Les Pionniers/Chapitre 1

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 6p. 11-24).
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LES PIONNIERS,


OU


LES SOURCES DE LA SUSQUEHANNA.


ROMAN DESCRIPTIF


Les extrêmes opposés d’habitudes, de mœurs, de temps et d’espace, étaient rassemblés là et rapprochés les uns des autres ; ce qui donnait au tableau un contraste inconnu des autres pays et des autres siècles.



CHAPITRE PREMIER.


Voyez ! l’hiver vient pour commander à l’année renouvelée ; il vient sombre et triste avec tout son cortège de vapeurs, de nuages et de tempêtes.
Thomson.



Près du centre du grand État de New-York est un district étendu, consistant en une suite non interrompue de coteaux et de vallons ; ou, pour parler avec plus de déférence pour les définitions géographiques, de montagnes et de plaines. C’est parmi ces hauteurs que commence le cours de la Delaware ; c’est encore là que les sources nombreuses de la grande Susquehanna, sortant d’un millier de lacs et de fontaines, forment autant de ruisseaux qui serpentent dans les vallées, jusqu’à ce que, réunis, ils deviennent un des fleuves les plus majestueux dont les anciens États-Unis puissent s’enorgueillir. Les montagnes y sont presque toutes couvertes de terre labourable jusqu’à leur sommet, quoiqu’il s’en trouve un certain nombre dont les flancs sont hérissés de rocs, ce qui ne contribue pas peu à donner au pays un caractère éminemment pittoresque. Les vallées sont étroites, fertiles et bien cultivées, et chacune d’elles est uniformément arrosée par un ruisseau qui, descendant d’abord paisiblement sur la pente d’une hauteur, et traversant ensuite la plaine, va baigner le pied d’une montagne rivale. De beaux et florissants villages s’élèvent sur les bords des petits lacs ou sur les rives des ruisseaux, dans les endroits les plus favorables à l’établissement des manufactures. De jolies fermes, où tout annonce l’abondance et la prospérité, sont dispersées dans les vallées et même sur les montagnes. Des routes tracées dans tous les sens traversent les vallons, et s’élèvent même jusque sur les hauteurs les plus escarpées. À peine fait-on quelques milles dans ce pays varié sans rencontrer quelque académie[1] ou quelque autre établissement d’éducation ; et de nombreuses chapelles, consacrées à différents cultes, attestent les sentiments religieux et moraux des habitants de ce pays, ainsi que l’entière liberté de conscience dont on y jouit. En un mot, toute cette contrée prouve le parti qu’on peut tirer même d’un sol inégal situé sous un climat rigoureux, quand il est gouverné par des lois sages et douces, et que chacun sent qu’il a un intérêt direct à assurer la prospérité de la communauté dont il forme une partie distincte et indépendante. Aux premiers habitants (pioneers[2] qui défrichèrent ce terrain ont succédé aujourd’hui des colons ou cultivateurs qui adoptent sur les lieux un mode plus suivi de culture, et veulent que le sol qu’ils ont fertilisé serve aussi à couvrir leurs cendres. Il n’y a pourtant que quarante ans[3] que tout ce territoire était encore un désert.

Peu de temps après la consolidation de l’indépendance des États-Unis par la paix de 1783, l’esprit entreprenant de leurs citoyens chercha à exploiter les avantages naturels que présentaient leurs vastes domaines. Avant la guerre de la révolution, les parties habitées de la colonie de New-York ne formaient pas le dixième de son étendue. Une étroite lisière qui courait jusqu’à une distance très-peu considérable sur les deux rives de l’Hudson, une autre ceinture pareille d’environ cinquante milles de longueur sur les bords de la Mohawk, les îles de Nassau et de Staten, et un petit nombre d’établissements isolés près de quelques ruisseaux, composaient tout le territoire habité par une population qui ne s’élevait pas à deux cent mille âmes. Pendant le court espace de temps que nous venons d’indiquer, cette population s’est répandue sur cinq degrés de latitude et sept de longitude, et elle monte aujourd’hui à près de quinze cent mille habitants[4] qui vivent dans l’abondance, et peuvent envisager des siècles dans l’avenir, sans avoir à craindre que leur territoire devienne insuffisant pour leur postérité.

Notre histoire commence en 1793, environ sept ans avant la formation d’un de ces premiers établissements qui ont effectué dans la force et la situation de cet État le changement presque magique dont nous venons de parler.

On était à la fin de décembre, la soirée était froide, mais belle, et le soleil était près de se coucher, quand un sleigh[5] vint gravir lentement une des montagnes du pays dont nous venons de faire la description. Le jour avait été pur pour la saison, et l’atmosphère n’avait été chargée que de deux ou trois gros nuages que les derniers rayons du soleil, réfléchis par la masse de neige qui couvrait la terre, diapraient de brillantes couleurs. La route, tournant sur les flancs de la montagne, était soutenue d’un côté par une fondation de troncs d’arbres entassés les uns sur les autres, jusqu’à une profondeur de plusieurs pieds, tandis que de l’autre on avait creusé dans le roc un passage de largeur suffisante pour le peu de voyageurs qui la fréquentaient à cette époque. Mais tout ce qui ne s’élevait pas à plusieurs pieds au-dessus de la terre était alors enseveli sous une couche profonde de neige, et l’on ne distinguait le chemin que parce que la neige, battue sous les pieds des chevaux et des piétons, offrait un sentier de deux pieds plus bas que toute la surface qui l’environnait. Dans la vallée que l’œil découvrait à plusieurs centaines de pieds, on avait fait un défrichement considérable, et l’on y voyait toutes les améliorations qui annoncent un nouvel établissement. Les flancs de la montagne avaient même été préparés pour être mis en culture jusqu’à l’endroit où la route se détournait pour entrer dans une plaine située presque au même niveau ; mais une forêt en couvrait encore toute la partie supérieure, et s’étendait ensuite fort loin.

Les beaux chevaux bais attelés au sleigh étaient presque entièrement couverts du givre qui remplissait l’atmosphère de particules brillantes. Leurs naseaux répandaient des nuages de fumée. Tout ce qu’on apercevait, de même que l’accoutrement des voyageurs, annonçait la rigueur de l’hiver dans ces régions montagneuses. Les harnais, d’un noir mat, bien différent du vernis brillant qu’on emploie aujourd’hui, étaient garnis de boucles et d’énormes plaques de cuivre jaune qui brillaient comme de l’or aux rayons obliques du soleil couchant. De grosses selles, ornées de clous à tête ronde, de même métal, et d’où partait une couverture de drap qui descendait sur une partie de la croupe, des flancs et du poitrail des chevaux, soutenaient des anneaux en fer par où passaient les rênes Le conducteur, jeune nègre, qui paraissait avoir environ vingt ans, et d’un teint lustré, était bigarré par le froid, et ses grands yeux brillants laissaient échapper des gouttes d’une eau qui prenait sa source dans la même cause. Sa physionomie offrait pourtant un air de bonne humeur, car il pensait qu’il allait arriver chez son maître, y trouver un bon feu, et jouir de la gaieté qui ne manque jamais d’accompagner les fêtes de Noël.

Le sleigh était un de ces grands, commodes et antiques traîneaux qui pourraient recevoir une famille tout entière ; mais il ne s’y trouvait alors que deux personnes. L’extérieur en était peint en vert pâle, et l’intérieur en rouge foncé, sans doute pour donner au moins une idée de chaleur dans ce froid climat. Il était couvert de tous côtés de peaux de buffle, doublées en drap rouge, et les voyageurs avaient sous les pieds des peaux semblables, et d’autres encore pour s’envelopper les jambes. L’un était un homme de moyen âge, l’autre une jeune fille en qui l’on commençait à voir la femme presque formée. Le premier était de grande taille ; mais les précautions qu’il avait prises contre le froid ne laissaient apercevoir sa personne que très-imparfaitement. Une grande redingote doublée en fourrure lui couvrait tout le corps, à l’exception de la tête, sur laquelle il portait un bonnet de martre doublé de maroquin, dont les côtés étaient taillés de manière à pouvoir se rabattre sur les oreilles, et assujettis par un ruban noir noué sous son menton. Au milieu de cet accoutrement on distinguait des traits nobles et mâles, et surtout de grands yeux bleus qui annonçaient l’intelligence, la gaieté et la bienveillance. Quant à sa compagne, elle était littéralement cachée sous la multitude des vêtements qui la couvraient. Lorsqu’une redingote de drap doublée en flanelle, et dont la coupe prouvait évidemment qu’elle avait été destinée à un individu de l’autre sexe, venait à s’entrouvrir, on apercevait une douillette de soie serrée contre sa taille par des rubans. Un grand capuchon de soie noire, piqué en édredon, était rabattu sur son visage, de manière à ne laisser que l’ouverture nécessaire pour la respiration, et pour faire entrevoir de temps en temps des yeux du plus beau noir, pleins de feu et de vivacité.

Le père et la fille (car telle était la relation respective de nos deux voyageurs) étaient trop occupés de leurs réflexions pour interrompre le silence qui régnait autour d’eux, et que le sleigh, en roulant lentement sur la neige, n’interrompait par aucun bruit. Le père songeait à l’épouse qui, quatre ans auparavant, avait serré contre son sein cette fille unique et tendrement chérie, en consentant, non sans regrets, qu’elle fût envoyée à New-York pour y jouir des ressources que cette ville présentait pour l’éducation. Quelques mois après, la mort l’avait privé de la compagne qui embellissait sa solitude, et cependant il n’avait pas voulu y rappeler sa fille avant qu’elle eût le temps de profiter des leçons de toute espèce qu’elle recevait dans la pension où il l’avait placée. Les pensées d’Élisabeth étaient moins mélancoliques. Elle s’occupait à considérer tous les changements survenus depuis son départ dans les environs de l’habitation de son père, et cette vue lui causait autant d’étonnement que de plaisir.

La montagne le long des flancs de laquelle ils voyageaient alors était couverte de pins, dont les troncs atteignaient la hauteur de soixante-dix à quatre-vingts pieds avant de se garnir d’aucune branche ; étendant alors leurs bras en diverses lignes horizontales, ils offraient aux yeux un feuillage d’un vert noirâtre qui contrastait singulièrement avec la blancheur de la neige qui tapissait la terre. Les voyageurs ne sentaient aucun vent, et cependant la cime des pins était agitée, et leurs branches faisaient entendre un bruit sourd parfaitement d’accord avec le reste de la scène.

Tout à coup de longs aboiements se firent entendre dans la forêt, et sur-le-champ Marmaduke Temple (c’est le nom de notre voyageur) oubliant le sujet de ses méditations, quel qu’il pût être, cria au conducteur :

— Arrête, Aggy, arrête ! c’est le vieux Hector qui aboie. J’en suis sûr ; je le reconnaîtrais entre mille. Bas-de-cuir[6] aura profité de ce beau jour pour se mettre en chasse, et il faut que ses chiens aient débusqué quelque daim. Allons, Bess[7], si vous avez le courage de soutenir le feu, je vous promets de la venaison pour votre dîner du jour de Noël.

Le nègre arrêta ses chevaux, et se mit à se battre les bras contre son corps pour rétablir la circulation du sang dans ses doigts glacés ; son maître sauta légèrement sur la neige, qui ne céda que d’un pouce ou deux sous le poids de son corps. Un grésil très-fort, qui était tombé la veille, avait formé une sorte de croûte sur la neige ; et celle qui était survenue dans la matinée n’avait pas plus d’épaisseur.

Avant de quitter le sleigh, Marmaduke avait saisi à la hâte un fusil de chasse placé au milieu d’une foule de malles, de boîtes et de cartons contenant le bagage de sa fille. Il s’était débarrassé d’une paire de gros gants fourrés qui en couvraient une autre paire en peau bordée de fourrure ; et après avoir examiné l’amorce, il s’avançait vers le bois, quand il vit un beau daim le traverser, à portée de fusil. La course de l’animal était aussi rapide que son apparition avait été subite ; mais le voyageur était un chasseur trop exercé pour être déconcerté par l’une ou l’autre de ces circonstances. Appuyant son fusil contre son épaule, il lâcha son coup, et cependant le daim n’en continua pas moins sa course avec rapidité. Il traversait la route, quand une seconde explosion se fit entendre, et au même instant on le vit faire un bond en l’air et s’élever à une hauteur prodigieuse ; mais un troisième coup de feu le renversa mort sur la neige. Le chasseur invisible qui venait de l’abattre poussa un cri de triomphe, et deux hommes cachés jusqu’alors derrière deux troncs d’arbre, où il était évident qu’ils s’étaient postés pour attendre le daim au passage, se montrèrent aux yeux des voyageurs.

— C’est vous, Natty ? s’écria M. Temple tout en s’avançant vers le daim, tandis que le chariot suivait à pas lents ; si j’avais su que vous fussiez en embuscade, je n’aurais pas tiré. Mais en reconnaissant la voix du vieux Hector, je n’ai pas été maître de mon ardeur ; je ne sais pourtant pas trop si c’est moi qui ai abattu le gibier.

— Non, non, monsieur le juge, répondit le chasseur avec un air de satisfaction maligne, vous n’avez fait que brûler votre poudre pour vous réchauffer le nez par cette froide soirée. Vous imaginez-vous abattre un daim en pleine croissance, ayant Hector et la chienne à ses trousses, avec un fusil à tuer des moineaux ? Il ne manque pas de faisans dans les bois, et une foule de petits oiseaux vont chercher des miettes de pain jusqu’à votre porte. Vous pouvez en tuer de quoi faire un pâté tous les jours, si bon vous semble ; mais, quand vous voudrez abattre un daim, je vous conseille de prendre un fusil à long canon, et d’employer pour bourre du cuir bien graissé, sans quoi vous perdrez plus de poudre que vous n’emplirez d’estomacs.

En prononçant ces derniers mots, il passa le revers de sa main sur sa grande bouche, comme s’il eût voulu cacher le sourire ironique qui s’y peignait.

— Mon fusil écarte bien, Natty, répondit M. Temple d’un air de bonne humeur, et ce ne serait pas la première fois qu’il aurait abattu un daim. Il était chargé de chevrotines, et vous voyez que l’animal a reçu deux blessures ; l’une au cou et l’autre au cœur ; or rien ne prouve que mon fusil n’ait pas fait l’une des deux.

— N’importe qui l’ait tué, dit Natty en fronçant les sourcils, je présume qu’il est destine à être mangé ; et, tirant un grand couteau d’une gaine de cuir passée dans sa ceinture, il coupa la gorge de l’animal.

— Il est percé, de deux balles, ajouta-t-il ; mais je voudrais bien savoir s’il n’a pas été d’abord tiré deux coups ; et vous conviendrez vous-même, juge, qu’il n’est tombé qu’au troisième. Or ce troisième a été lâché par une main plus sûre et plus jeune que la vôtre et la mienne. Quant à moi, quoique je sois un pauvre homme, je puis fort bien vivre sans venaison ; mais, dans un pays libre, je n’aime pas à renoncer à mes droits, quoique, de la manière dont vont les choses, c’est la force qui fait souvent le droit ici tout aussi bien que dans l’ancien Monde.

Il, parlait ainsi avec un air de sombre mécontentement, mais il jugea prudent de baisser la voix à la dernière phrase ; il la prononça entre les dents, comme un chien qui gronde quand il n’ose aboyer.

— Je ne dispute que pour l’honneur, Natty, reprit Marmaduke avec une tranquillité imperturbable. Que peut valoir ce daim ? quelques dollars. Mais l’honneur de l’avoir tué, voilà ce qui est inappréciable. Quel plaisir j’aurais à triompher ainsi de ce mauvais plaisant Richard Jones, qui s’est déjà mis en chasse sept fois cette saison, et qui n’a encore rapporté qu’une bécasse et quelques écureuils gris ?

— Ah ! juge, s’écria Natty avec un soupir de résignation plaintive, grâce à vos défrichements et à vos améliorations, le gibier n’est pas facile à trouver, maintenant. J’ai vu le temps où j’ai tué dans une saison treize daims et je ne sais combien de faons, sans quitter le seuil de ma porte ; et si je voulais un jambon d’ours je n’avais qu’à veiller une nuit de clair de lune ; et j’étais sûr d’en tuer un à travers les intervalles que laissaient entre elles les solives de ma cabane. Je n’avais pas peur de m’endormir, les hurlements des loups y mettaient bon ordre. Voyez, mon vieux Hector, ajouta-t-il en caressant un grand chien à poil bigarré de jaune, ayant le ventre et les pattes blanches et qui était soudain accouru à lui, accompagné de la chienne dont il avait parlé› ; ce sont les loups qui lui ont fait la blessure dont il lui reste cette large cicatrice, la nuit qu’ils vinrent pour enlever la venaison que j’avais suspendue au haut de ma cheminée pour l’enfumer. C’est un chien qui mérite plus de confiance que bien des chrétiens, car il n’oublie jamais un ami, et il aime la main qui lui donne son pain.

Il y avait dans le ton et dans les manières de ce vieux chasseur quelque chose de singulier qui attira sur lui toute l’attention, d’Élisabeth du moment qu’elle l’aperçut. C’était un homme fort grand, et dont la maigreur semblait ajouter encore aux six pieds de sa taille[8]. Un bonnet de peau de renard couvrait sa tête, garnie d’un reste de cheveux gris ; son visage était creusé par la maigreur, et cependant tout annonçait en lui une santé robuste et florissante. Le froid et le grand air avaient donné à toute sa figure une couleur rouge uniforme ; ses yeux gris brillaient sous de gros sourcils grisonnant de même que ses cheveux ; son cou nerveux était nu et brûlé comme ses joues ; cependant un bout de collet qui retombait sur ses vêtements prouvait qu’il portait une chemise de toile à carreaux du pays. La coupe de son habit aurait paru extraordinaire à quiconque n’aurait pas su qu’il était lui-même son tailleur : c’était une peau de daim garnie de ses poils, et assujettie autour de son corps par une ceinture semblable. Ses culottes étaient de même étoffe, et il n’avait d’autres bas que des espèces de guêtres, aussi de peau de daim, dont le poil était tourné en dedans, et qui lui remontaient au-dessus des genoux. C’était cette partie de son costume qui lui avait fait donner par les colons, le sobriquet de Bas-de-Cuir. Son épaule gauche soutenait un baudrier pareil au reste de ses vêtements, auquel était suspendue une énorme corne de bœuf grattée si mince, qu’on voyait au travers la poudre à tirer qu’elle contenait : des deux extrémités, la plus large était bouchée en bois, et l’autre se fermait par un bouchons de liége. Une gibecière, ou pour mieux dire une poche de cuir, attachée par-devant, contenait le reste de ses munitions. En finissant de parler, il y prit une petite mesure en fer, la remplit de poudre, et se mit à recharger son long fusil, dont le canon, tandis que la crosse reposait sur la neige, s’élevait presque à la hauteur de son bonnet.

Pendant ce temps, M. Temple examinait les deux blessures du daim, et il s’écria, sans faire attention à la mauvaise humeur du vieux chasseur :

— Je voudrais, Natty, établir mes droits à l’honneur de cette capture ; bien certainement, si c’est moi qui ai fait à ce daim cette blessure au cou, elle suffisait pour l’abattre, et celle au cœur était ce que nous appelons un acte de surérogation.

— Vous pouvez lui donner tel nom savant qu’il vous plaira, juge, répondit Natty (et, faisant passer la crosse de son fusil vers son talon gauche, il prit dans sa poche de peau un morceau de cuir graissé, et le fit entrer dans le canon pour servir de bourre), mais il est plus aisé d’y trouver un nom que de tuer un daim à l’instant où il bondit ; et, comme je vous le disais, c’est une main plus jeune et plus sûre que la mienne et la vôtre qui a tué celui-ci.

— Eh bien ! l’ami, dit Marmaduke en se tournant vers le compagnon de Natty, voulez-vous que nous jetions ce dollar en l’air pour voir à qui appartiendra l’honneur d’avoir abattu ce daim ? Si vous perdez, la pièce sera pour vous, à titre de consolation. Que dites-vous à cela ?

— Je dis que j’ai tué le daim, répondit le jeune homme avec un peu de hauteur, en s’appuyant sur un long fusil semblable à celui de Natty.

— Vous êtes deux contre un, dit le juge en souriant, et vous avez pour vous la majorité des voix, comme nous le disons sur les bancs ; car ni Aggy ni Bess n’ont le droit de voter, puisque l’un est esclave et l’autre mineure : ainsi je dois prononcer moi-même ma condamnation. Mais vous me vendrez ce daim, et je ferai une bonne histoire sur la manière dont il a été tué.

— Je ne puis vendre ce qui ne m’appartient pas, dit Natty, prenant un peu du ton de fierté de son compagnon. J’ai vu des daims courir des jours entiers avec une balle dans le cou, et je ne suis pas de ceux qui veulent priver un homme de ses droits légitimes.

— Vous tenez terriblement à vos droits par une soirée si froide, Natty, répliqua le juge avec une bonne humeur invincible ; mais dites-moi, jeune homme, voulez-vous trois dollars pour renoncer à ce daim ?

— Déterminons d’abord, à notre satisfaction mutuelle, la question de savoir à qui il doit appartenir, répondit le jeune chasseur avec une fermeté respectueuse, mais en se servant de termes qui ne semblaient pas d’accord avec sa condition apparente. De combien de chevrotines votre fusil était-il chargé ?

— De cinq, Monsieur, dit le juge avec gravité, un peu surpris des manières de ce jeune homme. N’en est-ce pas assez pour tuer un daim ?

— Une seule suffirait, répliqua le jeune chasseur en s’avançant du côté du bois. Vous savez que vous avez seul tiré dans cette direction. Ayez la bonté d’examiner cet arbre, vous y trouverez quatre balles.

M. Temple vit les quatre marques toutes fraîches faites à l’écorce du pin, et secouant la tête, il lui dit en souriant : — Vous plaidez contre vous, mon jeune avocat ; où est la cinquième ?

— Ici, répondit le jeune chasseur en entrouvrant son manteau, et en montrant un trou de balle à son habit, et son épaule couverte de sang.

— Juste ciel ! s’écria M. Temple, je m’amuse ici à une babiole, tandis qu’un de mes semblables que j’ai en le malheur de blesser ne laisse pas même échapper un murmure ! Dépêchez-vous, jeune homme, montez dans mon sleigh ; il y a un chirurgien à un mille d’ici, je vous ferai soigner à mes frais ; vous resterez chez moi jusqu’à ce que votre blessure soit guérie, et aussi longtemps qu’il vous plaira ensuite.

— Je vous remercie de vos bonnes intentions, Monsieur ; mais je ne puis accepter vos offres. J’ai un ami qui serait inquiet s’il apprenait que je suis blessé et loin de lui. D’ailleurs cette blessure est légère, je sens que la balle n’a pas touché l’os. Je présume maintenant que vous reconnaissez mes droits à cette venaison.

— Si je les reconnais ! je vous donne, dès ce moment, le droit de chasser à jamais le daim, l’ours, et tout ce que vous voudrez dans mes forêts. Bas-de-Cuir est le seul à qui j’aie accordé le même privilège, et le temps arrive où il ne sera pas à dédaigner. Mais j’achète votre daim, et voici de quoi payer votre coup de fusil et le mien.

En même temps il tira de sa poche un portefeuille, y prit un billet de banque plié en quatre, et le présenta au jeune homme. Pendant ce temps, Natty se redressa d’un air de fierté, et murmura à demi-voix : — Il y a dans le pays des gens assez âgés pour dire que Natty Bumppo avait le droit de chasse sur ces montagnes avant que Marmaduke Temple eût celui de défense. Qui a jamais entendu parler d’une loi qui défende à un homme de tuer un daim quand il en a envie ? On ferait mieux d’en faire une pour défendre de se servir de ces maudits petits fusils qui éparpillent le plomb de manière qu’on ne sait jamais où il ira.

Sans faire attention au soliloque de Natty, le jeune homme fit une inclination de tête à M. Temple, et lui dit : — Je vous prie de m’excuser, Monsieur, mais j’ai besoin de cette venaison.

— Mais voilà de quoi acheter bien des daims, prenez, je vous en prie, s’écria le juge. Et se penchant à son oreille, il ajouta à voix basse : — C’est un billet de cent dollars.

Le jeune homme sembla hésiter un instant, mais, malgré les vives couleurs que le froid avait répandues sur ses joues, on le vit aussitôt rougir de dépit d’avoir montré un moment d’incertitude, et il refusa de nouveau.

Élisabeth, se levant alors, s’approcha du bord du sleigh, et rejetant son capuchon en arrière, sans s’inquiéter de la rigueur du froid, elle s’écria :

— Sûrement, jeune homme ; certainement, Monsieur, vous ne voudriez pas affliger mon père au point de l’obliger à laisser ici un de ses semblables qu’il a blessé sans le vouloir. Je vous supplie de venir avec nous, et de consentir que nous vous fassions donner les secours dont vous avez besoin.

Soit que sa blessure le fît souffrir davantage, soit qu’il trouvât quelque chose d’irrésistible dans le ton, les manières et la figure de la jeune fille qui plaidait ainsi pour la sensibilité de son père, le blessé sembla retomber dans l’irrésolution. On aurait dit qu’il lui en coûtait beaucoup pour accepter cette offre, et que cependant il ne pouvait se décider à la refuser ; son air de hauteur commençait à s’adoucir beaucoup. M. Temple, voyant son indécision, le prit par la main avec bonté, et le pressa de nouveau de monter dans son sleigh.

— Vous ne pouvez trouver de secours plus près qu’à Templeton[9], lui dit-il, car il y a trois grands milles d’ici à la cabane de Natty. Venez, venez, mon jeune ami, et j’enverrai chercher le docteur pour examiner votre épaule. Natty se chargera de tranquilliser votre ami, et vous retournerez chez vous dès demain, si vous le désirez.

Le jeune homme réussit à retirer sa main de celle de Marmaduke, qui la serrait fortement, mais il avait toujours les yeux fixés sur Élisabeth, dont les traits enchanteurs secondaient avec une éloquence muette, mais irrésistible, les instances de son père.

Pendant ce temps, Natty était appuyé sur son long fusil, la tête penchée de côté, dans l’attitude d’un homme qui réfléchit profondément, et se relevant tout à coup, comme s’il venait de prendre une détermination : — Je crois, après tout, dit-il à son compagnon, que le plus sage est d’aller à Templeton ; car si la balle est restée dans la plaie, ma main n’est plus assez sûre pour travailler la chair humaine : comme cela m’est arrivé autrefois. Il y a environ trente ans, pendant l’ancienne guerre, quand je servais sous sir William, je fis soixante-dix milles seul, dans un désert, ayant une balle dans la cuisse, et je l’en retirai moi-même avec mon couteau. L’Indien John s’en souvient fort bien, car ce fut à cette époque que je fis connaissance avec lui.

Incapable de résister plus longtemps aux instances réitérées du père et de la fille, le jeune chasseur se laissa enfin déterminer à monter dans le sleigh. Le nègre, aidé par son maître, y jeta le daim sur des bagages, et, dès que les voyageurs furent assis, M. Temple invita Natty à y prendre place aussi.

— Non, non, répondit le vieillard, j’ai affaire à la maison. Emmenez ce jeune homme ; et que le docteur examine son épaule. Quand il ne ferait que retirer la balle, c’est tout ce qu’il faut ; car je connais des herbes qui guériront la blessure plus vite que tous ses onguents. Mais quand j’y pense, si par hasard vous rencontrez l’Indien John dans les environs du lac, vous ferez bien de le prendre avec vous, pour qu’il prête la main au docteur, car, tout vieux qu’il est, il a d’excellentes recettes pour les contusions et les blessures.

— Arrêtez, arrêtez ! s’écria le jeune homme en tenant le bras du nègre qui s’apprêtait à fouetter ses chevaux pour les faire partir ; Natty, ne dites ni que j’ai été blessé, ni où je vais. Souvenez-vous-en bien.

— Fiez-vous-en au vieux Bas-de-Cuir, répondit Natty en lui adressant un coup d’œil expressif ; il n’a pas vécu quarante ans dans les déserts sans avoir appris à retenir sa langue. Fiez-vous à moi, jeune homme, et n’oubliez pas le vieil Indien John, si vous le rencontrez.

— Et dès que la balle sera extraite, ajouta le jeune chasseur, je retournerai chez vous, et je vous rapporterai un quartier du daim pour dîner le jour de Noël.

Il fut interrompu par Natty, qui, mettant un doigt sur sa bouche pour lui imposer silence, avança doucement sur le bord de la route, les yeux fixés sur le sommet d’un pin. Armant son fusil, et reculant le pied droit, il appuya son arme sur son épaule et en dirigea le bout vers les dernières branches de l’arbre. Ce mouvement attira les regards des voyageurs assis dans le sleigh, qui découvrirent bientôt le but que Natty se proposait d’atteindre. C’était un oiseau de la grosseur d’une volaille ordinaire, qui, le corps placé derrière le tronc du pin, ne laissait voir que sa tête et son cou. Le coup partit, et l’oiseau tomba sur la neige au pied de l’arbre.

— Tout beau, Hector ! tout beau, vieux coquin ! cria Natty à son chien qui s’élançait sur sa proie, et qui, à la voix de son maître, revint sur-le-champ se coucher à ses pieds. Il rechargea fort tranquillement son fusil ; après quoi, ayant ramassé son gibier, il montra l’oiseau sans tête aux voyageurs.

— Voilà qui vaudra mieux que de la venaison pour le dîner de Noël d’un vieillard, s’écria-t-il. Eh bien ! juge, croyez-vous qu’un de vos fusils de chasse abattrait ainsi un oiseau, sans lui toucher une plume ? Il ouvrit la bouche dans toute sa largeur pour rire d’un air de triomphe ; mais sa manière de rire était singulière, et ne produisait d’autre bruit qu’une espèce de sifflement qui partait de son gosier, comme si sa respiration eût été gênée. — Adieu, jeune homme, ajouta-t-il, n’oubliez pas l’Indien John ; ses herbes valent mieux que tous les onguents des docteurs.

À ces mots, il se détourna et s’enfonça dans la forêt, avançant à pas précipités, de sorte qu’on n’aurait pu dire s’il marchait ou s’il trottait. Le sleigh se mit aussi en marche. Les voyageurs le suivirent des yeux pendant quelques instants ; mais bientôt le sleigh ayant pris une autre direction, Bas-de-Cuir disparut à leurs regards, ainsi que les deux chiens qui l’accompagnaient.


  1. Une académie (pension, institution) est une école publique, formant le second degré ou le degré intermédiaire dans l’instruction générale. Le premier degré est dans les écoles commune : (common schools), ou écoles gratuites, entretenues aux dépens de l’État. Dans les académies on paie ; mais les maîtres sont nommés par l’autorité. Les collèges ou universités, ou l’on dispute les grades, sont le troisième et le plus haut degré dans l’échelle de l’éducation.
  2. Pioneers, planteurs, auteurs des premiers travaux de défrichements : ce mot a un sens local qui nous force d’oublier celui qu’on y attache en français. Le mot de colons ou cultivateurs que nous conservons dans le même sens est destiné à désigner les cultivateurs actuels (yeomen).
  3. Ce livre a été écrit en 1823.
  4. La population de New-York est aujourd’hui (1831) de 2.000.000 d’habitants.
  5. Sleigh est le terme dont on se sert dans tous les États-Unis pour désigner un traîneau. Il est d’un usage local dans l’ouest de l’Angleterre d’où il est probablement passé en Amérique. Les Américains font une différence entre un sled ou sledge et un sleigh, le sleigh étant ferré. Les sleighs sont subdivises en sleigh à deux chevaux et slelgh à un cheval. Dans la subdivision de ces derniers on place le cutter dont le timon est arrangé de manière à ce que le cheval soit placé du côté de l’ornière ; le pung ou towpung qui est conduit avec un timon, et le gumper, grossière construction en usage temporaire dans les nouvelles contrées.
    La plupart des traîneaux d’Amérique sont élégants, quoique la mode en soit beaucoup diminuée par l’amélioration du climat, provenant du défrichement des forêts.
  6. Leather stocking.
  7. Abréviation d’Élisabeth.
  8. Le pied anglais a environ un pouce de moins que le nôtre.
  9. Le véritable nom du lieu de la résidence du juge est Cooperstown. (Voy. la carte.)