plutôt celles de draperies.

Au-dessus de ces trois groupes d’angles, dans l’arcade supérieure, sont les trois statues des archanges Raphaël, Michel et Gabriel : une statue moins grande de Tobie est prosternée aux pieds de Raphaël. Il porte à la main un rouleau où se lit cette inscription


EFFICE Q
SOFRE
TUMRAFA
EL REVE
RENDE
QUIETO.


c’est-à-dire : Effice quæso ? fretum, Raphael reverende, quietum[22].

Je n’ai pas pu déchiffrer l’inscription du rouleau tenu par l’archange Michel ; quant à Gabriel qui est le plus beau morceau de l’œuvre de la Renaissance au Palais Ducal, il ne porte dans sa main que le lis de l’Annonciation.

Tels sont les sujets des trois angles, remarquables par l’expression très claire de deux sentiments : la connaissance de la fragilité de l’homme et son besoin de la protection et de la direction divines. Il nous reste à examiner le rôle de la divinité et de l’histoire naturelle introduites par les vieux sculpteurs dans les grands étages de chapiteaux qui soutiennent l’arcade inférieure du Palais et qui, n’étant placés qu’à une hauteur d’environ huit pieds au-dessus de l’œil, pouvaient être lus, comme les pages d’un livre par les plus nobles habitants de Venise qui se rencontraient, chaque matin, à l’ombre de cette grande arcade.

Il a déjà été dit que les grands piliers supportant l’étage inférieur sont au nombre de 36 et que nous les comptons de droite à gauche en partant du pont de la Paille, afin de commencer par les plus anciens. Le premier supporte Tangle de la Vigne ; le 18e l’angle du Figuier ; le 36e l’angle du Jugement. Tous leurs chapiteaux — à l’exception du premier — sont octogones et décorés de seize feuilles diversement ornées, mais disposées de la même façon. Huit de ces feuilles forment des volutes ; les huit autres, moins hautes, ne montent que jusqu’à la moitié du chapiteau où elles se courbent en abritant de leur ombre luxuriante un ou plusieurs personnages. Beaucoup de ces chapiteaux sont incomplets, fort détériorés : ils sont ornés d’enfants, d’oiseaux, de personnages illustres, d’emblèmes grotesques, etc. Le second est le plus beau des trois chapiteaux décorés d’oiseaux ; le 4e orné de trois enfants, a été copié dans la partie Renaissance, mais l’expression des enfants est complètement différente. Les têtes du XIVesiècle sont pleines de jeunesse et de vie, elles sont enjouées, tout en exprimant l’exubérance, l’énergie, la décision : il s’y ajoute peut-être un grain de ruse et même de cruauté. Les traits sont petits et durs ; les yeux, pénétrants : il y a, dans ces enfants, l’étoffe d’hommes rudes, mais grands.

Les enfants du XVe siècle, tout au contraire, ont des visages doucement inintelligents ; aucune marque d’expression sur leurs joues rebondies et, bien qu’ils soient aussi jolis que les autres enfants le sont peu, on sent qu’ils ne peuvent devenir que des petits-maîtres parfumés.

Le 7e chapiteau est le premier d’une série représentant les Vertus ; le 10e en revanche, nous montre les Péchés. Le 12e a dû être fort intéressant, mais il est dans un tel état de destruction que, sans la copie que la Renaissance en a faite dans le 33e pilier, il serait impossible de reconstituer les figures perdues. Le 15e est composé de huit statues qui — d’après Selvatico — représentent huit nations. Le 17e a été détruit par le vent de la mer qui souffle sur cet angle du Palais ; une grande partie des figures n’existent plus.

Le 18e chapiteau est le plus intéressant, le plus beau du Palais. Il représente les planètes, le soleil, la lune et les divisions du zodiaque que les astrologues appelaient leurs « maisons ».

Je me figure que la composition de ce chapiteau — le principal du Vieux Palais — était chargée de démontrer d’abord, la formation des planètes devant servir l’homme sur la terre ; secondement, l’entier assujettissement des destinées de l’homme à la volonté de Dieu, déterminé dès le temps, où furent créées la terre et les étoiles et, de fait, inscrit dans l’ensemble des étoiles.

Par l’exécution et le groupement des feuillages, ce chapiteau est le plus beau que je connaisse en Europe. Le sculpteur y a concentré toute la puissance de son talent.

Le 19e chapiteau qui suit, sur la Piazzetta, celui de l’angle du Figuier, a une grande importance au point de vue des dates. On a pris de grandes peines pour soigner son exécution et, dans les ornements qui accompagnent chaque figure, un petit morceau de marbre coloré a été incrusté. Ils ont tous une signification particulière, ce chapiteau et les personnages qui le décorent étant chargés de représenter les arts de la sculpture et de l’architecture. Les marbres ainsi incrustés prouvent l’importance que le constructeur attachait à ces arts et à la valeur de la couleur.

Le 20e est orné de têtes d’animaux : des oiseaux aux gracieux plumages, des abeilles réunies sur un rayon de miel dans la gueule d’un ours contrastent par la finesse de leur ciselure avec la forte simplicité de l’ensemble.

Le 25e nous explique la tâche de chaque mois.

Le 26e est la copie du quinzième.

Le 27e est peut-être bien un ancien morceau transporté là pour joindre le nouveau Palais à l’ancien. En tout cas quoique fruste d’exécution, il est bien dessiné. Il représente des paniers remplis de huit sortes de fruits : avec aussi peu de confiance dans l’intelligence des spectateurs que dans l’habileté du sculpteur, on a inscrit le nom des fruits qu’il renferme au-dessus de chaque panier.

Le 28e le 29e le 30e et le 31e sont la copie du 7e, du 9e du 10e et du 8e.

Le 32e n’a aucune inscription et ses personnages sont tellement dénués d’expression qu’on ne comprend pas ce qu’ils ont bien pu représenter.

Le 33e et le 34e copies du 12e et du 11e.

Le 35e réunit des enfants, des oiseaux et des fleurs, joli travail, sans expression, dans le genre des chérubins du XVIIIe siècle.

Le 36e est le dernier de la façade de la Piazzetta. Il est travaillé avec un grand soin et placé sous l’angle du Jugement. Son feuillage est copié sur celui du 18e chapiteau. Le sculpteur de la Renaissance a fait un effort visible pour surpasser son modèle en délicatesse, effort qui lui a enlevé un peu de force et de vérité. Ce chapiteau est généralement cité comme le plus beau de la série et il a véritablement de la noblesse. Les figures sont bien étudiées, très gracieuses et plus plaisantes que celles de l’ancien palais, mais elles ont moins de grandeur : quant au feuillage, il n’est surpassé que par celui du Figuier.

Le chapiteau représente d’un côté la Justice et sur les sept autres, des actes de justice et de bon gouvernement et des figures de législateurs tels qu’Aristote, Solon, Moïse, Trajan, etc. Il a donc un intérêt particulier par son rapport avec le caractère si discuté du dernier gouvernement de Venise. Il est l’affirmation, par ce gouvernement, que la justice peut seule fonder la stabilité du pouvoir. Beaucoup d’historiens modernes prendront cette pétition de principes pour un masque destiné à déguiser la violence criminelle avec laquelle le gouvernement de Venise agit dans maintes circonstances. Pour moi, je crois à la sincérité du sentiment exprimé ; je n’admets pas que la majorité des chefs vénitiens — dont nous voyons les portraits — fussent, à cette époque, hypocrites de propos délibéré. Je ne lis pas l’hypocrisie sur leurs visages, non plus que la petitesse ; j’y vois, au contraire, une grandeur infinie, du repos, du courage et une tranquillité d’expression qui vient de la sincérité et de la plénitude du cœur, expression qui ne se lit pas sur le visage d’un homme faux. Je crois que les nobles Vénitiens du XVe siècle ont désiré rendre justice à tous, mais, la morale établie ayant été sapée par les enseignements de l’Église romaine, l’idée de justice se trouvait tellement séparée de l’idée de vérité que dissimuler dans l’intérêt de l’État était considéré comme un devoir. Nous ferions peut-être bien de peser avec quelque attention la manière d’agir de nos gouvernants et la différence qui existe entre la morale privée et la morale parlementaire avant de juger impitoyablement les Vénitiens. Le mystère qui entourait leur politique et leurs procès politiques apparaît, à nos yeux modernes comme entaché de sinistres intentions ; ne pourrait-on pas, au contraire, le considérer comme un essai de justice en un siècle de violence ?

Des jurés irlandais de nos jours ne seraient-ils pas excusables de porter envie aux principes de justice du Conseil des Dix ? Après un examen critique du gouvernement vénitien, nous reconnaîtrons que les deux tiers des cruautés rapportées par la tradition sont des fables romanesques et que les crimes qu’il a réellement commis ne diffèrent de ceux des autres pouvoirs italiens que pour avoir été commis moins gaîment, mais avec la profonde conviction de leur nécessité politique, et enfin, que la dégradation de Venise vint moins de ses principes de gouvernement que de l’oubli où elle les laissa tomber dans sa folle poursuite du plaisir.


Nous avons maintenant examiné la partie du Palais qui témoigne le mieux des sentiments de ses constructeurs. Les chapiteaux de l’arcade supérieure sont de caractères très variés : comme ceux de l’arcade inférieure, ils se composent de huit feuilles formant volutes aux angles ; les figures n’ont ni inscription, ni expression ; il faudrait pour les interpréter, une connaissance approfondie de l’ancien symbolisme, que je ne possède pas. Beaucoup de ces chapiteaux semblent avoir été réparés et n’être que de médiocres copies des anciens ; d’autres, quoique anciens, ont été traités avec peu de soin ; quant à ceux qui sont, à la fois, purs d’origine et travaillés avec art, ils sont encore plus beaux de composition que ceux de l’arcade inférieure (le 8e excepté). Le voyageur devra monter dans la galerie et étudier, avec grande attention, la série des chapiteaux s’étendant sur la Piazzetta, depuis l’angle du Figuier jusqu’au point précis où s’appuie le mur de la salle du Grand Conseil ; il verra là, dans ces chapiteaux massifs, chargés d’un rude labeur et destinés à être vus de loin, des exemples de gracieuses compositions que je classe parmi les plus belles manifestations de l’Art gothique. Au-dessus du Figuier, le chapiteau des « Quatre Vents » est remarquable : Levant (vent d’est) à la tête entourée de rayons, pour indiquer que, quand il souffle, le temps est toujours clair : il sort le soleil de la mer ; Hotro (vent du sud) porte une couronne, il tient le soleil dans sa main droite ; Ponente (vent d’ouest) le plonge dans la mer et Tramontane (vent du nord) regarde l’étoile du nord.

Sur le 7e pilier, je signalerai l’oiseau qui nourrit ses trois petits, mais, comme la fantaisie de ces sculptures est infinie, je conseille simplement au voyageur de les examiner avec grande attention jusqu’au 47e pilier. Les trois qui le suivent sont anciens, mais mauvais ; le 51e est le premier chapiteau de la Renaissance dans l’arcade supérieure : sur le 50e apparaît, pour la première fois, la nouvelle tête de lion, aux oreilles lisses, introduite au temps de Foscari. Ce chapiteau et sa colonne se trouvent sur le 8e arceau dont une des naissances date du XIVe siècle tandis que l’autre est du XVe.

En résumé, la sculpture première du Palais Ducal représente l’œuvre gothique, à Venise, au moment de sa période la plus glorieuse, c’est-à-dire vers 1350. Après cette époque vint le déclin. De quelle nature et par quels degrés ? Nous l’étudierons dans le prochain chapitre, car cette recherche, tout en se rapportant encore à l’architecture gothique, nous conduirait jusqu’aux premiers symptômes de l’influence de la Renaissance ; elle appartient donc à la troisième division de notre sujet.


Et, de même qu’à l’ombre de ces feuillages de pierre, nous disons adieu au grand Esprit gothique, nous arrêtons ici notre examen des détails du Palais Ducal, car, au-dessous de son arcade, nous ne retrouverons plus que sur les quatre fenêtres ornementées et sur une ou deux autres de la façade du Rio, le travail originel du Vieux Palais. J’ai examiné avec le plus grand soin les chapiteaux des autres fenêtres, tant sur la façade de la Mer que sur celle de la Piazzetta et je les ai tous trouvés très inférieurs à ceux dont ils ont imité les ornements. Je crois que les encadrements de ces fenêtres ont dû être tellement détériorés et fendus par les flammes du grand incendie qu’il fut nécessaire de les remplacer par d’autres, et que les moulures et les chapiteaux actuels sont de grossières imitations de ceux qui existaient auparavant. Il est impossible de déterminer ce qu’on peut attribuer à la vieille construction dans la façade de pierre, dans les parapets, dans les colonnes et les niches des angles qui ne méritent, dans notre travail, aucune note spéciale ; encore moins dans les deux grandes fenêtres centrales des deux façades dont l’exécution date entièrement de la Renaissance. Ce qui est admirable dans cette partie du monument, c’est l’ordonnance des masses et de leurs divisions, copiée, sans aucun doute, sur l’ancien plan d’origine et calculée pour produire, à distance, la même impression.


Rien de pareil à l’intérieur. Tout vestige des anciennes décorations a été détruit par les incendies. Les sévères et religieuses œuvres de Guariente et de Bellini ont été remplacées par la violence du Tintoret et la sensualité de Véronèse. Mais là, du moins, si les tempéraments étaient différents, l’art nouveau s’est montré aussi intellectuellement grand que celui qui avait péri et, quoique les salles du Palais Ducal ne représentent plus le caractère de ceux par qui il fut jadis élevé, chacune d’elles est une colossale cassette renfermant des trésors sans prix dont le salut a tenu, jusqu’ici à ce qu’on méprisait leur valeur et qui, à l’heure où j’écris, sont menacés d’être détruits pour toujours, morceau par morceau.

Il n’est que trop certain en effet, qu’en Europe, le plus grand nombre des particuliers, ou des sociétés que leur fortune, le hasard ou un héritage ont mis en possession de tableaux précieux, ne savent pas reconnaître une bonne peinture d’une mauvaise et n’ont aucune idée de ce qui fait la valeur d’un tableau. La réputation de certaines œuvres est faite en partie par le hasard, en partie par la juste appréciation des artistes, en partie par le goût — généralement détestable — du public. Aucun tableau, dans les temps modernes, n’est devenu populaire, dans le vrai sens du mot, sans que, à côté de ses bonnes qualités, il n’en renfermât de très mauvaises : une fois sa réputation faite, qu’importe l’état auquel il peut être réduit ? Peu de gens sont assez complètement dénués d’imagination pour ne pouvoir le parer des beautés qu’ils savent lui être attribuées.


Cela étant, les tableaux les plus estimés sont, pour la plupart, ceux des peintres en renom qui sont proprement finis et d’une taille assez moyenne pour être placés dans des galeries ou dans des salons où ils sont montrés avec ostentation et facilement vus par la foule. Pour conserver la réputation et la valeur de ces peintures, il suffit de les tenir toujours brillantes, soit en les nettoyant — ce qui est le commencement de la destruction — soit par les « restaurations », c’est-à-dire en repeignant par dessus — ce qui est la destruction totale ! — Presque tous les tableaux des Galeries, dans l’Europe moderne, ont été plus ou moins détériorés par l’une ou l’autre de ces restaurations en proportion exacte de la valeur qu’on leur attribue et, comme les œuvres les plus petites et les plus achevées sont, en général, les moins bonnes, il en résulte que le contenu de nos plus célèbres galeries n’a plus, en réalité, qu’une faible valeur.


D’autre part les œuvres les plus précieuses des grands peintres sont, d’habitude, celles qui ont été peintes rapidement, dans la chaleur de la première inspiration, et sur une vaste échelle : elles étaient destinées à être placées là où il était peu probable qu’elles fussent bien vues et elles n’étaient pas richement rémunérées. Les meilleures œuvres furent faites ainsi, dans l’enthousiasme ou l’orgueil d’accomplir quelque chose de grand — comme la décoration complète d’une cathédrale ou d’un Campo-Santo — alors que le temps accordé était limité et les circonstances peu avantageuses.


Les œuvres ainsi exécutées sont peu estimées, à cause de leur abondance et des fréquentes négligences qu’elles renferment ; de plus, par la grande hâte qui caractérise notre époque, elles sont trop vastes pour être déchiffrées sur place ou pour être transportées ailleurs. Elles sont généralement négligées : leurs gardiens les badigeonnent ; les passants les détachent des murs et les insultent ; mais, — avantage qui contrebalance tout ce mal ! — elles sont rarement « restaurées ». Ce qui reste d’elles, tout en n’étant que des fragments, est cependant la chose véritable, sans adjonction nouvelle. C’est ainsi que les plus grands trésors d’Art que l’Europe possède actuellement sont de vieux murs de plâtre effrités où se terrent et se chauffent les lézards et dont s’approchent rarement d’autres créatures vivantes ; des morceaux déchirés de vieilles toiles, dans des coins d’églises délabrées, et des formes humaines ressemblant à des taches de « mildew » sur les murailles de chambres obscures que, de temps en temps, un voyageur curieux fait ouvrir par leur gardien chancelant pour jeter, sur cette chambre, un coup d’œil rapide et la quitter bien vite avec la satisfaction fatiguée du devoir accompli.


Dans le Palais Ducal, les murs et les plafonds peints par Paul Veronese et par le Tintoret ont été plus ou moins réduits, par la négligence, à cette triste condition. Par malheur, ils ne sont pas sans réputation et leur état a attiré l’attention des autorités et des Académies de Venise. Il arrive fréquemment que des corps publics qui ne débourseraient pas cinq francs pour préserver un tableau, en dépensent cinquante pour le repreindre[23]. Quand j’étais à Venise, en 1846, on se livrait, au même moment, à deux opérations sanitaires dans les deux palais qui renferment les peintures les plus précieuses de la cité, (Au point de vue de la couleur, ce sont les plus précieuses du monde entier). Ces opérations mettent curieusement en lumière l’originalité de la nature humaine : à chaque averse, on posait des seaux sur le plancher de l’école de Saint-Roch pour recevoir la pluie qui traversait, dans le plafond, la peinture du Tintoret, tandis que, au Palais Ducal, les œuvres de Paul Veronese étaient posées elles-mêmes sur le plancher pour être repeintes ! J’ai été témoin de la réillumination du poitrail d’un cheval blanc, au moyen d’une brosse attachée à un bâton long de cinq pieds, voluptueusement trempée dans la vulgaire mixture d’un peintre en bâtiments !

Il s’agissait, naturellement, d’un très grand tableau. Ce procédé a été poursuivi, d’une façon un peu plus destructive bien qu’un peu plus délicate, sur l’ensemble des petits caissons du plafond dans la salle du Grand Conseil et, lorsque je retournai à Venise (1851-52), on en menaçait le « Paradis » du Tintoret (qui était encore dans un état tolerable), la plus grande œuvre de ce peintre et le plus merveilleux morceau de pure, vigoureuse et magistrale peinture à l’huile du monde entier.

Je soumets ces faits à l’examen des protecteurs de l’Art, en Europe. Dans vingt ans d’ici, on les reconnaîtra et on les regrettera, mais actuellement, je tiendrais presque pour inutile de les signaler, si ce n’est pour démontrer l’impossibilité d’établir ce que les peintures sont, et ce qu’elles furent, dans l’intérieur du Palais Ducal. Je puis seulement affirmer que, pendant l’hiver de 1851, le « Paradis » du Tintoret était encore relativement indemne et que la Camera di Gollegio, son antichambre et la salle dei Pregadi étaient remplies de peintures de Veronese et du Tintoret qui rendaient leurs murs aussi précieux que plusieurs royaumes. Si précieux et si pleins de majesté que, quelquefois, en me promenant, le soir, sur le Lido d’où l’on voit au-dessus du Palais Ducal, la grande chaîne des Alpes couronnée de nuages d’argent, j’éprouvais le même respect pour le monument que pour les montagnes et je pouvais croire que Dieu avait créé une plus grande œuvre en faisant sortir de l’étroite poussière les puissants esprits qui ont élevé ces murs orgueilleux et qui ont écrit leur légende enflammée, qu’en faisant dépasser les nuages du ciel par ces blocs de granit et en les voilant de leur manteau bigarré où la pourpre des fleurs se mêle à l’ombre verte des sapins.



CHAPITRE VI

LA PREMIÈRE RENAISSANCE


J’espère avoir fait entrevoir au lecteur la splendeur des rues de Venise, pendant le XIIIe et le XIVe siècles. Cette splendeur n’était pourtant pas supérieure à celle des autres villes de cette époque. Les anciens monuments de Venise nous ont été conservés par le doux circuit de ses vagues, tandis que de perpétuelles causes de ruine ont effacé la gloire des autres villes, ses sœurs. Seuls, les fragments quon retrouve dans leurs promenades désertes ou aux angles de leurs rues nous montrent des constructions plus riches, d’une exécution plus poussée, d’une teinte d’invention plus exubérante que celles de Venise. Et, bien que, dans le Nord de l’Europe, la civilisation fût moins avancée et que la connaissance des arts y étant plutôt restreinte aux seuls ordres ecclésiastiques, la période de perfection, pour l’architecture privée, y brillât plus tardivement qu’en Italie ; cependant vers le milieu du XVe siècle, chaque ville, à mesure qu’elle parvenait à un certain degré de civilisation, se décorait avec une égale magnificence que modifiaient seulement la nature des matériaux fournis par la région et le tempérament particulier à chaque population. Au moyen âge, on retrouve, dans chaque ville importante, la preuve que, dans sa période d’énergique prospérité, ses rues étaient enrichies de belles sculptures, et même (quoique sous ce rapport, Venise tînt toujours le premier rang), brillantes de couleur et d’or.

Après s’être formé une conception réelle et vivante, soit d’un groupe de palais vénitiens au XIVe siècle, soit d’une rue encore plus riche et plus fantaisiste de Rouen, d’Amiens, de Cologne ou de Nuremberg, que le lecteur — gardant cette image fastueuse devant ses yeux — se rende dans une ville représentant, d’une façon générale et caractéristique, le sentiment de l’architecture domestique dans les temps modernes ; qu’il aille, par exemple, à Londres, qu’il monte et descende Harley Street, ou Baker Street, ou Gower Street et que, comparant les deux tableaux, (car tel est le but de notre enquête finale) il considère quelles ont été les causes qui ont introduit dans l’esprit européen un changement aussi radical.


L’architecture de la Renaissance est l’École qui a conduit les facultés humaines d’invention et de construction du Grand Canal à Gower Street, de la colonne de marbre, de l’élégant arceau, des feuillages entrelacés, de l’harmonie brillante et fondue de l’or et de l’azur à la cavité carrée des murs de briques. Étudions donc les causes et le développement de ce changement et tâchons de pénétrer la nature de la Renaissance comme nous avons tenté de le faire pour l’art gothique.


Quoique l’architecture de la Renaissance se montre sous des formes différentes dans divers pays, nous pouvons la classer sous trois titres : la première Renaissance, qui introduit des éléments de corruption dans l’École gothique ; la Renaissance romaine, qui est la perfection du style et la Renaissance grotesque, qui est la corruption de la Renaissance elle-même. [image]

Pour rendre pleine justice à notre adversaire, nous allons indiquer la nature abstraite de l’école en ne signalant comme exemples à l’appui, que ses meilleures œuvres. Les constructions qui sont généralement classées sous la rubrique : première Renaissance, ne sont, dans beaucoup de cas, que la corruption extravagante du Gothique affaibli et le principe classique n’en saurait être rendu responsable. J’ai déjà dit, dans « Les sept lampes de l’Architecture » que, sans la faiblesse et l’énervement qui corrompirent les formes gothiques, les traditions romaines n’auraient pu l’emporter sur elles.

Ces conditions fausses et affaiblissantes furent rapidement ranimées par l’influence classique ; il serait donc injuste de mettre à la charge de cette influence l’abaissement des anciennes Écoles qui avaient perdu la force de leur système avant d’avoir pu subir la contagion.


La date à laquelle les formes corrompues du Gothique commencèrent à l’emporter sur l’ancienne simplicité des modèles vénitiens, peut être déterminée sur les marches du chœur, dans l’église Saint-Jean-et-Paul ; à gauche, en entrant, est la tombe du doge Marco Gornaro, mort en 1367. Elle est d’un style gothique très riche et très développé, avec crosses et pinacles, mais sans atteindre encore une extravagante exagération. En face est le monument du doge Andrea Morosini, mort en 1882. Le Gothique en est voluptueux et surchargé, les crosses sont audacieuses et fleuries, et l’énorme pinacle représente une statue de saint Michel. Les antiquaires qui, ayant ce tombeau devant les yeux, ont pu attribuer à l’architecture sévère du Palais Ducal une date postérieure, sont sans excuse, car toutes les erreurs de la Renaissance se donnent carrière ici, quoique sans réussir encore à détruire complètement la grâce des formes gothiques. Avec la Porta della Carta, 1413, le mal atteint son apogée.


Contre le Gothique dégradé se ruèrent les armées de la Renaissance qui, dès leur premier assaut, réclamèrent la perfection universelle. Pour la première fois depuis la destruction de Rome, le monde avait vu, dans l’œuvre des plus grands artistes du XVe siècle, — dans les peintures de Ghirlandajo, de Masaccio, de Francia, de Pérugin, de Pinturicchio et de Bellini ; — dans les sculptures de Mino da Fiesole, de Ghiberti et de Verocchio — une perfection d’exécution et une profondeur de savoir qui rejetaient dans l’ombre tout l’art précédent et qui, étant unies, dans l’œuvre de ces hommes, à tout ce qu’il y avait de grand dans les œuvres primitives, justifièrent l’immense enthousiasme qui accueillit leurs efforts. Mais, quand cette perfection se fut montrée d’un côté, on l’exigea de tous les autres. Le monde ne pouvait plus être satisfait par une exécution moins exquise ou par un savoir moins complet : les hommes, oubliant qu’il est possible d’achever des œuvres méprisables et d’apprendre des choses inutiles, voulurent retrouver partout une main-d’œuvre achevée et savante. En exigeant impérieusement une grande habileté d’exécution, ils négligèrent peu à peu d’exprimer la tendresse du sentiment ; en exigeant impérieusement un savoir précis, ils négligèrent peu à peu de réclamer l’originalité de la pensée ; ce sentiment et cette pensée dédaignés s’éloignèrent d’eux et les laissèrent se féliciter, en toute liberté, de leur médiocre science et de l’habileté de leurs doigts.

Tel est l’historique de la première attaque portée par la Renaissance aux Écoles gothiques et de ses rapides résultats. Ils furent plus fatals à l’architecture qu’à tout autre art ; parce que la demande de perfection était, là, moins raisonnable, n’étant pas proportionnée aux capacités de l’ouvrier ; elle était, de plus, opposée à la rudesse sauvage dont dépendait en grande partie — nous l’avons dit — la noblesse des anciennes Écoles. Mais, comme les innovations étaient fondées sur quelques-uns des plus beaux modèles d’art et avaient, à leur tête, quelques-uns des plus grands hommes que le monde eût jamais vus ; comme, d’autre part, le Gothique qu’elles attaquaient était corrompu et avait perdu sa valeur, la première apparition de la Renaissance fut saluée comme un mouvement salutaire. Une énergie nouvelle prit la place de la lassitude inintelligente qui avait atteint l’esprit gothique ; un goût exquis, raffiné, appuyé sur des connaissances étendues, donna naissance aux premiers modèles de la nouvelle École et, dans toute l’Italie, s’éleva un nouveau style, celui qu’on appela « cimque cento » qui produisit les plus nobles maîtres à la tête desquels sont Michel-Ange, Raphaël et Léonard, mais qui ne réussit pas de même en architecture, parce que la perfection y est impossible : il y réussit d’autant moins que l’enthousiasme classique avait proscrit les meilleurs types architecturaux.


Il est à observer combien le principe de la Renaissance réclamant la perfection universelle, est distinct du principe de la Renaissance réclamant les formes classiques et romaines de la perfection. Si j’avais la possibilité de développer ce sujet, je voudrais me rendre compte de ce qu’eût été l’art européen si, au XVe siècle, on n’eût découvert aucun manuscrit d’auteurs classiques et si aucun vestige d’architecture classique n’eût survécu, de telle sorte que la perfection d’exécution à laquelle, pendant cinquante ans, avaient tendu tous les efforts de tous les grands hommes et qu’on avait enfin atteinte, eût pu se développer dans son génie personnel en s’unissant aux principes d’architecture des anciennes Écoles. Ce raffinement, cette perfection avaient aussi leurs périls, et l’histoire future de l’Italie descendant de l’abus du plaisir à la corruption, eût probablement été la même, qu’elle eût ou non appris à écrire purement en latin ; mais l’effet qui aurait suivi ce haut effort d’énergie n’eût pas été semblable à celui que produisit la connaissance des œuvres classiques. Pour aujourd’hui, je me borne à signaler cette différence.


Le résultat de ce soudain enthousiasme pour la littérature classique qui augmenta pendant toute la durée du XVe siècle, fut, en ce qui concerne l’architecture, l’abandon complet de la science gothique. L’arceau pointu, la voûte sombre, les colonnes groupées, la flèche s’élevant vers le ciel, tout fut rejeté et aucune construction ne fut plus admise sans l’architrave passant de pilier en pilier, sur l’arceau rond ; sans les colonnes rondes ou carrées et le toit à pignon ou à fronton. Deux nobles éléments qui, par bonheur, existaient à Rome, furent autorisés pour cette raison : la coupole, au dehors ; la voûte, à l’intérieur.


Tous ces changements de formes furent malheureux, et il est presque impossible de rendre justice à l’ornementation souvent exquise du XVe siècle placée sur le froid et maigre style romain. Il existe, à ma connaissance, un seul monument en Europe, — le Dôme de Florence, — sur lequel les ornements, bien que remontant à une École beaucoup plus ancienne, sont d’une si merveilleuse finesse qu’ils nous font penser à ce qu’aurait pu être l’œuvre des parfaits ouvriers de la Renaissance entre les mains d’hommes tels que Verocchio et Ghiberti, s’ils l’eussent déployée sur la magnificence des constructions gothiques.

Les changements dans la forme furent, cependant, la moindre partie du mal causé par les mauvais principes de la Renaissance : comme je viens de le dire, sa plus grande erreur fut d’exiger la perfection en toutes choses. Je pense avoir assez expliqué la nature du Gothique pour avoir prouvé que la perfection ne peut s’obtenir d’un ouvrier que par le sacrifice complet de sa vie entière, de sa pensée, de son énergie. La Renaissance, en Europe, estima pourtant que c’était un trop faible prix pour arriver à la perfection dans l’exécution. Des hommes tels que Ghiberti ou Verocchio ne se rencontrent pas chaque jour ni en tout lieu et, réclamer d’un ouvrier ordinaire leur talent et leur savoir, c’était simplement lui demander de les copier. La force de ces grands hommes était assez puissante pour qu’ils pussent unir la science à l’invention, la méthode à l’émotion, le fini au feu de l’inspiration ; mais, chez eux, l’invention et le feu prédominaient, tandis que l’Europe admirait surtout leur méthode et leur fini. C’était, pour l’esprit des hommes, une voie nouvelle ; ils la suivirent en négligeant tout le reste. « Nous voulons — dirent-ils — trouver ces qualités dans toutes nos œuvres » et on leur obéit. Les plus humbles ouvriers soignèrent la méthode et le fini ; en échange, ils perdirent leur âme.


Je désire, cependant, qu’il ne règne aucun malentendu sur ce que je dis, d’une façon générale, sur le mauvais esprit de la Renaissance. Dans tout ce que j’ai écrit on ne trouvera pas un mot qui ne soit profondément respectueux[24] pour les hommes puissants qui purent porter la lourde armure de la Renaissance sans que l’activité de leur marche en fût diminuée[25] : Léonard et Michel-Ange, Ghirlandajo et Masaccio, Titien et Tintoret Mais j’appelle la Renaissance une époque mauvaise, parce que, lorsque ses partisans se lancèrent dans le feu de la lutte, leur armure fut faussement prise pour leur force, et qu’ils surchargèrent de cette pénible panoplie des jouvenceaux qui eussent pu se mettre en route munis seulement de trois pierres ramassées dans le torrent.


Que le lecteur réfléchisse à tout cela lorsqu’il examinera par lui même l’œuvre du « cinque cento ». Rien de plus exquis quand elle fut exécutée par un artiste véritablement grand dont la vie et la force ne pouvaient être comprimées et qui pouvait mettre en valeur tout le savoir de son temps : je ne crois pas, par exemple, qu’il existe une plus belle statue équestre que celle de Bartolomeo Colleone, par Verocchio. Mais quand les œuvres du « cinque cento » sont faites par des hommes moindres qui, au temps du Gothique, auraient trouvé le moyen de montrer — peut-être grossièrement — ce qu’ils avaient dans le cœur, elles sont inanimées ; c’est une copie faible et vulgaire de quelque maître supérieur, ou bien une accumulation de qualités techniques ayant fait disparaître les dons naturels que pouvait posséder l’ouvrier.

Il y a naturellement dans cette période, une gradation infinie conduisant de la décoration de la chapelle Sixtine à celle qu’exécutent les tapissiers modernes, mais, comme la généralité des ouvriers architectes est forcément d’un ordre inférieur, on remarquera que la peinture et la sculpture religieuses sont nobles, tandis que l’architecture, avec la sculpture qui en dépend, est généralement mauvaise. Quelquefois, cependant, son habileté consommée fait oublier son manque d’énergie.


Tel est le cas spécial de la seconde branche de la Renaissance qui se greffa, à Venise, sur le type byzantin. Du moment que l’enthousiasme classique imposait l’abandon des formes gothiques, il était naturel que l’esprit vénitien retournât avec affection aux modèles dans lesquels les arceaux ronds et les colonnes isolées, devenues obligatoires, se présentaient à lui sous une forme consacrée par les ancêtres. En conséquence, dans la première école d’architecture qui s’éleva sous la nouvelle dynastie, la méthode d’incruster le marbre, et la forme générale des arceaux ronds et des colonnes isolées, furent adoptées d’après les modèles du XIIe siècle, mais appliquées avec les plus grands raffinements de l’habileté moderne. À Vérone et à Venise, l’architecture qui résulta de ce mélange est extrêmement belle. À Vérone, elle est, il est vrai, moins byzantine, mais elle possède le caractère de richesse délicate particulier à cette ville[26]. À Venise, elle est plus sévère, mais ornée de sculptures qui n’ont pas de rivales pour la hardiesse de touche et la grâce minutieuse de la forme et qui sont rendues spécialement intéressantes et belles par l’introduction des incrustations de marbres de couleur, de serpentine et de porphyre qui frappèrent Philippe de Commines à sa première entrée dans la ville. Les deux monuments les plus recherchés dans ce style sont, à Venise, la petite église « dei Miracoli » et la « Scuola di san Marco », à côté de l’église Saint-Jean-et-Paul. Le plus noble est la façade du Rio, au Palais Ducal. Entre la Casa Doria et la Casa Manzoni, sur le Grand Canal, sont de ravissants spécimens[27] de cette école appliquée à l’architecture domestique ; et, sur le cours du canal, entre la Casa Foscari et le Rialto, on rencontre plusieurs palais de ce style, parmi lesquels se distingue la Casa Gontarini (appelée « Delle Figure »). Elle appartient au même groupe, quoique construite un peu plus tardivement et elle est remarquable par l’association des principes de la couleur byzantine et des lignes sévères du fronton romain remplaçant, peu à peu, l’arceau rond. La netteté de la ciselure, la délicatesse de proportion dans les ornements et dans les lignes générales de ce palais ne peuvent être trop hautement louées et je crains que le voyageur les examine trop légèrement. Mais, si je lui demande de faire arrêter sa gondole devant chacun de ces palais, assez longuement pour en pouvoir apprécier chaque détail, je dois pourtant l’avertir qu’une faiblesse particulière, une absence d’âme dans la conception des ornements les classent dans une époque de décadence. Et aussi, l’absurde mode d’introduire des morceaux de marbres colorés, non pas en les incrustant dans la maçonnerie, mais en les plaçant en plaques rondes ou oblongues, sculptées, et suspendues au mur par des rubans, comme des miroirs ou des tableaux : une paire d’ailes était généralement fixée au-dessus des morceaux circulaires, comme pour alléger le poids que supportaient les rubans et les nœuds ; le tout était attaché sous le menton d’un petit chérubin cloué contre la façade comme un faucon à la porte d'une grange.

Mais, surtout, que le voyageur remarque dans la Casa Contarini delle Figure, un détail singulier qui paraît avoir été choisi — comme les sujets des Angles du Palais Ducal — pour nous bien expliquer la vraie nature du style qui l’a conçu. Dans les intervalles des fenêtres au premier étage, sont des boucliers et des torches attachés, en forme de trophées, à deux arbres dont les branches ont été coupées, et auxquels on n’a laissé, parci, par-là, que quelques feuilles fanées, à peine visibles, mais très délicatement sculptées, qui remplacent les rameaux enlevés.

La sculpture semble avoir voulu nous laisser une image de naturalisme expirant de l’École gothique. Je n'avais pas vu cette sculpture lorsque dans la première édition de cet ouvrage j’écrivais : « L’automne vint — les feuilles se détachèrent et l’œil se dirigea vers l’extrémité des branches délicates. Alors s’élevèrent les brouillards de la Renaissance, et tout périt. »


Ces teintes d’automne de la Renaissance sont les dernières qui apparaissent dans l’architecture. L’hiver qui vint à la suite fut dénué de couleur ; il fut froid et, quoique les peintres vénitiens aient longtemps lutté contre son influence, la torpeur de l’architecture finit par l'emporter sur eux : l’extérieur des derniers palais ne fut plus bâti qu’en pierres nues. Parvenus à ce point de notre enquête il nous faut dire adieu à la couleur; j’ai donc réservé, pour ce moment, la suite de l’histoire de la décoration chromatique que nous avons abandonnée et que nous allons suivre jusqu’à son extinction définitive. Il a été établi, plus haut, que la principale différence qui sépara la forme générale et le développement général des palais byzantins de ceux de l’art gothique, fut la restriction dans l’emploi des marbres de façade uniquement réservés aux intervalles séparant les fenêtres en laissant de vastes espaces de murs absolument nus. La raison probable en est que les teintes pâles et délicates des marbres veinés ne suffisant plus à satisfaire les constructeurs gothiques, ils désiraient quelque mode de décoration plus accentué, plus piquant, correspondant plus pleinement à la splendeur toujours croissante du costume des chevaliers et de leurs devises héraldiques. Ce que j'ai dit des habitudes simples de la vie au XIIIe siècle ne concerne nullement les costumes d'État ou ceux des militaires. Le XIIIe et le XIVe siècles (la grande période s’étend, selon moi, de 1250 à 1350) nous montrent, à côté de la majesté simple des plis tombant de la robe — souvent portée par-dessus l’armure de métal — un choix de couleurs exquises et brillantes et de dessins remarquables dans les ourlets et les bordures dont cette robe est ornée. Mais tandis qu’une certaine simplicité, correspondant à celle des plis de la robe, se retrouve dans la forme de l’architecture, les couleurs augmentent sans cesse de brillant et de netteté, suivant l’écartèlement du bouclier et les broderies du manteau.


Que cette splendeur lui vînt du bouclier ou de toute autre source, il y a dans le XIIe, le XIIIe et le début du XIVe siècle, une magnificence de coloration que je ne retrouve dans aucune œuvre d’art antérieure ou postérieure, — excepté, cela va sans dire, dans celles des grands maîtres coloristes. Je parle ici de la fusion de deux couleurs par intervention réciproque, c’est-à-dire qu’une masse de rouge étant destinée à être mise à côté d’une masse de bleu, une petite quantité de rouge pénétrera dans le bleu, tandis qu'une petite quantité de bleu pénétrera dans le rouge. Et c'est là un principe admirable, éternel, immortel, aussi bien dans l’État que dans la vie humaine ; c'est le grand principe de Fraternité, non par le partage égal, non par la ressemblance, mais par le don volontaire et son acceptation. On voit de même les âmes des nations et des natures qui ne se ressemblent point entre elles, former un noble tout en se communiquant mutuellement quelque chose de leurs dons et de leur gloire.

L’espace me manque pour poursuivre cette démonstration dans ses applications infinies, mais je la livre aux recherches du lecteur, parce que j’ai longtemps cru que, dans tout ce que la Divinité a créé de formes délicieuses, portant un sentiment humain de la beauté, réside quelque émanation de la nature de Dieu et de ses lois, et que, parmi ces lois, il n’en est pas de plus grande que celle qui créa la plus parfaite et charmante unité par le don qu’une nature reçoit d’une autre nature. Je sens que je pénètre dans une région trop élevée, mais il le faut pour faire saisir l’étendue de cette loi qui, précisément par son étendue et son importance, gouverne les moindres choses; il n’est pas une seule veine colorée dans la plus légère des feuilles que le souffle du printemps fait naître autour de nous, qui ne soit la démonstration du principe auquel la Terre et ses créatures doivent la continuité de leur existence et leur rédemption.


On ne peut concevoir, sans avoir fait des recherches spéciales à ce sujet, à quel point la nature emploie perpétuellement ce principe dans la distribution de la lumière et de l’ombre ; comment, par les adaptations les plus singulières, — accidentelles, en apparence, mais toujours à leur juste place — elle répand l’obscurité sur la lumière et la lumière sur l’obscurité. Elle le fait avec une décision vigoureuse et cependant si subtile que l’œil ne découvre la transition qu’après l’avoir cherchée. Le secret de la grandeur des plus nobles œuvres tient pour beaucoup à ce qu’elles ont su rendre cet effet avec délicatesse dans les degrés et largeur dans la masse. En couleur, il faut le rendre très résolument et, plus le travail devient simple, plus il lui faut montrer de franchise. Dans les arts purement décoratifs : enluminures, peintures sur verre et peintures héraldiques, nous le trouvons encore, mais réduit à une exactitude algébrique.


Les plus illustres maîtres dans ce grand art sont : Tintoret, Veronese et Turner.


A côté de ce grand principe en apparaît un autre, très précieux pour le plaisir des yeux, bien qu’ayant une moins profonde valeur. Aussitôt qu’on employa la couleur sur de vastes espaces opposés, on s’aperçut que sa masse lui enlevait de l’éclat et on la tempéra en la nuançant d’une parcelle de blanc pur.

Dans ce mélange heureux, nous discernons les deux principes de la Tempérance et de la Pureté; l’une demandant à la plénitude de la couleur de se soumettre, et l’autre réclamant que cette soumission n’enlevât rien de leur pureté ni à la couleur primitive, ni à celle qui lui est associée.

De là vint, dans l’art ornemental primitif, l’universel et admirable système des fonds diaprés ou marquetés. Complètement développés au XIIIe siècle, ils durent, au XVIe, céder peu à peu la place aux autres fonds de peinture, à mesure que les inventeurs oublièrent le but de leur œuvre et le prix de la couleur. La décoration chromatique des palais gothiques vénitiens avait été naturellement fondée sur les deux grands principes qui prévalurent tant que le véritable esprit chevaleresque et gothique garda quelque influence. Les fenêtres avec leurs espaces intermédiaires de marbre étaient considérées comme ayant besoin d’être entourées et soutenues par des enveloppes vigoureuses et variées. Toute l’étendue des murs de briques était un simple fond : on le couvrait de stuc sur lequel on peignait des fresques dont les fonds étaient diaprés.


Eh ! quoi — va demander le lecteur surpris — du stuc dans la grande période gothique ? Parfaitement, seulement ce stuc n’imitait pas la pierre. Là gît toute la différence : c’était un stuc avoué, établi, posé sur les briques comme la couche de craie l’est sur la toile pour en faire un terrain où la main de l’homme pourra appliquer la couleur qui, bien posée, rendra le mur de briques plus précieux qu’un mur d’émeraudes. Quand nous voulons peindre, nous sommes libres de préparer notre papier comme nous l’entendons ; la valeur du dessous n’ajoutera rien à la valeur de la peinture. Un Tintoret peint sur de l'or battu n'aurait pas plus de valeur que peint sur une toile grossière ; ce serait tout simplement de l'or perdu. Tout ce qu'on doit faire est de rendre, par n’importe quels moyens, le terrain aussi apte que possible à recevoir la couleur.


Je ne sais si j’ai eu raison d'employer le mot « stuc » pour le fond des fresques ; mais cela ne tire pas à conséquence : le lecteur aura compris que tout le mur du palais était blanc et considéré comme la page d'un livre destinée à être enluminée, et aussi que le vent de la mer est un mauvais bibliothécaire ; dès que le stuc commençait à se faner ou à tomber, la laideur de sa couleur nécessitait une restauration immédiate ; c’est pourquoi il nous reste à peine quelques fragments de toutes les décorations chromatiques des palais gothiques.

Par bonheur, dans les tableaux de Gentile Bellini, ces fresques sont rappelées telles qu’elles existaient de son temps, non pas avec une rigide exactitude, mais assez distinctement pour qu’en les comparant avec les peintures sur verre de cette époque, on puisse se représenter ce qui dût être.


Les murs étaient généralement recouverts d’un fond marqueté de très chaude couleur, d'un rouge tirant sur l’écarlate, plus ou moins soutenu par du blanc, du noir et du gris, tel qu’on le voit dans le seul exemple qui, ayans été exécuté en marbre, a été parfaitement préservé : la facade du Palais Ducal. Toutefois, vu la nature des matériaux, cet exemple est spécialement simple : sur le fond blanc sont croisées deux lignes d'un rouge pâle formant des losanges au milieu desquels est placée une croix, alternativement rouge avec un centre noir, ou noire avec un centre rouge. En peinture, au contraire, les fonds devaient être aussi variés et aussi compliqués que ceux des manuscrits ; mais je n’en connais qu'un seul fragment qui ait persisté, on peut le voir sur la Casa Sagrado : sur des débris de stuc, on distingue un fond de marqueterie ancienne composé de quatrefeuilles rouges entremêlés dans les ailes déployées des chérubins.


Il est à remarquer qu’on a pris grand soin d’indiquer que tous les modèles marquetés employés à cette époque sont plutôt des fonds de dessin que des dessins eux-mêmes. Des architectes modernes, dans les pâles imitations qu’ils commencent à tenter, essaient de disposer des portions de ces fonds de façon à faire cadrer leur symétrie avec les dispositions architecturales.

Le constructeur gothique n’agissait pas ainsi : il divisait son fond — sans aucun remords — en autant de 1’l. XIV La Cas.v Gkimam. Gra.nd Canal. Kôte! des Posies. (Page 18 1.)morceaux qu’il lui en fallait et il ouvrait ses fenêtres et ses portes sans aucun égard pour la façon dont leurs lignes coupaient les murs. Dans les enluminures de manuscrits, le fond marqueté était arbitrairement traité pour éviter que sa régularité n’attirât les yeux et ne prît trop d’importance. Et c’était une chose tellement voulue qu’un fond diapré était souvent posé obliquement en face des lignes verticales des dessins, de peur qu’il ne parût avoir le moindre rapport avec elles.


Sur ces fonds rougeàtres ou cramoisis, les séries de fenêtres étaient parfois relevées par un champ d’albâtre et, sur ce blanc veiné et délicat, on posait des disques pourpres et verts. Les armoiries des familles étaient naturellement blasonnées dans leurs couleurs particulières ; — d’ordinaire, je crois, sur un fond de pur azur. On voit encore du bleu derrière les boucliers de la Casa Priuli et sur un ou deux palais qui n’ont pas été restaurés. Ce fond bleu était employé aussi pour faire ressortir les sculptures religieuses. Enfin, toutes les moulures, les chapiteaux, les corniches, les décorations étaient ou entièrement dorés ou ornés d’or à profusion.

La façade d’un palais gothique, à Venise, peut donc être simplement décrite comme une étendue d’un ton roussâtre amorti, coupé par d’épaisses masses de blanc et d’or ces dernières étant adoucies par l’introduction de petits fragments de bleu, de pourpre et de vert foncé[28].


Depuis le commencement du XIVe siècle, époque où s’unirent ainsi la peinture et l’architecture, jusqu’au commencement du XVIIe surgirent deux courants simultanés de changement, La simple marqueterie décorative fit place à des sujets de peinture plus compliqués, représentant des personnages.

D’abord petites et modestes, ces peintures prirent un développement immense et renfermèrent des figures colossales : à mesure que ces œuvres gagnèrent en importance et en mérite, l’architecture à laquelle elles s’associaient fut moins étudiée et on finit par adopter un style dans lequel l’œuvre de la construction offrait aussi peu d’intérêt que celle d'une fabrique de Manchester, mais dont tous les murs étaient recouverts des fresques les plus précieuses.

De tels édifices ne peuvent plus être considérés comme formant une école d’architecture ; ils n’étaient plus que la préparation des panneaux artistiques et Titien, Giorgione ou Veronese ne relevèrent pas plus le mérite de la dernière architecture de Venise que Landseer ou Watts ne pourraient relever celle de Londres, en blanchissant tous ses murs de briques et en les couvrant, d'un bout à l'autre, de leurs œuvres.


En même temps que s’opérait cette modification dans la valeur relative de la peinture décorative et de l’œuvre de pierre, un autre changement, non moins important, survenait dans un autre groupe de construction : l’architecte, se sentant oublié, exilé de certains édifices, essaya de prédominer dans d'autres et, pour répondre à l’usurpation de la peinture il réussit à l’en chasser. Les architectes devinrent trop orgueilleux pour avoir recours à l’aide des peintres, et ceux-ci déployèrent leur talent sur les monuments que les architectes avaient dû quitter. Tandis qu’une série d’édifices devenaient ainsi de plus en plus faibles d’architecture, mais s’enrichissaient de peintures surappliquées, une autre série, dont nous avons parlé comme étant les débuts de la Renaissance, rejetait fragment par fragment, la décoration picturale. Elle la remplaça d’abord par des marbres; puis l’architecte, dans son arrogance et sa froideur croissantes, en arriva à trouver le marbre trop brillant pour sa dignité et le rejeta à son tour, morceau par morceau. Et quand le dernier cercle de porphyre eut disparu de la façade, on put voir élevés l’un contre l'autre, deux palais dont l’un montrait un art consommé de construction, sans le moindre vestige de couleur, tandis que l’autre, sans aucun intérêt architectural, était couvert, du haut en bas, par des peintures de Veronese[29].

C’est à cette époque qu’on doit dire adieu à la couleur et laisser les peintres à leur champ de travail particulier, en regrettant qu’ils aient gaspillé leurs plus belles œuvres sur des murs, d’où en deux siècles, — si ce n'est avant — la plus grande partie de leur travail devait être effacée. D’autre part, l’architecture, dont nous avions constaté le déclin, était entrée dans une nouvelle voie ; celle de la véritable Renaissance que nous examinerons dans le prochain chapitre.


Mais, avant de quitter les derniers palais. sur lesquels s’étendait encore l’influence byzantine, il reste à tirer d’eux une dernière leçon. Quoique, en grande partie, d’un style moins élevé, leur exécution est le produit d’un art consommé ; il n’y a en eux ni imperfection, ni manque d’honneur; ils ont une véritable valeur comme modèle de bâtisse et sont dignes d’être étudiés par leur excellente méthode de niveler les pierres, par la précision de leurs incrustations et par d’autres qualités encore qui, tout en étant trop prédominantes, n’en sont pas moins instructives.


Ainsi, dans le dessin incrusté de la colombe portant une branche d’olivier, Casa Trevisan, il est impossible de dépasser la précision avec laquelle les feuilles d’olivier sont ciselées dans le marbre blanc et, au-dessus, dans une guirlande de laurier, le contour agité des feuilles est aussi finement tracé que par le crayon le plus délicat. Une table florentine n’est pas plus exquisement achevée que la façade entière de ce palais et, comme un idéal de perfection à garder dans notre souvenir — sans pourtant nous écarter de notre grande route pour l’atteindre — ces palais sont à remarquer au milieu de l’architecture européenne. La façade du Rio, au Palais Ducal, bien que la couleur y soit peu abondante, est pourtant, comme modèle de superbe et immense construction, une des plus belles choses, non seulement de Venise, mais du monde entier. Elle diffère des autres œuvres de la Renaissance byzantine par ses vastes proportions ; elle garde encore un pur caractère gothique qui ajoute grandement à sa noblesse par une constante variété. Il y a à peine deux fenêtres ou deux panneaux qui se ressemblent et cette continuelle diversité, en déroutant le regard, augmente tellement la dimension apparente du Palais que, sans qu’il présente ni grandes hardiesses, ni masses imposantes d’aucune sorte, peu de choses sont aussi impressionnantes que de l’apercevoir au-dessus de soi quand la gondole a glissé sous le pont des Soupirs. Et enfin, quoiqu’on puisse critiquer, dans ces constructions, quelques erreurs enfantines de perspective, elles sont magnifiquement honnêtes dans leur perfection. Je ne me souviens pas d’y avoir vu aucune dorure : tout y est en pur marbre de la plus belle qualité.


L'École d’architecture que nous venons d’examiner est sauvée d’une sévère condamnation par le noble et soigneux usage qu’elle a su faire des colorations du marbre. Depuis lors, cet art a été méconnu ou méprisé : les fresques des rapides et audacieux peintres vénitiens ont longtemps lutté contre l’introduction de ces marbres qui les surpassaient par leur plus brillant coloris, aussi fugitif, pourtant, que les teintes d’automne dans les bois. Finalement, lorsque ce puissant mode de peinture vint, à son tour, à faire défaut, on vit s’établir le système de la décoration moderne qui unit, dans l’harmonie du mensonge, l’insignifiance des veines du marbre à l’effacement de la fresque.


Depuis que (dans « Les Sept Lampes ») j'ai tenté de démontrer combien était coupable et bas notre mode de décoration imitant, par la peinture, la diversité des bois et des marbres, ce sujet a été discuté dans différents ouvrages d'architecture et prend, chaque jour, plus d’in- térêt.

Quand on considère combien de personnes ont, pour moyen d’existence, cet art falsifié, et comme il est difficile, même aux plus honnêtes, d’admette une conviction contraire à leurs intérêts, à leurs habitudes de travail et à leur manière de voir, on peut être plutôt surpris que la vérité ait trouvé quelques soutiens que de lui voir rencontrer une foule d’adversaires. Elle a pourtant été, à plusieurs reprises, défendue par les architectes eux mêmes et avec tant de succès qu’il ne reste vraiment plus rien à dire pour ou contre le degré d’honnêteté du procédé. Mais il y a certains points connexes à l’imitation du marbre que je n’ai pu aborder jusqu’ici et grâce auxquels, sans abandonner aucunement le terrain des principes, nous pourrons reconnaître quelque lueur d’honnêteté politique dans cette affaire.


Considérons d’abord dans quel but le marbre semble avoir été créé. Sur la plus grande partie du globe, nous trouvons un rocher providentiellement placé pour le service de l’homme : ce n'est pas un rocher vulgaire, il est assez rare pour éveiller un certain degré d’intérêt et d’attention, pas assez rare, cependant, pour l’empêcher de remplir l’usage auquel il est destiné. Il a exactement le degré de consistance nécessaire pour être sculpté ; il n'est ni trop dur, ni fragile, ni floconneux ; il ne se brise pas en éclats, il est uniforme, délicat, il a la souplesse voulue pour que le sculpteur puisse le travailler sans effort et tracer sur lui les belles lignes des formes accomplies et pourtant, il offre assez de résistance pour ne jamais trahir la touche de l’acier en se réduisant en poussière. Il a été si admirablement cristallisé par de durables éléments qu’aucune pluie ne le dissout, qu’aucun temps écoulé ne le change, qu’aucune atmosphère ne le décompose : une fois qu'il a reçu une forme, il la garde à jamais, à moins d’être exposé à la violence ou au frottement. Ce rocher est préparé par la nature pour le sculpteur et pour l'architecte tout comme le papier est préparé par le fabricant pour l’artiste, avec le même — non — , avec un plus grand soin et une plus parfaite adaptation de la matière requise.

De ces marbres, quelques-uns sont blancs et quelques-uns colorés ; il y en a plus de colorés que de blancs, les colorés devant couvrir de grandes étendues, alors que le blanc est évidemment destiné à la sculpture. Maintenant, si nous prenons la nature au mot et que nous nous servions de ce papier précieux qu’elle a mis tous ses soins à nous préparer — et c’est une lente préparation, car sa pulpe réclame les précautions les plus subtiles et doit être mise en pression sous la mer ou sous un poids équivalent — si, ai-je dit, nous nous en servons comme nous l’indique la nature, voyez quels avantages s’ensuivront : les couleurs du marbre sont mélangées pour nous comme sur une palette ; on y trouve toutes les ombres, toutes les teintes (excepté celles qui sont laides) ; quelques-unes sont réunies, d’autres coupées, mélangées, interrompues de façon à remplacer, autant que possible, le peintre dans son art d’unir et de séparer les couleurs avec son pinceau.

Ces couleurs, en plus de leur délicatesse d’adaptation, renferment toute une histoire ; par la façon dont elles sont placées dans chaque morceau de marbre , elles nous disent par quels moyens fut produit ce marbre et par quelles transformations il a passé. Dans le circuit de leurs veines, dans leurs taches pareilles à des flammes ou dans leurs lignes rompues, désunies, elles racontent des légendes variées, mais toujours véridiques, sur le premier état politique du royaume montagnard auquel elles ont appartenu, sur ses maladies, son énergie, ses convulsions et ses constitutions depuis le commencement des temps.

Si nous n’avions jamais eu sous les yeux que des marbres véritables, leur langage nous serait devenu compréhensible, le moins observateur d’entre nous, reconnaissant que telles pierres forment une classe particulière, rechercherait leur origine et prendrait grand intérêt à cette étude.

Pourquoi les trouve-t-on uniquement dans telle ou telle place ? Pourquoi font-elles plutôt partie d'une montagne que d’une autre ? De recherche en recherche il en arriverait à ne plus pouvoir s’arrêter devant le pilier d’une porte sans se souvenir ou sans s’informer de quelque détail digne d’être retenu touchant les montagnes d’Italie, de Grèce, d’Afrique ou d’Espagne.


Mais, du moment que les imitations du marbre sont admises, cette source d’instruction est tarie ; personne ne prendra plus la peine de se livrer à un travail de vérification : les questions, les conclusions que soulevaient les pierres colorées que nous savions naturelles, s’arrêtent. Nous n’avons pas le temps de palper et de décider, après une minutieuse investigation, si tel pilier est en stuc ou en pierre : le vaste champ d’instruction que la nature ouvrait devant nous, au temps de notre enfance, se ferme irrévocablement, et le peu que nous avait appris notre examen des marbres est troublé, déformé par les maladroites imitations que nous avons, chaque jour, devant les yeux.


On objectera qu’il est trop dispendieux d’employer de véritables marbres dans l’architecture courante. Est-ce donc plus coûteux que les grandes fenêtres aux immenses vitres, décorées de moulures en stuc compliquées et tant d’autres dépenses superflues de la construction moderne ; que la fréquente peinture exigée par des piliers noircis qu’un peu d'eau suffirait à rafraîchir s’ils étaient en véritable pierre ? Même en admettant qu’il en soit ainsi, le prix des marbres, s’il restreint leur usage dans certaines localités, est un des intérêts de leur histoire. Là où on ne les trouve pas, la nature les a remplacés par d’autres matériaux ; l’argile pour les briques, ou la forêt fournissant les poutres, apportent certains avantages locaux et font travailler l’intelligence humaine en réservant le charme et la signification des marbres précieux aux régions où on peut se les procurer.


J’ai à peine besoin d’ajouter que, si l’imitation du marbre rend confuses toutes les notions de géographie et de géologie, l’imitation du bois fait le même tort à la botanique en venant à l’encontre de toutes nos études sur la pousse de nos arbres et des arbres étrangers.

Mais ce n’est pas tout : si la pratique de l’imitation fait tort à l’instruction, elle agit de même vis-à-vis de l’art.

Il n’est pas de plus misérable occupation pour l’intelligence humaine que de reproduire les taches et les stries du marbre et du bois. Quand on se livre à un travail purement mécanique, l’esprit a encore quelque liberté de s’abstraire ; le choc du métier, l’agitation des doigts n’interdisent pas à la pensée quelque heureuse incursion dans son propre domaine ; mais l’imitateur doit penser à ce qu’il fait ; il lui faut une attention constante, un grand soin, et, à l’occasion, une habileté considérable pour accomplir un travail absolument nul. Je ne connais rien de plus humiliant que de voir un être humain, ayant bras et jambes intacts, l’apparence d'une tête et la certitude d’une âme entre les mains duquel on a mis une palette et qui n'en peut faire sortir rien d’autre que l’imitation d’un morceau de bois ! Il ne peut pas peindre, n’ayant aucune idée de la couleur ; il ne peut pas dessiner, n'ayant aucune idée de la forme ; il ne peut pas faire une caricature, n’ayant aucune veine humoristique ; il lui est impossible de faire autre chose qu’imiter les nœuds du bois ! Tout le résumé de l’application quotidienne de son imagination et de son immortalité doit être un morceau imitant ceux que le soleil et la rosée font sortir, beaucoup plus beaux, de la terre boueuse et qui étendent leurs millions de branches sur chaque route bordée d’arbres, sur chaque colline ombragée.


Revenons, pour un instant, aux grands principes que nous avons abandonnés en descendant jusqu’à ces misérables expédients. Je crois qu’un jour viendra où le langage des symboles (types) sera mieux lu et mieux compris par nous qu’il ne l'a été depuis des siècles. Quand ce langage, supérieur au grec et au latin, nous sera connu, nous nous souviendrons que, semblables aux autres éléments visibles de l’univers, — l’air, l’eau, la flamme — qui développent, par leurs pures énergies, le don de la vie, purifiant, sanctifiant l’influence de Dieu sur Ses créatures, la terre, dans sa pureté, démontre Son éternité et Sa

vérité. Je me suis étendu sur le langage historique des pierres, ne négligeons pas leur langage théologique et, de même que nous ne voudrions pas souiller les fraîches eaux qui sortent du rocher dans leur radieuse pureté ; ni arrêter, dans une immobilité fatale, le vent qui souffle des montagnes ; ni parodier les rayons du soleil par une lumière artificielle sans éclat, ne laissons pas remplacer, par des tromperies basses et infructueuses, la dureté du cristal et la douleur ardente de la Terre d’où nous sommes sortis et où nous rentrerons — de cette terre qui, comme nos propres corps, poussière dans sa dégradation, devient splendide lorsque la main de Dieu rassemble ses atomes et qui fut à jamais sanctifiée par Lui, comme le symbole de Son amour et de la vérité, lorsqu’il ordonna au grand prêtre d’inscrire les noms des tribus d’Israël sur les pierres précieuses qui ornaient le Pectoral du Jugement.

CHAPITRE VII

LE MÉPRIS DE L’ORGUEILLEUX


De tous les monuments de Venise postérieurs en date aux additions finales du Palais Ducal, le plus noble est, sans aucun doute, celui qui, ayant été condamné il y a quelques années, par son propriétaire, à être jeté bas pour être vendu à la valeur des matériaux, fut sauvé par le gouvernement autrichien et approprié — les fonctionnaires de ce gouvernement ne lui trouvant pas d’autre emploi — à renfermer les bureaux de la grande poste. (Ce qui n’a, du reste, pas empêché les gondoliers de continuer à le désigner sous son ancien nom : La Casa Grimani). Il se compose de trois étages d’ordre corinthien, à la fois simples, délicats et sublimes, et il a de si vastes, proportions que les palais, à sa droite et à sa gauche, qui ont aussi trois étages, n’arrivent qu’à la corniche qui marque son premier étage. On ne saisit pas, du premier coup d’œil, la grande dimension de ce palais, mais, si on essaie de le cacher, on s’aperçoit combien le Grand Canal, qu’il commande, perd soudain de sa grandeur et on reconnaît que c’est à la majesté de la Casa Grimani que le Rialto lui-même et le groupe de constructions qui l’environnent doivent la plus grande part de l’impression qu’ils produisent. Le fini des détails n’est pas moins remarquable que leur dimension : il n’y a pas une erreur de ligne ou de proportion sur toute cette noble façade et l’excessive finesse de la ciselure donne une impression de légèreté aux vastes blocs de pierres dont se compose ce parfait ensemble. La décoration est sobre, mais délicate : le premier étage est plus simple que les autres, parce qu’il a des piliers au lieu de colonnes, mais ces piliers ont tous des chapiteaux corinthiens, riches en feuillages et sont également cannelés ; les murs sont unis et polis ; les moulures, aiguës et sans profondeur, semblent, sur ces piliers audacieux, des cristaux d’aigues-marines courant sur un rocher de quartz.


Ce palais est l’œuvre principale, à Venise, et une des meilleures en Europe, de l’architecture supérieure des Écoles de la Renaissance : cette architecture, si soigneusement étudiée et d’une si parfaite exécution, par laquelle ces Écoles méritent notre respect, devint le modèle des œuvres les plus importantes produites par les nations civilisées. J’ai appelé cette période la Renaissance romaine parce qu’elle est fondée, par ses principes de surimposition et par le style de ses monuments, sur l’architecture classique de Rome, à sa meilleure époque.

C’est la renaissance de la littérature latine qui conduisit à adopter cette architecture en lui imposant une forme dont l’œuvre la plus marquante est la Basilique moderne de Saint-Pierre. Lors de cette nouvelle naissance, elle n’eut rien de la forme grecque, ni de la gothique, ni de la byzantine, si ce n’est par l’arceau rond de la voûte et le dôme. Dans tous ses détails, elle fut exclusivement latine : les derniers liens avec la tradition du moyen age furent brisés par les constructeurs enthousiastes d’art classique à qui les véritables formes grecques et athéniennes étaient encore inconnues. L’étude de ces formes pures a, de notre temps, apporté différentes modifications au style de la Renaissance, mais les principes qu’on a jugés les plus applicables aux besoins modernes sont toujours romains et le style entier est nommé justement : « Renaissance romaine ».


C’est ce style, dans sa pureté et sa plus belle forme, représenté par des constructions telles que : la casa Grimani à Venise (bâtie par San Micheli) ; la maison de Ville, à Vicence, (par Palladio) ; Saint-Pierre de Rome (par Michel-Ange) ; Saint-Paul et Whitehall, à Londres (par Wren et Inigo-Jones), qui fut le véritable adversaire du style gothique: il s’étendit sur l’Europe entière. Depuis sa corruption, il n’est plus ni admiré ni étudié par les architectes, cependant l’œuvre achevée de sa période supérieure reste encore celle qu’on montre aux étudiants du XIXe siècle en l’opposant aux formes gothiques, romanes ou byzantines longtemps considérées comme barbares, et qui sont encore regardées comme telles par beaucoup de chefs d’École de nos jours. Elles sont, au contraire, les plus nobles et les plus belles, et mon but est de prouver que, malgré la perfection que posséda, dans certains genres, la Renaissance, elle n’est pas digne d’exciter notre admiration. J’ai déjà essayé de poser, devant le lecteur, les divers éléments qui s’unissent dans la nature du Gothique et de lui faire apprécier non seulement la beauté de ses formes, mais aussi son application future aux besoins de l’humanité et son pouvoir infini sur les cœurs. Je voudrais maintenant essayer d’expliquer la nature de la Renaissance afin que le lecteur pût comparer les deux systèmes avec la même clarté, la même largeur de vue dans leurs rapports avec l’intelligence de l’homme et leurs capacités pour le servir.


Je n’examinerai pas longuement la forme extérieure : elle se sert, pour les toits, du pignon bas ou de l’arceau arrondi, mais elle diffère du Roman en attachant une grande importance au linteau horizontal (architrave) placé au-dessus de l'arceau. Elle transporte l’énergie des principales colonnes à cette poutre horizontale et fait de l’arceau un subordonné, si ce n’est même un inutile. J'insiste sur l’absurdité d’une construction dans laquelle la plus courte colonne qui a, en réalité, le poids du mur à supporter, est séparée en deux par la grande qui n’a rien à porter du tout, cette plus grande étant renforcée comme si tout le poids de la construction portait sur elle ; et j’insiste aussi sur le manque de grâce qu’on trouve dans toutes les œuvres de Palladio, quelle que soit leur richesse de sculpture. Ce défaut provient des deux demi-chapiteaux collés contre la rondeur lisse de la colonne centrale. Ce n’est pourtant pas contre cette forme d’architecture que je protesterai, car ses défauts se retrouvent dans beaucoup des meilleures œuvres anciennes et ils eussent pu être atténués par l’excellence de la pensée. Ce que je veux établir, c'est que, dans l'art de la Renaissance, la nature morale était corrompue.


Les éléments moraux — ou immoraux — qui s’unirent pour former cette architecture sont, à mon avis au nombre de deux: l’Orgueil et l’Infidélité.

L’orgueil se sépare en trois branches : Orgueil de science; Orgueil d’état; Orgueil du système. Voilà donc quatre états d’esprit à examiner successivement.

Orgueil de science. — Il eût été plus charitable, quoique plus confus, d’ajouter à notre liste un autre élément: l’amour de la science. Mais cet amour-là fait partie de l’orgueil auquel il est subordonné ; il ne mérite pas une mention particulière. Quoi qu’il en soit, poursuivi par Pi.. .W FRANCESCO BELLA SCALA — Monlmf.nt df Cxy Gk.vndf L (1^29). (Page 2o3.)orgueil ou par affection, le trait le plus caractéristique de la Renaissance est l’introduction, dans toutes ses œuvres, de connaissances approfondies, aussi complètes qu’elle pût les posséder, et la conviction évidente que cette science est nécessaire à la perfection de l’œuvre. Les formes employées sont étudiées avec le plus grand soin jusque dans leurs moindres détails ; l’anatomie des structures animales est comprise et fidèlement reproduite et, dans l’ensemble de l’exécution, l’habileté est poussée au plus haut degré. La perspective linéaire et aérienne, la perfection du dessin et de la distribution des ombres et des lumières dans la peinture, l’anatomie réelle dans la reproduction des formes humaines, dessinées ou sculptées ; telles sont les exigences premières de l’École pour toutes ses œuvres.


Considéré d'un point de vue charitable, comme inspiré par un réel amour de la vérité, et non par l’ostentation, tout cela eût été parfait, admirable, à condition d’être regardé comme le soutien de l’art et non comme son essence même.

La grande erreur des Écoles de la Renaissance fut de regarder la science et l’art comme une seule et même chose et de croire qu’ils pouvaient progresser du méme pas, alors que ce sont, au contraire, des choses si opposées que, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, avancer dans l’une est rétrograder dans l’autre. C'est sur ce point que j’appelle l’attention du lecteur.


La science et l’art se distinguent par la nature de leurs fonctions : l’une sait ; l’autre est changeant, producteur et créateur ; mais la plus grande différence qui les sépare tient à la nature des choses qui les préoccupent.

La science compte exclusivement avec les choses telles qu’elles sont ; l’art les considère exclusivement d’après l’impression qu’elles produisent sur le sentiment et sur le cœur de l’homme. Sa mission est de représenter les apparences des choses et d’augmenter leur impression naturelle sur les êtres vivants, tandis que l’œuvre de la science consiste à remplacer l’apparence par le fait, l’impression par la démonstration. Tous deux se préoccupent de la vérité: l’un, de la vérité d’aspect; l’autre, de la vérité essentielle. L’art ne représente pas les choses faussement, il les reproduit telles qu'elles apparaissent aux hommes. La science étudie les relations des choses entre elles, tandis que l’art étudie leurs relations avec l’homme, ne posant qu’une seule question à tout ce qui lui est soumis, mais la posant impérieusement : il veut savoir ce que chaque chose fait éprouver aux yeux et au cœur de l’homme et ce qu’il en peut résulter.

Tel étant le seul genre de vérité recherchée par l’art, il ne peut l’obtenir que par la perception et par le sentiment ; aucunement par le raisonnement ou par l’opinion des autres. Rien ne doit s’interposer entre la nature et l’œil de l'artiste, entre Dieu et l’âme de l’artiste. Aucune supposition, aucun on-dit, — fût-il des plus subtils et des plus sages, — ne doit surgir entre l’univers et le témoinage apporté par l’artiste à la nature visible. Tout le mérite de ce témoignage, sa pureté, sa puissance dépendent de l’assurance personnelle de celui qui l’émet, sa victoire tient à la véracité du mot : vidi.

La fonction de l’artiste, en ce monde, est d’être une créature voyante et vibrante, un instrument si tendre, si sensitif, qu’aucune ombre, aucune lumière, aucune ligne aucune expression fugitive dans les objets visibles ne puisse être oubliée ou se flétrir dans le livre de mémoire. Son rôle n’est pas de penser, de juger, d’argumenter ou de savoir : le cabinet de travail, la barre du juge, la bibliothèque sont faits pour d’autres hommes , pour d’autres travaux.

Il pourra penser ou raisonner, de temps en temps, (Quand il en aura le loisir ; acquérir les fragments de science qu’il pourra récolter sans se courber, ou atteindre sans effort, mais aucune de ces choses n’est faite pour lui. Sa vie n’a que deux buts : voir, sentir.


Mais — objectera peut-être le lecteur — un des résultats de la science n’est-il pas d’ouvrir les yeux, de leur faire apercevoir des choses qu’ils auraient ignorées si elle ne les eût fait connaître ?

Cela ne peut être dit ou cru que par ceux qui ignorent ce qu’est la faculté de vision d’un grand artiste, comparée à celle des autres hommes. Il n’y a pas un grand peintre, un grand ouvrier dans n’importe quel art qui ne découvre, dans un simple coup d'oeil, plus que ne lui en auraient appris de longues heures de travail.

Chaque homme est doué en vue de son œuvre. A celui qui doit être un homme d’étude, Dieu donne les facultés de réflexion, de logique, de déduction — à l’artiste, il donne les facultés de perception qui éprouvent et conservent les sensations. Et l’un de ces hommes serait incapable d’accomplir l’œuvre de l’autre, ni même de la comprendre.

Le travail auquel s’est livrée, depuis cinquante ans, la société de géologie vient seulement d’arriver à reconnaître la vérité concernant les formes des montagnes que Turner, encore adolescent, exprimait il y a cinquante ans, par quelques coups de son pinceau en poil de chameau. Toute la science du système planétaire ou de la courbe des projectiles ne saurait rendre un homme capable de représenter une cascade ou une vague, et tous les membres de « Surgeon's Hall » réunis ne sauraient rendre le mouvement naturel d’un corps engagé dans une lutte violente comme le fit, il y a des centaines d’années, le fils d'un pauvre teinturier : le Tintoret.



Mais — objectera le lecteur — le gain ne l’emportet-il pas sur la perte, et une peinture faite au temps de la Renaissance, ne représente-t-elle pas plus fidèlement la nature que n’a pu le faire la peinture des temps d’ignorance ? Eh ! bien, non ; la plupart du temps, moins fidèlement. Les contours des traits, soigneusement catalogués pour être enseignés à l’homme, sont plus exacts : la forme des côtes, des omoplates, de l’arcade sourcilière, des lèvres, des boucles de cheveux; tout ce qui peut être mesuré, touché, disséqué et démontré — en un mot, ce qui est uniquement le corps — est connu de la savante École et rendu par elle avec courage et résolution ; mais, ce qui est intangible lui est inconnu et reste en dehors de son rayon visuel. C’est dire que l’art est en possession de tout ce qui a de la valeur, car, pour le reste, nous pouvons le contempler nous-mêmes dans la nature. Ce que nous réclamons de l’art, c'est de fixer ce qui est flottant, d’éclairer ce qui est incompréhensible ; de donner un corps à ce qui n’a pas de mesure ; et d’immortaliser les choses qui n’ont pas de durée ; l’entrevu dans un coup d’œil rapide, l’ombre fugitive d’une légère émotion, les lignes imparfaites d’une pensée qui s’évanouit; tout ce qui n’est qu’un reflet sur les traits de l’homme et dans tout l’univers. Tout cela est infini, merveilleux et renferme le souffle puissant que l’homme peut constater sans le comprendre et aimer sans savoir le définir. Ce but suprême du grand art, nous le découvrons — grâce à la perception — dans l’art ancien, mais la science n’a pu l’infuser à l’art nouveau. Nous le trouvons dans Giotto, dans Angelico, dans Orcagna, dans Memmi, dans Pisano, tous gens simples et ignorants, mais les savants qui sont venus après eux ne nous le donnent pas et, malgré tout notre bagage scientifique, nous en sommes plus loin que jamais. Nos erreurs, à ce sujet proviennent d’une fausse conception de la science ; nous ne pensons pas que la science est infinie et que l’homme que nous estimons savant est aussi loin de savoir toute chose que le paysan le plus illettré. La science est la nourriture de l’esprit à qui elle rend les mêmes services que la nourriture rend au corps, sauf que l’esprit a besoin de plusieurs genres de nourritures et que la science peut lui causer certaines misères. Fâcheusement, notre éducation et nos mœurs font que la science doit être mélangée et déguisée par l’art jusqu’à en devenir malsaine ; elle doit être adoucie, raffinée et rendue agréable au goût jusqu’à en perdre ses sucs nourrissants, et la meilleure elle-même, avalée avec excès, peut nous apporter la maladie et la mort.


Agissons-donc, vis-à-vis de la science, comme avec la nourriture. Nous ne vivons pas plus pour savoir que nous ne vivons pour manger ; nous vivons pour contempler, jouir, agir et adorer, et nous saurions tout ce qu’on peut apprendre en ce monde et tout ce que Satan sait dans l’autre que nous serions loin de faire tout cela : contentons-nous donc de chercher quelles sont les connaissances bonnes, simples et sans artifice qui peuvent être pour nous une nourriture saine et qui, en second lieu, nous aideront dans notre tâche en nous laissant le cœur léger et la vue claire. Rien de plus ne peut se digérer depuis le vieux péché d’Ève. Goûtons à la science sans en trop amasser, car, faute d’air, elle se gâte ou s’entasse dans un tel désordre qu’elle ne sert plus à rien, et qu’on peut mourir de faim en face de vastes provisions accumulées. Quelques-uns seulement sont puissants et bons comme Joseph à qui toutes les nations vinrent acheter du grain ; chaque homme doit trouver la mesure qui lui convient après que, dans sa jeunesse, d’autres l’auront trouvée pour lui. Le premier moment où nous apprenons quelque chose de nouveau nous remplit d’une joie et d’un étonnement pour lesquels était indispensable notre ignorance première, et nous nous sentons heureux de continuer à apprendre, bien que la science, une fois connue, cesse de nous apporter le même plaisir. Elle peut nous être utile pour acquérir de nouvelles connaissances, mais dès qu’elle nous devient familière, elle n’existe plus pour nous : elle tue la force de notre imagination et éteint notre énergie première. Elle est comme la charge du pèlerin ou les armes du soldat, un lourd fardeau, et le mal naissant causé par la Renaissance vint de ce qu’elle perdit toute idée de mesure et qu’elle considéra la science comme le seul et unique bien, sans s’inquiéter de savoir si elle vivifiait l’homme ou si elle le paralysait et si, semblable à la cotte de mailles du croisé, elle ne le blessait pas souvent en suivant les replis de son corps.

La plupart des hommes sentent cela sans s’en rendre compte ; ils regardent les jours de leur enfance comme le temps où ils étaient le plus heureux par leurs surprises constantes, leur simplicité et leur plus ardente imagination. On l’a dit cent fois : ce qui distingue un homme de génie d’un autre homme, c’est qu’il reste enfant sous certains aspects ; perpétuellement étonné, plus conscient de son ignorance que du peu qu’il a appris (dont il sent pourtant le pouvoir), il a en lui une éternelle source d’admiration, de jouissance et de force créatrice.


Il y eut de notables différences de tendances entre les diverses branches de la science, leur puissance d’orgueil augmentant en raison de leur infériorité. La philologie, la logique, la rhétorique qu’on enseigna dans les écoles, eurent un effet si pestilentiel sur leurs adeptes qu’ils finirent par croire que la connaissance des mots était le résumé de tout savoir : certaines grandes sciences, au contraire, telles que l’histoire naturelle, rendent les hommes aimables et modestes en proportion de leur juste conscience de tout ce qu’ils ignoreront toujours. Les sciences naturelles apportent l’humilité au cœur humain; toutefois, elles peuvent aussi devenir nuisibles en se perdant dans les classifications et les catalogues.

Le plus grand danger vient des sciences de mots et de méthodes et ce sont elles, justement, qui absorbèrent l’énergie de l’homme durant la période de la Renaissance. Ils découvrirent, tout à coup, que depuis dix siècles les hommes avaient vécu ingrammaticalement, et ils firent, de la grammaire, le but de leur existence. Peu importait ce qui était dit, ce qui était fait, pourvu que ce fût dit suivant les règles de l’École et fait avec système. Une fausseté émise en dialecte cicéronien ne trouvait pas d’adversaires ; une vérité énoncée en patois ne trouvait pas d’auditeurs. La science devint une collection de grammaire : grammaire de langage, grammaire de logique, grammaire d’éthique, grammaire d'art ; et la langue, l’esprit et l’imagination de la race humaine crurent avoir trouvé leur plus haute et divine mission dans l’étude de la syntaxe et du syllogisme, de la perspective et des cinq ordres.

De pareilles études ne pouvaient produire que l'orgueil ; leurs adeptes pouvaient en être fiers, mais non les aimer ; seule, l’anatomie, fortement creusée pour la première fois, représenta, à cette époque, une véritable science — à laquelle il manqua pourtant aussi l’attrait qui appelle l'affection. — Elle devint, à son tour, une source d’orgueil, car le principal but des artistes de la Renaissance fut de prouver, dans leurs œuvres, qu’ils connaissaient à fond les principes anatomiques.


Il y eut, naturellement, de glorieuses exceptions, mais elles appartiennent à la première période de la Renaissance, alors que ses doctrines n’avaient pas encore produit tout leur effet. Raphaël, Léonard et Michel-Ange furent, tous trois, élevés à l’ancienne École ; leurs maîtres, presque aussi grands qu’eux, connaissaient la véritable mission de l’art et l’avaient remplie ; imbus du vieil et profond esprit religieux, ils le communiquèrent à leurs disciples qui, se désaltérant en même temps aux vives sources de savoir qui jaillissaient de toutes parts, excitèrent l’admiration universelle. Dans son émerveillement, le monde crut que leur grandeur venait de leur nouvelle science, au lieu de l’attribuer aux anciens principes qui apportaient la vie. Et, depuis lors, on a essayé de produire des Michel-Ange et des Léonard par l’enseignement aride des sciences et on s’est étonné qu’il n'en apparût pas, sans se rendre compte que ces nobles patriarches tenaient par leurs racines aux grands rochers des siècles passés, et que notre enseignement scientifique d’aujourd’hui consiste à arroser, avec assiduité, des arbres dont toutes les branches ont été coupées.

Et j’ai été généreux pour la science de la Renaissance en admettant que ces grands maîtres en ont profité, car ma conviction, partagée par beaucoup de ceux qui aiment Raphaël, est qu’il peignit mieux alors qu’il savait moins. Michel-Ange fut souvent entraîné dans une vaine et désagréable démonstration de ses connaissances anatomiques qui cache encore à beaucoup de gens son immense puissance ; et Léonard gâcha tellement sa vie dans ses travaux d’ingénieur qu’il reste à peine un tableau portant son nom. Quant à ceux qui les suivirent, on ne peut douter que la science leur fut nuisible, en éloignant leur cœur de l’essence de l’art et de la nature : la toile et le marbre ne servirent plus qu’à donner les preuves d’une grande habileté et d’une science sans utilité.


Il est parfois plaisant de guetter sous quelle forme naïve et enfantine apparaît l’orgueil : lorsque la perspective fut inventée, le monde la tint pour une importante découverte, et les grands hommes du temps furent aussi orgueilleux de tirer des lignes convergentes que si toute la sagesse de Salomon eût été amassée sur un point de disparition. On ne peignait plus une Nativité sans que l’étable fût transformée en un arceau corinthien prouvant les connaissances de perspective du peintre, et, au lieu d’orner les constructions de sculptures historiques comme autrefois, on les décora de bas-reliefs représentant des corridors et des galeries, bien en perspective.

Aujourd’hui, alors qu’on enseigne en huit jours la perspective à un écolier, on peut sourire de cette crainte, mais il faut avouer que l’orgueil est toujours aussi ridicule, quel que soit son point de départ. Peut-on être plus fier de recevoir une notion scientifique d’un autre homme que de recevoir de lui une pièce d’argent? La science est une monnaie courante, et on ne peut ressentir quelque orgueil de la posséder que si on a travaillé à l’extraction de son or, si on l’a essayé ou frappé pour qu’il puisse être admis comme vrai ; tandis qu’on ne saurait être fier d’avoir recueilli le fruit du travail des autres. On ne peut s’enorgueillir que de ce qu’on a créé soi-même : celui qui, dans un lieu désert, a fabriqué son lit, sa table et sa chaise avec les arbres de la forêt, a plutôt le droit d’être fier de lui-même et d’être heureux que celui qui s’est fait construire un riche palais.

D’ailleurs, ce que sait une génération n’a pas plus de valeur qu’un alphabet pour celle qui lui succède : on raille ceux qui font montre de ce qu’ils ont appris, on n’accueille volontiers que le récit des choses vues et senties. Cet orgueil enfantin de la science qui faisait le fond de l’esprit de la Renaissance, fut la cause de son rapide déclin : un autre orgueil lui vint en aide, celui que nous avons appelé : « Orgueil d’État ».

C’est cet orgueil-là qui retarda l’éclosion de la moderne école du portrait : pour lui donner satisfaction, le peintre introduisit constamment, dans tous les fonds de ses portraits, un fragment d’architecture de la Renaissance, fût de colonne ou autre. Ces lignes maigres et raides produisaient une impression aristocratique du plus mauvais aspect. Froideur, perfection de forme, incapacité d'émotion, manque de sympathie pour la faiblesse des classes inférieures, présomption hautaine, inflexible; tels sont les caractères qui apparaissent clairement dans toutes les œuvres de la Renaissance. Les autres architectures ont fait quelque concession aux goûts simples de l’humanité ; elles ont offert le pain quotidien à l’appétit de la multitude, quelque preuve de sympathie aux esprits et aux cœurs moyens : le Gothique développa une fantaisie délicate, une riche décoration, l’état de la couleur : il montra, par sa rudesse d’exécution que, pour plaire aux autres, il ne craignait pas de laisser voir son ignorance. La Renaissance fit preuve d’une essence contraire froide, rigide, inflexible, capable de la plus minime concession. Chez elle, tout est raffiné, plein de hauteur et d’érudition. L’architecte sait qu’il ne travaille pas pour les intelligences moyennes ; il dit clairement : « Vous ne comprendrez mon œuvre que si vous avez étudié Vitruve. Je ne vous offre ni gaité de contours, ni gracieuses sculptures, rien qui puisse vous rendre heureux, car je suis un homme de science qui ne travaille pas pour le vulgaire, mais uniquement pour l’Académie et la Cour. »


En un moment, l’instinct du monde comprit cela : les formes classiques, soigneusement précises, s’adaptant merveilleusement aux besoins de l’État, firent les délices des princes et des courtisans. Le style gothique était bon pour le culte de Dieu ; celui-ci convenait au culte de l'homme. Le Gothique pénétrait les cœurs, il était universel comme la nature; il pouvait élever un temple à la prière de tous ou frisonner dans l’escalier du pauvre, ouverts à tous les vents : la nouvelle architecture ne frissonnait pas; elle ne connaissait ni la soumission ni la pitié. Les grands de la terre l’admiraient et elle insultait les humbles dont elle méprisait les vulgaires matériaux, les toits de bois, les petites fenêtres irrégulières, les murs faits de pierres et de briques. Chez elle, tout était construit en pierres de taille : portes, fenêtres, piliers, escaliers ; tout était grand et placé dans un ordre majeslueux ; elle avait ses ailes et ses corridors, ses halls et ses jardins. Toute la terre lui appartenait, elle rejetait au loin, comme étant d'une plus basse espèce, aussi bien les grossières chaumières des montagnes que les rues fantaisistes du bourg ouvrier.

Elle s’adressait autant au luxe qu’à l'orgueil; non pas au sain luxe des yeux à qui la nature offre ses prairies peintes, ses forêts sculptées et ses ciels dorés que l’architecte, gothique a su reproduire dans ses décorations entrelacées, dans ses feuillages profondément creusés et dans les éblouissements de ses vitraux. La froide Renaissance ne pratiquait pas la modestie. Elle se tint à l'écart de tout ce qui était chaud et céleste ; cantonnée dans son orgueil, elle dédaigna ce qui était simple et bon, sa dignité lui interdisant tout ce qui était impulsif, humble ou gai. Mais elle comprit les jouissances physiques : les ter rasses et les grottes des jardins, les fontaines jaillissantes et les retraites ombreuses favorables au sommeil ; le hall spacieux et les longs corridors contre les jours chauds de l’été ; les fenêtres bien closes et les tentures mettant à l’abri du froid ; le doux coloris des fresques ornant les plafonds et les murs sur lesquels étaient représentés les derniers épisodes de la luxure païenne.

Tel est le genre d’architecture domestique dont nous nous glorifions encore aujourd’hui comme d’un grand et honorable progrès sur les grossières habitations de nos ancêtres, au temps où les parquets du Roi étaient couverts de joncs et où les tapisseries, dans la grande salle du baron, étaient gonflées par le vent.


Il est aisé de comprendre comment une architecture qui s’adressait autant aux plus bas instincts de la bêtise humaine qu’à la vanité de la science fut bien accueillie par la majorité des gens, et comment la pompe spacieuse des nouveaux plans fut adoptée par les voluptueuses aristocraties de Venise et des autres pays de la chrétienté qui commençaient à se grouper dans un isolement insolent et gangrené contre lequel le cri du pauvre résonnait dans un unisson de mauvais augure, pour éclater enfin comme un coup de tonnerre ! Remarquez qu’il éclata tout d'abord au milieu des murs peints et des fontaines écumantes où la sensualité de la Renaissance atteignit, en Europe, son paroxysme — à Versailles — , ce cri si digne de pitié dans sa colère et son indignation : « Notre âme est remplie des reproches dédaigneux du riche et de la haine méprisante de l’orgueilleux ! »


CHAPITRE VIII

LA VOIE DES TOMBEAUX


Parmi les documents qu’apporte, sur le caractère national, l’art si varié du XVe siècle, aucun n’est aussi intéressant, aussi sérieux que celui qui sort des tombeaux. À mesure que grandissait l’insolent orgueil de la vie, la crainte de la mort devenait plus servile, et la différence apportée dans la décoration des monuments funéraires par les hommes de jadis et ceux de cette époque témoigne d’une différence encore plus grande dans leur manière d’envisager la mort. Pour les uns, elle venait comme la consolatrice, l’amie, apportant le repos et l’espérance ; pour les autres, elle apparaissait comme le dominateur humiliant, le spoliateur, le vengeur. Nous trouvons donc les anciennes tombes simples et gracieuses d’ornements, sévères et solennelles d’expression, reconaissant la toute-puissance de la mort, acceptant franchement, joyeusement, la paix qu’elle apportait et marquant, par des symboles, l’espérance dans la Résurrection, toujours attestée par ces simples paroles du mort : « Je m’étendrai en paix et je prendrai mon repos, car c’est sur Toi seul, Seigneur, que je m’appuie avec sécurité. »

Les tombes des siècles suivants témoignent du lugubre combat engendré par un misérable orgueil et une basse terreur ; les hommes dressent les Vertus autour de leur tombe qu’ils déguisent sous de délicates sculptures ; ils polissent les périodes pompeuses de l’épitaphe et donnent à la statue une animation forcée ; d’autres fois, ils font apparaître, derrière le rideau, soit un crâne renfrogné, soit un squelette, soit quelque autre image, plus terrible, de l’ennemi contre lequel ils élèvent, comme un défi, la pâleur du sépulcre brillant sur la pâleur des cendres.

Le changement de sentiment qui apparaît dans le dessin des tombes, du XIe au XVIIIe siècle, fut commun à toute l'Europe ; mais, comme Venise est, sous d'autres aspects, le foyer du système de la Renaissance, c’est elle aussi qui nous montre ce changement de façon à nous enseigner son véritable caractère. Le soin sévère qu’elle prit, à ses débuts, d’écarter toute tendance à l'ostentation personnelle et à l’ambition, rend les tombes de ses anciens chefs aussi remarquables par leur modestie et leur simplicité que par le sentiment religieux qui les sépare des monuments fastueux élevés, à cette même époque, aux rois et aux nobles dans toute l’Europe. En revanche, dans les derniers temps, lorsque la piété des Vénitiens diminuant, leur orgueil dépassa toute limite, ils élevèrent à des hommes qui n’avaient fait que diminuer et appauvrir l’État, des tombes aussi supérieures en magnificence à celles de leurs nobles contemporains que les monuments des grands Doges leur avaient été supérieurs en modestie.

Quand, en plus de cela, nous constatons que l’art de la sculpture était en décadence à Venise, au XIIe siècle, au point de vue de l’expression, et qu’au XVIIIe siècle, elle se mit à la tête de l’Italie pour les œuvres sensuelles, nous comprenons que c’est surtout ici que peut être suivi l’enchaînement de ces changements de sentiments si puissants que rien n'en peut diminuer l’impression, clairement traduite par le grand nombre de types intermédiaires qui ont heureusement survécu.

Monument du Doge Marco Cornaro.
Église Saints-Jean-et-Paul. (Page 211.)

Je me contenterai de signaler ici les traits généraux de cette architecture sépulcrale qui se rattachent à notre étude actuelle et d’indiquer au voyageur dans quel ordre — si la chose lui est possible — il devra visiter les tombes de Venise afin d’en bien dégager le sens.


Je ne connaispas suffisamment les modes d’inhumation et de monuments commémoratifs dans les premiers temps du christianisme pour les résumer ici, mais il me semble que le type parfait du tombeau chrétien ne se développa guère avant le XIIIe siècle, un peu plus tôt ou un peu plus tard, suivant la civilisation de chaque pays. Ce type parfait consiste en un sarcophage de pierre portant une figure couchée et surmontée d’un dais. Avant que ce type fût complètement formé et dans les tombes d’une moindre importance, on élevait un simple sarcophage recouvert d’une pierre grossière, ayant parfois un toit à bas pignon dérivé des formes égyptiennes et portant, sur le côté ou sur son couvercle, une croix sculptée ; quelquefois le nom du défunt et la date de l’érection du tombeau. De riches figures sculptées s’introduisirent peu à peu et, dans la période parfaite, le sarcophage, s’il ne porte pas de figure couchée a généralement, sur ses côtés, de belles sculptures représentant un ange amenant le mort (vêtu comme de son vivant) au Christ ou à la Vierge, avec des figures latérales, quelquefois de saints, quelquefois — comme dans les tombeaux des ducs de Bourgogne, à Dijon — de pleureurs. À Venise, c’était presque toujours l’Annonciation : l’ange était placé à un angle du sarcophage et la Vierge à un autre angle. Le dais, dans sa simple forme carrée ou semblable à un arceau placé au-dessus d’une retraite, fut ajouté au sarcophage longtemps avant que la figure couchée y fût placée. Lorsque le sculpteur eut acquis assez d’habileté pour donner de l’expression à la statue, le dais devint symétrique et riche ; dans les monuments les plus travaillés, il fut surmonté d'une statue, généralement petite, représentant le défunt dans la vigueur et l’orgueil de sa vie, alors que la statue couchée le montrait tel qu’il fut dans la mort. La perfection du type gothique était atteinte.


Il y a de nombreux exemples accomplis, à Venise et à Vérone, de tombeaux n’étant qu’un sarcophage. Les plus intéressants, à Venise sont ceux que l’on trouve dans les renfoncements de l’église Saints-Jean-et-Paul : la plupart ne sont décorés que de deux croix entourées en cercle, par la légende portant le nom du mort ; un « Orate pro anima » est placé au centre, dans un autre cercle. En cela, l’Italie montre la supériorité de ses tombes sur celles de l’Angleterre, trop souvent enrichies de quatre-feuilles, de petites colonnes, d’arceaux : ces décorations architecturales banales, sans signification religieuse, leur enlèvent leur sévère solennité, tandis que les sarcophages italiens sont massifs, polis et mélancoliques et portent l’emblème de la croix gravé sur leur granit.

Parmi les tombes de Saints-Jean-et-Paul, il en est une qui démontre la simplicité des anciens temps. A gauche de l’entrée est un sarcophage massif ayant des cornes basses comme celles d'un autel : placé dans l’enfoncement du mur extérieur, il est usé, effrité, envahi par les plantes grasses et les herbes parasites. Et pourtant, ce tombeau renferme les restes de deux Doges : Jacopo et Lorenzo Tiepolo, et l’un des deux fit don du terrain presque entier où fut érigée l’église dont la façade ne protège pas sa tombe de la destruction. Ce sarcophage porte, au centre, une inscription mentionnant les actes des Doges (ses caractères indiquent qu'elle est de beaucoup postérieure à l’érection de la tombe) . La légende originelle se lit encore à la base, en caractères différents : « Le seigneur Jacopo mort en 1231, — le seigneur Lorenzo, mort en 1288 ».

Aux deux angles du sarcorphage sont deux anges portant des couronnes et, sur son couvercle, deux oiseaux ayant des croix pour crêtes. J’ouvre une parenthèse pour expliquer ces symboles.


Les fondations de cette église Saint-Jean et Paul furent dirigées par les dominicains, vers 1234, sous le patronage du Sénat et du doge Jacopo Tiepolo. Cette protection leur fut accordée par suite d’une vision miraculeuse survenue au Doge ; en voici la tradition populaire :

« En l’année 1226, le doge Tiepolo eut un rêve dans lequel il vit le petit oratoire des dominicains, et tout le terrain d'alentour (celui qu’occupe l’église) couverts de roses couleur vermillon, et l’air était rempli de leur parfum. Et, au milieu des roses, voltigeaient une foule de blanches colombes portant des croix d'or sur leur tête. Et tandis que le Doge regardait et s’étonnait, il vit deux anges qui descendaient du ciel avec des encensoirs d’or, et qui, traversant l’oratoire pour aller au milieu des fleurs, remplirent cette place de la fumée de leurs encensoirs. Et soudain, le Doge entendit une voix claire et haute qui s’écriait : a voici la place que j’ai choisie pour mes prédicateurs ». Après avoir entendu ces mots, le Doge s’éveilla, se rendit au Sénat et raconta sa vision. Le Sénat décréta que quarante pas de terrain seraient donnés au monastère, après quoi le Doge lui-même fît un don de terrain plus considérable.


C’est au commencement du XIVe siècle que la figure couchée commence à apparaître sur le sarcophage. La première en date est la plus belle : c’est la statue de saint Simeon, sculptée sur le tombeau qui devait recevoir ses reliques dans l’église qui lui fut consacrée sous le nom de Saint-Siméon-le-Grand. Dès que la figure apparut, on sculpta plus richement le sarcophage, toujours dans un sentiment religieux. Il fut, le plus souvent, divisé en deux panneaux remplis de petits bas-reliefs représentant le martyre subi par les Saints, patrons du défunt. Au centre, le Christ, la Vierge et l’Enfant, sous un dais richement drapé et, dans les angles, presque toujours les deux figures de l’Annonciation, l’annonce de la naissance du Christ étant considérée comme le germe de la promesse de la vie éternelle pour les hommes.


A Venise, ces figures sont toujours ciselées avec rudesse ; les progrès de la statuaire y furent relativement tardifs ; à Vérone, où la grande École de Pise avait une puissante influence, la sculpture des monuments fut infiniment plus belle et, dès l’année 1335, la forme achevée de la tombe gothique apparut dans le monument de Can Grande délia Scala, au-dessus du portail de la chapelle appartenant autrefois à cette noble famille véronaise.

Le sarcophage est couvert de bas-reliefs peu profonds, représentant (ce qui est rare, en Italie, excepté pour les tombeaux des Saints) les principaux épisodes de la vie du guerrier. Ils forment un fond rude et fuyant devant lequel les statues en plein relief, représentant l’Annonciation, sortent hardiment de la façade du sarcophage où dort, dans la longue robe de sa dignité civile, le seigneur de Vérone, ayant pour coiffure une simple bandelette nouée autour des sourcils et retombant sur l’épaule. Il semble endormi, les bras croisés et l’épée au côté. Au-dessus de lui, s’élève un dais arqué soutenu par deux colonnes saillantes ; sur son pinacle est la statue du chevalier, monté sur son coursier de bataille, son casque aux ailes de dragon ayant pour cimier une tête de chien qui tombe sur ses épaules ; une large draperie armoriée flotte sur le poitrail du cheval — draperie si bien copiée sur nature par le sculpteur ancien qu’elle semble gonflée par le vent, tandis que la lance du chevalier paraît trembler et son cheval presser le pas, suivi par les nuages qui courent dans le ciel.


Remarquez que, dans cette tombe, sont faites toutes les concessions permises par l’honneur et la dignité. Nous ne discutons pas le caractère de Can Grande, il fut, sans doute, un des meilleurs parmi les nobles de son temps ; mais ce n’est pas là ce qui nous touche. Nous admettons qu’il a été grand, que ses guerres ont été justes, mais nous tenons à juger si ses hauts faits sont bien racontés — avec grâce — sur sa tombe. Or, on ne peut hésiter à y reconnaître la perfection du sentiment et de la vérité.

Quoique très beau, ce tombeau est si peu mis en évidence, si peu envahissant, qu’il sert uniquement à orner le portail de la petite chapelle et qu’il est à peine regardé par le voyageur qui pénètre dans l’église. En l’examinant, on suit l’histoire du mort sur les sculptures de son cercueil : sur son image endormie se lit l’espoir profond en une autre vie.

La tombe voisine de celle-ci montre déjà des traces d’ambition. C'est celle de Mastino II qui commença la ruine de sa famille. Œuvre d’art d’une exécution exquise et raffinée, elle serait parfaite dans sa décoration, représentant Can Mastino aux pieds du Christ et la Résurrection, sans l’introduction d’une Vertu : la Fortitude, placée à l’extrémité du sarcophage sur lequel repose la statue du mort, protégée par un superbe dais carré. Cette Vertu fait pendant à la Crucifixion ; elle porte, sur ses épaules, la peau d’un lion dont la tête lui sert de bouclier. Sa chevelure flottante est retenue par une bandelette ; elle tient dans sa main droite, couverte d’un gantelet, une épée à trois tranchants et sa main gauche élève le bouclier des Scalas.


Tout à côté de ce monument, s’en dresse un autre, le plus somptueux, le plus majestueux des trois, qui attire et retient le regard de l’étranger par un amas de pinacles entourés de niches contenant les statues des Saints, protecteurs du guerrier défunt.

Ce tombeau est très beau, car il appartient à la dernière moitié du noble XIVe siècle, mais son exécution est inférieure à celle du précédent et l’orgueil qu’on y lit nous prépare à apprendre que l’homme dont la statue le couronne, Can Signorio délia Scala, se l’est élevé à lui-même pendant qu’il était encore parmi les vivants. Observez un fait très significatif : Can Martino II était débile et vicieux ; son sarcophage est le premier qui fut orné d’une Vertu, et c’est la Fortitude! Can Signorio fut deux fois fraticide et sa tombe porte l’image de Six Vertus : la Foi, l’Espérance, la Charité, la Prudence et (je crois) la Justice et la Fortitude.


Retournons à Venise : dans la seconde chapelle (en allant de gauche à droite), au fond ouest de l’église dei Frari, se trouve un autre exemple exquis du tombeau gothique parfait, datant soit du début du XIVe siècle, soit de la fin du XIIIe. C’est celle d’un chevalier qui ne porte ni inscription, ni nom. Il consiste en un sarcophage appuyé sur des corbeaux contre le mur de la chapelle, et supportant la figure couchée, surmontée d'un simple dais ayant la forme d'un arceau en pointe auquel le cimier du guerrier sert de pinacle. Au-dessous, l’espace sombre est peint en bleu foncé parsemé d’étoiles. La statue est sculptée avec rudesse, mais vue à distance, elle paraît délicate et même supérieure. Le chevalier porte sa cotte de mailles ; seuls le visage et les mains sont nus. Le haubert et le casque sont en maillons de métal, l’armature des jambes est en lames d’acier. Le mort porte, par-dessus sa cotte de mailles, une tunique serrée à la poitrine et garnie d’étroites bandes brodées. Sa dague est à sa droite ; sa longue épée, à sa gauche ; ses pieds reposent sur un chien (ce chien figure aussi sur son cimier) qui regarde son maître. La tête de la statue, au lieu d’être, comme d’habitude , légèrement tournée vers le spectateur, regarde la profondeur de l’arceau où est sculptée une image de saint Joseph portant le Christ enfant. Le guerrier semble avoir eu, au moment de la mort, la vision du Christ et être retombé paisiblement sur son oreiller en gardant ses yeux tournés vers lui et ses mains jointes pour la prière.


De l’autre côté de la chapelle est le charmant tombeau de Duccio degli Alberti, ambassadeur florentin à Venise : celui-ci est surtout remarquable comme étant le premier sur lequel, à Venise, apparaissent les Vertus. Nous y reviendrons tout à l’heure, après avoir noté les autres tombeaux vénitiens qui appartiennent à cette parfaite époque.

Le plus intéressant, sinon le plus travaillé, est celui du grand doge Francesco Dandolo dont les cendres auraient dû être trouvées assez honorables pour être gardées chez les chanoines dei Frari où elles avaient été déposées tout d'abord. Mais, comme s’il n’y avait pas eu assez de place pour contenir les quelques papiers du couvent, les moines, ayant besoin d’une chambre d' « Archives », séparèrent ce tombeau en trois parties. Le dais, simple arcade soutenue par des corbeaux, se trouve encore debout contre les murs blancs de la chambre profanée ; le sarcophage a été transporté dans une sorte de musée des Antiques, établi dans ce qui fut jadis le cloître de Santa Maria della Salute ; et la peinture qui remplissait la demi-lune derrière le sarcophage est suspendue, hors de vue, au fond de la sacristie de cette église. Le sarcophage est entièrement recouvert de bas-reliefs : on voit, à ses deux extrémités, saint Marc et saint Jean ; par devant est une belle sculpture : la mort de la Vierge ; aux angles, des anges tiennent des vases. La sculpture occupe tout l’espace ; ni colonnes torses, ni divisions en panneaux ; seulement une plinthe comme soubassement et une autre comme couronne. Pour donner un peu de piquant et de pittoresque à cette masse de personnages, on a introduit, à la tête et au pied du lit de la Vierge, deux arbres : un chêne et un pin.


J’ai dit, plus haut, en parlant des fréquentes discussions des Vénitiens avec le pouvoir pontifical, que « l’humiliation de Francesco Dandolo effaça la honte de Barberousse ». Il convient de rapprocher ces deux événements : grâce à l’aide des Vénitiens, Alexandre III put, au XIIe siècle poser son pied sur le cou de Barberousse en citant les mots du psaume : « Tu mettras le pied sur le lion et le serpent ». Cent cinquante ans plus tard, l’ambassadeur vénitien, Francesco Dandolo, ne pouvant obtenir une audience du Pape Clément V auprès de qui il avait été envoyé pour implorer la révocation de la sentence d’excommunication prononcée contre la République, se cacha (suivant la tradition courante) derrière la table où allait dîner le Pontife. Il sortit de sa cachette lorsque le Pape s’assit à table : il embrassa ses pieds et obtint, par ses supplications entremêlée de larmes, la révocation de la terrible sentence.

Je dis « suivant la tradition courante, » parce qu’on a fait naître des doutes sur cette histoire en y ajoutant un complément : beaucoup d’historiens vénitiens affirment que le surnom de « chien » fut donné, en cette occasion, à Dandolo par les cardinaux comme une insulte, et que les Vénitiens, en souvenir de la grâce que leur avait value cette humiliation, en firent un titre d’honneur pour lui et pour sa race. Comme, d’autre part, il a été prouvé que ce surnom fut porté par les ancêtres de Francesco Dandolo longtemps auparavant, la fausseté de cette fin de légende rend douteux les autres détails. Ce qui n’est pas douteux, c’est le fait d’une pénible humiliation subie et prouvée par l’existence même d’une tradition qui n’a pu être entièrement inventée. En conséquence, le lecteur pourra se rappeler, en même temps que le traitement de Barberousse à la porte de Saint-Marc qu’au Vatican, cent cinquante ans après, un noble Vénitien, un futur Doge, fut soumis à une dégradation qui fît dire au peuple qu’il s’était traîné sur ses mains et sur ses genoux, jusqu’aux pieds du Saint-Père, et qu’il avait été traité « comme un chien » par les cardinaux présents.


Il y a deux importantes conclusions à tirer de ces récits : la première est la démonstration de l’insolence du pouvoir pontifical au XIIIe siècle ; la seconde est la preuve qu’il y avait une grande profondeur de piété et d’humilité dans le cœur d’un homme capable de se soumettre à cette insolence pour le bien de son pays. Son immense respect pour l’autorité du Pape lui rendit évidemment cette tâche moins pénible, respect qui — quoique nous puissions penser aujourd’hui de ceux qui le réclamaient — était éprouvé, en ce temps-là, par tous les hommes bons et fidèles.

Quelques années après, lorsque Dandolo fut assis sur le trône ducal, « soixante ambassadeurs représentant des Princes, se trouvèrent réunis, en même temps, à Venise, pour solliciter le jugement du Sénat, sur différentes matières, tant était grande la renommée de la justice incorruptible des Pères. »

Aucune Vertu ne figure sur la tombe de Dandolo. On n’y trouve que des épisodes religieux ou des symboles : la mort de la Vierge, sur la façade; l’image de saint Jean et de saint Marc aux deux extrémités.


J’ai déjà parlé du tombeau du doge Andréa Dandolo, à Saint-Marc. C'est un des premiers qui représente à Venise l’idée — venant de Pise — des anges tirant les rideaux du dais pour contempler le mort. Le sarcophage est richement orné de fleurs sculptées ; l’Annonciation, comme d’habitude, décore les côtés et deux bas-reliefs dont l’un représente le martyre de Saint André, patron du mort, remplissent les espaces intermédiaires. Toutes ces tombes étaient richement colorées ; ici, les cheveux des anges ont été dorés ; leurs ailes, argentées ; leurs vêtements étaient garnis des plus ravissantes arabesques. Cette tombe est presque semblable à celle de saint Isidore qui fut commencée, dans une chapelle de Saint-Marc, par le doge Andréa Dandolo et qui fut terminée, après sa mort, en 1354 : ce sont les deux meilleurs modèles de monuments funéraires vénitiens.


Plus rudement travaillé, quoique singulièrement précieux et intéressant, est un sarcophage que renferme la chapelle Nord, à côté du chœur, dans Saints-Jean-et-Paul. Il est décoré de deux bas-reliefs et de plusieurs figures, mais il ne porte aucune inscription.

Trois dauphins sur un bouclier, et la figure d’un Doge prosterné devant le Christ nous apprennent que ce tombeau est celui du Doge Giovanni Dolfino, qui monta sur le trône en 1356.

Il fut élu Doge pendant que, comme « proveditore », il défendait la ville de Trévise contre le roi de Hongrie. Les Vénitiens demandèrent aux assiégeants de permettre au nouveau Doge de traverser les lignes hongroises. Leur requête fut repoussée, les Hongrois exultant de retenir le Doge de Venise prisonnier dans Trévise: mais Dolfino, avec un corps de deux cents cavaliers, rompit, pendant la nuit, les lignes ennemies et atteignit Mestre (Malguera), où il fut accueilli par le Sénat. Sa bravoure ne put détourner les désastres qui s’accumulaient contre la République : cette guerre fut honteusement terminée par la perte de la Dalmatie ; le Doge en eut le cœur brisé ; il perdit la vue et mourut de la peste, quatre ans après être monté sur le trône.

Est-ce pour cela, ou par suite d’injures postérieures que ce monument ne porte aucun nom ? Il eut, sans aucun doute, à subir quelque violence, car la dentelure qui couronnait jadis la corniche est brisée ; heureusement, les sculptures du sarcophage n’ont pas souffert.

Aux angles, un Saint et une Sainte, chacun dans sa petite niche ; au milieu, le Christ assis sur son trône, le Doge et la Dogaresse à ses pieds ; les deux panneaux intermédiaires représentent l’Épiphanie et la mort de la Vierge. Les rideaux, soulevés par le vent, laissent voir ceux du fond, derrière le Christ assis ; la perspective se comprend suffisamment. Deux anges, plus petits, soutiennent les rideaux du fond et semblent abriter le Doge et la Dogaresse. Les statues, peu finement sculptées, sont pleines de vie ; le Christ, la main levée pour bénir, ne regarde personne : son regard va au delà.

À cette intéressante, mais modeste tombe d’un des rois de Venise, comparons celle qui fut élevée à la même date, à un sénateur, contre le mur ouest dei Frari. Elle porte la remarquable inscription suivante :


ANNO MCCCLX, PRIMA DIE JULII SEPULTURA,
DOMINI, SIMON. DANDOLO. AMADOR DE JUSTICIA,
E. DESIROSO, DE ACRESE, EL. BEN, CIIOMUN.


Cet « amador de justicia » fait peut-être allusion à ce que Dandolo fit partie de la Junte qui condamna le doge Falier. Le sarcophage a, pour toute décoration le groupe de l’Annonciation et une Madone assise sur un trône posé devant un rideau soutenu par quatre petits anges : ces figures sont supérieures à celles qu’on est habitué à rencontrer sur la plupart de ces tombes.


Sept ans plus tard, le beau monument du doge Marco Cornaro — dans le côté nord du chœur, à Saints-Jean-et-Paul — n’a plus de sculpture religieuse sur le sarcophage, uniquement décoré de roses ; de très belles statues de la Vierge et de deux saints figurent cependant sur le dais. En face de cette tombe est le plus riche monument de la période gothique à Venise, celui du doge Michel Morosini. Tous les plus beaux ornements de l’art gothique y sont rassemblés ; la statue couchée du doge est très noble ; son visage maigre et sévère est vigoureusement sculpté, mais la délicatesse de ses traits princiers est délicieusement reproduite. Le sarcophage est orné de feuillages très travaillés ; les sept statues de la façade qui devaient représenter les vertus cardinales et théologiques sont malheureusement brisées.


Nous avons remarqué que la tombe de Duccio, l’ambassadeur florentin, fut la première qui introduisit, à Venise, l’image des Vertus. Les deux statues latérales de la Justice et de la Tempérance sont remarquablement belles, et durent être exécutées par un sculpteur florentin : Florence était alors en avance d'un demi-siècle sur Venise comme sentiment religieux et puissance artistique. La tombe de Morosini est la première tombe réellement vénitienne où apparaissent les Vertus. Tâchons de pénétrer le caractère du mort.

Le lecteur doit se souvenir que j’ai daté le commencement de l’abaissement vénitien de la mort de Carlo Zeno, estimant qu’un État ne pouvait pas décliner tant qu’il possédait un tel citoyen. Carlo Zeno fut candidat au bonnet ducal en même temps que Morosini et ce dernier fut choisi. On doit croire, dès lors, qu’il y avait en lui quelque chose d’admirable ou d’illustre : le lecteur reconnaîtra, après avoir lu les extraits suivants et les avoir comparés entre eux, qu’il est difficile d’arriver à se faire une opinion justement fondée.


1° « A Andrea Contarini succéda Morosini, âgé de soixante-quatorze ans, homme très instruit et prudent, qui fit certaines réformes. » (Sansovino).

2° « On croit généralement que, si son règne eût été plus long, il eût ennobli l’État par de nobles lois et institutions, mais autant son règne donna-t-il d’espérances, autant fut-il court, car il mourut quatre ans après avoir été mis à la tête de la République. » (Sabellico.)

3° « Il ne lui fut permis de jouir que pendant peu de temps de la haute dignité qu’il avait méritée par ses rares vertus, car Dieu le rappela à lui le 15 octobre ». (Muratori.)

4° « Deux candidats se présentèrent : l’un était Zeno, l’autre, ce Morosini qui, pendant la guerre, avait triplé sa fortune par des spéculations. Les suffrages des électeurs se portèrent sur lui, et il fut proclamé Doge le 10 juin. » (Daru.)

5° «Le choix se porta sur Michel Morosini, noble d’une illustre race qui, contemporaine de la République elle-même, a produit le conquérant de Tyr, donné une reine à la Hongrie, et plus d’un Doge à Venise. La gloire de cette famille était ternie en la personne de son chef actuel, par une basse et rampante avarice, car, au moment, où dans la récente guerre, tous les Vénitiens offrirent leur fortune entière pour le service de l’État, Morosini chercha, dans les malheurs de son pays, une source de richesses. Il employa ses ducats, non à venir en aide à la nation, mais à spéculer sur les maisons qui se vendirent très au-dessous de leur valeur et qui, après la guerre, quadruplèrent la fortune de leur acquéreur. « Que me fait la chute de Venise si je ne tombe pas avec elle ?, » fut son égoïste et sordide réponse à quelqu’un qui lui exprimait la surprise que lui causaient ses opérations ». (Murray.)


L’auteur de cette dernière petite anecdote sans prétention n'a pas indiqué la source où il l’a puisée et je ne crois pas qu’elle s'appuie sur une autre autorité que celle de Daru. Devant l’impossibilité de dégager la vérité, j’ai écrit au comte Charles Morosini, un des rares représentants de l'ancienne noblesse vénitienne qui révère le grand nom de ses ancêtres et en qui on le révère : sa réponse m'a paru concluante quant à la fausseté des récits de Daru et de l'historien anglais. Il me semble pourtant impossible qu’un historien moderne ait inventé gratuitement une semblable accusation. Daru a dû trouver, dans les documents qu’il possédait, la trace d’un scandale de ce genre soulevé par les ennemis de Morosini, peut-être bien au moment de sa lutte électorale contre Carlo Zeno. La [image]première apparition des Vertus, sur un monument vénitien très riche et placé en évidence, fut peut-être la réfutation apportée par le public à cette rumeur flottante. Le visage de la statue la contredit encore davantage : il est résolu, pensif, serein et plein de beauté, et il nous fait penser que, pour une fois, l’introduction des Vertus a été justifiée. Cette tombe est remarquable comme intermédiaire entre le pur Gothique et la corruption de la fin de la Renaissance entre le calme profond de la chrétienté primitive et la pompe vaine du manque de foi propre à la Renaissance. Nous trouvons encore l’humilité religieuse dans la mosaïque du dais représentant le Doge agenouillé devant la croix, tandis que la tendance à la confiance en soi-même apparaît dans les Vertus qui entourent le cercueil.


Nous retrouvons les Vertus sur le tombeau de Jacopo Cavalli, dans la même chapelle de Saints-Jean-et-Paul qui renferme le monument du doge Dolfino. Ce tombeau, très riche en images religieuses, est orné des quatre Évangélistes, vigoureusement taillés et de deux Saints. Sur la façade, s’avancent des corbeaux qui soutenaient des statues de la Foi, de l’Espérance et de la Charité, disparues maintenant, mais reproduites dans l’ouvrage de Zanotto. Paul, le sculpteur vénitien, très fier de son œuvre, inscrivit son nom au-dessus de l’épitaphe.

Jacopo Cavalli mourut en 1384. C'était un brave soldat véronais qui fut anobli par l’État pour les services par lui rendus ; il fut le fondateur de la maison des Cavalli mais je ne trouve aucune bonne raison pour que les Vertus théologales — spécialement la Charité — figurent sur la tombe à moins que ce ne soit pour ceci : au siège de Feltre, dans la guerre contre Leopold d’Autriche, il refusa de monter à l'assaut de la ville parce que le Sénat n’accordait pas à ses soldats le droit au pillage ! Les pieds de sa statue couchée, revêtue de son armure, reposent sur un chien, et sa tête sur deux lions. Ces animaux, qui ne font pas partie de son blason symbolisent, — d’après Zanotto — sa bravoure et sa fidélité.


Sur la tombe de Michel Sténo, transférée de l’église détruite des « Servi » au bas côté nord de Saints-Jean-et Paul nous retrouvons la simplicité antique : le sarcophage, bien qu’il date du xve siècle, Sténo étant mort en 1513, n’est décoré que de deux croix entourées de quatre-feuilles. Observons la singularité de l’épitaphe qui loue Sténo d’avoir été « un amateur de justice, de paix et d’abondance ». Les épitaphes de cette époque tenaient compte aux hommes publics des qualités utiles à leur pays; ainsi Sansovino dit de Marco Cornaro : « c’était un homme sage, éloquent, il aimait, pour sa ville, la paix et l’abondance » : et, de Tomaso Mocenigo : « homme désireux par-dessus tout de la paix. »

Nous avons déjà mentionné la tombe du doge Mocenigo où, comme pour celle de Morosini, la présence des Vertus n’a rien d’ironique, bien que leur grande importance prouve les progrès de la vanité dans les monuments funéraires. Celui-ci est le dernier, à Venise, appartenant à la période gothique ; ses moulures ont déjà la raideur classique et, dans les angles, sont placées des figures insignifiantes, revêtues d’armures romaines. Toutefois, le tabernacle est encore gothique, et la statue couchée, sculptée, en 1428, par deux artistes florentins, est fort belle.


A Mocenigo succéda le fameux doge Francesco Foscari, sous le règne duquel furent exécutés les derniers agrandissements du Palais Ducal gothique qui, par leur forme, sinon par leur esprit, ressemblaient aux anciennes constructions. C'est pendant ce règne qu’apparaît le style de transition qui ne permit plus de considérer l’architecture vénitienne comme appartenant encore à l’École gothique. Foscari mourut en 1457, et son tombeau est la première manifestation importante de la Renaissance, manifestation remarquable surtout en ce qu’elle introduisit tous les défauts de ce style, à une période de début où ses qualités, quelles qu’elles fussent, n’étaient pas encore développées. Sa prétention à prendre rang parmi les œuvres classiques est annulée par des restes de sentiment gothique, mais d’un Gothique tellement corrompu et dégradé que nous ne demandons qu’à en être délivrés. La Renaissance parfaite est, du moins, pure dans sa fadeur et subtile dans son vice ; quant à ce monument, il n’est digne d’être remarqué que parce qu’il nous montre les débris corrompus d’un style étouffant l’embryon d’un autre, et les principes vitaux aussi compromis par les langes que par le linceul.


Pour notre étude présente, ce monument a pourtant une grande importance : nous suivons, dans les sépulcres, l’intrusion de l’orgueil d’État, parallèle à l’évanouissement du sentiment et de l’espoir religieux que vient remplacer l’étalage de plus en plus arrogant des vertus du défunt. Or, cette tombe est la plus grande et la plus coûteuse que nous ayons vue et sa manifestation religieuse se borne à une petite statue du Christ qui lui sert de pinacle. Le reste de la composition est aussi curieux que banal. Nous avons déjà signalé une idée empruntée à l’école pisane, celle des anges tirant les rideaux pour contempler le mort ; idée dont tous les sculpteurs se sont servis à tour de rôle : à mesure que nous approchons de l’avènement de la Renaissance, les anges perdent de leur importance, mais celle des rideaux augmente. Chez les Pisans, les rideaux avaient été introduits pour motiver les anges ; chez les sculpteurs de la Renaissance, les anges ne servent plus qu’à motiver les rideaux, de plus en plus amples et travaillés. Dans le monument de Mocenigo, ils deviennent une tente soutenue par une perche, et dans celui de Foscari les anges sont absents, tandis que les rideaux sont drapés comme dans une grande tente française ; ils sont soutenus par deux statuettes portant l’armure romaine, substituées aux anges pour permettre au sculpteur de montrer ses connaissances du costume classique. Et voyez comme un défaut de sentiment conduit à une faute de style : la place des anges absents est occupée par des Vertus, et alors pour faire atteindre aux petits soldats romains la hauteur nécessaire, on a placé pour chacun d’eux, un pilier corinthien dont la colonne a onze pieds de haut et trois ou quatre de large, et, sa hauteur étant encore insuffisante, ce pilier est placé sur un piédestal haut de quatre pieds et demi, qui a lui-même une base à éperons, un grand chapiteau, un immense corbeau au-dessus du chapiteau et un autre piédestal sur le corbeau : en haut de toutes ces superpositions, se dressent les minuscules figures chargées de supporter les rideaux. Sous le dais, autour de la statue couchée, la Vierge et les Saints ont disparu. Ils sont remplacés par la Foi, l’Espérance et la Charité (grandeur demi-nature), pendant que la Tempérance et la Fortitude sont aux pieds du Doge. La Justice et la Prudence, qui sont à sa tète, (grandeur nature) ne sont reconnaissables qu’à leurs attributs. Et toutes ces statues, à l’exception de l'Espérance qui lève les yeux, ne diffèrent ni de caractère, ni d’expression : ce sont de belles Vénitiennes richement vêtues et convenablement placées dans des attitudes bonnes à être vues d'en bas. La Fortitude ne pouvait être gracieusement appuyée contre sa colonne sans perdre de son caractère, mais cela importait peu aux sculpteurs de cette période. Quant à la Tempérance et à la Justice qui se font face, elles nont qu’une main chacune — celle qui est visible d’en bas — l’une a la main gauche ; l’autre, la droite.

Et cependant, bien que sans expression, ces figures sont d’une exécution très soignée, car sur elles repose le principal effet du monument. En revanche, l’effigie du Doge, dont on n’aperçoit que la silhouette, est horriblement négligée, elle a été certainement défigurée par son misérable sculpteur : aucun mot ne peut rendre la bassesse de cette physionomie. Une grosse, large figure osseuse de clown, avec l’expression rusée, bonasse et sensuelle du pire prêtre romain ; une figure moitié fer, moitié boue, avec l’immobilité de l’un et la turpitude de l’autre; un double menton, la bouche flasque, les joues osseuses, les sourcils froncés ridant le tour des yeux, le visage d’un homme qu'on juge insensible à la joie comme au chagrin, à moins qu’ils ne soient causés par la satisfaction d'une passion ou par une humiliation d’orgueil. Même s’il eût été tel, un noble artiste n’eût pas dû l’écrire aussi clairement sur sa tombe. Pour moi, je crois que ce marbre représente plutôt l’état d’esprit du sculpteur que l’image du doge Foscari.

Cet état d’esprit, allié au mauvais goût du temps, est d’ailleurs visible dans tout le monument. Tout y est mesquin, à commencer par l’idée de placer le bouclier contre le grand rideau. Jusqu’alors le bouclier, qui avait été porté dans les combats, était suspendu à la tombe par une simple courroie de cuir, on pensait qu’il ne pouvait ni être abaissé par cette simplicité, ni exalté par une riche décoration. Aux XVe et XVIe siècles, il en fut autrement. La guerre changea de système et les chefs, qui dirigeaient les batailles à distance et qui passaient la plus grande partie de leur vie dans la Chambre du Conseil, ne se servirent plus guère de leur bouclier que pour y ecarteler leurs armoiries. Leur orgueil d’État les poussa alors à l’entourer d’ornements divers qui lui enlevèrent toute apparence guerrière. Sur le dais du tombeau Foscari, deux boucliers sont placés sur un cercle, ils sont brillamment garnis de coquilles qui les font ressembler à des ventilateurs, et leur circonférence est ornée de rayons dorés et ondulés comme ceux d'une gloire.

Nous approchons de la période que nous avons indiquée comme étant un progrès visible sur le Gothique corrompu. Les tombes de la Renaissance byzantine unissent une habileté consommée dans le maniement du ciseau à une science parfaite du dessin et de l’anatomie, à une haute compréhension des bons modèles classiques, à une grâce de composition et à une délicatesse d’ornementation dont j’attribue l’inspiration aux grands sculpteurs florentins. On retrouve quelque retour au sentiment religieux dans cette école de sculpture qui correspond, en peinture, à celle de Bellini : on s'étonne seulement qu’un plus grand nombre d’artistes n’aient pas fait dire au marbre, au XVe siècle, ce que Pérugin, Francia et Bellini faisaient dire à la toile. S'ils sont effectivement peu nombreux, c'est que le sculpteur était plus absorbé que le peintre par l’étude exclusive des modèles classiques, complètement opposés à l’imagination chrétienne ; de plus, privé de l’élément pacificateur qu’est la couleur, il se soumettait forcément à un travail mécanique. Les sculptures de cette époque, quelques grandes beautés qu’elles possèdent dans la forme, manquent de but et d’expression : cette école tomba rapidement ; elle se perdit dans une pompe vaine, dans des métaphores sans ampleur.

Le tombeau du doge Andrea Vendramin (Saints-Jean-et Paul) sculpté en 1480, excita l’admiration générale par le prix qu’il coûta et par la délicatesse et la précision de sa sculpture : c’est pourtant un des mauvais produits de l’École; il ne montre ni invention, ni pensée, ses Vertus lui apportent leur grâce froide ; elles sont vêtues comme des déesses païennes ; les dragons ont de superbes écailles, mais n’inspirent aucun effroi ; les oiseaux ont de charmants plumages, mais on sent qu’ils ne savent pas chanter; quant aux enfants, quoique gracieux, ils n’ont rien de l’enfance.


D’un tout autre genre sont les tombeaux de Pierre et de Jean Morosini (Saints-Jean-et-Paul) et de Pierre Bermondo (I Frari) : tous les détails y sont pleins d’une délicieuse fantaisie et parfaits d’exécution ; les anciens symboles religieux y reparaissent : la Madone est de nouveau sur son trône et les légendes saintes décorent les sarcophages. Pourtant, le sculpteur, dans son désir de nous faire admirer son habileté à travailler le marbre, nous présente des paysages, des effets de perspective, des nuages, de l’eau, exhibant, du même coup, la froide précision de son mécanisme et sa vanité. De plus, les personnages ont tous une tendance marquée à prendre des attitudes. Cette tendance qui se manifesta malheureusement chez le Pérugin, détruisit rapidement toute vérité de composition. Le peintre ne chercha plus comment ses personnages avaient dû marcher, ou rester debout, ou exprimer leurs sentiments, mais comment ils pouvaient faire tout cela avec grâce et harmonie.

Entre les mains d’un grand artiste, la posture s’ennoblit, même dans son exagération, — comme chez Michel-Ange, peut-être plus responsable que tout autre de ce malheur ; — mais, chez les artistes inférieurs, cette habitude de composer des attitudes conduisit au manque de vie et à l’avortement.

Giotto fut peut-être celui qui échappa le plus à ce poison ; il conçut ses tableaux naturellement et les exécuta sans affectation. Cette absence de postures préparées dans les œuvres préraphaélites mises en opposition avec l’attitudinisme de l'école moderne, a été une de leurs principales qualités et, en même temps, la principale cause de la clameur qui s’éleva contre eux.

Un changement plus significatif encore apparut dans la forme du sarcophage. Nous avons vu, répondant au développement de l’orgueil de la vie sur les tombes, la crainte de la mort s’y faire jour : à mesure qu’augmentent leur splendeur et leurs dimensions, on aperçoit un désir croissant d’enlever au sarcophage son véritable caractère. Dans les premiers temps, il n’avait été qu'une masse de pierre, puis on le décora de sculptures ; ce n'est qu’au milieu du XVe siècle que se montra le désir de déguiser sa forme. Il fut enrichi par des fleurs et caché par des Vertus : finalement, perdant sa forme oblongue, il ressembla à d’anciens vases dont les modèles gracieux étaient aussi éloignés que possible du cercueil. D’élégance en élégance, il en arriva à ne plus être qu’un piédestal pour la statue du défunt amenée, par une curieuse suite de transitions, à le représenter vivant. Le monument de Vendramin fut un des derniers qui montra une statue couchée dans la mort. Peu après, cette idée devint désagréable aux esprits civilisés et les personnages au lieu de rester couchés sur le coussin du tombeau, se relevèrent appuyés sur leur coude et commencèrent à regarder autour d’eux.

L’âme du XVIe siècle n’osait plus contempler son corps frappé par la mort.

On voit, en Angleterre, beaucoup d'exemples de ce genre de monuments, mais c’est d’Italie que vint le changement et, c’est là que se montre réellement la transformation d’esprit de la nation. Il y a, à Venise, nombre de beaux monuments semi-animés, avec d’admirables statues, de superbes draperies — spécialement ceux de l’église San Salvatore — mais je ne conduirai le lecteur que devant celui de Jacopo Pesaro, évéque de Paphos, dans l’église des Frari, remarquable non seulement comme un très habile morceau de sculpture ; mais aussi par son épitaphe qui caractérise singulièrement cette époque et confirme tout ce que j’ai pu dire contre elle : « Jacques Pesaro, évêque de Paphos, vainqueur des Turcs dans la guerre, de lui-même dans la paix, transporté d’une noble famille vénitienne dans une plus noble parmi les Anges, repose ici ; il y attend la plus noble couronne que le juste Juge lui donnera en ce jour. Il vécut les années de Platon. Il mourut le 24 mars 1547. »

Le mélange de classique et d’orgueil charnel de cette épitaphe n’a besoin d’aucun commentaire. La couronne est attendue, comme un droit, de la justice du Juge, et la noblesse de la famille vénitienne est à peine au-dessous de celle des Anges. L’enfantillage précieux des « années de Platon » mérite aussi d'être noté.


La statue ne devait pas rester longtemps dans cette posture à demi couchée; cette expression de paix elle-même devint pénible aux frivoles Italiens ; ils voulurent que l’idée de la mort fût tout à fait éloignée. Alors la statue se leva et se présenta à la façade du monument, comme un acteur entrant en scène.

On la voit entourée parfois de Vertus, mais surtout de figures allégoriques : Gloire, Victoire, Génies, Muses, Royaumes vaincus, Nations prosternées, elle réunit autour d’elle tout ce que la pompe et l’adulation pouvaient inspirer, tout ce que la vanité insolente pouvait réclamer.


Il y a, malheureusement — nous l’avons dit — beaucoup de monuments de ce genre en Angleterre, mais Venise possède les plus surprenants. J'en étudierai deux :

1° Celui du doge Jean Pesaro, aux Frari. Il s’est écoulé beaucoup d’années, nous sommes dans la seconde moitié du XVIIe siècle : la corruption a toujours été croissant et la sculpture a perdu son goût et son savoir, aussi bien que tout sentiment. Ce monument est un amas de scènes théâtrales en marbre : quatre nègres colossaux formant des cariatides, horribles et grimaçants, avec des visages de marbre noir et des yeux blancs, soutiennent le premier étage, au-dessus duquel deux monstres au long cou, moitié chiens, moitié dragons, supportent un sarcophage ornementé sur lequel la statue du Doge est debout, dans son costume officiel, sous un grand dais de métal semblable à un ciel de lit et peint en rouge et or ; à ses côtés sont des Génies et des personnages incompréhensibles portant des armures romaines. Au-dessus, entre les nègres-cariatides, deux êtres hâves, moitié corps, moitié squelette, tiennent des tablettes sur lesquelles est écrit l’éloge du défunt. Mais voici, en grandes lettres dorées, ce qui frappe les yeux :


VIXIT ANNOS LXX DEVIXIT ANNO MDCLIX
HIC REVIXIT ANNO MDCLIX


Nous voilà parvenus, enfin, au contraste violent de la mort défiée par le monument qui prétend apporter la résurrection sur la terre. Il semble impossible que le mauvais goût et la bassesse des sentiments aillent plus loin ; ils sont cependant surpassés par un monument dans Saints-Jean-et-Paul.

Avant de passer à celui-là — le dernier dont je fatiguerai le lecteur — retournons un moment, pour mieux sentir le contraste, à une tombe des anciens temps.

Dans une sombre niche du mur extérieur du corridor extérieur de Saint-Marc — pas même dans l’église, mais sous le porche, du côté nord — repose un massif sarcophage de marbre blanc, élevé à deux pieds du sol par quatre piliers carrés. Le couvercle est de pierre, sur ses deux extrémités sont sculptées deux croix : sur la façade sont deux rangées de figures rudement façonnées : en haut le Christ avec les Apôtres; en bas, six personnages, alternativement mâles et femelles, tendant leurs mains comme pour bénir. Le sixième est le plus petit, et celui des cinq autres qui occupe le milieu a un glaive autour de la tête. Je ne saurais expliquer la signification de ces figures, mais, entre elles, sont suspendus des encensoirs attachés par des croix, expression symbolique de la fonction médiatrice du Christ. Le tout est entouré par une guirlande de feuilles de vigne sortant du pied de la croix.

Sur la bande de marbre qui sépare les deux rangées de personnages sont inscrits ces mots :


« Ici repose le seigneur Marin Morosini, Doge. »


Cette tombe est celle du doge Marino Morosini, qui régna de 1249 à 1252.


Transportons-nous de ce simple et solennel tombeau dans le transept sud de l’église Saints-Jean et-Paul, et la s’élevant jusqu’à la voûte, nous verrons un amoncellement de marbre, haut de 60 ou 70 pieds, un mélange de jaune et de blanc ; le jaune représentant un énorme rideau — avec câbles, franges et glands — soutenu par des chérubins et devant lequel, dans des attitudes théâtrales, devenues habituelles, se dressent les statues du doge Salvator Falier, de son fils, Silvestre Falier et d'Elisabeth, femme de Silvestre. Les statues des Doges, bien que médiocres et faisant penser à Polonius, sont sauvées par le costume ducal, mais celle de la Dogaresse est un ramassis de grossièreté, de vanité et de laideur : c'est rimage d'une grosse femme ridée, coiffées de papillottes frisées avec soin qui projettent leur raideur autour de son visage, et couverte, de la tête aux pieds, de fraises, de fourrures, de dentelles, de joyaux et de broderies. Tout autour se voient les Vertus, les Victoires, les Renommées les Génies dont la troupe est le complément indispensable de cette mise en scène. Exécutée par différents sculpteurs cette tombe montre autant de mauvais goût que d’absence d’imagination. La Victoire qui se dresse au centre est particulièrement intéressante ; le lion qui l’accompagne, et qui saute sur un dragon a certainement l’intention d’inspirer la terreur, mais le sculpteur incapable n’a pas même su lui donner l’aspect de la colère : il a une expression pleurarde, et ses deux pattes soulevées, sans que son corps fasse un mouvement, lui donnent l’aspect d’un chien qui attend sa pâtée. Voici l’inscription gravée sous les deux principales statues :


« Bertucius Falier, Doge,
Grand en sagesse et en éloquence,
Plus grand par ses victoires dans l'Hellespont,
Le plus grand par le Prince, son fils.
Mourut en l'an 1658.»


« Elisabeth Quirina,
Femme de Sylvestre,
Distinguée par sa vertu romaine,
Par sa piétié vénitienne,
Et par la couronne ducale,
Mourut en 1708. »

Les écrivains de ce temps montraient volontiers qu’ils connaissaient les divers degrés de la comparaison ; un grand nombre d’épitaphes sont rédigées dans ce style. Ce que celle-ci a de remarquable, c'est la « piété vénitienne » qui avait autrefois placé Venise au-dessus des autres villes, mais dont il ne restait plus qu’une ombre digne défigurer sur une épitaphe et de satisfaire l’orgueil que ne suffisait pas à rassasier la somptuosité du sépulcre.


Avons-nous besoin de chercher davantage les causes de la décadence de Venise ? Elle ressemblait par ses pensées et allait ressembler par sa ruine, à la Vierge de Babylone : l’Orgueil d'État et l’Orgueil de la Science n’étaient pas des passions nouvelles ; la sentence prononcée contre elles est de toute éternité : « Tu as dit : Je serai à jamais souveraine, et tu n’as pas fait entrer toutes ces choses dans ton cœur... Ta sagesse et ta science t’ont pervertie, et tu t’es dit, dans ton cœur : Moi, et rien que moi! C’est pour cela que le malheur vient vers toi... Ceux avec qui tu as trafiqué dès ta jeunesse se disperseront chacun de son côté ; nul ne pourra te sauver ! »

CHAPITRE IX

INFIDELITAS


Aux différentes manifestations de l’orgueil de la Renaissance devait inévitablement se mêler un autre élément, compagnon forcé de l’orgueil. Il est écrit : « Celui qui a confiance en son propre cœur est un fou » et aussi : « Le fou s’est dit dans son cœur : Il n’y a pas de Dieu ! » L’adulation de soi-même aboutit fatalement à une infidélité d’autant plus redoutable qu’elle conserve la forme et le langage de la foi.

Deux voies différentes, qu’il faut distinguer, conduisirent au manque de foi : celle qui fut la conséquence du respect pour le paganisme et celle qui découla de la corruption du catholicisme. Car, de même que l’architecture romaine ne peut être rendue responsable de la corruption antérieure du Gothique, de même la philosophie romaine ne peut être rendue responsable de la corruption antérieure de la Chrétienté. À mesure que l’histoire de la vie du Christ, rendue plus obscure par l’atmosphère brumeuse de l’histoire du monde, s’éloigna dans la nuit des ans ; que les actions et les incidents intermédiaires se multiplièrent ; que les changements sans nombre dans la manière de vivre et de penser rendirent plus difficile à l’homme de se représenter des faits aussi lointains, il fallut au cœur fidèle un effort plus grand pour concevoir dans son entière véracité et dans sa vitalité l’histoire de son Rédempteur : il fut, d’autre part, plus facile aux esprits superficiels et nonchalants de se tromper sur le véritable caractère de la croyance qu’on leur avait enseignée. Et il en eût été ainsi quand bien même les pasteurs de l’Église n’eussent pas manqué de vigilance, quand bien même l’Église n’eût commis aucune erreur de doctrine ou de pratique. Mais lorsque, d'année en année, les vérités de l’Évangile s’éloignèrent davantage en s’adjoignant quelque fausse ou sotte légende ; quand un travestissement volontaire s’ajouta à cette obscurité naturelle ; quand la mémoire trop fugitive disparut sous la fécondité de la fiction; quand, de plus, l’énorme pouvoir temporel accordé au clergé attira dans ses rangs une foule d'hommes qui, sans cet appât, n’eussent pas songé à revendiquer le nom de Chrétiens, les loups pénétrèrent dans le troupeau et ne l’épargnèrent pas. Lorsque, grâce aux manœuvres de ces hommes et à l’indifférence des autres, la forme et l’administration de la doctrine et de la discipline ne furent plus qu’un moyen d’agrandir encore le pouvoir du clergé, il ne fut plus possible aux hommes religieux, capables de réflexion, de conserver, sans inquiétude, la sérénité de leur foi. L’Église était tellement mêlée au monde que son témoignage n’était plus valable : ceux qui s’aperçurent de sa corruption et à qui leur intérêt ou leur simplicité n’imposait pas le silence, se séparèrent peu à peu en deux courants d’énergie opposée ; l’un allant vers la Réforme et l’autre vers l’Infidélité.


Ce dernier courant resta à part, surveillant la lutte de l’Église romaine et du Protestantisme, lutte qui, bien que nécessaire, fut accompagnée de grandes calamités pour l’Église. Au début, le Protestantisme ne fut pas, en réalité, la Réforme mais plutôt la Réanimation. Il voulait [image]infuser à l’Église une vie nouvelle, et non la réformer à nouveau : en un mot, on brisait simplement les haies pour que tous les passants pussent cueillir les raisins. Les réformateurs comprirent bientôt que l’ennemi n’était jamais bien loin derrière celui qui semait le bon grain, que le mauvais esprit entrerait aussi bien dans les rangs de la Réforme que dans ceux de la résistance et que, bien qu’on pût enlever l’ivraie du froment, il y avait peu d’espoir de mettre celui-ci à l’abri de la gangrène. Satan inventa de nouvelles tentations pour s’opposer à la force renaissante de la chrétienté : de même que le catholique romain, confiant dans ses professeurs humains, ne se préoccupait plus de savoir s’ils étaient véritablement les envoyés de Dieu ; de même le protestant, confiant dans l’enseignement de l’Esprit, ne s’inquiéta pas de savoir si chaque esprit était vraiment inspiré par Dieu. Alors, mille enthousiasmes, mille hérésies obscurcirent rapidement la foi et divisèrent la force de la Réforme.


Le mal le plus profond vint de l’antagonisme des deux grands partis. Aux yeux de l’incrédule, l’Église du Christ, pour la première fois depuis sa formation, eut l’aspect d’une maison en guerre contre elle-même. Non qu’il n’y eût eu déjà des schismes, mais, ou bien ils étaient restés obscurs et silencieux, cachés dans l’ombre des Alpes ou dans les marais du Rhin, ou bien, ils avaient été l’apparition d’une erreur manifeste rejetée par l’Église, erreur sans racine, ne s’étant pas, malgré sa faute, beaucoup éloignée du terrain de la vérité. Mais, cette fois apparaissait un schisme s’appuyant sur la vérité et sur l’autorité : son corps, rejeté, ne se flétrissait pas ; il lança ses rameaux dans la mer, ses branches dans la rivière, et ce fut sur le vieux tronc qu’apparurent les signes de la décrépitude.

D’un côté, était la foi ravivée, tenant la Bible ouverte dans sa main droite, sa main gauche levée vers le ciel qu’elle appelait en témoignage ; de l’autre, étaient ou paraissaient être toutes les coutumes aimées, les traditions admises, tout ce qui, depuis quinze cents ans, avait pénétré dans le cœur de l’homme, lui apportant un précieux secours : légendes longuement accréditées ; pouvoir longuement respecté ; discipline longuement pratiquée. — Foi qui avait guidé la vie et scellé le départ d’innombrables âmes ; prières qui, de la bouche du père à celle de l’enfant, avaient distillé leurs ondes bienfaisantes, ondes semblables à celles de ces cascades qui résonnent dans le silence des temps, se transformant en une poussière d’eau qui monte jusqu'au ciel d’où elle retombe sur les pâturages incultes ; — Espérance, qui, au milieu des tortures, avait donné aux visages l’impassibilité de la pierre, qui avait transformé l’épée en flamme pendant les combats ; qui avait dévoilé le but de la vie et dirigé sa force ; illuminé les derniers regards et inspiré les dernières paroles des mourants ; — Charité qui avait uni les communautés des montagnes et du désert et forgé des chaînes de pitié, des aspirations de communion entre le monde et l’impénétrable qui l’entoure ; et, plus que tout cela, les esprits des innombrables morts qui, n’ayant pas connu le doute, indiquaient la ligne qu’ils avaient été heureux de suivre et qui leur avait apporté la paix. Tout cela était de l’autre côté, et le choix qui eût toujours été douloureux était rendu dix fois plus douloureux encore par l’animosité naturelle, mais coupable, que chaque partie de l’Église ressentait contre l'autre.


D’un côté, cette animosité était inévitable. Le parti romain comptait, dans le nombre des chrétiens qui le formaient, les pires parmi ceux qui réclamaient ce titre, et tandis qu’il gardait encore nombre de croyants, gens simples, ignorant la corruption du corps auquel ils appartenaient, incapables d’accepter des doctrines autres que celles dont avait été nourrie leur enfance ; il réunissait, à leurs côtés, tous les appétits charnels et sensuels du peuple et du clergé, tous les amoureux du bien-être et du pouvoir. Et la rage de tous ces gens ne pouvait qu’être immense contre ceux qui discutaient leur autorité, leur reprochant leur genre de vie et leur méthode d’endormir la conscience des vivants en leur faisant payer leur salut à leur lit de mort.


En outre, la nouvelle assertion et la défense de certains dogmes qui n’avaient guère été jusqu’alors que des erreurs flottant dans l’esprit populaire, mais qu’on dut, en présence des attaques que les protestants dirigeaient contre eux, rattacher par une bande de fer et d’airain au corps de la doctrine romaine, lui donna une forme à la fois plus rigide et moins rationnelle. Quantité d’esprits qui, à une autre époque, eussent apporté à l’Église leur contingent d’honneur et de force en prêchant les vérités vitales qu’elle conservait encore, ne furent occupés qu’à défendre ou à glorifier des mensonges travestis ou des frivolités hors d’usage. Tout observateur de bonne foi comprendra que les erreurs excusées par Dieu dans les temps d’ignorance devenaient impardonnables en étant formellement définies et défendues ; que les faussetés rendues excusables par l’entraînement d'une foule enthousiaste criaient vengeance devant l’opiniâtreté d’un concile et que, par-dessus tout, la grande invention du siècle qui rendit la parole de Dieu accessible à tous les hommes, enleva toute excuse à ceux qui se révoltèrent contre elle. Du moment où Rome s’opposa à la diffusion populaire de la Bible, on prononça contre elle la sentence qui la voua au mépris de ses propres enfants. Du trône sur lequel, defiant le ciel, elle s’était élevée, elle tomba si bas qu’on put voir, dans les temples de la Chrétienté, l’inimaginable et honteuse parodie de la scène de Bethléem ! La Judée avait vu son Dieu couché dans la mangeoire des bêtes de somme ; il appartenait à la Chrétienté de donner aux bêtes de somme l’autel de son Dieu pour étable !


De son côté, l’opposition du Protestantisme à la Papauté opposition souvent intempérante, sans restriction, sans prudence, lui fît beaucoup de tort. Et pourtant, il ne pouvait guère en être autrement : saignant encore sous le glaive de Rome, tremblant encore sous ses anathèmes, les Églises réformées oublièrent fatalement tous ses bienfaits, tous ses enseignements. Les injures romaines les conduisirent à l’irrévérence ; les mensonges romains à la méfiance ; l’esprit de présomption et de raisonnement trop hâtif se développa journellement. Les sectes engendrèrent d'autres sectes ; les miracles de l’Église primitive furent niés, ses martyrs oubliés — bien que leurs palmes fussent réclamées par chaque secte persécutée ; — l’orgueil, la méchanceté, l’amour du changement s’appelèrent soif de vérité et se mêlèrent au juste ressentiment de la déception.

Il devint impossible à l’homme le meilleur et le plus franc de reconnaître la plaie de son propre cœur, tandis que l’avarice et l’impiété traitaient ouvertement la Réforme de brigandage et transformaient ses reproches en sacrilèges.


Tout ce mal fut indépendant de l’étude des écrivains classiques qui trouva la foi chrétienne affaiblie et divisée et qui produisit, en conséquence, un effet beaucoup plus puissant qu’elle ne l’eût fait à toute autre époque. Elle conduisit les hommes à faire plus attention aux mots qu’aux choses : on découvrit que la langue du moyen âge avait était corrompue et l’objectif de tous les écrivains fut de purifier leur style. À cette recherche des mots, on ajouta celle de la forme ; elles furent, toutes les deux, considérées comme de première importance ; la moitié de l’intelligence du temps fut absorbée par l’étude inférieure de la grammaire, de la logique et de la rhétorique, études indignes d’un sérieux travail[30], car elles rendent ceux qui s’y emploient incapables de hautes pensées et de nobles émotions.

Pour avoir la preuve de la tendance abaissante de la philologie, il suffit de lire les annotations d’un grammairien sur un grand poète. La philologie est à peu près aussi utile à ceux qui l’ignorent que le serait, pour un homme qui ne peut marcher, une machine poussant alternativement un pied devant l’autre. Quant à la rhétorique c’est une étude réservée à ceux qui veulent tromper ou être trompés : celui qui a la vérité dans son âme ne doit pas craindre, pour sa bouche, le manque de persuasion ; s’il le redoute, c’est que la basse rhétorique empêche la vérité d'être comprise.


Ces sciences eurent un effet fatal pour la religion : on constata que l’enseignement du Christ manquait de rhétorique ; que les prédications de saint Paul manquaient de logique et que le grec du Nouveau Testament n’observait pas les règles de la grammaire. La simple vérité, le profond pathos, la période rapide sautant d’un point à un autre en laissant à l’auditeur le soin de remplir les intervalles ; l’idiome peu travaillé et hébraïsé offrait peu d’attrait aux amateurs de phrases et de syllogismes ; et la grande science du siècle devint la pierre d’achoppement pour la religion.


Mais ce ne furent pas uniquement les grammairiens et les logiciens qui furent ainsi pervertis, c’eût été une faible perte : des hommes réellement capables d’apprécier la haute excellence des classiques furent malheureusement entraînés par un courant d’enthousiasme qui les enleva à toute autre étude. On continua, pour la forme, à professer la religion chrétienne, mais on n’eut plus le temps de lire la Bible ou les écrits des Pères que le cœur n’était plus disposé à écouter. L’esprit de l’homme n’est capable que d'une certaine dose d’enthousiasme et de respect et celui qui s’adressait à Horace[31] était enlevé à David. La religion est, de tous les sujets, celui qui supporte le moins de n’occuper que la seconde place dans le cœur ou dans la pensée, et lorsqu’on ne l’étudié que languissamment et sans suite, on est certain d’aboutir à l’erreur ou au manque de foi. D’autre part, ce qu’on admirait, ce qu’on contemplait sans cesse en arriva bientôt à être presque une croyance et la mythologie païenne prit, dans la pensée humaine, la place que le Christianisme perdait sans s’en apercevoir. On ne sacrifia pas à Jupiter, on ne construisit pas à Diane des autels d’argent, mais les idées du paganisme prirent corps et furent toujours présentes à l'esprit. Qu’importait à la vraie religion que l’homme crût ou ne crût pas à la divinité de l’image païenne, si elle occupait toutes ses pensées ? si la vue d’un éclair évoquait le souvenir de Jupiter et le clair de lune celui de Diane et si, bien que son cœur ne fût que secrètement entraîné, l’homme oubliait le Dieu qui est au-dessus de lui ?

En réalité, cette double croyance du christianisme avoué et du paganisme aimé fut plus fatale que le paganisme lui-même, car elle écartait toute croyance réelle et pratique. Mieux eût valu adorer Diane et Jupiter que de traverser la vie en nommant un Dieu, en en imaginant un autre et en n’en craignant aucun. Mieux eût valu être « un païen nourri dans quelque croyance usée » que de naviguer sur la grande mer de l’Éternité sans voir un Dieu marcher sur les flots, sans entrevoir à l’horizon le monde céleste ?


Ce fatal résultat de l’enthousiasme pour la littérature classique fut hâté et augmenté par la mauvaise direction dans laquelle l’art s’égara ; il ne songea qu’à donner la vie aux croyances païennes, et l’exaltation des facultés humaines, employée jusqu’alors au service de la foi, passa au service de la fiction. L’imagination ayant la bride sur le cou, le terrain des faits manqua sous ses pieds et, après avoir guidé les hommes vers la vérité, elle essaya de leur faire croire le mensonge.

Ses facultés furent gâtées par leur propre trahison ; une par une, elles tombèrent dans le champ du potier. Raphaël, qui avait paru envoyé et inspiré par le ciel pour peindre les apôtres et les prophètes, abaissa sa puissance jusqu’aux pieds d’Apollon et des Muses[32].

Mais ce ne fut pas tout : l'habitude d'employer les plus grands dons de l’imagination à des sujets fictifs enleva de la valeur à la représentation de la vérité. Les Vierges et les Anges perdirent de leur vraisemblance à mesure que celle des Jupiters et des Mercures augmentait; les incidents de l’Iliade et ceux de l’Exode furent placés au même niveau de croyance. Et, à mesure que l’imagination n’étant plus soutenue par la foi, s’éteignait de plus en plus, l’habileté de facture et la science artistique grandissaient sans cesse et furent bientôt considérées comme les qualités maîtresses d’un tableau, le sujet n’étant plus chargé que de les mettre en évidence. Plus l’artiste avait de talent, moins le sujet avait d’importance et on exécutait, avec une égale indifférence, des tableaux sacrés, profanes ou sensuels qui n’étaient plus que des prétextes au développement de la couleur et de la perfection du rendu ; c’est pourquoi, dans nos musées, une Madone est placée à côté d’une Aphrodite ; une Bacchanale à côté d'une Nativité.

Ce mal eût pu être causé, dans l’esprit le plus vertueux, par l’enthousiasme classique et l’admiration artistique, mais il tomba, malheureusement, sur des esprits énervés par toutes les jouissances et poussés, par leurs plus bas instincts, à l’oubli de tout sentiment religieux. Les crimes des chrétiens complétèrent ce qu’avait commencé, contre la foi, le génie des païens ; la ruine préparée par l’étude, fut achevée par la sensualité. Les formes des déesses païennes, leur nature convenaient admirablement au goût de l’époque, et l’Europe redevint païenne, tout comme au IIe siècle.

Comme aujourd’hui, un faible noyau de croyants représentait l’Église du Christ au milieu des infidèles. Mais la différence fatale qui existe entre le IIe et le XIXe siècle, c’est qu’actuellement, les païens sont, de nom, d’élégants chrétiens, aux croyances très variées, chez qui il est difficile de noter le point où l’absence de foi et de pratique confine à l’infidélité absolue : il est d’ailleurs admis comme principe de politesse de ne pas s’enquérir des opinions religieuses de ses voisins, de façon à n’être offusqué par aucune infraction brutale à la forme extérieure.

En réalité, nous nous méfions les uns des autres, et de nous-mêmes. Nous savons que, si nous posions à notre voisin une question de croyance, nous reconnaîtrions, neuf fois sur dix, qu’il s’est fait un christianisme adapté à sa conscience, et qu’il doute de beaucoup de choses auxquelles nous ne croyons plus avec assez de fermeté pour que son doute ne nous ébranle pas. Alors, nous appelons charité ce qui est, tout simplement, pusillanimité et manque de foi, et nous considérons comme une preuve de bienveillance de pardonner parfois aux hommes leur manque de pratique, en considération de leur foi reconnue, et de leur pardonner parfois leur flagrante hérésie en considération de leur admirable pratique.

C’est ainsi que, abrités sous de beaux noms, nous en sommes arrivés au triomphe du système païen.

Je crois qu'un jour viendra où nous nous réveillerons comme d’un mauvais rêve, grâce aux secrètes racines du Christianisme que Dieu a implantées par le fer dans le sol de la nation anglaise. Mais, chez les Vénitiens, les racines mêmes étaient pourries et leur orgueil les fit tomber du palais de leur ancienne religion jusqu’aux pâturages où se nourrissent les bêtes. De l’orgueil à l’infidélité, de l’infidélité à la poursuite éhontée du plaisir et de là, à l’irrémédiable dégradation, les transitions furent aussi rapides que la chute d'une étoile.

Les beaux palais de la hautaine noblesse vénitienne furent arrêtés, avant que leurs fondations fussent sorties de terre, par le souffle cruel de la pauvreté; les mauvaise herbes, à chaque marée, envahirent les fragments inachevés de leurs puissantes colonnes : alors l’orgueil du peuple sans Dieu entendit pour la première fois le : « Jusqu’ici tu viendras ! » Et la régénération dans laquelle ils avaient mis une si vaine confiance — la nouvelle naissance, la brillante aurore de l’art, de la science, de l’espoir, — devinrent pour eux l’aurore qu’Ezéchiel vit se lever sur les collines d’Israël : « Voici le jour, regarde-le, il est venu. La verge a fleuri, l’orgueil s’est épanoui ; et la violence se lève pour servir de verge contre les méchants. Aucun ne restera de cette multitude ; que l’acheteur ne se réjouisse pas, que le vendeur ne s’afflige pas ; car la colère éclatera contre toute cette multitude. »



CHAPITRE X

MENE


Nous avons vu la phase de transition faire descendre la nature morale de Venise jusqu’à la poursuite effrénée du plaisir. Le peuple et la noblesse n’avaient plus assez de vigueur pour être orgueilleux ; plus assez de prévoyance pour être ambitieux. Une à une, les possessions de l’État de son commerce, taries par sa propre apathie, furent abandonnées à ses ennemis ; les sources détournées par de plus énergiques rivaux ; le temps, les ressources, les pensées de la nation étaient absorbées par l’invention de fantastiques et coûteux plaisirs qui secouaient sa torpeur, endormaient ses remords et déguisaient sa ruine !


L’architecture vénitienne de cette époque est la plus honteusement basse qu’ait jamais produite la main de l’homme ; elle se distingue par un esprit de brutale moquerie et d’insolente raillerie qui se répandit en sculptures difformes, monstrueuses, perpétuant, par la pierre, l’image des obscénités de l’ivresse. Je ne me serais pas arrêté sur une telle période, sur de telles œuvres, si je n’avais trouvé que, pour comprendre l’esprit de la Renaissance dans son ensemble, il faut le suivre jusqu’à sa transformation finale. Et puis, l’étude de ce genre de raillerie que j’ai appelé la renaissance grotesque, soulève quelques questions intéressantes. Cet esprit ne caractérise pas uniquement cette époque; on le retrouve — perpétuel, insouciant, souvent obscène — dans les plus nobles productions des périodes gothiques ; il est donc important d’examiner la nature et l’essence du grotesque et de voir en quoi la raillerie de l’art, dans son plus haut vol, diffère de celle qu’il pratique au temps de sa dégénérescence.


Nous commencerons cette étude sur un lieu célèbre dans l’histoire de Venise : l’espace de terrain qui, placé, devant l’église Santa Maria Formosa, offre au voyageur, — après le Rialto et la place Saint-Marc — un intérêt particulier en lui rappelant la très touchante et véridique légende des Fiancées de Venise. Rapportée dans toutes les histoires de Venise, elle nous a été contée par le poète Rogers de telle façon qu’on ne peut songer à la dire après lui. Je rappellerai seulement que la capture des fiancées eut lieu dans la cathédrale san Pietro di Castello, et que Santa Maria Formosa ne se rattache à cette histoire que par les prières qu’y venaient dire annuellement les jeunes filles de Venise, au jour anniversaire de la délivrance de leurs aïeules. C'est à la Vierge qu'elles adressaient leurs remercîments, dans la seule église de Venise qui lui fut consacrée.

Il ne reste plus une pierre ni de cette église, ni de la cathédrale : adressons-nous donc à celle qui fut élevée sur l’emplacement de Sainte-Marie; elle nous dira ce que rapporte la tradition sur l’église disparue.


Ce n’est qu’une tradition, mais, je serais désolé qu’elle se perdît. L’évêque d’Uderzo (Altinum), arraché de son évêché par les Lombards pendant qu’il était en prière, eut une vision dans laquelle la Vierge lui ordonna de [image]fonder une église, en son honneur, là où il verrait s’arrêter un nuage blanc. Et, lorsqu’il sortit, le nuage blanc flotta devant lui. A la place où il s’arrêta, fût bâtie, par lui, en 639, l’église qu’il nomma Sainte-Marie-la-Belle, en souvenir de la beauté de la Vierge lorsqu’elle lui était apparue. Cette première église dura deux siècles : celle qui fut rebâtie, en 864, fut détruite par le feu en 1105.

On éleva alors, à cette même place, une superbe église dans le style de Saint-Marc : elle exista jusque vers 1689. Que le lecteur se représente le contraste entre ce qu’était ce morceau de terrain, alors que s’y élevait l’église byzantine où venaient en procession, chaque année, le Doge et les Fiancées, et ce qu’il devint avec une église Renaissance, dans le style de Sansovino, dépouillée de la cérémonie qui l’honorait, abolie depuis le XIVe siècle.


Les Vénitiens pratiquaient une ancienne et noble coutume — qui fut, en 943, la cause de l’attaque et de la délivrance qui la suivit : il n’existait pour le mariage des nobles de toute la nation, qu’un seul jour, dans toute l’année, afin qu’ils pussent se réjouir ensemble et que la sympathie fût grande, non seulement entre les familles qui unissaient, cette année-là, leurs enfants, mais aussi entre toutes les familles nobles de l’État qui célébraient dans ce jour apportant le bonheur à d’autres couples, l’anniversaire de leur propre bonheur. Quel profond lien de fraternité était ainsi formé par cette bénédiction, et sous quel haut aspect elle plaçait le mariage, en faveur duquel Dieu et les hommes unissaient leur témoignage.


Des historiens postérieurs se sont délectés à dépeindre la pompe de ce jour du mariage, mais je ne sais sur quelle autorité ils ont basé la splendeur de leurs descriptions. Les vieilles chroniques ne parlent pas des joyaux et de la parure des fiancées, et je crois que la cérémonie était, à l’origine, plus simple et plus intime qu'on ne l’a dépeinte. La seule phrase qui apporte quelque soutien à ce récit est de Sansovino : il dit que les robes magnifiques des fiancées étaient faites d’après un « ancien modèle ». Quelles qu’aient été les robes, la cérémonie était très simple: les fiancées arrivaient les premières à l’église, apportant leur dot dans une « petite cassette » ou dans une boîte; là, elles attendaient l’arrivée des jeunes gens, auprès desquels elles écoutaient la messe ; l’évêque les prêchait et les bénissait, après quoi, chaque fiancé emmenait chez lui sa fiancée et sa dot.


Il semble que l’alarme causée par l’attaque des pirates mit fin à cette coutume de fixer un seul jour pour le mariage, mais le but principal de l’institution persista dans la grande publicité donnée aux unions des familles nobles : tout le corps de la noblesse assistait au mariage dont on se réjouissait « comme d’un bonheur personnel ; puisque, d’après la constitution, ils étaient pour toujours, incorporés ensemble, comme les membres d’une même famille[33] ». Mais la fête du 2 février ne célébra plus, après 943, que le souvenir de la délivrance des fiancées et ce jour-là ne fut plus réservé aux mariages.


Sansovino dit que le succès de la poursuite des pirates fut dû à l’aide fort intelligente qu’apportèrent les hommes du district de Santa Maria Formosa, layetiers pour la plupart; et que, lorsqu’après la victoire, ils furent présentés au Doge et au Sénat, et qu’on leur demanda quelle faveur ils désiraient comme récompense, « ces braves gens dirent qu’ils désiraient que, chaque année, le Doge, la Dogaresse et la Seigneurie vinssent visiter leur église, au jour de la fête ; et le Prince leur demandant : « Et s’il pleuvait ? » ils répondirent : « Nous vous donnerons des chapeaux pour vous garantir et, si vous avez soif, nous vous donnerons à boire ». De là vint la coutume que le vicaire présentât au Doge, au nom du peuple, deux fiasques de malvoisie et deux oranges, et aussi deux chapeaux dorés portant les armes du Pape, du Doge et du vicaire. Ainsi fut instituée la fête des « Maries » qui rassemblait toute la population des environs : on élisait douze jeunes filles, deux par chaque division de la ville, chargée de les habiller, et, pour cela on dépensait beaucoup d’argent. Saint-Marc prêtait les joyaux de son trésor aux a Maries ». Ainsi vêtues d’or, d’argent et de bijoux, elles se rendaient dans leur galère à Saint-Marc, où le Doge et la Seigneurie les rejoignaient. On allait d’abord à San Pietro di Castello, ouïr la messe le 31 janvier, jour de la Saint-Marc, et puis, le 2 février, on se rendait à Santa Maria Formosa ; le jour intermédiaire était employé à processionner dans les rues de la ville et ce souvent on se querellait sur le chemin par où passeraient les fiancées, chacun voulant les voir défiler devant sa maison ».


L’origine de la fête a été discutée, mais aucun doute ne peut s’élever sur la splendeur avec laquelle elle fut célébrée pendant quatre siècles. Au commencement du XIe siècle, le bon doge Pietro Orseolo II laissa, par testament, le tiers de sa fortune « à la fête des Maries » et, durant le XIVe siècle, il vint, de tous les coins de l’Italie, tant de monde pour la voir qu’il fallut des règlements de police spéciaux : le Conseil des Dix se réunit deux fois à ce sujet. La dépense semble avoir augmenté jusqu’en 1379, année où la terrible guerre de Chiozza réclamant toutes les ressources de la République, mit fin aux réjouissances. L’issue de la guerre ne permit pas aux Vénitiens de rétablir la fête des Maries dans son ancienne splendeur ; elle resta définitivement abolie.


Comme pour en effacer le souvenir, tout ce qui avait été associé à cette fête fut détruit dans les siècles suivants. A l’exception d’une seule maison (la Casa Vittura), il ne reste, sur la place Santa Maria Formosa, ni une des fenêtres qui ont vu passer les Maries, ni une pierre de l’élise ; le terrain lui-même et les canaux environnants ont changé de direction : il ne reste qu’un écriteau pour guider le pas du voyageur jusqu’à l’endroit où s’arrêta le nuage blanc et où on bâtit le reliquaire de Santa Maria Formosa. Arrivé là, devant la tour de l’église moderne élevée à place précise où s’agenouillaient les filles de Venise et l’élite de sa noblesse, que le voyageur lève les yeux et regarde la tête sculptée qui décore cette tour, encore dédiée à Santa Maria Formosa, — une tête énorme, hideuse, inhumaine! d’une dégradation bestiale trop ignoble pour être décrite ou pour être regardée plus d’un instant. Il faut cependant la supporter pendant cet instant, car elle peint exactement l’esprit pervers qui envahit Venise pendant la quatrième période de son déclin et qui souffla sur sa beauté jusqu’à ce qu’elle eût disparu, comme jadis le nuage blanc.


Cette tête fait partie des centaines de masques semblables qui souillent les dernières constructions de Venise ; toutes ces têtes ont la même expression ricanante que beaucoup d’entre elles augmentent en tirant la langue. Il y en a sur les ponts, dernier ouvrage entrepris par la République ; il y en a même plusieurs sur le pont des Soupirs, exprimant cette moquerie idiote, ce bas sarcasme qui caractérisent la dernière période de la Renaissance grotesque ; de ce grotesque qui n’a — hâtons nous de le dire — aucun rapport avec l’imagination inouïe et fantastique qui est un des principaux éléments de l’esprit gothique du Nord. Cette distinction entre le vrai et le faux grotesque est nécessaire à signaler en présence des tendances actuelles de l’Angleterre.

Une particularité à noter dans la dernière architecture de Venise et qui intéresse nos recherches spéciales sur la vraie nature de son esprit, apparaît dans la façade de Santa Maria Formosa, flanquée de la tête grotesque que nous venons de signaler : on n’y retrouve plus aucun symbole religieux, sculpture ou inscription. En revanche, cette façade est un monument élevé à la gloire de l’amiral Vincenzo Capello. Au-dessus de la base de l’église s'élèvent des trophées d’armes — sculptures qui ont aussi peu de valeur militaire que de mérite ecclésiastique — et, sur la porte exactement à la place occupée dans la « barbare » Saint-Marc par l’image du Christ, se dresse la statue de l’amiral dont les hauts faits sont inscrits sur des tablettes.

A partir du XVIe siècle, les églises de Venise furent consacrées à la glorification des hommes qui y prirent la place de Dieu. Celles qui furent construites à cette époque sont si bassement inférieures que les critiques italiens de notre temps eux-mêmes adressent des reproches aux derniers efforts de l’architecture de la Renaissance. Les deux églises de San Moïse et de Santa Maria Zobenigo, les plus remarquables par leur insolent athéisme, sont caractérisées par Lazari, l’une comme le « point culminant de la sottise architecturale » ; l’autre comme un « horrible amas de pierres d’Istrie ». Elles sont dédiées à la gloire de deux familles vénitiennes : celle de San Moïse célèbre la famille Fini, celle de Santa Maria Zobenigo la famille Barbare. Si, dans celle-ci, on voit des Anges, c’est qu’ils sont chargés, au moyen de leurs trompettes, de porter jusqu’au ciel la renommée de la famille Barbaro dont tous les membres sont représentés dans l’église, au milieu de trophées militaires copiés sur les armes romaines.

Si, après cela, le voyageur veut visiter l’église Saint-Eustache, remarquable par l’effet dramatique du groupe sculpté sur sa façade, puis l’église de l’Ospodaletto, en notant, au passage, les têtes qui décorent les fondations du palais Corner délia Regina, et le palais Pisaro, il aura une idée complète du style et du sentiment de la Renaissance grotesque.

(Nous sommes si bien entrain nous-même — en 1881 — d’abaisser notre niveau, que le connaisseur anglais admirera peut-être tout cela, mais il peut être convaincu que c’est dans l’histoire, un signe constant de décrépitude nationale.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le style de la Renaissance fut porté à la plus haute perfection qu’il pût atteindre par Raphaël, dans les arabesques du Vatican — sorte de non-sens d’une forme étudiée et charmante. — Son niveau le plus bas est représenté par la décoration vulgaire qui, sortant de cette racine empestée, a couvert l’Europe civilisée d’un mélange artistique, composé de nymphes, de cupidons, de satyres, de fragments de têtes et de pattes, d’animaux doucement sauvages et de légumes indescriptibles. On ne peut s’imaginer à quelle profondeur de grossièreté peut conduire le style grotesque : dans un récent jardin italien, on se promène parmi des sculptures de stuc représentant, en caricatures, les types les plus ignobles de nains difformes des deux sexes — sans réalité, sans esprit — et n’ayant pour tout attrait que la grossièreté de leur expression et l’absurdité de leurs costumes souvent d’une obscénité de détails repoussante.

Dans la tête de Santa Maria Formosa, toutes les dents sont gâtées.


Une dernière fois, reportons-nous en 1423, époque de la mort du doge Tomaso Mocenigo que j’ai toujours indiquée, pour Venise, comme le commencement de son déclin. Pour la nomination de Foscari, son successeur, « LA VILLE FUT EN FÊTE DURANT UNE ANNEE ENTIÈRE ».

C’est dans les pleurs que Venise, dans sa jeunesse, avait semé la moisson qu’elle devait récolter dans la joie ; elle semait maintenant, en riant, les germes de sa mort.

Année par année, elle s’enivra avec une soif de plus en plus inassouvie, à la fontaine des plaisirs défendus, creusant les profondeurs de la terre pour en faire jaillir des sources inconnues jusqu’alors. Après avoir dépassé les autres villes par sa force d’âme et sa piété, elles les surpassa pour l’ingéniosité de son indulgence et les formes variées de sa vanité. Et ainsi que, jadis, toutes les puissances de l’Europe réclamaient les décisions de, sa justice, de même, la jeunesse de l’Europe accourait en foule chez elle, pour se former à l’art de la jouissance et de la débauche.

Il est inutile et pénible de s’appesantir sur les derniers degrés de sa ruine. L’antique malédiction des cités de la plaine pesait sur elle : « Orgueil, abondance de pain, et abondance de paresse ». Par le feu intérieur de ses passions, aussi fatal que la pluie brûlante de Gomorrhe, elle fut dévorée ; elle perdit son rang parmi les nations, et ses cendres remplissent aujourd'hui les canaux de la grande mer morte !

(Le traducteur a du laisser de côté — faute de place — l’appendice complétant l’étude du Grotesque et se borner à traduire l’« Index Vénitien », guide précieux à travers les richesses artistiques de Venise. Avant de le commencer, et pour illuminer une dernière fois la merveilleuse cité, restée si attachante et si belle dans sa ruine, le traducteur reproduit ici deux fragments pris dans d’autres œuvres de Ruskin et choisis par lui pour terminer, — en faisant revivre dans son plus beau temps la « Città dolente » d’aujourd'hui. — sa magistrale étude des Pierres de Venise).

Le premier fragment, tiré du « Repos de Saint-Marc » décrit l’élection d'un Doge :


« Quand le doge Gontarini mourut, le peuple de la Vénétie tout entière débarqua au Lido, et l’évèque de Venise et les moines de la nouvelle abbaye de Saint-Nicolas se joignirent à lui pour demander à Dieu — les moines dans leur église et le peuple sur le rivage et dans les bateaux — qu’il voulut bien éloigner tout danger de la patrie et lui accorder un roi qui fût digne de la gouverner. Et comme ils priaient, tous unis, un cri soudain sortit de la multitude : « Nous voulons Domenico Selvo, nous le voulons et nous approuvons ! » Et un groupe considérable de nobles coururent vers lui, relevèrent sur leurs épaules et le portèrent à son bateau. Lorsqu’il y fut entré, il retira ses chaussures pour pouvoir, en toute humilité, approcher de l’église Saint-Marc. Et pendant que les bateaux se dirigeaient, à force de rames, des îles vers Venise, le moine qui vit cela et qui nous le raconta, commença à entonner le Te Deum. Toutes les voix de la foule s’unirent pour chanter cet hymne, suivi du Kyrie Eleison : ces litanies rhythmaient les mouvements des rameurs et tous se réjouissaient, par cette brillante matinée, de voguer sur leur mer natale. A leur approche, toutes les tours de Venise les accueillirent par des sonneries triomphales. Le Doge fut conduit jusqu'au champ de Saint-Marc, puis les nobles le portèrent de nouveau, sur leurs épaules, jusqu’au porche de l’église dans laquelle il entra pieds nus, au milieu de telles acclamations poussées vers le Seigneur qu’il semblait que les murs allaient s’écrouler. Il se prosterna sur la terre, remercia Dieu et saint Marc et leur offrit le vœu que renfermait son cœur. En se relevant, il reçut à l’autel, le sceptre vénitien, puis il entra au Palais Ducal où le peuple lui prêta le serment de fidélité. »


Le second fragment, pris dans « Les peintres modernes » est une étincelante description de Venise, au temps du Giorgione :

« A mi-chemin entre les montagnes et la mer, naquit le jeune George, de Castel Franco, qu’on appelait le « George des Georges » tant il était bon : Giorgione. « Avez-vous jamais pensé sur quel monde s’ouvrirent ses yeux, ses beaux yeux chercheurs de jeune homme ? Monde de vie puissante, depuis la montagne rocheuse jusqu’à la mer ; monde de vie délicieuse lorsque — tout jeune encore, — il s’en alla dans la cité de marbre et devint un de ses cœurs les plus ardents.

« Une cité de marbre, ai-je dit? Non, plutôt une cité d’or, pavée d'émeraudes, où chaque pignon, chaque tourelle brillait sous un revêtement d’or ou de jaspe. Tout à côté, la mer roulait avec de longs soupirs, ses vagues tournoyantes. Profonds, majestueux et terribles comme la mer, les hommes de Venise partaient en quête de puissance et de guerre ; pures comme ses piliers d’albâtre, étaient ses femmes et ses jeunes filles ; ses chevaliers, nobles de la tête aux pieds, faisaient briller les reflets bronzés de leur armure rouillée par la mer et cachée, à regret, sous les plis de leur manteau, d’un rouge sanglant. Ignorant la crainte, fidèle, patient, impénétrable, implacable — chacune de ses paroles fixant une destinée, — siégeait son Sénat. Pleins d’honneur et d’espoir, bercés par le balancement des vagues qui entouraient les îles d’un sable sacré, leur nom gravé et la croix à leur côté, reposaient ses morts. Merveilleux fragment du monde ? Ou plutôt un monde lui-même posé en face des eaux ; pas plus grand lorsque ses capitaines l’apercevaient, le soir, du haut de leurs mâts, qu’une ligne de soleil couchant ne pouvant s’évanouir. S’ils n’avaient connu sa puissance ils eussent pu croire qu’ils naviguaient dans l’espace du ciel et qu’ils arrivaient à une grande planète dont le bord oriental s’enfonçait dans l’éther.

« De ce monde étaient bannis les soucis et bannis aussi les pensées mesquines et les éléments vulgaires de la vie. Nul immondice, nul tumulte dans ces rues onduleuses que la lune élève ou abaisse ; rien que la musique bouillonnante de ce majestueux changement, ou bien un silence pénétrant. Aucun faible mur, aucune maisonnette à basse toiture, aucun hangar de chaume n’auraient pu y être élevés ; seuls une force pareille à celle du rocher et l’enchâssement des plus précieuses pierres. Et tout autour, à perte de vue, le doux balancement des eaux sans tache, orgueilleusement pures : aucune fleur, mais aucune épine, aucune ronce dans ce champ mouvant.

« Force éthérée des Alpes, semblable à un songe s’évanouissant en haute procession au delà du rivage de Torcello ; îles bleues de Padoue se profilant sur le couchant doré au-dessus duquel le vent et les nuages luttent en toute liberté ; — clarté du nord et douceur du sud — étoiles du soir et lueurs matinales brillant dans la lumière sans limite du ciel arqué et de la Mer circulaire ! . . . »


APPENDICE

INDEX VENITIEN


(1881). Malgré les innombrables changements survenus dans tout ce que j’ai décrit, j’ai essayé de rendre cet Index, tardivement publié, aussi utile que possible au voyageur, en lui indiquant seulement les objets qui sont dignes d’être étudiés par lui. L’intérêt d’un voyageur dont la vigueur est stimulée par la fraîcheur de chaque impression, tandis qu’une longue familiarité l’éteint forcément, est une chose trop précieuse pour la laisser inconsidérément se perdre. Comme il est impossible, dans un délai fixé, de comprendre au delà d’une certaine quantité d’art, l’attention accordée, dans une ville comme Venise, à des œuvres de deuxième ordre, est non seulement perdue, mais encore nuisible, en faisant oublier à la mémoire, par la confusion, ce dont il est un devoir de jouir et un malheur de ne pas se souvenir. Que le lecteur ne redoute pas d’omission, j’ai consciencieusement indiqué toute chose caractéristique, même dans les styles que je n’aime pas ; s’il veut bien se fier à moi et qu’il soit amateur de peinture, je lui recommanderai de fixer son attention sur les œuvres du Tintoret, de Paul Veronese et de Giov. Bellini : ne pas négliger le Titien, mais se souvenir qu’il peut être étudié dans presque toutes les galeries européennes, tandis que Tintoret et Bellini ne peuvent être jugés qu’à Venise seulement et que Veronese, bien que glorieusement représenté par les deux grands tableaux du Louvre et d’autres encore répandus en Europe, ne peut être pleinement connu que lorsqu’on l’a vu se jouer dans les fantastiques caissons des plafonds vénitiens.

J’ai rédigé d’assez longues notices sur les peintures du Tintoret parce qu’elles ont beaucoup souffert, qu’elles sont difficiles à déchiffrer et complètement négligées par les autres critiques d’art. Je ne peux pas assez exprimer mon étonnement et mon indignation de trouver, dans le guide de Kügler, une méchante Cène — probablement peinte en deux heures, pour deux sequins, à la demande des moines de Saint-Trovaso — citée comme la caractéristique du maître ; tout comme si des lecteurs imbéciles citaient quelques stances de « Peter Bell » ou « l’Idiot » comme étant la caractéristique de Wordsworth. J’avertis aussi le lecteur que les dates assignées aux monuments sont presque toutes conjecturales, fondées uniquement sur l’évidence qui a pu me tromper, mais que ces erreurs possibles ne changent en rien les conclusions générales des pages précédentes dont le fond est assez solide pour ne pas en être troublé.


A[modifier]

ACCADEMA DELLE BELLE ARTI. À noter, au-dessus de la porte, deux bas-reliefs de Saint-Léonard et de Saint-Christophe dont la vigoureuse ciselure est remarquable pour sa date — 1377 — ; les niches dans lesquelles ils sont placés sortent de l’ordinaire par leurs pignons courbés et les petites croix dans les cercles qui remplissent leurs pointes. Le voyageur est généralement trop frappé par la grande Assomption du Titien pour remarquer aucun autre tableau de cette galerie. Qu’il se demande pourtant honnêtement pour combien entrent dans son admiration la vaste dimension du tableau et ses brillantes masses de rouge et de bleu ; qu’il se dise ensuite qu’un tableau n’est pas meilleur pour être très grand et couvert de couleurs éclatantes, et il sera en plus saine disposition pour comprendre le mérite des œuvres profondes et imposantes de Bellini et du Tintoret. Une des plus belles toiles de cette galerie est La mort d’Abel du Tintoret, à côté de l’Assomption ; l’Adam et Eve, qui est à droite, lui est à peine inférieur ; tous les deux sont des œuvres caractéristiques du maître, supérieures au Miracle de saint Marc si vanté. Toutes les œuvres de Bellini qui sont dans cette salle sont d’une grande beauté et fort intéressantes. Examinons avec soin dans la grande salle qui renferme la Présentation de la Vierge du Titien, les tableaux de Vittore Carpaccio et de Gentile Bellini représentant des scènes du vieux Venise, pleines d’intérêt au point de vue de l’architecture et des costumes. L’agonie au jardin de Marco Basaiti est un agréable spécimen de l’école religieuse. Les Tintorets, dans cette salle, sont de second ordre, mais plusieurs des Véronèses sont bons et les grands sont magnifiques.

(1877). Je laisse cet article tel qu’il fut écrit tout d’abord, le sixième chapitre du « Repos de Saint-Marc « donnant maintenant au voyageur une notice écrite avec soin sur la quantité de tableaux qu'il aura, je suppose, le temps d'examiner.

ALIGA (voir GIORGIO).

ANDREAGLISE DE SAN). Digne d'être visitée pour l'effet par ticulièrement doux et mélancolique de son petit cimetière couvert d’herbes, ouvrant sur la lagune et les Alpes. La sculpture de la porte : La pêche miraculeuse, est un délicat morceau de la sculpture Renaissance. A noter les lointains rochers et l’aviron de la gondole actuelle, suivant le bateau de Saint-André. L’église gothique de la dernière période est très détruite, mais encore pittoresque ; les fenêtres à trèfles sont bien traitées pour l'époque.

(1877). Tout est ruiné et souillé par les fabriques et les ponts du chemin de fer. Un lieu de désolation !

ANGELIGLISE DES), à Murano. A la porte d'entrée, la sculpture de l’Annonciation est gracieuse. En explorant Murano, il est intéressant de remonter le Grand Canal jusqu’à son débouché sur la lagune.

APOSTOLI (PALAIS DES). Sur le Grand Canal, près du Rialto, en face du marché aux Fruits. Un palais important comme transition. La sculpture du premier étage est particulièrement riche et curieuse ; je la crois vénitienne, imitation du byzantin. Le rez-de-chaussée et le premier sont de la première moitié du XIIIe siècle ; le reste est moderne. Une aile du rez-de-chaussée seule est intacte, l’autre moitié a été modernisée.

ARSENAL. Sa porte d’entrée est un modèle curieusement pittoresque de l’habile exécution de la Renaissance, admirable, précise et expressive dans sa culture ornementale, ressemblant sur plusieurs points à la meilleure culture byzantine. Les lions grecs me paraissent mériter plus d'éloges qu’ils n'en ont reçus, quoiqu'ils soient représentés dans un style hésitant entre la convention et l’imitation de la nature, n’ayant ni la sévérité propre à l'une, ni la vérité nécessaire à l’autre.

(1877). Non, il n’y a rien de bon chez ces lions : ouvrage stupide de la décadence grecque ; ils ont l’unique mérite d’être pacifiques et non rugissants comme les lions modernes. Le voyageur qui aime Turner regardera avec attention l’angle extérieur du canal de l'Arsenal. Turner a fait de ses murs de briques une flamme de feu spirituel dans un dessin mystique conservé dans notre « National Gallery »,


B[modifier]

BABOER (PALAIS), dans le Campo San Giovanni, à Bragola. Un magnifique modèle de Gothique au XIVe siècle, vers 1310 ou 1320. Il montre de superbes rangées de fenêtres du cinquième ordre, avec des fragments authentiques de balcons et l’habituelle fenêtre latérale plus grande que toutes les autres. Les fresques des murs semblent être d'une date plus récente, et les têtes qui forment les pignons semblent aussi avoir été rajoutées, les fenêtres d’origine ayant été du pur cinquième ordre.

La construction est maintenant une ruine, habitée par la basse classe; une blanchisseuse était établie au premier étage, lorsque je fus à Venise pour la dernière fois.

(1877). Ruinée par la restauration !

BAFFO (PALAIS), dans le Campo San Maurizio. Renaissance vulgaire. Quelques feuilles d’olivier et les traces de deux personnages sont tout ce qui reste des fresques de Paul Veronese qui l’ornèrent autrefois.

(1877). Tout est effacé, mais ces fresques n’étaient pas de Paul, seulement une habile imitation.

BARBARIGO (PALAIS), sur le Grand Canal, près de la Casa Pisani. Œuvre de la dernière Renaissance ; à noter comme une maison dans laquelle on a laissé quelques-unes des meilleures peintures du Titien se perdre dans l’humidité : elles furent ensuite vendues à l’empereur de Russie.

BARBARO (PALAIS) sur le Grand Canal, près du palais Cavalli. Ces deux édifices forment le premier plan dans la vue que presque tous les artistes prennent à leur première traversée du Grand Canal, l’église de la Salute faisant un gracieux lointain. Ils n’ont pas d'autre valeur que leur effet général. Le palais Barbaro est le meilleur et l’arceau pointu de son mur de côté, vu du canal étroit, est du bon Gothique du commencement du XIVe siècle.

BARTOLOMEOGLISE DE SAN). Je n’ai pas été voir les œuvres de Sébastien del Piombo qu’elle renferme, m’en rapportant au jugement de M. Lazari qu’elles ont été « barbarement défigurées par les mains incapables qui ont prétendu les restaurer ». [image]

BEMBO (PALAIS) sur le Grand Canal, près de la Casa Manin, Noble masse gothique (vers 1400) qui, avant d’avoir été peinte par les amateurs vénitiens avec les deux meilleures couleurs du Tintoret, le blanc et le noir (blanchie à la chaux en haut, avec un dépôt de charbon dans le bas), a dû être un des plus nobles effets du Grand Canal. Elle forme encore un beau groupe avec le Rialto, quelque grand bateau jetant généralement l’ancre sur son quai. Son rez-de-chaussée et son entresol sont, je crois, plus anciens que le reste ; les portes du rez-de-chaussée sont byzantines ; au-dessus de l’entresol règne une belle corniche byzantine bâtie dans le mur et s’harmonisant bien avec la partie gothique.

BEMBO (PALAIS), dans la Calle Magno, au Campe dei due Pozzi, près de l'Arsenal, désigné par Lazari et Selvatico pour son très intéressant escalier. Il est de l’ancien Gothique, vers 1330, mais il n’est pas plus intéressant que beaucoup d’autres de la même date et du même dessin. (Voir Contarini Porta di Ferro, Morosini, Sanudo et jMinelli).

BENEDETTO (CAMPO DI SAN). Ne pas manquer de voir le superbe — quoiqu’en partie ruiné — palais gothique bordant ce petit square. C’est du Gothique passant à la Renaissance, unique à Venise par son caractère mâle uni à la délicatesse du style qui commençait. A observer spécialement les corbeaux des balcons, les arabesques de leurs angles et les fleurs des corniches.

BERNARDO (PALAIS), Grand Canal. Très noble construction gothique du commencement du XVe siècle, d’après le Palais Ducal. Les ornements à jour des fenêtres latérales sont riches et rares.

BERNARDO (PALAIS), à San Polo. Superbe palais, sur un étroit canal, dans un quartier de Venise qui n’est plus habité que par la basse classe. Gothique tardif qui doit dater de 13800 à 1400, mais de la plus belle espèce et d’un très bel effet de couleur lorsqu’il est vu de côté. Un chapiteau de la cour intérieure est très admiré par Selvatico et Lazari, parce que « ses feuilles d’acanthe presque agitées par le vent, s’enroulent autour de la cloche, conception digne de la belle époque grecque ». Cela veut-il dire : époque byzantine ? Le chapiteau est simplement une traduction en style gothique de ceux de Saint-Marc ou de la Fondaco dei Turchi, auxquels il est inférieur. Mais, pris dans son ensemble, ce palais est, après le Palais Ducal, celui de tous qui produit, à Venise, la plus noble impression.

C[modifier]

CAMERLINGHI (PALAIS DES) à côté du Rialto. Œuvre gracieuse de l’époque où la Renaissance première (1525) devenait la Renaissance romaine. Les détails en sont inférieurs à beaucoup d’autres œuvres de la même École. Les « Camerlinghi di Comune » étaient les trois officiers ou ministres chargés d’administrer les dépenses publiques.

CAPELLO (PALAIS), à Saint-Aponal. Sans intérêt. On dit que c’est de là que s’enfuit Bianca Capello, mais la tradition paraît hésiter entre les diverses maisons appartenant à la famille.

CARITA (PALAIS DE LA). Fut une intéressante église gothique du XIVe siècle, mais elle est employée actuellement à l’un des buts importants de l’Italie moderne. La facade peut se deviner dans les tableaux de Canaletto, mais seulement se deviner, car, pour le rendu des détails, on peut moins se fier à Canaletto qu’au peintre le plus ignorant du XIIIe siècle.

CARMINIGLISE DES). Très intéressante église de la fin du XIIIe siècle, mais fort changée et abîmée. Sa nef dont les colonnes primitives et les chapiteaux ont la pure forme tronçonnée est d’un très bel effet, son porche latéral est délicat et beau, décoré de singulières sculptures byzantines et supporté par deux colonnes dont les chapiteaux sont le modèle le plus archaïque de pure forme Rose que j’ai vu à Venise. Un glorieux Tintoret est sur le premier autel de droite, en entrant : la Circoncision du Christ. Je ne connais pas de tête de vieillard plus belle et plus pittoresque que celle du grand prêtre. Le cloître est rempli de nobles tombeaux, presque tous datés. L’un d’eux, du XVe siècle (à gauche, en entrant), est intéressant par la couleur restée sur les feuilles et les roses sculptées.

CASSANOGLISE DE SAN). Cette église ne doit pas être oubliée, car elle renferme trois Tintorets, dont l’un, la Crucifixion, est un des plus beaux de l’Europe. Rien n'est digne d’être noté dans le bâtiment, excepté le jambage d'une ancienne porte (conservée dans la construction Renaissance du côté du Canal). Le visiteur peut réserver toute son attention pour les trois tableaux du sanctuaire :

La Crucifixion (à gauche du grand autel). Il est rafraîchissant de rencontrer un tableau dont on prend soin, et placé en pleine lumière — une lumière favorable — de façon à ce que toutes les parties en soient bien vues. Celui-ci est en meilleur état que nombre de tableaux de nos musées et très remarquable par la façon nouvelle et étrange dont le sujet est présenté. Il semble avoir été peint plutôt pour l’heureuse satisfaction de l’artiste que pour le mérite de la composition ; l’horizon est si bas, que le spectateur doit s’imaginer qu’il est couché tout de son long sur l’herbe, ou plutôt parmi les luxuriantes broussailles dont se compose le premier plan. Au milieu d’elles est tombée, au pied de la croix, la robe sans couture du Christ ; les ronces et les herbes folles recouvrent, de place en place, ses plis d’un rouge pâle. Par derrière, on voit à travers les broussailles, les têtes d'une troupe de soldats romains se détachant sur le ciel ; leurs piques et leurs hallebardes forment une épaisse forêt montant vers les nuages de l'horizon. Les trois croix sont élevées à l’extrême droite du tableau ; le centre est occupé par les exécuteurs ; l’un d'eux, debout sur une échelle, reçoit de l’autre l’éponge et l’écriteau avec les lettres INRI. La Vierge et saint Jean sont à l’extrémité de gauche, merveilleusement peints, comme tout le tableau, mais personnages secondaires. En résumé, le but de l’artiste semble avoir été de transformer le principal en accessoire et l’accessoire en principal. On regarde d’abord l’herbe, puis la robe rouge, puis les lourdes piques lointaines, puis le ciel, puis enfin la croix. Comme coloris, ce tableau est d’une excessive modestie. Pas une seule note brillante ne s’y fait remarquer et pourtant la couleur est exquise dans tout l’ensemble ; pas une seule touche qui n’en soit délicieuse. A noter aussi — la peinture étant restée dans toute sa fraîcheur — que le Tintoret, comme presque tous les grands coloristes, a redouté d’employer les verts clairs. Il se sert souvent de verts bleus pour le feuillage de ses arbres, mais ici, où l’herbe est en pleine lumière, elle est peinte dans une gamme de bruns sobres et variés, surtout lorsqu’elle touche la robe rouge. C’est un tableau de la plus noble manière du Tintoret ; et je le considère comme sans prix. Il y a quelques années, il fut, je crois, nettoyé, mais sans être détérioré ou, du moins, aussi peu que peut l’être un tableau qui supporte un procédé quelconque de nettoyage.

La Résurrection (sur le grand autel). La partie inférieure de ce tableau est entièrement cachée par un temple en miniature, d’environ cinq pieds de haut, posé au sommet de l’autel, insulte que ne dut pas prévoir Tintoret, car en montant sur les marches et en regardant par-dessus ledit temple, on voit que, dans ce tableau, les figures du bas sont les plus travaillées. Il est étrange de constater que le peintre ne se montra jamais capable de représenter puissamment ce sujet ; dans le tableau dont nous parlons, il est curieusement empêtré par des types conventionnels. Il ne représente pas une Résurrection, mais plutôt de pieux catholiques romains qui pensent à la Résurrection. D’un côté de la tombe est un évêque en costume ; de l’autre, une sainte, je ne sais laquelle. A côté, un ange joue sur un orgue, souillé par un chérubin ; d’autres chérubins fuient dans le ciel avec des fleurs ; cette composition est un assemblage des absurdités de la Renaissance. De plus, elle est peinte lourdement, trop finie, et les chérubins sont épais et vulgaires. Je ne puis m’empêcher de penser que ce tableau a dû être réparé, car il y reste encore des parties puissantes. S’il est réellement l’œuvre du Tintoret, c'est un très curieux exemple de la défaillance que peut causer un travail trop prolongé sur un sujet vers lequel l’esprit de l'artiste n’est pas tourné. La couleur en est chaude et dure, pénible par son opposition avec la fraîcheur et la chasteté de la Crucifixion. L’ange qui joue de l’orgue est puissamment travaillé ; les chérubins aussi.

La descente aux enfers (à droite du grand autel). Très détériorée et peu à regretter. Aucune peinture ne m’a jamais autant intrigué : la facture en est négligée et même tout à fait mauvaise dans certains endroits. La figure principale, celle d’Ève, a été ou refaite ou faite par un écolier, ainsi que, d’après moi, la plus grande partie du tableau. On croirait que Tintoret a dû esquisser ce tableau étant malade, qu’il l’a laissé peindre par un mauvais élève, après quoi, il l’a terminé a la hâte ; mais il y est certainement pour quelque chose ; aucun autre n’aurait repoussé l’aide de la troupe de spectres dont tous les mauvais peintres remplissent cette scène. Bronzino, par exemple, couvre sa toile de tous les monstres que son imagination paresseuse a pu enfanter. Tintoret n’a admis qu’un Adam quelque peu hagard, une Ève gracieuse, deux ou trois Vénitiens en habit de cour qu’on aperçoit dans la fumée, et un Satan représenté par un beau jeune homme, uniquement reconnaissable aux griffes de ses pieds. Le tableau est sombre et abîmé, mais je suis certain qu’il ne s’y trouve ni spectres ni démons. Ainsi l’a voulu l’artiste qui, par là, diminua l’intérêt d’une œuvre peu satisfaisante à d’autres égards. Elle a pu produire une certaine impression par l’effet des rayons frappant la caverne, ainsi que par l’herbe étrange qui pousse dans le fond et dont les brins entremêlés indiquent le caractère infernal ; mais on n'en peut distinguer que si peu de chose qu’il ne vaut pas la peine de perdre son temps sur une œuvre indigne du maître, et dont une grande partie n’a sans doute pas été revue par lui.

CAVALLI (PALAIS). En face de l’Académie des Beaux-Arts. Importante construction, sur le Grand Canal, de la Renaissance gothique. Peu de mérite dans les détails ; l’effet de ces délicates ciselures a été récemment détruit par la pose de modernes volets extérieurs. Les balcons gothiques sont bons (voyez BARBARO).

CAVALLI (PALAIS), près de la Casa Grimani (hôtel des Postes), mais de l’autre côté de l’étroit Canal. Bon Gothique, imité du Palais Ducal, vers 1380. Les chapiteaux du premier étage sont remarquables par les riches bandeaux qui entourent leur gorge. Les têtes de chevaux marins, sculptées entre les fenêtres, semblent être moins anciennes, mais sont fort belles.

CONTARINI PORTE DE FER (PALAIS). Près de l’église Saints-Jean-et-Paul ; ainsi appelé, à cause du superbe travail de sa porte, qui fut, il y a quelque temps, enlevée et vendue par son propriétaire. M. Rawdon Brown a retiré quelques-uns de ses ornements des mains du serrurier qui les avait achetés comme de la vieille ferraille. En haut de la porte est un très intéressant arceau de pierre du commencement du XIIIe siècle. Dans la cour intérieure est un beau débris d’escalier terminé par un morceau de balcon (vers 1350), un des plus riches et des plus soignés qui aient été exécutes à Venise. Ce palais, à en juger par ces restes, doit avoir été un des plus magnifiques de l’époque.

CONTARINI FASAN (PALAIS), sur le Grand Canal. Le plus riche travail du Gothique domestique à Venise au XVe siècle, plus remarquable par la richesse du dessin que par son excellence. Il mérite cependant d’être regardé avec attention comme une preuve de la grande beauté et de la dignité que peut donner la sculpture gothique à une habitation sans importance. De sottes critiques ont paru en Angleterre, trouvant ce palais « mal proportionné ». La vérité est qu’il fallait que l’architecte proportionnât la construction au peu de profondeur qu’offrait le canal ; qu’il fît des chambres aussi confortables qu’il le pût ; des fenêtres et des balcons commodes pour ceux qui devaient s’en servir, et qu’il laissât les « proportions » extérieures libres de se défendre elles-mêmes ; ce qu’elles ont très suffisamment fait, car bien que la maison ait honnêtement avoué son exiguïté, elle n’en fut pas moins un des principaux ornements du Grand Canal. Sa destruction serait presque une aussi grande perte que la destruction de la Salute elle-même.

CORNER DELLA CA GRANDE (PALAIS) sur le Grand Canal. Une des constructions les plus mauvaises et les plus tristes de la Renaissance. Bâtie sur une vaste échelle, cette masse envahissante s’élève au-dessus des toits voisins, — de quelque côté qu’on regarde l’entrée du Grand Canal, aussi bien que dans la vue générale de Venise, prise de Saint-Clément.

CORNER DELLA REGINA (PALAIS), construction de la Renaissance sans mérite ni intérêt.

CORNER SPINELLI (PALAIS). Œuvre gracieuse et intéressante de la Renaissance à ses débuts, remarquable par ses jolis balcons circulaires.

(1877), CORNER, musée. Le portrait-étude par Carpaccio, représentant deux dames et leurs petits bichons favoris, est le morceau le plus intéressant qu’on trouve à Venise de son exécution si poussée. La Visitation est une œuvre légère, mais gracieuse, la Transfiguration (Mantegna ? ou Giov. Bellini ?) est du plus pathétique intérêt. Il y a encore, dans cette collection, quelques autres tableaux curieux et quelques-uns, plus petits, fort beaux.


D[modifier]

DANDOLO (PALAIS) sur le Grand Canal. Entre la Casa Lorédau et la Casa Bembo, s’élève une rangée de constructions modernes dont quelques-unes occupent, je crois, la place du palais qui fut habité par le doge Henry Dandolo. Des fragments de l’école byzantine se retrouvent dans leurs fondations, et, dans celles de la Casa Bembo elle-même, existent deux portes appartenant à cette école. Il n’y a toutefois, en ce lieu, qu'un seul palais de quelque valeur, un très petit palais mais d’un riche Gothique des environs de 1300, avec deux groupes de fenêtres du quatrième ordre à son second et à son troisième étage, et, au-dessus, quelques moulures byzantines arrondies. On dit que ce Palais a appartenu à la famille Dandolo et il mérite d’être conservé avec soin, car c'est un des plus intéressants parmi les anciens palais gothiques qui subsistent encore.

DANIELI (Hôtel) (Voir NANI).

DOGANA DI MARE. A la séparation du Grand Canal et de la Giudecca. Construction barbare de la Renaissance grotesque (1676) intéressante par sa situation. La statue de la Fortune formant la girouette, debout sur le monde, donne une juste idée des conceptions du temps et des espérances et des principes des derniers jours de Venise.

D’ORO (CASA). Une noble construction d'un très délicat Gothique, jadis d'un superbe effet, actuellement détruit par la restauration. Pendant que j’étais à Venise, jai vu briser les belles bandes de marbre rouge qui formaient la base de ses balcons et qui étaient ciselées en nobles spirales étonnamment divisées, épaisses d’un pied et demi. Son glorieux escalier intérieur, l’œuvre gothique la plus belle et la plus intéressante de ce genre qui fût à Venise, avait été emporté par morceaux deux ans auparavant et vendu comme vieux marbre sans valeur. Dans ce qu’il lui restait encore de beau lorsque je la vis pour la dernière fois, étaient les chapiteaux des fenêtres, à l’étage supérieur, superbes sculptures du XIVe siècle. Les décorations fantaisistes des autres fenêtres sont, je crois, plus récentes, mais l’architecture du palais est si anormale que je n’ose hasarder une opinion sur son compte. Une partie des ornements sont du style byzantin, mais semblent être des imitations.

PALAIS DUCAL. La multitude des œuvres de différents maîtres qui couvrent les murs de ce palais est si grande que le voyageur en éprouve, en général, fatigue et confusion. Il gagnerait à ne faire attention qu’aux œuvres suivantes :

Le Paradis[34] du Tintoret, à l’extrémité de la grande salle du Conseil. Il m’a semblé impossible de compter le nombre de personnages dans cette peinture, leur groupement est si enchevêtré que dans la partie haute, il est difficile de les séparer les uns des autres. J’ai compté 150 figures importantes dans la moitié de l’œuvre, de sorte qu’en y joignant celles d’un ordre plus modeste, le total ne peut pas être inférieur à cinq cents.

Je regarde ce tableau comme le chef-d’œuvre de Tintoret, bien qu’il soit si vaste que personne ne prend la peine de le déchiffrer et qu’on lui préfère des tableaux moins merveilleux. Je n’ai pu moi-même en étudier à fond que quelques parties, toutes de la plus belle manière de l’artiste, mais un observateur pressé sera bien aise de savoir que cette composition est divisée en zones concentriques, représentant les étages d’une coupole autour du Christ et de la Madone qui en sont le point central le plus élevé. Ces deux figures sont extrêmement nobles et belles. Entre chaque zone, des espaces d'un ciel blanc où flottent des Esprits. La peinture est, dans son ensemble, remarquablement conservée ; c'est l’œuvre la plus précieuse que possède Venise. Elle ne la possédera pas longtemps, car les Académies vénitiennes, trouvant qu’elle ne ressemble en rien à leurs productions, ont manifesté le désir de la retoucher suivant leurs idées personnelles de la perfection.

Le siège de Zara, le premier tableau à droite, en entrant par la Salle da Scrutin. Tableau de bataille où les figures sont taillées comme des flèches. Beaucoup de mérite et d’invention. Le Tintoret l’a certainement esquissé, mais s’il l’a peint lui-même entièrement, il l’a fait dans l’esprit qu’un peintre d’enseigne apporte à satisfaire les désirs d’un aubergiste ambitieux. Il semble qu’on lui a ordonné de reproduire d’un coup tous les événements du combat et qu’il s'est dit que plus il représenterait d’hommes, de flèches et de vaisseaux, plus il satisferait ceux qui l’employaient. Le tableau, très grand, a quelque trente pieds sur quinze.

D’autres tableaux seront indiqués par le gardien, mais ils ne sont intéressants qu’au point de vue historique et non artistique. Le plafond de Paul Veronese a été repeint et le reste des peintures murales est fait par des artistes de seconde valeur. Une fois pour toutes, avertissons le voyageur de ne pas prendre les œuvres de Domenico Tintoretto, un fort misérable peintre, pour celles de son illustre père, Jacopo.

Le doge Grimani s’agenouillant devant la Foi, par le Titien, dans la salle des Quatre Portes. A observer avec soin comme un de plus frappants exemples du manque de sentiment du Titien et de sa grossièreté de conception. Comme œuvre d’art, pourtant, ce tableau a une grande valeur. Le voyageur accoutumé à la touche indistincte de Turner pourra y étudier la manière de peindre Venise dans le lointain.

Fresques sur le plafond de la salle des Quatre Portes, par Tintoret. Autrefois une magnificence défiant toute description, aujourd'hui un débris (le plâtre tombant par larges lambeaux) méritant encore pourtant une sérieuse étude.

Le Christ retiré de la croix, par Tintoret, au fond de la salle des Pregadi. Un des tableaux mythiques les plus intéressants de Venise, deux doges étant représentés auprès du corps du Christ. Cette très belle peinture, faite pour être vue à distance, gagne à être regardée de l’autre bout de la salle.

Venise. Reine de la mer, par Tintoret. Compartiment central du plafond dans la salle des Pregadi. Remarquable par le mouvement des grands flots verts et par la largeur de la conception, quoique peint durement et avec négligence et peu digne du maître sous certains rapports. Remarquer les formes fantastiques que, dans son amour pour le grotesque, il a donné aux herbes marines.

Le doge Lorédan implorant la Vierge, par Tintoret, dans la même salle. D’une couleur éteinte, mais pourtant une grande œuvre, dont l’étude démontre ce qu'un grand artiste peut faire « par ordre », lorsque le sujet imposé lui pèse.

Saint Georges et la Princesse. En dehors du Paradis, il n’y a guère a ma connaissance dans le Palais Ducal que six tableaux que Tintoret ait peints avec soin et qui soient extrêmement beaux : les plus achevés sont dans l’Anti-Collegio, mais les deux plus majestueux et caractéristiques sont deux panneaux oblongs, d’environ huit pieds sur six, qui remplissent les murs de l’Anti-Chiesetta et qui sont peints avec une paisible noblesse. Ils renferment fort peu de couleur ; le ton prédominant étant un brun grisâtre, accompagné de gris, de noir et d'un ton rougeâtre très chaud. Ils sont peints légèrement, parfaits de coloration et entièrement intacts. Le premier est Saint Georges et le Dragon, et le sujet en est traité d'une nouvelle et curieuse façon. Le personnage principal est la princesse, à califourchon sur le cou du dragon qu'elle tient par une bride de ruban ; saint Georges est debout derrière elle et il étend les mains, soit pour la bénir, soit pour arrêter le dragon par un pouvoir céleste ; un moine est à sa droite, qui regarde gravement cette scène. Il n’y a aucune expression, aucune vie dans ce dragon, quoique son œil lance un rayon hagard ; mais l’ensemble est complètement typique : la princesse semble avoir été placée par saint Georges sur le dragon, son principal ennemi, dans une attitude victorieuse. Elle porte une riche robe rouge, mais elle manque de grâce. Saint Georges, dans son armure et sa draperie grise, nous montre un beau visage ; il se découpe en sombre sur le lointain du ciel. Il y a au palais Manfrini, une étude pour ce tableau.

Saint André et saint Jérôme. Encore moins de coloration dans ce pendant du précédent tableau. Il est presqu’uniquement brun et gris, les feuilles des figuiers et des oliviers sont brunes ; les figures brunes ; les vêtements bruns et saint Jean porte une grande croix brune. Rien ne peut s’y appeler couleur, excepté le gris du ciel qui, dans certaines places, devient presque bleu, et un unique morceau d’un rouge brique fixé dans la robe de saint Jérôme ; et pourtant Tintoret ne m’apparaît jamais plus grand que dans cette union de teintes sobres. J’aimerais mieux posséder ces deux petits tableaux bruns, le Caïn et Abel, l’Adam et Eve de l’Académie, également bruns, que tous les autres qu’il peignit avec de brillantes couleurs, pour orner les autels de Venise. Je n’ai jamais vu deux tableaux approcher, comme ceux-ci, de la grisaille, tout en étant deux morceaux d’un coloris délicieux où chaque ligne, bien qu’étudiée avec le soin le plus approfondi, garde une complète liberté.

10° Bacchus et Ariane. La plus belle des quatre œuvres du Tintoret qui occupent les angles de l’Anti-Gollegio. Jadis, une des plus belles du monde, mais aujourd’hui, misérablement ruinée par le soleil à qui on a permis de la frapper tout le long du jour. Le dessin des feuillages qui entourent la tête de Bacchus et la grâce flottante de la femme qui est au-dessus de lui, continueront à donner de l’intérêt à ce tableau — à moins qu’on ne le restaure ! Les trois autres Tintoret de cette salle sont, quoique beaux et faits avec soin, inférieurs au Bacchus. Vulcain et les Cyclopes sont une étude vulgaire d’après des modèles communs.

11° L’Europe de Paul Veronese, dans la même salle. — Un des rares tableaux qui méritent leur haute réputation.

12° Venise sur son trône, par Paul Veronese, au plafond de la même salle. Un des plus beaux morceaux de franche couleur du Palais Ducal.

13° Venise et le doge Sébastien Venier, au bout de la salle du Collegio ; un Paul Veronese sans rival, encore beaucoup plus beau que l’Europe.

14° Mariage de sainte Catherine, par Tintoret, dans la même salle. — Tableau inférieur, mais renfermant une sainte Catherine exquise. Son voile l’enveloppe en laissant entrevoir le ciel, comme une cascade des Alpes tombant sur un rocher de marbre. Il y a encore dans cette salle, trois tableaux du Tintoret, mais inférieurs quoique pleins de talent. A remarquer le rendu des ailes du lion et du tapis de couleur dans le Doge Alvise Mocenigo adorant le Rédempteur[35].

Le plafond est, tout entier, de Veronese, et le voyageur qui aime réellement la peinture devra demander l’autorisation de venir, à sa volonté, dans cette salle. Il y viendra et y reviendra pendant les matinées d’été, entrant, de temps en temps dans l’Anti-Collegio et dans la salle dei Pregadi, et venant se reposer sous les ailes du lion couché aux pieds de Mocenigo. Autrement, il ne pénétrera pas assez profondément dans le cœur de Venise.


E[modifier]

EUFEMIAGLISE DE SANTA-). Petite et abîmée, mais très curieuse église de l’ancien Gothique, à la Giudecca. — A visiter seulement par ceux qui s’intéressent sérieusement à l’architecture.


F[modifier]

FOSCAGLISE DE SANTA-). Remarquable par son campanile gothique extrêmement pittoresque et épargné par la restauration ; elle est particulièrement vénitienne, étant couronnée par la coupole au lieu de l’être par la pyramide employée à cette époque dans toute l’Italie.

FOSCARI (PALAIS) sur le Grand Canal. Le plus noble exemple, à Venise, du style gothique au XVe siècle, imité du Palais Ducal, 266 INDEX VENITIEN mais — à Texception des ornements en pierre des fenêtres - — gâté par une restauration, indispensable, il est vrai, pour empê- cher la ruine totale. Le palais, en i845, était rempli de débris, comme le réduit d'un maçon, et dans les chambres, blanchies à la chaux, s'éta- laient d'indércentes caricatures. Il a été en partie remis en état, mais comme la municipalité vénitienne Ta donnée aux Autrichiens pour y faire des baraquements, il ne tardera pas à être de nou- veau ruiné. Les palais, moins élevés, qui sont à côté de celui-ci, ont appar- tenu, dit-on, aux plus jeunes Foscari. (Voir Giustiniam.) Francesco DELLA Yigna (Eglise de San). Basse Renaissance, mais elle doit être visitée pour voir le Giovanni Bellini, dans la Sainte- Chapelle. Lazari indique la sculpture de la chapelle Giustiani, comme digne d'être étudiée. On dit que cette église renferme aussi deux tableaux de Paul Veronese. Frari (Eglise dei). Fondée en laSo, et continuée à différentes époques. L'abside et les chapelles qui Tavoisinent en sont les plus anciennes parties, leurs ornements découpés ont inspiré, dit-on, ceux du Palais Ducal. Pour jouir de la meilleure vue de l'abside, noble exemple du Gothique italien, il faut se placer à la porte de l'Ecole de Saint-Roch'. Les portes de l'Eglise sont moins an- ciennes, d'une Renaissance gothique très étudiée. L'intérieur est du bon Gothique, intéressant par ses monuments funéraires. A signaler ceux de Duccio dcgli Albert! ; du chevalier inconnu, en face de celui de Duccio ; de Francesco Foscari ; de Giovanni Pesaro et de Jacopo Pesaro. En plus de ces tombes, étudier avec soin celle de Pietro Ber- nardo, modèle de premier ordre du travail de la Renaissance : rien ne peut être plus détestable et plat que sa conception ; rien de plus beau que son exécution. A remarquer les griffons admi- rant des fleurs et des fruits que nous pourrons admirer aussi ; rien ne peut être plus beau, dans ce genre. Le tombeau de Canova, par Canova, ne peut pas être négligé : d'une science consommée, d'une affectation intolérable, d'une conception ridi- cule, dénuée au suprême degré d'invention et de sentiment. La statue équestre de Paolo Savelli est pleine de vie. Il y a, dans l'église, plusieurs bons Vivarini, mais son principal trésor, en ^ Actuellement ruinée par la restauration.

  1. WS. gouvernenement ---> gouvernement (coquille).
  2. Il fut bien conçu sous cette forme : il fut assurément « mystérieux » sous certains aspects et « perfide » dans certains de ses actes. L'esprit de ce gouvernement mérite cet épithète autant que la « perfide Albion »
  3. Décadence honteusement signalée par son humiliation devant le pouvoir papal, en 1509, et son abandon du droit de nommer le clergé sur l'étendue du territoire vénitien.
  4. Le Sénat vola par 512 voix contre 4 l’abdication de son autorité (Alison, chap. xxiii).
  5. En dirigeant les armes des Croisés contre un prince chrétien. (Daru Liv. IV, chap. iv-viii).
  6. Oui, cela est vrai, mais c’est son cœur qui se montrait alors — je fus insensé de ne pas le comprendre ! — Venise fut commerciale superficiellement, d’apparence ; son cœur fut passionné de religion et d’héroïsme. Elle est la contre-partie de l’Angleterre moderne, dont l’apparence religieuse est superficielle et dont le cœur est lachement infidèle, sans probité.
  7. … « À la porte du temple,
    (L’airain a disparu, le porphyre est resté)
    Barberousse, ôtant son manteau
    Et s’agenouillant, reçut sur son cou le pied
    Du fier pontife, enfin dédommagé
    De sa fuite, de ses déguisements et de plus d’un frisson
    Sur son oreiller de pierre. »

    Je n’ai pas besoin d’indiquer d’où viennent ces lignes : « L’Italie » de Rogers a maintenant sa place dans toutes les bibliothèques, où elle restera. Le véritable esprit de Venise est mieux dépeint dans ce poème que dans tout ce qui a été écrit sur ce sujet.

  8. Les fortifications de l’Arsenal ne sont pas en contradiction avec cette remarque : ce n’était qu’un semblant de précaution contre l’attaque d’un ennemi étranger.
  9. Selvatico. L Architecture de Venise, p. 147.
  10. En vénitien, Zanipolo.
  11. C'est parfaitement vrai, mais mon ignorance de sectaire m'empêcha de distinguer la valeur vitale de cette vérité. Le protestantisme, tant qu'il resta chrétien et ne consista pas seulement à maintenir une opinion personnelle sur l'Evangile, ne pouvait pas se séparer de l'Eglise catholique. Les pseudo-catholiques devinrent eux-mêmes hérétiques et sectaires en répudiant les protestants, et l'Europe fut transformée en une vaste arène de combats de coqs par la lutte furieuse de ces deux partis anlichrétiens, tandis que, innocent et silencieux, sur les collines et dans les champs, le peuple de Dieu, laissé dans l'oubli, vivait et mourait dans la foi catholique.
  12. Une grande partie de ces jugements sont superficiels ; quelques-uns même sont erronés ; ils devraient être révisés : Aquilée, et non Torcello, fut la véritable mère de Venise. Ce chapitre est pourtant écrit dans des principes justes et vrais ; c’est pourquoi j’en laisse la plus grande partie reparaître dans cette édition.
  13. Ils agiraient prudemment en réservant cette affliction pour ceux de leur secte, assez nombreux, qui nient l’efficacité de la prière.
  14. Hélas! Toutes ces choses ne se voient plus. A propos de ce grand mur, lisez la description du nouveau parapet de M. Scott orné dune multitude de rois, venus en droite ligne de Kensington.
  15. Les deux plus charmants ont été arrachés et remplacés par de basses imitations dues aux soins des Italiens modernes!
  16. Elle fut enlevée à un Club de Londres et envoyée à la campagne.
  17. N’ayant pas été autorisé à reproduire ici deux plans de la place Saint- Marc et du Palais Ducal, plans fort intéressants tracés par Ruskin lui-même, nous avons été forcé de renoncer, pour un moment, à la traduction intégrale du texte ruskinien. Aidé, pour notre description, par d'excellentes photographies, nous avons conservé, toutefois, les appellations choisies par Ruskin. (Note du traducteur.)
  18. Ce que j’appelle la mer était alors appelé le grand canal par les Vénitiens, tout comme la grande artère de la ville ; mais je préfère dire « la Mer » pour désigner l’étendue d'eau qui baigne le Palais Ducal et qui n’est interrompue, dans son cours de quelques milles jusqu’au Liodo, que par l’ile Saint-Georges : le profond canal, qui continuait le grand canal devant le Palais Ducal était appelé de même par les Vénitiens ; on le constate dans Sansovino.
  19. II y a dans Monaci (p. 68) un intéressant récit de cette révolte. Quelques historiens disent que le Palais fut entièrement détruit, mais, d’après Sansosvino il ne semble pas avoir subi d’importantes réparations : on les attribue généralement à Pietro Orseolo I, mais la légende placée sous le portrait de ce Doge ne parle que de la décoration de Saint-Marc « qui produisit plusieurs miracles ». Orselo I semble s’être absorbé dans les questions ecclésiastiques, il prouva sa ferveur de façon à surprendre son État en suivant un prêtre français à l’abbaye de Saint-Michel où il se fit moine. Il laissa les réparations du Palais Ducal à son fils, Orseolo II.
  20. En l’an 1106, le feu, sortant d'une maison particulière, brûla une partie du Palais (Sansovino). Pour les effets bienfaisants de ces incendies, voir Cadorin (p. 121 et l23).
  21. Cette identification a été établie d’une façon concluante par mon ami, M. Rawdon Brown, qui a étudié à fond les annales vénitiennes ayant rapport à l’histoire de la littérature anglaise.
  22. « Ô vénérable Raphaël, rends le golfe calme, nous t’implorons ». D’après la tradition, l’office particulier de Raphaël était de calmer l'influence malfaisante des mauvais esprits. Sir Charles Eustable m’a dit qu’on le représente quelquefois tenant à la main le foie du poisson pris par Tobie ; il me rappela la superstition des Vénitiens qui attribuent les orages à l’influence des démons, comme le prouve la légende bien connue du pêcheur et de l’anneau de Saint-Marc.
  23. Cela s’explique aisément : il y a toujours, à chaque époque et dans tous les pays, de méchants peintres qui croient, consciencieusement, améliorer les tableaux qu’ils retouchent. Leur présomption exerce généralement une grande influence sur l’innocence des Rois et des municipalités. Un charpentier, un couvreur ne sont pas écoutés quand ils réclament la réparation d’un toit, mais le mauvais peintre a une grande influence — et non moins de profit — lorsqu’il réclame la restauration d’une œuvre d’art !
  24. On trouvera maintenant beaucoup de mots irrévérencieux adressés à Léonard, à Michel-Ange et à Ghirlandajo ; mais, en 1851, je commençais seulement à battre en brèche les vieux préjugés dont la poussière m’encombrait encore. Je pense que, néanmoins, le lecteur aura la justice de reconnaître avec quel soin et quelle modération j’ai fait ce pas en avant. Je n’ai, aujourd’hui, qu’à confirmer et à compléter mes jugements ; rien de réellement beau n’a été dénigré par moi dans les rangs ennemis.
  25. On verra, dans le chapitre suivant, que ces hommes ne purent pourtant pas la porter sans en souffrir.
  26. Hélas ! le plus bel échantillon, l’exquise « loggia » du frère Giocondo a été barbouillée et déshonorée par la « restauration » moderne qui en a fait une caricature aussi grotesque qu’un clown de Noël. Les délicieuses fresques de la Renaissance, pures comme des feuilles de rose, sont traitées de « sporco » par le restaurateur italien qui les remplace par des couleurs à l’huile : le bistre et le vert de Prusse, et qui étend de l’or où le diable le pousse, pour enrichir l’ensemble.
  27. Non, ils ne valent pas cet éloge. La durée de cette école ne dépassa d’ailleurs pas trente années.
  28. Voir et revoir les fonds de Carpaccio et de Bellini. Délicates serait un meilleur terme que épaisses, dans cette définition : le blanc et l’or ne sont parfois que des filets.
  29. Je viens, de nouveau, de m’administrer une petite tape d’encouragement, en me disant : « Bon chien! » Pour vérifier l’exactitude de mon récit, le lecteur se rendra à l’église San Sebastian : il y verra les derniers morceaux de porphyre disparaissant de la façade et le plafond couvert de peintures qui furent jadis de Veronese, mais qui sont aujourd'hui l’œuvre des élèves de l'Académie vénitienne.
  30. Le lecteur a peut-être besoin de reprendre haleine! Tout cela, pourtant, est vrai (ou à peu près) quoique un peu trop expansif. La logique et la rhétorique sont d’excellentes études pour les sots et les hypocrites. Tous les esprits bien équilibrés pratiquent le raisonnement aussi facilement que la marche ; toutes les lèvres saines parlent pour l’amour de la vérité et non de l’émotion. Néanmoins, à un certain moment de la vie, la grammaire peut être une étude utile et même une amusante distraction; mais que vous disiez : « deux et deux font quatre » ou « deux et deux fait quatre » ; peu importe, aucune recherche grammaticale ne pourra faire dire honnêtement que deux et deux font cinq !
  31. Vrai ; néanmoins, on doit en ressentir beaucoup pour Horace.
  32. Vrai, au point de vue général, mais le Parnasse est la plus grandiose des fresques de Raphaël, au Vatican.
  33. Sansovino
  34. Je laisse la notice sur le Palais Ducal telle qu’elle fut originairement écrite. Je crois que tout est changé maintenant et ce texte ne pourra être utile qu’au voyageur ayant le temps de le rectifier suivant les besoins actuels. Pour une connaissance plus complète du Paradis du Tintoret, voir mon pamphlet sur Michel-Ange et Tintoret.
  35. J’ai été assez heureux pour obtenir, à Venise, l’esquisse originale de ce tableau ; après avoir été, du vivant de mon père, le tableau le plus précieux de Denmark Hill, il est maintenant dans mon école d’Oxford.