Les Pincheyras
PINCHEYRAS.
Il y avait à peine un an que la bande des factieux connus sous le nom de Pincheyras avait été détruite et le Chili délivré des derniers ennemis de son indépendance, lorsque je quittai Buenos-Ayres pour me rendre à Valparaiso à travers les pampas. L’instant n’était pas bien choisi ; la République Argentine, poussant jusqu’au bout les conséquences d’une émancipation prématurée, rejetait les hommes du parti unitaire et civilisateur pour suivre les héros de la fédération et de la barbarie. La campagne triomphait et les villes tremblaient. D’un autre côté, les Indiens, reprenant l’offensive, avaient pillé les habitations sur plusieurs points et battu les volontaires de Cordova. L’audace de ces dangereux voisins répandait la terreur sur toute la frontière du sud, et l’on dirigeait contre eux cette expédition fameuse dont le résultat définitif fut la rentrée au pouvoir du président Rosas. Les routes n’offraient pas non plus une grande sécurité. Arrêtés en chemin par les mille contre-temps auxquels les voyageurs sont exposés dans ces plaines inhospitalières, nous ne mîmes pas moins de deux mois à parcourir les trois cents lieues qui séparent la Plata de la Cordilière. L’hiver marchait plus vite que nous ; un vent glacial balayait ces solitudes attristées, qui portaient les traces des dévastations commises la veille par les sauvages, et nous étions encore à quatre journées des Andes, que déjà nous les voyions se dresser comme une barrière infranchissable, uniformément blanches de neige, depuis le sommet jusqu’à la base. Il était impossible de passer au Chili avant le printemps.
Hiverner au pied des montagnes, dans cette vallée de Mendoza que nous rêvions d’avance comme une terre promise à la sortie du désert, devenait pour nous une nécessité que nous acceptions sans trop de peine ; mais cette plaine si fertile, tant vantée, que l’on comparait avec orgueil à la huerta de Valence, avait souffert aussi. De belles fermes restaient en friche ; de rares troupeaux erraient dans les prairies ; on voyait bon nombre de maisons abandonnées. La guerre civile avait passé par là, et la proscription l’avait suivie. À ces fléaux, partout visibles, se joignaient les rigueurs d’un hiver extraordinaire. Une neige abondante couvrait le sol quand nous fîmes notre entrée dans la ville de Mendoza, et de plus il faisait nuit ; les habitans, peu accoutumés aux intempéries des saisons, se cachaient derrière leurs fenêtres bien closes ; personne dans les rues ; pas une porte ouverte, pas une lumière ; on eût dit une ville morte. Les chevaux s’abattaient à chaque pas, les postillons murmuraient sous leurs ponchos humides, et, au milieu des plus profondes ténèbres, nous cherchions un peu au hasard la maison d’un Français chez qui nous devions descendre. Dans ces pays où les hôtels sont inconnus, il faut avoir recours à l’hospitalité ; par malheur celui à qui nous venions de si loin la demander ne se trouvait pas chez lui pour nous recevoir. Depuis quatre mois, il était parti pour une expédition désespérée, à la recherche des mines exploitées jadis par les Espagnols dans la partie des Andes qui se prolonge parallèlement aux provinces méridionales du Chili. Reviendrait-il jamais ? c’est ce qu’on n’osait affirmer, tant son entreprise semblait aux gens du pays téméraire et même extravagante.
Il ne manquait point dans la ville de Mendoza de maisons délaissées que l’on nous eût louées pour une modique rétribution ; mais, à cette heure de la nuit et avec un pareil temps, comment les chercher ? Nous restâmes donc dans la demeure de don Luis (c’est le nom que je donnerai à notre hôte), et n’eûmes point à nous en repentir. En son absence, un autre Français, don Eugenio (comme on l’appelait dans le pays), en faisait les honneurs ; c’était un jeune médecin de bonne mine dont la clientelle se fût trouvée plus naturellement dans la Chaussée-d’Antin que dans cette pauvre petite ville perdue au pied des Andes. Comme il lui restait des loisirs, nous faisions ensemble de grandes excursions dans la plaine et dans la montagne, promenades variées qui abrégeaient les longueurs d’un séjour dont je ne prévoyais pas encore le terme. Mes compagnons de voyage s’ennuyaient mortellement par la raison qu’ils étaient venus tout exprès pour conclure certaines affaires avec don Luis ; quant à moi, que rien ne pressait, je prenais mon mal en patience, et d’ailleurs, dans les villes espagnoles de l’Amérique du Sud, de l’intérieur surtout, il existe une simplicité de mœurs, une franche cordialité, qui charment et attirent pour peu que l’on soit jeune et disposé à ne voir que le beau côté des choses.
Depuis un mois, nous habitions Mendoza, quand un matin, une heure avant le jour, de violons coups de marteau qui ébranlaient la porte nous éveillèrent en sursaut - Quien es ? qui va là ? cria don Eugenio, dont la fenêtre donnait sur la rue. — C’est moi, c’est l’intendant de don Luis, répondit une voix haletante, j’apporte une lettre pour vous. — Le gaucho entra dans la cour et sauta à bas de son cheval, qui fumait littéralement comme si on l’eût trempé dans une chaudière ; il tira de sa ceinture une lettre datée du fort San-Carlos la veille au soir, c’est-à-dire qu’en relayant une seule fois le cavalier venait de parcourir trente lieues espagnoles en dix heures, De cette dépêche il résultait que don Luis vivait encore, qu’il ramenait les débris de son expédition, et que nous le verrions le surlendemain, si la fatigue ne l’obligeait pas à s’arrêter en route.
— Écoutez, me dit don Eugenio, je vais aller au-devant de notre compatriote ; nous nous sommes quittés dans des circonstances telles que je sens le besoin de faire ma paix avec lui. Je vous conterai cela quelque jour.
— Pas plus tard que ce soir, lui répondis-je, car, si vous voulez bien le permettre, je vous accompagnerai. Il est assez naturel que j’aille saluer celui dont j’habite la maison depuis plusieurs semaines.
Après avoir sellé de bons chevaux, nous partîmes. Un temps de galop non interrompu nous conduisit jusqu’à une hacienda située au pied de la Cordilière, à douze lieues de Mendoza. L’avant-garde de l’expédition de don Luis y était déjà arrivée ; elle se composait d’une douzaine de gauchos aux physionomies peu rassurantes, aux vêtemens en lambeaux, aux armes rouillées, et d’une troupe de chevaux qui tous portaient sur l’épine dorsale une blessure plus large que la paume de la main. Comme la température était assez froide, tout ce petit camp se mouvait aux rayons du soleil couchant, derrière l’hacienda, s’abritant ainsi contre la brise de sud-est[1], qui gémissait dans les hautes herbes. Les troupeaux se rassemblaient autour de la ferme, sous la conduite de cavaliers drapés dans des ponchos rouges, qui traversaient l’espace avec une incroyable rapidité ; quelques femmes au teint hâlé broyaient le maïs dans des mortiers de bois pour le souper de la famille. C’était le spectacle de la vie antique uni à celui de la vie sauvage, le calme des campagnes se mêlant à je ne sais quoi de terrible et d’attristant. Les Andes, trop rapprochées, qui dressaient presque sur nos têtes leurs arêtes sombres, couronnées de pics étincelans de neige, s’enveloppaient peu à peu de vapeurs et de brouillards. La nature semblait trop forte pour l’homme à l’entrée de ces mornes solitudes.
Les gauchos insoucians jouaient aux cartes et poussaient de grands cris ; les plus gais d’entre eux avaient décroché des guitares pendues aux murailles de l’hacienda, et les raclaient avec plus de force que de goût ; ce fut bientôt le vacarme d’un cabaret. Au milieu de ces groupes, dignes du crayon de Callot, se promenait une figure que Salvator Rosa eût certainement jetée sur la toile. Je la regardais passer et repasser fière et impassible comme une ombre. Don Eugenio, qui remarqua l’impression produite sur moi par cette apparition singulière, me dit tout bas à l’oreille : C’est le Pincheyra ! Et comme je le regardai à mon tour avec des yeux pleins de surprise : Parlons bas quand nous prononcerons ce nom redouté, continua-t-il ; cet homme est le dernier des Pincheyras, vous dis-je. Si vous voulez, je vous conterai l’histoire de la bande des Pincheyras, sans oublier l’expédition de don Luis, à laquelle ce récit se rattache, comme vous le verrez. — J’acceptai cette offre avec empressement ; peut-être les choses que don Eugenio me raconta empruntaient-elles leur plus grand intérêt aux temps et aux lieux : c’est au lecteur que nous laissons le soin de juger cette question.
Absorbée dans de plus graves préoccupations au lendemain de la révolution de juillet, dit don Eugenio, l’Europe libérale ne s’intéressa guère aux campagnes que les troupes chiliennes entreprirent pour aller détruire, jusqu’au sommet des Andes, les représentans obstinés, et pour ainsi dire posthumes, de la domination espagnole. D’un autre côté, le parti qui, chez nous, regrettait le régime ancien et redoutait les tendances nouvelles, ignora peut-être comment finissaient sur les frontières de la Patagonie les derniers défenseurs de la cause légitime et royale, déjà perdue dans toute l’Amérique. L’Espagne venait de succomber dans cette lutte contre ses colonies, qui dura près de vingt ans, depuis le premier cri de liberté poussé par les Buenos-Ayriens, en 1807, jusqu’à l’évacuation du Callao par le général Rodil en 1826. Dans l’enivrement de la victoire, les jeunes républiques, méprisant les monarchies européennes et les traditions du vieux monde, s’élançaient au-devant d’un avenir plein d’espérances trompeuses ; des bannières nouvelles remplaçaient sur toutes les villes et sur toutes les forteresses américaines l’étendard de Castille et de Léon, et cependant, au milieu des Andes, à la source des rivières qui, d’une part, coulent dans la Patagonie et, de l’autre, se précipitent dans l’Océan Pacifique, au cœur des riches provinces du Chili, une petite armée bravait encore les vainqueurs de Junin et d’Ayacucho : c’était la bande des Pincheyras, ainsi appelée du nom de son chef.
Pablo Pincheyra n’était point né en Espagne, comme on le supposerait naturellement, mais au Chili, à San-Carlos, province du Maule. Il appartenait donc à cette forte race des Maulinos, au teint foncé, à la barbe rare, à la chevelure longue et soyeuse, au menton aplati, qui se distinguent assez des Chiliens du nord pour qu’on reconnaisse en eux l’influence d’un sang étranger. Les Maulinos descendent, au moins par leurs mères, des Indiens braves et intelligens qui ne se soumirent jamais aux Incas. Vous savez que la rivière du Maule formait la limite méridionale du vaste empire des dominateurs du Pérou.
Le district de San-Carlos est situé à une petite distance de la Cordillère, dans une région bien arrosée, abondante en bestiaux et surtout remarquable par la beauté de ses forêts, solitudes imposantes dans lesquelles Pincheyra passa librement sa jeunesse, maniant tour à tour la hache et le lazo. A l’exemple de ses compatriotes, il était bûcheron par instinct, c’est-à-dire qu’il savait construire des radeaux propres à conduire jusqu’à la mer les bois de charpente ; mais, paresseux, aventureux par nature, il se plaisait à abattre, au moyen du nœud coulant (lazo), les bœufs à demi sauvages qui s’égarent dans les hautes vallées des Andes. Cette vie errante et mal réglée obscurcit bientôt en lui le sentiment du tien et du mien (mio y tuyo), que don Quichotte affirme avoir été inconnu dans l’âge d’or. Il commit des vols sur les propriétés environnantes, s’enhardit dans le mal, puis, se trouvant mis hors la loi, il se réfugia dans la profession de bandit. Ses frères d’abord et bientôt quelques vagabonds du voisinage se rallièrent autour de lui ; les caciques de la plaine et des montagnes s’empressèrent, à son appel, d’accourir avec leurs guerriers, et Pincheyra commença à se faire un nom dans les provinces chiliennes de la Conception et du Maule.
Les expéditions multipliées de Pincheyra et de sa troupe, dont le but était toujours de piller les grandes fermes et de rançonner les hameaux, jetèrent la terreur bien loin à la ronde. Dans ces régions reculées, trop distantes de la capitale, la justice ne pouvait se faire respecter qu’en s’appuyant sur la force armée, et où aurait-on trouvé des soldats disponibles en 1824 et 1825, quand la patrie les appelait tous ailleurs au secours de l’indépendance menacée ? Loin d’être inquiété dans ses brigandages, Pincheyra vit peu à peu sa bande s’augmenter d’un grand nombre de déserteurs, de gens sans aveu comme il s’en trouve toujours beaucoup en Amérique et ailleurs dans les temps de troubles. Il acquit rapidement l’importance d’un chef de partisans, et se montra à la hauteur du rôle que les circonstances le portèrent à prendre. Il était adroit, astucieux, hardi jusqu’à la témérité, brave comme un homme dont la tête est mise à prix, et savait se faire obéir. Sans doute parmi les volontaires enrôlés dans sa troupe il se trouvait des Européens, des officiers de l’armée espagnole, qui pouvaient lui disputer le commandement. Les Indiens, que la soif du pillage entraînait sur ses pas et attachait moins à sa personne qu’à sa fortune, formaient aussi un corps d’auxiliaires difficiles à conduire ; mais Pincheyra, à demi sauvage lui-même, avait sur les uns comme sur les autres une supériorité incontestable. Aux Indiens il ouvrait la route des habitations, aux proscrits il offrait un asile, aux vaincus il donnait l’occasion de se venger ; il était celui qui dirigeait, en les excitant, les passions de tous.
Au commencement de l’année 1825, Pincheyra voulut essayer ses forces ; il se dirigea avec sa bande sur Curico, dans la province du Maule. Remarquez qu’on ne l’attaquait pas ; il prenait l’offensive. Les habitans du district, frappés de terreur, ne songèrent pas même à se défendre ; de la campagne on se sauvait vers la ville ; de la ville on fuyait vers le chef-lieu de la province. Le gouverneur lui-même, pressé de mettre en sûreté ses femmes, ses enfans et sa propre personne, avait émigré, abandonnant la place aux entreprises de l’ennemi. Déjà une famille qui s’était aventurée dans les Andes pour passer à Mendoza avait été enlevée par les bandits. Toute la population, en proie aux plus vives alarmes, tenait ses regards fixés sur la Cordilière, dont Curico n’est éloigné que de trois lieues, croyant entendre à chaque instant les cris terribles que poussent les Indiens au moment de l’attaque. Cependant, au milieu de cette panique générale, la nouvelle se répandit que les soldats chiliens, qui devaient venir prêter appui à la population menacée, arrivaient enfin après avoir été retardés dans leur marche par le manque de chevaux. On reprit courage ; quelques citoyens, plus braves que les autres, parlèrent d’armer la milice. On arrêta l’émigration, on fournit des chevaux à la cavalerie, presque entièrement démontée, et autour du détachement de troupes régulières qui formait le noyau de la garnison, se groupèrent environ cent cinquante miliciens, armés de mousquets, de lances et de sabres.
Pincheyra avait été prévenu. Il savait que les Indiens, dont le choc en rase campagne est presque irrésistible, n’aiment pas à se lancer avec leurs chevaux à travers les murs, les haies, les plantations qui entourent une ville ; aussi renonça-t-il à une attaque en règle. Après une escarmouche avec un corps de soldats qui poussait une reconnaissance dans la plaine, son avant-garde se retira, par un défilé qui la mettait à l’abri de toute poursuite, au cœur même de la Cordilière. Avant de se cacher dans ces impénétrables asiles que lui offraient ces ravins connus de lui seul et de sa bande, Pincheyra eut cependant l’idée de tourner la place et de l’enlever, en choisissant le moment où toute la population armée s’aventurerait hors des murs : mais c’eût été tout risquer : le chef de partisans qui fait la guerre pour son propre compte n’est point tenu, comme le soldat, de tenter ces coups hardis qui ne procurent souvent qu’une mort glorieuse. De son côté, la milice, redoutant une surprise nocturne, ne manqua pas de se cacher à l’entrée de la nuit. Les prisonniers mal surveillés s’évadèrent pour la plupart à la faveur des ténèbres, et ceux que l’on crut mieux garder en les enfermant dans la geôle de Curico n’y restèrent pas long-temps. La porte leur avant été ouverte par une main amie, ils retournèrent dans les montagnes. L’attitude de la milice chilienne, on le voit, n’était guère redoutable. Pourtant cette résistance, si mal organisée qu’elle fût, avait suffi pour contraindre Pincheyra à battre en retraite, et l’échec qu’il reçut dans cette occasion fut pour lui une leçon dont il profita. En se retirant, il voulut graver dans l’esprit de la population de Curico le souvenir de son passage ; il jeta sur sa route les cadavres de ses captifs tout hachés de coups de sabre, et coupa le jarret aux animaux, chevaux et boeufs, qu’il ne put emmener. On ne l’inquiéta point dans sa fuite ; les soldats chiliens se contentèrent de garder les passages des Andes. Un de ces ouragans de neige que l’on nomme dans le pays temporales les tint emprisonnés pendant trois semaines au fond d’un ravin où la famine força les officiers eux-mêmes à tuer les chevaux pour les manger.
Pendant toute la mauvaise saison, c’est-à-dire dans l’hémisphère austral depuis ruai jusqu’en octobre, Pincheyra, pareil à un tigre en colère, erra le long des montagnes où il régnait en maître, se jetant de temps à autre dans les plaines, et épiant l’occasion de frapper quelque grand coup. Son camp était établi à la source de deux rivières, au fond d’une vallée que dominent de toutes parts les pics de la plus haute chaîne des Andes ; il y vivait en paix, lui et les siens, du produit de ses chasses à main armée sur les habitations les plus voisines. A mesure que la dévastation se répandait autour de lui, il agrandissait ses domaines, et les habitans des villes, bien qu’ils entendissent plus rarement parler du bandit, qui avait mis entre eux et son repaire tout l’intervalle d’une solitude désolée, tremblaient toujours de le voir descendre comme une avalanche du haut de la Cordilière. Ces craintes ne tardèrent pas à se réaliser. Vers la fin de cette même année (1825), un Espagnol du nom de Zinozain se présenta au camp de Pincheyra avec vingt-cinq compagnons. Depuis quelque temps déjà, la petite troupe de Zinozain, réfugiée chez les Indiens, commettait sur le territoire du Chili et des provinces argentines des déprédations de toute espèce ; les sauvages lui prêtaient aussi leur appui, et ce qui faisait sa force, c’est qu’elle marchait au nom de l’Espagne et de Ferdinand. Ainsi, quand toute l’Amérique proclamait son indépendance, quand cette indépendance allait être reconnue par les puissances européennes, deux ou trois caciques et un obscur officier levaient la bannière des rois catholiques là où jamais peut-être elle n’avait flotté. En se joignant à Pincheyra, Zinozain lui donna ce qui lui manquait encore, un drapeau, un mot de ralliement, qui lui valut bientôt le concours ostensible ou caché de la faction espagnole. Parmi ces bandits, qui, pour la plupart, étaient nés au Chili, il représenta l’Europe, dont la troupe tout entière prétendait défendre les intérêts.
Le 1er décembre 1825, l’armée royale, composée de deux cents soldats et soutenue par six cents Indiens, se mit en marche dans la direction du district de Chillan. L’alarme se répandit aussitôt dans toute la province, et des ordres furent expédiés à la garnison du chef-lieu pour qu’elle s’opposât au passage des Pincheyras, dont on ignorait les véritables forces. Un escadron de cavalerie et un détachement d’une centaine d’hommes furent tout ce que le commandant put réunir autour de lui ; avec cette poignée de braves, il courut au-devant de l’ennemi jusqu’à une hacienda dont les maisons fortifiées lui offraient un point de défense respectable ; mais, dans son empressement à protéger les propriétés et les troupeaux des habitans contre le pillage des bandits, il poussa en avant suivi de ses dragons. Des renforts marchaient de San-Carlos et de Talca pour se joindre à lui ; il négligea de les attendre et s’élança au galop à la tête de sa cavalerie contre les soldats de Pincheyra. Une paire de boules lancée par un des bandits exercés au maniement de cette arme terrible abattit à l’instant même le cheval du commandant ; les Indiens, débordant sur les côtés avec de grands cris, enveloppèrent les troupes républicaines. Les longues lances des sauvages atteignirent de toutes parts ceux qui cherchaient à se faire jour à coups de sabre. Ce fut une horrible boucherie. Les Pincheyras avaient remporté une victoire complète. Du côté des Chiliens, un officier et six soldats échappèrent seuls au carnage, et, à moitié suffoqués par une longue course que la frayeur ne leur permettait pas de ralentir, ils portèrent à Chillan la nouvelle de la défaite et du massacre de leurs compagnons. Le combat s’était engagé près de l’hacienda de Longabi, dont il a gardé le nom.
Ces derniers mots furent prononcés par don Eugenio à voix basse, et comme s’il eût craint d’être entendu. — Vous oubliez donc que nous parlons français et que personne ici ne nous comprend ? lui dis-je en riant un peu de sa précaution. D’ailleurs, ce que vous racontez appartient à l’histoire.
— C’est vrai, répondit-il ; mais cette défaite blessa l’orgueil des fils du pays. C’est un souvenir qu’on doit éviter de rappeler devant eux. D’abord on refusa de croire à cette déroute, puis on en parla furtivement comme d’un de ces désastres inexplicables dont on cherche la cause dans une trahison, tandis qu’il ne devait être attribué qu’à la témérité d’un seul homme. Pauvre commandant ! il avait payé de sa vie une si fatale imprudence, et son corps resta abandonné sur le champ de bataille. Trois mois après, une colonne expéditionnaire, en passant par là, crut le reconnaître aux innombrables blessures dont il était couvert, et lui rendit les derniers devoirs.
Désormais Pincheyra et les siens pouvaient braver impunément la république chilienne. La faction espagnole, enhardie par ce succès tout-à-fait inespéré, reconnut en eux les défenseurs de sa cause et fit des vœux pour la réussite de leurs entreprises. La terrible bande reçut des armes et des munitions ; elle eut des intelligences dans les villes ; les mécontens de toute sorte, les soldats condamnés à des peines disciplinaires pour cause d’insubordination et de mutinerie, se rallièrent à elle en grand nombre. Il y eut bientôt plus de mille hommes réunis au camp. Pablo Pincheyra le fortifia avec un certain art en élevant des retranchemens à l’entrée des défilés que des sentinelles gardaient jour et nuit ; la nature d’ailleurs l’avait entouré de rocs escarpés impossibles à franchir. Dans les temps de paix, les Indiens ses alliés retournaient à leurs troupeaux, et la bande, mettant à profit les trêves qu’elle prolongeait ou rompait selon les caprices de son chef, menait joyeuse vie au fond de cette vallée solitaire. Il ne manquait pas de femmes captives dans ce repaire de bandits : quand le colonel don Pablo (car il prenait ce titre) avait fait son choix, il abandonnait généreusement à ses officiers le reste du butin. Il y eut un moment, et ce moment dura plusieurs années, où il put sans trop de folie se considérer comme le dominateur de toute la contrée à cent lieues à la ronde, et se proclamer le roi des Andes. Par son alliance avec les sauvages, il étendait sa puissance au-delà des pays explorés jadis par les Espagnols.
Dès-lors, sa tactique fut de tomber inopinément tantôt sur une ville, tantôt sur une ferme isolée, de jeter partout le trouble et la terreur, de tenir les républicains dans une perpétuelle inquiétude sans leur laisser le temps de se réunir contre lui. Tandis que le vice-roi espagnol La Serna capitulait après la bataille d’Ayacucho, au moment où Rodil abandonnait la citadelle du Callao (dans laquelle il ne restait plus un rat ni un cuir de bœuf à faire bouillir), Pincheyra, tenant toujours pour l’Espagne et pour le roi, se promenait parallèlement à la Cordilière. De toutes parts des cris de joie proclamaient l’indépendance de l’Amérique ; Pincheyra, méprisant les républiques victorieuses, marcha sur la ville de Talca. Les malheureux qui fuyaient son approche jetèrent l’alarme dans la province. La milice de Talca, ayant pris les armes, s’exerça sans relâche ; la nuit, elle bivouaqua sur les places, tant la terreur était grande. En peu de temps, un corps de cavalerie fut formé ; on entoura la ville de retranchemens et de barrières pour se mettre à l’abri d’une surprise ; mais Pincheyra, qui sut qu’on l’attendait de pied ferme, quitta brusquement la montagne pour se jeter sur une hacienda considérable située à dix lieues de là. Des lanciers envoyés pour renforcer la milice arrivèrent trop tard au secours de l’habitation menacée. Les maisons venaient d’être pillées ; des cadavres jonchaient le sol ; les femmes de l’hacienda, surprises dans leur sommeil, s’étaient sauvées au milieu des vergers et cherchaient à se cacher parmi les arbres. Les Indiens, qui formaient toujours l’avant-garde, s’étaient précipités sur elles avec des cris terribles ; et, les enlevant d’un bras vigoureux, les avaient jetées en travers sur le cou de leurs chevaux.
Ce qui donna à cet épisode une importance particulière, c’est qu’une jeune fille de seize ans, doña Trinidad, sœur du propriétaire de la ferme, disparut dans cette nuit funèbre. Elle avait un frère capitaine dans le régiment de lanciers qui marchait contre les bandits. Ce frère, retenu à Coquimbo avec son escadron, n’était point là pour la secourir, mais ses camarades jurèrent de lui rendre sa soeur. Ils poussèrent si vivement l’attaque, que les Indiens, se sentant harcelés de près et entendant siffler à leurs oreilles les balles contre lesquelles ils n’étaient point encore aguerris, reprirent précipitamment la route des montagnes. Dans cette course ventre à terre au milieu des bois et des rochers, le sauvage qui emportait doña Trinidad la laissa échapper. La jeune fille roula demi-morte sous les pieds des chevaux, puis se glissa dans un fourré et s’y tint cachée jusqu’au lendemain, en proie à des terreurs inexprimables. Le bruit de la fusillade arrivait jusqu’à elle, mais comment distinguer dans cette mêlée l’ami de l’ennemi ? où fuir ? Peu à peu, le bruit s’éloigna, le silence régna de nouveau dans cette effrayante solitude, et, se hasardant hors du buisson qui l’abritait, la señorita courut à perdre haleine, comme un faon que les chasseurs ont séparé de sa mère. Hélas ! elle n’était point habituée à traverser les bois et les ravins sans chaussure, et ses pieds ensanglantés ne lui permirent pas de courir bien loin. Épuisée de lassitude, trahie par ses forces au moment où elle luttait contre la peur en tournant le dos au danger, la pauvre fille se sentit défaillir ; elle s’assit le long du chemin, plongée dans un morne désespoir. Périrait-elle abandonnée à quelques lieues de la demeure de son père, et cette demeure renfermait-elle encore quelqu’un de sa famille qui la pleurât et se souvînt d’elle ? Marchant à grand’peine, doña Trinidad se tapit une fois encore sous un buisson, et là, bien cachée, elle osa respirer et ouvrir les yeux, épiant le moindre mouvement, écoutant le plus léger bruit. Bientôt un homme passa ;… elle hésita à le reconnaître, essaya de crier et l’appela enfin. C’était un domestique de l’hacienda, qui répondit à sa voix et la rapporta triomphant dans ses bras. Pendant ce temps-là, ses compagnes allaient grossir le sérail de Pincheyra ou prendre rang parmi les femmes d’un cacique. Doña Trinidad voulut remercier elle-même les braves officiers qu’elle considérait comme ses libérateurs : après qu’elle eut rempli ce devoir de reconnaissance, une sombre tristesse se répandit sur sa physionomie, toute parée des charmes de la jeunesse. On ne la vit plus sourire, elle se cacha aux yeux de tous, et enfin, pour éteindre à jamais jusqu’au souvenir de cette nuit cruelle, elle prit le voile dans un couvent de Trinitarias[2].
L’enlèvement de doña Trinidad causa plus d’effroi dans les provinces que les dévastations commises depuis plusieurs années par les bandits. Les familles aisées quittèrent les haciendas en grand nombre pour se sauver dans les villes. Quant à Pincheyra, il ne se regardait pas comme battu pour avoir eu quelques Indiens tués dans leur fuite. Ce léger désavantage ne changea pas même ses dispositions ultérieures ; avant que les troupes lancées contre lui eussent repris sa trace, il avait pillé de fond en comble le village de Rio-Claro, et retournait à son fort avec plus de mille têtes de bétail. Au lieu de l’attaquer désormais, on se contentait de le suivre, toujours de très loin, comme si on eût voulu seulement constater la rapidité de ses marches, l’étendue des pays qu’il dévastait et l’audace de ses entreprises. Ce fut ainsi que ce hardi partisan, après avoir parcouru à travers les Andes et pour ainsi dire sur la crête de ces hautes montagnes un espace de plus de cent cinquante lieues, vint surprendre le village de San-José à douze lieues de la capitale. Que pouvait-on penser du gouvernement républicain ? Devait-on attribuer à sa faiblesse ou à son incurie l’état d’abandon dans lequel se trouvaient des provinces entières, et l’insolence des Pincheyras qui menaçaient partout la république ? N’était-il pas à craindre que la faction espagnole, reprenant courage, ne fît au sein des grandes villes quelques manifestations ? Et si les sauvages de la frontière se réunissaient sous la conduite d’un chef intelligent, où la république, fatiguée de tant de guerres, trouverait-elle des armées capables de les repousser ?
Sur ces entrefaites, en septembre 1826, le général Blanco, ayant quitté la présidence, fut remplacé par don Augustin Eyzaguirre, qu’une révolution militaire renversa quelques mois après. Bien’ qu’il ne fût pas arrivé au pouvoir par la voie des armes, Eyzaguirre comprit qu’il fallait absolument réorganiser l’armée, qui manquait de discipline, et remédier aux maux qui affligeaient le pays. Les trois provinces du sud les plus exposées aux ravages des Pincheyras ayant été mises en état de siège, le nouveau président forma une armée spécialement destinée à agir contre les rebelles. Cette armée partit au mois de novembre, c’est-à-dire à l’ouverture de la belle saison, quand les passages des Andes devenaient praticables ; elle se composait de deux divisions, dont l’une marchait parallèlement aux montagnes, à égale distance entre les Andes et la mer, tandis que l’autre poussait droit à la Cordilière. Il s’agissait ou de déloger Pincheyra de son camp pour le lancer entre les deux colonnes, ou de le faire rentrer dans son fort et de l’y bloquer. Le hasard voulut que cette fois encore le bandit échappât aux mesures les mieux combinées ; son heure n’était pas venue.
La première des deux divisions (celle que l’on nommait la division du sud) ne rencontrait pas d’ennemis, car les espions et les partisans de Pincheyra l’avertissaient du mouvement des troupes ; elle ne rencontrait guère d’habitans non plus, par la raison qu’elle agissait sur le théâtre même des razzias. Traversant toute la province du Maule, elle s’avança dans celle de la Conception, en remontant vers les Andes jusqu’à la ville de los Angelos. Ce fut alors que le gouvernement chilien put comprendre toute l’étendue des calamités que ces guerres avaient causées dans les provinces. Peu d’années auparavant, cette ville de los Angelos ne comptait pas moins de trente mille ames ; on y voyait un fort très vaste, entouré de fossés ; c’était la clé de la frontière méridionale. En 1826, les chefs de cette colonne expéditionnaire la trouvèrent si déserte, qu’ils durent s’occuper d’y rappeler les habitans, dispersés dans le nord du Chili ; les fossés de la citadelle étaient à peu près comblés ; on eût dit une place abandonnée depuis cent ans. On ne se figure pas en Europe avec quelle rapidité dépérissent les centres de population dans les contrées d’Amérique, encore pauvres d’habitans, et comme en quelques mois les campagnes, animées seulement par les troupeaux ou par de lointaines cultures, se changent en désert. Ce n’est qu’après des siècles d’un travail assidu que l’homme prend irrévocablement possession des solitudes hantées par les bêtes fauves et par les hordes sauvages ; s’il est interrompu dans son œuvre, la nature l’emporte sur lui ; il perd courage, les traditions apportées d’ailleurs par ses ancêtres s’effacent dans son cœur, et il retourne à la barbarie. Ces contrées, alors abandonnées aux entreprises des Pincheyras et des Indiens, sont cependant la partie du Chili la plus salubre et la plus facile à cultiver. Tandis que les vallées de Mendoza et de San-Juan, privées de pluie, ne sont fertilisées que par les irrigations, celles du versant opposé, qui jouissent d’un climat plus variable, présentent une éternelle fraîcheur. On y trouve à souhait ce qu’il y a de plus gracieux et de plus imposant sur la terre : des prairies, des forêts et des montagnes. Aussi s’y est-il rencontré des habitans qui, épris de la beauté de ce petit Éden, ont trouvé le secret d’y vivre en paix au milieu des horreurs de la guerre. — Après avoir parcouru plus de cent lieues d’un terrain désolé, la colonne expéditionnaire du sud fit halte chez un Espagnol de la frontière dont l’habitation seule était restée intacte. Aimé des blancs, vénéré des sauvages, qui l’appelaient leur père, respecté des bandits, qui admiraient ses vertus, ce sage voyait ses moissons, ses vignes et ses vergers fleurir et fructifier, quand le fer et la flamme ravageaient tout autour de lui.
La division du sud suivait avec résolution et à travers mille fatigues les plans que le général en chef lui avait tracés ; partout où elle passait, sa présence produisait d’heureux résultats. Les habitans en voie d’émigration retournaient à leurs foyers ; des brigands, qui s’étaient aventurés témérairement hors des montagnes, se retirèrent non sans laisser entre les mains des soldats quelques-uns des leurs morts ou prisonniers, et des captifs abandonnés par eux furent rendus à leurs familles. Cependant le corps des insurgés ne se montrait pas. Pincheyra avait compris que cette marche régulière de deux armées qui combinaient leurs mouvemens lui serait funeste s’il s’éloignait des Andes. La seconde division (celle qu’on appelait la division de la Cordilière), en se dirigeant en ligne droite vers les montagnes, le menaçait pour ainsi dire jusqu’au cœur de ses états. Il l’épiait dans sa marche avec d’autant plus d’inquiétude, que la désertion se mettait parmi ses adhérens. Contre cet homme insaisissable, on commençait à recourir aux derniers moyens ; on détachait de lui ses alliés, on cherchait à l’affaiblir et à le décourager.
Depuis quelque temps déjà, l’Espagnol Zinozain avait quitté le fort de Pincheyra pour former un camp séparé avec un cacique influent nommé Marilaun. L’Européen regrettait l’Europe ou au moins la civilisation des villes, dont il se sentait exilé ; le sauvage flairait de loin les beaux présens qui seraient le prix de sa soumission, et tous les deux songeaient à capituler, Un Français établi de longue date sur la frontière et habitué à traiter avec les habitans de ces solitudes fut l’agent que Zinozain choisit pour entamer les négociations, et comme un autre de nos compatriotes, le colonel Beauchef, commandait cette division des Andes, le chemin se trouva tout tracé pour arriver jusqu’au général en chef. Cependant le rusé cacique ne se hâtait pas de conclure la paix, espérant faire payer plus cher sa défection ; puis on était dans la saison de la chicha, c’est-à-dire à l’époque où, après avoir récolté les pommes, on en extrait la liqueur enivrante ainsi nommée, qui fait les délices des Chiliens civilisés ou sauvages. On laissa donc pour l’instant le roi-pasteur s’occuper avec ses sujets de cette importante affaire, et on continua la campagne. Un autre cacique et cent cinquante guerriers des montagnes, jaloux de la puissance de Marilaun, qu’on appelait le cacique des plaines, venaient de se rallier aux troupes du colonel Beauchef, et celui-ci avait hâte de se les attacher en les compromettant au début de l’expédition. Le premier résultat de cette tactique fut un avantage de quelque importance remporté sur une petite troupe de Pincheyras campée au fond d’un ravin à l’entrée des Andes. Dans cette rencontre, où les Indiens auxiliaires se montrèrent assez braves, les troupes républicaines enlevèrent une centaine de chevaux, une cinquantaine de boeufs, et firent prisonnières quinze familles. Parmi les captifs se trouvèrent les deux sœurs de Pincheyra lui-même.
Ici don Eugenio se leva pour chasser un grand chien maigre qui se couchait sans façon sur ses jambes, car nous étions étendus à la porte de l’hacienda, au milieu des chevaux et des mules ; le maître du lieu nous avait fourni des cuirs de bœuf qui nous servaient de lits, et nous nous couvrions de nos manteaux pour nous abriter contre la rosée.
— Et que devinrent ces deux captives ? demandai-je à Eugenio.
— Je n’aurais pas voulu me trouver à leur place, reprit-il ; ces soldats étaient fort animés, mais, par bonheur, elles avaient commis une bonne action, et, comme une bonne action n’est jamais perdue, elles en eurent la récompense. Quelques années auparavant, un jour de fête, on célébrait la messe dans une vaste et riche hacienda de la province du Maule ; maîtres et serviteurs chantaient l’office, quand Pincheyra, tombant comme une bombe au milieu de ces paisibles habitans, pille et saccage l’église, ruine les maisons, tue les hommes et enlève les femmes. La nièce du propriétaire de l’hacienda fut au nombre des victimes ; son oncle put la racheter moyennant une grosse somme d’argent, et, comme il apprit d’elle que les sœurs de Pincheyra avaient adouci sa captivité par leurs bons traitemens, il réclama ces deux femmes quand le sort des armes les livra à la colonne d’expédition. Le vieux colon donna donc l’hospitalité aux deux prisonnières ; mais celles-ci, préférant la liberté à la plus douce prison, s’échappèrent bientôt pour aller rejoindre leurs maris et leur frère.
Pincheyra avait perdu son camp avancé : un second détachement envoyé par lui éprouva un échec assez considérable, et le colonel Beauchef, après une marche forcée de seize lieues dans les montagnes, se porta sur le camp même des bandits, laissant à l’un de ses officiers l’ordre d’attaquer sur un autre point. Jamais encore le chef de partisans ne s’était vu serré de si près et si vigoureusement traqué ; mais ces dispositions et d’autres habilement prises par les généraux de la division du sud furent en partie paralysées. Les Indiens auxiliaires, qui craignaient de voir leur pays pillé par les caciques ennemis, hésitèrent à exécuter les ordres précis que leur transmettaient les officiers ; de faux avis, répandus dans les deux divisions par les agens des Pincheyras, achevèrent de déranger les plans d’attaque ; on accusa aussi un commandant espagnol d’avoir trahi sa consigne, afin de ménager une retraite aux rebelles. Ceux-ci perdirent du monde, mais ils échappèrent à la destruction certaine dont ils étaient menacés ; ils rompirent les mailles du filet dans lequel ils se sentaient peu à peu enveloppés, et ne laissèrent au colonel Beauchef que la gloire de les avoir poursuivis bravement, sans relâche, l’épée dans les reins, jusqu’au-delà du pays qu’ils regardaient comme leur domaine.
Un grand nombre de captifs furent ramenés à la ville de Chillan et rendus à leurs familles ; les plus jeunes d’entre eux ne se rappelaient pas même le lieu de leur naissance, et regardaient avec surprise ces rues et ces clochers dont ils avaient perdu le souvenir. Le cacique Marilaun, son fils, quatre autres chefs de sauvages venaient enfin de faire leur soumission ; une escorte les amenait à travers ces campagnes où ils avaient tant de fois jeté l’épouvante. On envoya à leur rencontre soixante Indiens auxiliaires, tous à cheval, armés de la lance ornée de plumes, des terribles boules et du lazo ; ils étaient précédés d’une musique militaire et suivis d’une garde d’honneur chargée de recevoir ces guerriers las de combattre. On les accueillit à bras ouverts, on les gorgea de présens, de vins et de grosses viandes ; on les enivra du bruit des trompettes, du retentissement des tambours, et ils firent éclater leur joie. Singulier moment que celui où l’on embrasse tout à coup son ennemi comme un frère, en tenant encore à la main les armes préparées contre lui ! Le lieutenant-colonel Zinozain et un de ses adhérens s’étaient rendus du même coup.
Pincheyra ne comptait plus d’alliés, à l’exception d’un seul cacique qui lui restait, et la défection avait diminué le nombre de ses vrais soldats. Cependant il ne se laissa pas décourager. — Je sers la cause du roi don Fernando, et j’ai de nombreux amis dans toutes les provinces, répondait-il par son secrétaire aux généraux chiliens, — car j’oubliais de vous dire que Pincheyra avait un secrétaire, qui lui était d’autant plus utile, qu’il ne savait pas écrire ; il avait un chapelain aussi, le padre Gomez, homme intrépide comme en renferment les couvens de l’Espagne et de ses colonies, mieux fait pour porter la cuirasse que le froc, qui haranguait la bande, se jetait à cheval sur les canons dans les momens difficiles, et poussait, au fort de la mêlée, des cris de : Vive le roi !
Au moment où la situation de Pincheyra et des siens semblait désespérée ou au moins fort compromise, les événemens vinrent à leur secours ; les troubles qui désolèrent la république chilienne pendant plusieurs années consécutives ne permirent point à ceux qui disposaient du pouvoir de diriger contre les rebelles de nouvelles expéditions. Cet état de choses ne dura guère moins de cinq ans, depuis 1827 jusqu’en 1832, et, quoiqu’il y eût plus d’un enseignement à tirer de l’étude de ces faits, je les passerai sous silence pour arriver au dernier acte du drame dont Pincheyra est le héros.
L’existence d’un chef de partisans survivant à la cause qu’il représente avait quelque chose de trop anormal pour qu’elle se prolongeât indéfiniment. Par le seul fait du rétablissement de la paix et de la consolidation des républiques nouvelles, déjà reconnues des puissances d’Europe, Pincheyra sentait diminuer son influence sur les populations ; la faction espagnole ne pouvait plus fonder sur lui les mêmes espérances. Il est vrai que les mutineries de quelques régimens chiliens avaient fourni à Pincheyra beaucoup de déserteurs qui se jetaient dans son parti par esprit de vengeance ; les Indiens Pehuenches lui prêtaient aussi le concours de leurs hordes, dont le nombre équivalait et au-delà à celui des alliés de même race qui s’étaient retirés de son camp. Les événemens prouvèrent que, pendant ces quelques années, les Pincheyras se trouvaient matériellement plus forts que jamais ; cependant ils avaient beau se dire soldats du roi, on ne voyait en eux que des brigands organisés. Du haut de son aire, Pablo Pincheyra pouvait encore traiter de puissance à puissance avec le gouvernement nouveau ; mais il aima mieux braver jusqu’au bout un pouvoir sans prestige à ses yeux. Peut-être même ne prononçait-il le nom de Ferdinand VII que pour blesser plus cruellement l’orgueil des républicains, et il fit tant que la fortune enfin l’abandonna.
En janvier 1832, un corps de mille hommes et plus, infanterie et cavalerie, précédé d’une centaine d’Indiens qui servaient d’éclaireurs, arrivait au pied des Andes. Le gouvernement venait de déclarer, dans des proclamations pleines d’emphase, mais fort énergiques, qu’il voulait en finir avec ces hordes de desesperados, la honte et le fléau du pays. Il était temps ; les bandits, habitués à l’impunité, se montraient dans les campagnes à une grande distance de leurs retraites ordinaires. Leur nombre semblait se multiplier chaque jour, et les Indiens Pehuenches, qui les soutenaient, montraient une audace et une avidité de pillage qui faisaient tout fuir devant eux. Il s’agissait de savoir définitivement à qui appartiendrait le territoire si long-temps disputé, et si on obéirait, dans les régions voisines des Andes, au gouvernement établi ou à Pincheyra. Cette grave question, l’armée qui entrait en campagne devait la résoudre. Il y a lieu de croire que l’ennemi ne se savait pas si sérieusement menacé ; les troupes étaient arrivées à quatre-vingts lieues du camp des insurgés, à l’endroit nommé Roble Gaucho. Là demeurait Vallejos, le secrétaire de don Pablo Pincheyra ; ce dernier s’y trouvait en personne, avec deux ou trois de ses partisans, paisiblement assis et ne redoutant aucun danger. Tout à coup un détachement de grenadiers à cheval, conduit par des espions déserteurs du camp des rebelles, met pied à terre, et entre l’arme au poing. « Le voilà ! » crièrent les traîtres en montrant du doigt leur ancien chef, et au même instant une décharge de mousqueterie renversa tous ceux que recélait cette maison, y compris Vallejos et Pablo Pinchera. Ainsi périt obscurément, par surprise, sans pouvoir se défendre’ et au début de la campagne, cet homme, qui depuis huit ans fatiguait les troupes du Chili.
Animés par un succès qui passait leurs espérances, les soldats franchirent en trois jours les quatre-vingts lieues[3] qui leur restaient à parcourir pour arriver au repaire des bandits. Leur marche avait été si rapide, que l’ennemi n’eut pas le temps de se défendre dans les défilés ; ils surprirent sept des neuf sentinelles qui gardaient en toute saison les abords du camp, et débouchèrent dans ces vallées profondes qui communiquaient entre elles par des gorges. Alors ils aperçurent, adossée au marais qu’on nomme Laguna de Epulanquem, toute l’armée des Pincheyras rangée en bataille. Il s’agissait de l’envelopper, et la division se partagea en trois colonnes, qui devaient converger sur le même point. Les rebelles avaient commis une grande faute en restant sur la défensive et en se laissant enfermer dans ce cercle de montagnes escarpées ; mais Pablo Pincheyra n’était plus, et ses partisans consternés jetaient un regard de découragement sur son frère, Jose Antonio, qui les commandait en chef pour la première fois. L’action commença par une vive fusillade, et les Indiens Pehuenches, fort peu sensibles à l’honneur quand leur vie est menacée, prirent la fuite avec d’horribles clameurs. A ces cris d’épouvante succédèrent les hurlemens du désespoir, car, en fuyant, les sauvages donnèrent au milieu de la cavalerie, qui se tenait embusquée à l’entrée des passages. Ils périrent en si grand nombre dans cette course désordonnée, que, sur un espace de trois lieues, la route qu’ils parcouraient fut jonchée de leurs cadavres. Peu à peu les trois colonnes, se rapprochant du gros des insurgés, les écrasèrent du haut des rochers ; tout ce qu’il y avait là de combattans périt par les armes ou tomba aux mains des vainqueurs. Sur neuf cents bandits armés qui prirent part au combat, sans compter les Indiens, deux cents restèrent sur le champ de bataille, et sept cents furent faits prisonniers. On forma de ces soldats de Pincheyra un régiment qui reçut le nom de carabiniers de la frontière, et ce ne sont pas les plus mauvais de la république. Des armes, des munitions en grand nombre entassées dans cet arsenal, des vivres et beaucoup d’objets précieux, furent les trophées de la journée ; mais on n’y trouva point le fameux trésor que l’on supposait avoir été amassé par les rebelles. Quand on ouvrit la barrière aux immenses troupeaux réunis autour du camp, on vit les bœufs et les chevaux se précipiter avec bonheur vers les vallées verdoyantes d’où ils avaient été enlevés. On délivra plus de mille femmes de tout âge, qui vivaient captives dans cette capitale des états de Pincheyra, gardées à vue par les guerriers qui se les étaient appropriées, et je n’oserais assurer qu’elles accueillirent toutes avec des cris de joie ceux qui les rendaient à la liberté.
Les Chiliens avaient pris leur revanche de la défaite de Longabi. Toutefois la revanche n’était pas complète encore, car Jose Antonio avait échappé au carnage. Monté sur un cheval comme on n’en trouve que dans ces contrées, il se sauva à la faveur des ténèbres, en escaladant des montagnes à pic, suivi de cinquante de ses plus fidèles partisans. Sans perdre de temps, la cavalerie, aidée d’une troupe d’Indiens auxiliaires, se mit à le traquer de rocher en rocher, afin de lui couper la retraite du côté des pampas. Un jour, des espions ayant retrouvé sa trace, il allait tomber vivant entre les mains des soldats, quand sa sagacité de sauvage lui fit découvrir leurs pas sur la poussière, et cette fois encore il put se cacher dans une grotte inaccessible, connue de lui seul. Pendant quelque temps, il erra ainsi, successivement abandonné par ses compagnons. Quand il n’en compta plus que quatorze autour de lui, quand la faim se fit sentir, quand les détachemens qui battaient les montagnes dans toutes les directions ne lui permirent plus de s’aventurer hors de sa caverne, il demanda à capituler ; mais il n’était plus temps. Admis à se rendre à discrétion, Jose Antonio Pincheyra avait à peine déposé les armes, que quatre balles l’étendaient raide mort.
— Et l’impassible personnage qui se promenait tout à l’heure si gravement au milieu des cavaliers sans prendre aucune part à leurs jeux ? demandai-je à don Eugenio. Vous m’avez dit, je crois, qu’il faisait partie…
— Chut ! le voilà tout près de vous, qui dort du sommeil du juste. Ne vous y fiez pas cependant ; ces gens-là ne dorment jamais que d’un œil. Il s’est approché de nous par instinct, pour tâcher de saisir au passage quelques mots de ce récit dont il a deviné le sujet, soyez-en sûr. J’oubliais d’ajouter, en terminant, que dans le bulletin de cette bataille, il était dit que quatre hommes seulement de la bande des Pincheyras avaient trouvé un refuge dans les pampas : trois brigands sans nom et un chef (caudillo) de quelque importance, nommé don Vicente…
— Hein ! fit le cavalier mystérieux en se soulevant sur le coude.
— Je voulais vous demander, amigo, si vous avez là votre briquet, dit don Eugenio en me jetant un regard de côté. Je ne serais pas fâché de fumer un cigare avant de m’endormir.
Vicente, car c’était bien le Pincheyra que la dépêche officielle avait signalé, alluma rapidement sa mèche de coton, prit un cigare que lui offrit don Eugenio et se recoucha auprès de nous.
Le lendemain matin, tandis que les tranches de bœuf destinées au déjeuner rôtissaient devant le feu, nous nous promenions dans la direction des montagnes. D’énormes condors, qui sont aux aigles ce que les Andes sont aux Pyrénées, descendaient vers les plaines pour y chercher la pâture qu’ils ne trouvaient plus dans la Cordilière, couverte de neige. Nous espérions apercevoir à l’horizon le gros de la caravane que don Luis ramenait des mines ; mais rien ne paraissait encore, et nous revînmes au camp nous asseoir près du Pincheyra, qui se chauffait au soleil les deux mains appuyées sur son sabre. Il portait une casquette, ou plutôt une espèce de toque sans visière d’origine espagnole, et un poncho bleu fort propre, pareil à celui des artilleurs de Buenos-Ayres. Il y avait en lui du soldat et du brigand, A sa physionomie régulière et belle, on l’eût pris pour un Andalou de Vejer ou de Tarifa.
— Il me reste à vous raconter, me dit don Eugenio, comment cet homme se trouve ici. Notre compatriote, M…, ou don Luis (car on ne lui donne pas d’autre nom dans ce pays), officier d’artillerie sous l’empire et compromis pendant les événemens de 1815, quitta la France à la rentrée des Bourbons. Sa mauvaise étoile le conduisit sur les bords de la Plata, où ses connaissances variées semblaient lui promettre un brillant avenir. Comme beaucoup d’autres, il ne rencontra sur cette terre de liberté que d’amères déceptions. D’essais en essais, il arriva jusqu’à Mendoza, où il établit une distillerie, et le succès de son entreprise paraissait assuré, quand la guerre civile vint une fois encore renverser ses projets. Dévoré d’ennui et cherchant à appliquer ses connaissances à quelques grands travaux, il tourna sa pensée vers l’exploitation des mines abandonnées depuis la retraite des Espagnols. Réveiller cette industrie lucrative dans des provinces ruinées, c’eût été y répandre la richesse et la vie.
Sur ces entrefaites, don Facundo Quiroga, dont le triomphe du parti fédéral assurait la toute-puissance, établit son quartier-général à Mendoza. Cette ville fut le lieu qu’il choisit pour diriger l’expédition contre les Indiens, dont il était commandant en chef. Et remarquez que ce soulèvement des sauvages pamperos coïncidait avec les dernières campagnes des Pincheyras. Vous aurez entendu dire que ce sont des Espagnols qui aujourd’hui encore conduisent les Indiens au pillage, car on les accuse de tout ici ; ce qu’il y a de vrai, c’est que des déserteurs échappés du camp de don Pablo ont réveillé dans l’esprit de ces démons le goût du pillage, que les calamités qui nous ont affligés de ce côté-ci des Andes étaient un contre-coup de l’insurrection des Pincheyras. Le général Quiroga se trouvait ici plus à portée de repousser les Indiens et plus à l’abri des piéges que ses ennemis nombreux et ses rivaux pouvaient lui tendre.
Quand on parle de Quiroga, deux choses sont difficiles : faire son éloge et le calomnier, tant il a fait de mal et peu de bien. Je dirai seulement que ceux qui l’ont vu de près ont pu distinguer en lui, sous l’enveloppe féroce et astucieuse du gaucho, le coup d’œil juste et parfois élevé de l’homme supérieur. Don Luis exerçait sur cette intelligence mal réglée et sans culture, sur cet esprit ombrageux et sujet à de violentes fureurs, un certain ascendant, par cela seul qu’il lui parlait avec la liberté d’un soldat. Quiroga, qui se plaisait à voir le vulgaire trembler sous son œil fauve, aimait cette ame forte qui ne fléchissait pas en sa présence, et puis, comme tous les héros de ces républiques nouvelles que la gloire de Napoléon empêche de dormir, il ne se lassait jamais d’entendre raconter les batailles de l’empire.
Depuis long-temps, don Luis sollicitait Quiroga de l’aider dans son entreprise, de lui fournir les moyens de retrouver certaines mines que les écrits d’un ancien auteur plaçaient aux environs du mont Pallen ; l’occasion s’offrit enfin. Un soir, don Luis entrait chez le général au moment où celui-ci se mettait à table : « Por Dios, cria Quiroga, vous arrivez à point ; voici une salade que je crois empoisonnée ; vous qui connaissez la chimie… - Si elle contient du poison, tant mieux, répondit don Luis en l’avalant ; j’aime mieux mourir que d’attendre éternellement votre bon plaisir. » Cette action hardie plut à Quiroga. « Ah ! reprit-il avec un accent de conviction et de vérité qui ne lui était pas ordinaire, ces Européens ont du bon parfois !… quelle population j’ai à gouverner ici ! Des gens habitués aux vieilles coutumes, qui se laissent mener à coups de plat de sabre du matin au soir, pourvu qu’ils dansent toute la nuit[4] ! Écoutez, don Luis, je vous nomme commandant de l’arrière-garde de la division qui marche contre les Indiens ; suivez l’armée aussi loin qu’il vous plaira, et puis vous la quitterez pour aller explorer les montagnes. Je vous fournis des chevaux et des mules, choisissez vos hommes, et je vous promets de faire fusiller quiconque vous abandonnera. »
Le Pincheyra qui était venu chercher un refuge derrière les Andes fut aussitôt désigné comme le seul homme dans tout le pays qui pût nous servir de guide ; je dis nous, car j’acceptai les propositions que me fit don Luis de me joindre à lui.
Don Eugenio en était là de son récit, quand je crus devoir l’interrompre pour lui montrer une forme encore incertaine qui commençait à poindre à l’horizon ; peu à peu cette forme se dessina plus nettement, et nous distinguâmes une mule qui trottait vers nous, portant sur son dos un personnage plus semblable à Sancho qu’à un cavalier des pampas. Il avait un chapeau blanc et une longue veste grise qui ne cachait ni pistolets, ni ceinturon de sabre. Quand il mit pied à terre, un léger sourire effleura les lèvres du Pincheyra, et tous les gauchos s’écrièrent : El molinero (le meunier) ! Pour ces gens à demi sauvages, qui ne vivent que de viande, un meunier est une espèce d’homme assez inutile. Il est vrai aussi que la figure du nouveau venu, à la différence de leurs faces balafrées de coups de couteau, respirait la plus parfaite bonhomie. Don Eugenio lui tendit cordialement la main, et me le présenta sous le nom de M. Jean, Provençal de naissance et meunier de profession. — Monsieur que voici, ajouta-t-il, fit partie de l’expédition en qualité de directeur des fourneaux que nous emportions à dos de mulet pour essayer les métaux dans la montagne.
— Hélas ! oui, répliqua Jean ; je ne savais plus que devenir. Dans ces pays, il y a bien des moulins à eau et pas un moulin à vent, précisément le contraire de ce qui a lieu en Provence, où l’eau est rare. Accoutumé à tendre mes toiles sur les hauteurs, je m’ennuyais à périr dans les ravins où ces gens-là vont établir leurs usines, et puis, monsieur, quels mécréans que ces hommes toujours armés de sabres et de couteaux ! Ils tuent un chrétien comme un ortolan. Seriez-vous venu aussi chercher fortune par ici, monsieur ? ajouta M. Jean en se tournant vers moi.
— Non, répondit don Eugenio ; monsieur est en route pour le Chili, et je lui contais notre expédition. — Puis, reprenant son récit : — Nous partîmes un peu tard, continua-t-il, parce que l’armée avait de grands préparatifs à faire, et l’arrière-garde, avec laquelle nous marchions, composée des femmes, des enfans, des bagages et des troupeaux, s’avançait avec une lenteur désespérante. Au passage des rivières, il fallait démonter les chariots, et former, avec les roues et la caisse, des radeaux sur lesquels on pût transporter tout cet embarrassant attirail. Mon rôle d’aide-de-camp me laissait en partie la responsabilité de ces travaux. Jean m’aidait de son mieux, car il est bonne créature, et don Luis, absorbé dans ses projets, attendait avec une impatience extraordinaire le moment où il abandonnerait le commandement de cette arrière-garde, que Quiroga lui avait confiée, pour se jeter dans la Cordilière.
Ce moment arriva enfin ; j’avoue que je le vis venir avec une certaine inquiétude, car je commençais à me demander ce que j’étais venu faire dans cette maudite galère. A mesure que nous avancions dans le désert, les espérances que j’avais formées se dissipaient devant l’effrayante réalité de ces pics mornes et menaçans vers lesquels nous allions monter après les avoir constamment suivis des yeux. Aussi, lorsque nous vîmes cette arrière-garde tumultueuse s’éloigner, quand le grincement des chariots sur leurs essieux de bois ne retentit plus à nos oreilles, quand nous nous trouvâmes réduits à notre petite troupe de trente et quelques hommes perdus dans l’immensité, j’éprouvai un serrement de cœur inexprimable. Ce qui me déroutait aussi, c’était la muette résignation de nos gauchos ; ils ne chantaient plus, mais ils marchaient avec cette insouciance du lendemain qui leur fait affronter tant de périls. Le Pincheyra galopait en avant comme un homme qui retourne chez lui, don Luis examinait une à une les pierres qui pouvaient lui fournir quelque indice du gisement des mines, et Jean récitait des patenôtres. Quelquefois, profitant des haltes, le Pincheyra s’éloignait du camp pendant tout un jour ; où courait-il ? personne ne l’a jamais su. Les gauchos disaient qu’il allait voir si le trésor caché par les Pincheyras avant l’attaque de leurs retranchemens était encore à sa place. Toujours est-il qu’il revenait de ces mystérieuses excursions tantôt avec des couvertures et des harnais, tantôt avec des chevaux indomptés qui semblaient obéir à sa voix. Nous ne le questionnions jamais sur ces disparitions, qui lui donnaient aux yeux de toute la troupe un prestige extraordinaire. D’étape en étape, nous arrivâmes si près du camp détruit des Pincheyras, que nous tombâmes un soir au milieu d’une foule d’ossemens humains, et même, ce qui est affreux à dire, nous distinguâmes des cadavres d’indiens et de blancs que des chiens errans avaient déterrés. Nous eûmes beaucoup de peine à leur arracher ces restes défigurés de nos semblables, que nous ensevelîmes plus profondément : il restait çà et là des ponchos, des couvertures, quelques dépouilles qui ne recouvraient plus que des squelettes ; mais les cavaliers de la caravane, frappés d’une terreur superstitieuse, n’eurent pas même l’idée de s’approprier ce butin. Quant aux chiens, trouvant à vivre à la suite de notre petite troupe, ils s’attachèrent à nous pour ne plus nous quitter.
— Seraient-ce par hasard, demandai-je avec un effroi involontaire, ces grandes vilaines bêtes à oreilles de renard, à queues de loup, que toute la nuit j’ai senti se coucher sur moi ?
— Précisément, reprit don Eugenio ; ils appartiennent à cette race de chiens marrons qui errent dans les pampas et se réunissent par bandes pour attaquer les troupeaux et même les hommes. Ils ne manquent jamais de suivre les armées ; un champ de bataille est pour eux une abondante curée, et ceux-ci ne tarderont pas à redevenir sauvages quand la petite caravane réunie ici se sera dispersée. La rencontre de ces animaux fut pour nous l’indice certain que nous étions dans les parages occupés naguère par les Pincheyras. Arrivés aux dernières vallées, nous en choisîmes une assez abondante en herbe pour y faire hiverner le surplus de nos bêtes de somme et les bœufs qui devaient servir à notre nourriture.
— Et notez bien, monsieur, que, comme des païens, interrompit Jean, nous vivions de chair presque crue ; nous n’étions que trois à manger du pain, et nous n’en avions pas chacun de quoi suffire à un Anglais ! Ah ! moi qui étais venu ici exprès pour faire fortune, en être réduit à vivre de tranches de bœuf séchées au soleil ! A l’heure qu’il est, monsieur, si j’eusse été moins ambitieux, moins fou, je serais peut-être maître meunier aux portes de Marseille ! Quand je me vis là, dans cette vallée, réduit à faire paître des bœufs sous la direction de M. Eugène, le cœur me manqua. Don Luis ramassait toutes les pierres qui semblaient tombées de la montagne, il en prenait de toutes couleurs, mais en attendant on n’installait point les fourneaux, et je commençais à croire que l’or ne se ramasse à pleines mains ni au Chili ni au Pérou.
M. Jean avait des façons particulières de sentir et de parler. Comme Sancho, à qui j’ai dit déjà qu’il ressemblait un peu, il regrettait éternellement son village, et cependant je ne sais quelle vague espérance le poussait à courir les aventures. Ce n’était pas précisément une île qu’il cherchait, mais une position indépendante, supérieure à celle que sa naissance lui offrait dans son pays. Sous quelle forme la rêvait-il ? voilà ce qu’il serait difficile d’expliquer, car il cachait ses petits projets aussi soigneusement que les quelques piastres, fruit de ses épargnes et de son travail. Entre cet homme doux par caractère, patient, laborieux, préoccupé du lendemain, que le hasard avait jeté dans la vie sauvage, et le Pincheyra insouciant, inhabile à toute profession autre que celle des armes, indépendant, aventureux, que la ruine de son parti avait relancé hors des montagnes, le contraste était complet. Quand par hasard ces deux personnages se regardaient, on voyait qu’ils étaient une énigme l’un pour l’autre.
— Nous campions dans cette vallée depuis quelques jours à peine, continua don Eugenio, quand don Luis, après s’être concerté avec le Pincheyra, se remit en marche. L’hiver s’annonçait déjà ; la neige couvrait la grande chaîne des Andes ; il était trop tard. Ceux d’entre les cavaliers qui furent désignés pour accompagner don Luis jusqu’au bout de la course n’hésitèrent pas à le suivre, non par attachement à sa personne : que leur importait ce Français, cet étranger qu’ils ne connaissaient pas ? mais le péril et les fatigues ne les effrayaient guère, et puis l’ordre du jour qui les condamnait à mort en cas de désertion ne s’effaçait point de leur esprit : ils eussent plutôt rapporté leur maître mort sur leurs épaules que de paraître sans lui devant Quiroga. Quant à moi, il fut convenu que je resterais à garder le camp et les troupeaux en compagnie de Jean, et que j’attendrais là de nouveaux ordres de don Luis. Lorsque je le vis s’éloigner résolûment, décidé à pousser son expédition jusqu’au cap Horn s’il le fallait, insensible au froid et à la faim, je crus comprendre qu’il ne voulait plus revenir, qu’il faisait le sacrifice absolu d’une vie pleine de chagrins et de déceptions. Ce n’était pas que nous n’eussions trouvé déjà de beaux échantillons de minerai ; la pesanteur seule de certaines pierres mêlées à la surface de parcelles d’or prouvait l’existence de mines fort riches ; mais comment rajuster un fragment de rocher apporté de loin par les avalanches et les torrens au bloc d’où il a été détaché, surtout quand la neige tombe nuit et jour ? Comment exploiter des mines, dans le cas où l’on en découvrirait, si loin des habitations, si loin des villes, et cela quand on voit le désert envahir jusqu’aux terres cultivées ? et quelle sécurité eussent offerte aux exploitateurs ces gouvernemens jaloux des étrangers, avides de jouir du labeur d’autrui ? Voilà ce que je voyais clairement, non sans m’étonner de ne pas l’avoir compris plus tôt. Ces réflexions pénibles m’accablaient ; le manque absolu de travail plongeait mon ami Jean dans des abattemens à faire pitié. Jeune et connaissant trop peu la vie pour en être dégoûté encore, je ne me sentais point disposé à finir tristement mes jours dans un ravin au fond des Andes. Déjà les chevaux mouraient de froid, et de loin en loin je recevais de don Luis de petites lettres dans lesquelles l’exaltation de la pensée croissait en raison inverse des résultats probables de l’expédition. Un jour, le gaucho qu’il m’expédia me remit un simple billet écrit au crayon, si peu lisible, que je dus questionner le messager lui-même. Cet homme m’avoua que don Luis était arrêté définitivement par les neiges ; exténué de lassitude, incapable de se tenir debout, il persistait cependant à hiverner dans ces hautes régions, dût-il survivre seul au dernier de ses gens ou périr le premier. Dès-lors, ma résolution fut arrêtée. Après avoir adressé à don Luis une courte explication de mes motifs et essayé, bien que cela fût inutile, de le dissuader de ses projets de suicide (car je ne donnais pas d’autre nom à son entêtement), j’appelai Jean et lui demandai s’il voulait partir avec moi. Vous supposez bien qu’il ne se fit pas prier, et je lui laisse le soin de vous raconter l’histoire de notre retraite, car il a joué un grand rôle dans cette partie du voyage.
Jean se grattait la tête comme un homme qui recueille ses souvenirs, et après cinq minutes de réflexion il ouvrait la bouche, quand un certain mouvement se fit remarquer parmi les cavaliers. Debout, les mains dans la ceinture, ils regardaient un groupe de soldats qui s’avançait vers l’hacienda assez lentement. — Est-ce don Luis qui arrive ? demandai-je au Pincheyra toujours assis au soleil. L’ex-bandit se contenta de secouer la tête d’une façon négative, et bientôt nous reconnûmes un piquet de dragons armés de lances plus longues que celles des Cosaques, dont le fer reluisait au soleil. Ils escortaient quelques Indiennes captives, triste butin d’une guerre sans profit et sans gloire, mais pleine de périls. Ce fut pour les gauchos l’occasion de faire éclater une joie féroce, qu’ils exprimèrent par des propos grossiers, auxquels les soldats ne manquèrent pas de répondre. Les captives, impassibles sur leurs chevaux, continuaient à marcher au pas, tandis que les dragons échangeaient avec nos gens des poignées de main et des cigares. Parmi ces femmes, il y en avait de jeunes ; elles portaient autour du front un bandeau d’un métal assez fin ; des pendans d’oreilles de forme carrée et larges comme la main leur tombaient sur les épaules. Pour garantir contre le froid leurs jambes nues, elles les relevaient sous la couverture, qui les enveloppait tout entières, ne laissant apercevoir que leurs faces rouges et plates, sur lesquelles on ne découvrait la trace d’aucune passion, d’aucun sentiment. Dès le lendemain, elles devaient être distribuées en qualité de captives et comme indemnité aux habitans de la frontière qui avaient le plus souffert des dévastations commises par leur tribu. Leur sort ne changeait guère : dans les maisons, comme sous leurs tentes en peau de cheval, on les emploie à tisser des manteaux et des couvertures. Cependant je les regardai passer avec une certaine émotion, et les suivis du regard tandis qu’elles cheminaient du côté de Mendoza. Quand le faisceau de lances qui les entourait se fut confondu à l’horizon avec les tiges des grandes herbes, je priai Jean de commencer sa narration.
— On gagnerait sa vie à montrer ces gens-là aux foires, dit le meunier ; mais il serait difficile de les nourrir, attendu que ça ne mange que du cheval ! Pour en revenir à notre histoire, monsieur, je commençais à désespérer de jamais revoir l’aile d’un moulin, et je me demandais pourquoi j’étais venu me perdre dans les îles, quand don Eugenio me proposa de déserter la partie. Nous avions le droit d’être fusillés en arrivant à Mendoza. Le général Quiroga l’avait promis ; mais étions-nous sûrs de ne pas périr dans le désert ? Nous partîmes donc ; don Eugenio, qui se connaît en chevaux, choisit les cinq meilleurs de ceux qui nous restaient, et, dès le soir même, nous couchions à dix lieues du camp. Le brigand n’était plus là pour nous conduire ; je le regrettais, parce que cet homme, tout brigand qu’il a été, connaît sa route, comme les marins, rien qu’à regarder les étoiles. Vous savez ce qu’on appelle des routes dans ce pays-ci : c’est la trace des animaux qui ont pu passer dans un endroit il y a un an et plus. Pour la retrouver, il faut se coucher à plat ventre, souffler la poussière, tâter avec la main le pas d’un cheval, ou bien avec le pied sonder sous l’herbe l’empreinte de la roue d’un chariot. Dans la plaine, on se tire encore d’affaire, parce qu’on a le secours du soleil ; mais sortir de la Cordilière, c’est là le difficile. Nous tournions à droite, à gauche, comme des chiens de chasse, flairant le sentier… Bah ! quand nous arrivions au fond d’une vallée, la trace se perdait, les pas des animaux se brouillaient, parce qu’il y avait eu là quelque campement, de façon que toutes les bêtes étaient allées brouter de côté et d’autre. Moi, je ne savais plus que devenir. Don Eugenio me disait « Restez là, Jean ! » et il traçait avec son cheval un cercle dont j’étais le centre. Là, je devais allumer un petit feu d’herbes sèches, dont la fumée s’élevait droit comme une colonne ; don Eugenio se guidait sur cette fumée pour bien chercher tout alentour, ce qui durait souvent des heures entières. Je n’osais pas souffler trop fort, de peur d’attirer sur nous, par une grande flamme, quelque horde de sauvages. Quand ma fumée allait bien, je me cachais dans les buissons, et vous croyez peut-être que j’y étais tranquille ? Non ; il me passait sur la tête l’ombre de quelqu’un de ces grands oiseaux que vous voyez planer là-bas ; un de ces lièvres de Patagonie, gros comme des renards et dont la peau fait de si bonnes fourrures, se levait près de moi tout effrayé, et j’avais des peurs à me rendre fou. Aussi, du plus loin que je voyais revenir don Eugenio, je lui faisais des signes, je courais et je n’osais parler jusqu’à ce qu’il m’eût dit : « Jean, j’ai retrouvé le chemin ! » Ce qui voulait dire souvent que nous avions fait dix lieues de trop, et qu’il fallait grimper encore dans les montagnes pendant cinq heures. Ce voyage-là durait depuis deux semaines, et nous ne savions plus quoi manger, quand la Providence nous envoya une demi-douzaine de bandits qui chassaient l’autruche. Nous leur parûmes trop pauvres pour des voyageurs bons à dépouiller ; au lieu de nous faire du mal, ils nous donnèrent quelques livres de viande fumée. Avec ce petit secours, nous atteignîmes le fort San-Carlos, où nous dormîmes enfin sous un toit, ce qui ne nous était pas arrivé depuis plus de quatre mois. Du fort à Mendoza, on compte trente lieues ; mais je me croyais rendu, nioi qui venais de faire plus de…, bah ! plus de…
— Deux cents lieues, dit don Eugenio ; nous avions campé auprès de Casa-Trama, l’ancien fort des Pincheyras.
— Voyez, monsieur, deux cents lieues, et des plus longues que j’aie jamais parcourues. Nous avions traversé le désert, les plaines, les pampas, les Cordilières, que sais-je ? des pays de toute sorte, qui ont des noms extraordinaires et pas d’habitans. A la première église que je rencontrai en entrant à Mendoza, je brûlai un fameux cierge à la bonne Vierge ; j’en brûlai même deux, parce qu’il me revenait une autre frayeur. Je ne savais pas encore comment le général Quiroga prendrait la chose. Heureusement qu’il était malade ; don Eugenio lui expliqua nos raisons, qu’il n’écouta pas. Il paraît qu’il nous regarda comme des associés de don Luis, qui avions le droit de nous séparer de lui, et puis il était peut-être ennuyé de tuer du monde.
— Mais que dira don Luis quand il sera arrivé ? demandai-je à l’honnête meunier ?
— S’il se plaint de nous au général ? ajouta don Eugenio en affectant une inquiétude qu’il ne ressentait pas.
— Don Eugenio est là, il lui fera entendre raison ; il m’a déjà sauvé deux fois la vie en m’arrachant du fond des montagnes et en me ramenant jusqu’à Mendoza ; il ne m’abandonnera pas. Après tout, don Luis n’est pas méchant ; il a des idées de trésors et de mines qui lui tournent la tête, et voilà tout.
Jean prononça ces dernières paroles en forme de monologue ; puis, s’adressant de nouveau à don Eugenio : — J’ai fait de mon mieux, monsieur, ajouta-t-il, pour vous servir dans toute la campagne. Vous vous rappelez bien aussi que ce n’est pas moi qui, le premier, ai demandé à partir. Ce que vous dites là me remet dans des transes mortelles. Vous êtes courageux, et moi, j’ai beau faire, je ne peux m’empêcher d’avoir peur. Sans vous, je serais mort de frayeur cent fois pour une, je serais mort de faim, j’aurais été pris par les sauvages,… mangé par ces vilains chiens qui vivent de chair humaine… Nous ne sommes pas revenus de si loin pour être fusillés ; c’est impossible !… Ah ! don Eugenio, je me mets encore sous votre protection, je suis sûr que vous n’abandonnerez pas le pauvre Jean !
En parlant ainsi, Jean, que l’émotion gagnait d’une manière visible, ne put retenir de grosses larmes, et, au moment où Eugenio mettait la main dans la sienne avec un sourire affectueux, il lui sauta au cou. — Honnête Provençal ! je lui sus gré de me montrer dans ces pays sauvages ce que je ne voyais plus depuis long-temps, une physionomie naïve et attendrie.
Le soir même, don Luis arriva. Du plus loin que nous reconnûmes la caravane, nous nous portâmes à sa rencontre. A travers une forêt d’arbustes s’avançait une douzaine de gauchos à cheval, dont on ne voyait que la tête coiffée du bonnet pointu et enveloppée du mouchoir noué sous le menton. Les mules, bien maigres, éclopées, couvertes de harnais usés, se glissaient à travers les branches, accrochant çà et là leurs charges de pierres et les ustensiles sans nombre qu’elles avaient portés pendant cinq cents lieues. A quelques pas derrière ses gauchos, et comme s’il eût regretté les montagnes, d’où la faim et un dénûment absolu l’avaient chassé, marchait don Luis, à pied, la barbe inculte, miné par la fièvre et se soutenant à peine sur un bâton. Nous mîmes pied à terre pour l’aborder ; don Eugenio se précipita vers lui, suivi de Jean, qui s’attachait à ses pas comme une ombre. Le mouvement que fit don Eugenio en serrant la main de don Luis démasqua le meunier, qui se trouvait là immobile, son chapeau dans les deux mains, attendant son pardon.
— Ah ! s’écria don Luis en soupirant et comme un homme qui rêve, vous m’avez abandonné, mon ami, et toi, Jean, tu as déserté !… Je ne vous en veux pas. J’ai fait une répétition de la retraite de Russie, mes enfans ; l’hiver et la neige m’ont vaincu,- mais j’ai poussé jusqu’au bout,… et un jour on suivra ma trace.
L’avant-garde se réunit au gros de la caravane, et toute la petite troupe vint camper dans la cour du grand et triste bâtiment que nous occupions à Mendoza. Les essais que fit don Luis prouvèrent qu’il avait rencontré des parages abondans en mines d’or, et, si son expédition semblait manquée, au moins lui restait-il la gloire de l’avoir accomplie. Peu à peu les gauchos engagés dans cette campagne retournèrent à leurs habitations respectives, comme des soldats licenciés prêts à reprendre du service. Peut-être quelqu’un d’entre eux, rêvant la conquête du trésor des Pincheyras, s’aventura-t-il de nouveau dans les vallées les plus solitaires des Andes. Il en est sans doute de cet amas d’or et d’argent comme de celui que les Incas, en d’autres temps, cachèrent auprès de Lima, dans les montagnes voisines du temple du Soleil : depuis deux siècles, on fouille la terre pour le trouver ; dans deux siècles, on le cherchera encore.
Vicente le Pincheyra montrait moins d’éloignement pour nous, nés en Europe, que pour les gens du pays (hijos del pais) ; il daignait même s’entretenir quelquefois avec nous. — Savez-vous, lui dis-je un jour, que vous possédez un secret qui se vendrait cher ! — Je le conserverai jusqu’à la fin et comme une sauvegarde, répondit-il ; peut-être ne m’a-t-on laissé la vie que pour l’obtenir de moi. — Il y a donc vraiment un trésor enseveli dans la neige ? — Pour toute réponse, Vicente me montra ses jambes perclues de douleurs et cousues de blessures. — En cherchant un refuge de ce côté-ci des Andes, lui demandai-je encore, avez-vous reconnu la République Argentine ? — Je n’ai rien à reconnaître, reprit-il ; on m’a promis de me laisser vivre, et moi j’ai demandé à ne plus servir jamais personne. — Excepté le roi don Fernando, n’est-ce pas ? Croyez-vous qu’il soit bien digne de ce dévouement obstiné ? — Il est roi, répliqua Vicente ; ses aïeux ont régné sur toutes les Amériques ; je ne sais pas ce qu’il vaut, j’en conviens, mais aimez-vous mieux don Facundo Quiroga ?
Quelques jours après, Vicente partit, et je n’ai plus entendu parler de ce dernier débris de la bande des Pincheyras.
Au mois de janvier de l’année suivante, assis au milieu des rochers qui dominent le port de Valparaiso, je suivais du regard, sur l’immensité de l’Océan, un brick anglais que l’on signalait comme continuant sa route au nord. Tout à coup ce navire, ayant cargué ses basses voiles à la hauteur de la rade, s’approcha de la côte et mit son canot à la mer. Avide de nouvelles, je descendis vers le môle, où déjà un assez grand nombre d’oisifs s’étaient rassemblés. Parmi eux se distinguaient de jeunes et vigoureux Maulinos, reconnaissables à leurs longs cheveux tressés, à leur chapeau conique, à leur ample ceinture, et surtout à leurs poses fières et insouciantes. Le canot voguait rapidement vers la jetée ; déjà l’officier du port prenait son porte-voix pour le héler, et chacun prêtait l’oreille.
— D’où venez-vous ? cria-t-il aux marins qui montaient le canot. — De Londres, répondit le capitaine. — Où allez-vous ? — A la côte de Californie ? — Quelle nouvelle ? — Le roi Ferdinand VII est mort.
Et le canot reprit le large. Ces quelques paroles jetées en passant sur le rivage de l’Océan Pacifique étaient solennelles ; on les accueillit généralement comme le signal d’une réconciliation entre l’Espagne et les colonies émancipées. La nouvelle se répandit rapidement ; il se forma des groupes de gens de la campagne, parmi lesquels on doit compter les Maulinos, et de citadins. On y parlait du monarque mort en des termes différens ; ceux-ci disaient Ferdinand, ceux-là le roi.
Pour être véridique jusqu’au bout, nous devons ajouter que, sur les hauteurs qui dominent le faubourg de l’Almendral à Valparaiso, il s’éleva bientôt un moulin à vent construit par des industriels de Saint-Malo. Jean, que son heureuse étoile avait conduit de l’autre côté des Andes, y trouva à se placer. Guéri de la manie des grandes expéditions, il se résigna de nouveau à tendre ses toiles au vent sur ce riant promontoire, d’où il pouvait encore apercevoir les pics neigeux de la Cordilière.
THEODORE PAVIE.
- ↑ Il ne faut pas oublier que nous sommes dans l’hémisphère sud, où le vent de sud-est est le plus froid.
- ↑ Ce n’est pas un fait exceptionnel que cette résolution prise par une jeune fille d’abandonner le monde à la suite d’une catastrophe qui lui permettait d’y rentrer sans rougir. Nous avons rencontré dans les pampas une fille de gaucho, jeune encore, qui, arrachée aux mains des sauvages après avoir été emmenée par eux pendant quelques jours seulement, se condamna à un mutisme rigoureux, se cacha au fond de sa maison, et mourut bientôt sans que jamais on eût obtenu d’elle un mot, une plainte, une larme. C’est la fierté castillane, le point d’honneur tel que l’entendaient Lope de Vega et Calderon, qui se retrouve au bout du monde, vivant encore dans la race espagnole.
- ↑ Il ne faut pas oublier que, dans ces contrées, l’infanterie monte à cheval quand il s’agit de faire des marches forcées.
- ↑ En s’exprimant ainsi, Quiroga faisait allusion au parti unitaire, qui se composait surtout de la classe aisée du pays. Il régnait dans cette portion des habitans de la République Argentine une aménité de mœurs, une élégance de manières qui irritaient le chef des fédéralistes. Il sentait que jamais sa puissance violente et brutale ne serait acceptée par ces aristocrates.