Les Pionniers/Chapitre 10

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 6p. 98-106).
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CHAPITRE X.


En appelant l’homme pécheur à la prière, la cloche avait fait retentir ses sons éclatants et prolongés.
Traduction de Burger par sir Walter Scott.



Tandis que Richard et M. Le Quoi, suivis de Benjamin, se rendaient à l’église par un sentier plus direct, mais où la neige était à peine battue, le juge, sa fille, le ministre et le major Hartmann, prenaient pour y arriver une route un peu plus longue, mais plus sûre, en suivant les rues du village.

La lune s’était levée pendant que nos voyageurs étaient à table, et, son orbe jetait des torrents de lumière sur les forêts de pins qui couronnaient les montagnes du côté de l’orient. Dans d’autres climats, le ciel aurait paru éclairé comme en plein midi. Les étoiles ne brillaient au firmament que comme les restes d’autant de feux allumés dans le lointain et sur le point de s’éteindre, tant leur éclat était éclipsé par celui des rayons de la lune, réfléchis par la neige qui couvrait le lac et toute la campagne.

Comme les chevaux attelés au sleigh avançaient d’un pas lent et tranquille, Élisabeth s’occupait à lire les enseignes placées au-dessus de la porte de presque toutes les maisons. Non seulement elle trouvait à chaque pas des noms qui lui étaient étrangers, mais à peine pouvait-elle même reconnaître les habitations. Cette maison avait été repeinte ; celle-ci avait reçu des augmentations ; celle-là avait été nouvellement construite sur les débris d’une autre qui avait disparu. Mais tous les habitants sortaient pour se rendre à l’église, quelques-uns par dévotion, un grand nombre pan curiosité.

Tout en examinant des bâtiments qui se montraient avec quelque avantage à la brillante mais douce clarté de la lune, les yeux d’Élisabeth cherchaient aussi à reconnaître parmi les passants quelques personnes de sa connaissance. Mais les précautions de costumes que le froid exigeait faisaient que toutes paraissaient se ressembler, les hommes étant couverts de grandes redingotes et d’énormes manteaux qui les cachaient de la tête aux pieds, les femmes s’enveloppant soigneusement dans de larges mantes qu’elles serraient autour de leur corps, et ayant la tête enfoncée dans des capuchons doublés en fourrure ; d’ailleurs chacun suivait un sentier pratiqué le long des maisons, dans la neige qui, ayant été rejetée de l’autre côté, formait comme un mur à hauteur d’appui. Une ou deux fois elle crut reconnaître la taille ou la démarche de quelqu’un d’entre eux ; mais avant qu’elle eût le temps de s’assurer si elle ne se trompait pas, la personne aperçue disparaissait derrière un de ces tas de bois amoncelés devant chaque porte. Ce ne fut qu’en tournant le coin de la principale rue, pour entrer dans une autre qui la coupait à angle droit, qu’elle vit une maison et une figure qu’elle reconnut sur-le-champ.

Cette maison, comme nous venons de le dire, formait le coin de la grande rue. L’enseigne annonçait une auberge, et la neige bien battue devant la porte, à force d’être foulée aux pieds, prouvait qu’elle était fréquentée. Le bâtiment n’avait qu’un étage au-dessus du rez-de-chaussée, mais les murs bien peints, les vitres bien nettoyées, et des volets à toutes les fenêtres, lui donnaient un air de supériorité sur toutes les maisons voisines. L’enseigne représentait un cavalier armé d’un sabre et de pistolets, ayant sur la tête un bonnet de peau d’ours, et la clarté de la lune permettait de lire ces mots tracés au bas, en grandes lettres noires assez mal formées : Au Hardi Dragon.

Un homme et une femme sortaient de cette habitation, comme le sleigh passait, devant la porte. Le premier, quoique boiteux, marchait avec une raideur tout à fait militaire, et la femme s’avançait avec un air décidé, et d’un pas qui semblait dire qu’elle s’inquiétait peu de ce qu’elle rencontrait en route. Les rayons de la lune tombant directement sur sa figure pleine, large, et d’un rouge écarlate, faisaient distinguer sa physionomie masculine sous un bonnet garni de mauvaises dentelles et de rubans fanés. Un tel bonnet avait été adopté à dessein pour adoucir un peu la dureté de ses traits. Il était surmonté d’un petit chapeau de soie noire, que la dame n’y avait placé que pour se donner un air d’élégance ; il était rejeté en arrière, ce qui l’exposait à l’action du vent. Aux yeux d’un poëte à belles phrases, sa figure, en face de la lune qui se trouvait alors à l’orient, aurait pu passer pour un soleil se levant à l’occident. Elle s’avança à grandes enjambées pour rejoindre le sleigh, et M. Temple l’ayant aperçue, dit à l’homonyme du roi des Grecs qui tenait les rênes, d’arrêter un moment les chevaux.

— Bonjour, juge, soyez le bien revenu, et, s’écria-t-elle avec un accent irlandais fortement prononcé, à coup sûr je suis toujours contente de vous voir ; et voilà miss Lizzy[1] qui est devenue une belle jeune fille à coup sûr ! Le cœur des jeunes officiers n’aurait qu’à bien se tenir, s’il y avait par bonheur un régiment dans le village. Mais il ne faut pas parler de ces vanités quand la cloche nous appelle à la congrégation, comme nous serons appelés quelque jour là-haut, à coup sûr, et à l’instant où nous y penserons le moins. Bonjour, major. Vous préparerai-je un bol de gin-toddy[2] ce soir ? Oh ! il est probable que vous resterez à la grande maison ; vous n’êtes arrivé que d’aujourd’hui, et c’est la veille de Noël.

— Je suis bien aise de vous voir, mistress Hollister, dit Élisabeth. Depuis que nous sommes sortis de la maison, je cherche une figure de connaissance, et je n’ai pu encore rencontrer que vous. Votre maison n’a nullement changé, tandis que je ne reconnais les autres que par la place qu’elles occupent. Vous avez aussi conservé l’enseigne que j’ai vu peindre par le cousin Richard, et même l’inscription qui est au bas, relativement à laquelle vous devez vous souvenir que vous avez eu ensemble quelque altercation.

— Est-ce le Hardi Dragon que vous voulez dire, miss Lizzy ? et quel autre nom aurait-on pu lui donner ? C’était celui sous lequel il était connu, comme mon mari le sergent peut en rendre témoignage. C’était un plaisir de le servir, et à l’heure du besoin on le trouvait toujours le premier. C’est dommage que sa fin soit venue si vite. Mais la cause qu’il servait lui aura fait trouver grâce, et voilà M. Grant, le digne ministre, qui ne me contredira point. — Votre servante, monsieur Grant. — Oui, oui, M. Jones a voulu peindre une enseigne, et moi j’ai voulu y admirer celui qui a souvent partagé avec nous le bien et le mal. Je conviens que les yeux ne sont ni aussi grands ni aussi noirs que les siens ; mais pour les moustaches et le bonnet, ils sont aussi ressemblants, à coup sûr, que deux pois ressemblent à deux autres. Mais je ne veux pas vous arrêter plus longtemps, par le froid qu’il fait. Demain j’irai m’informer comment vous vous portez tous, comme c’est mon devoir. Eh bien ! major, vous préparerai-je du gin-toddy pour ce soir ?

L’Allemand répondit affirmativement à cette question avec un air de gravité imperturbable, et, après un moment de conversation entre le juge et le mari de l’hôtesse à la face enflammée, le sleigh se remit en marche. Il arriva bientôt à la porte de l’académie, et la compagnie étant descendue entra dans le bâtiment.

M. Jones et ses deux compagnons ayant une distance beaucoup plus courte à parcourir y étaient déjà depuis plusieurs minutes. Au lieu d’entrer dans la grande salle pour jouir de l’étonnement des colons, Richard mit les mains dans ses poches, et affecta de se promener en long et en large devant la porte, avec un air d’indifférence.

Cependant les villageois arrivaient avec le décorum et la gravité que la circonstance exigeait, mais d’un pas si rapide qu’on voyait qu’il était accéléré par la curiosité. Ceux qui venaient d’habitations plus éloignées n’entrèrent pourtant qu’après avoir étendu sur le dos de leurs chevaux des couvertures blanches ou bleues, fabriquées dans le pays. Richard s’approchait de la plupart d’entre eux et leur demandait des nouvelles de leur famille. La facilité avec laquelle il se rappelait le nom de tous leurs enfants prouvait qu’il les connaissait tous individuellement ; et l’accueil qu’il en recevait annonçait qu’on le voyait généralement d’un œil favorable.

Enfin un des piétons arrivant du village s’arrêta aussi devant la porte, et se mit à examiner avec attention un nouvel édifice construit en briques qui jetait une ombre prolongée sur des champs couverts de neige, en s’élevant avec une belle gradation d’ombre et de lumière sous les rayons de la pleine lune. En face de l’académie était une grande pièce de terre inculte destinée à former une place publique, et vis-à-vis, de l’autre côté, on apercevait le bâtiment dont nous parlons, qui n’était pas encore terminé, et qu’on appelait l’église de Saint-Paul.

On avait commencé à le bâtir l’été précédent à l’aide d’une prétendue souscription, car presque tout l’argent que coûtait cette construction sortait d’une seule poche, celle de Marmaduke Temple, parce qu’on avait senti la nécessité d’avoir, pour la célébration du culte public, un lieu de réunion plus convenable qu’une salle qui avait été destinée à servir d’école. Sans qu’on eût fait aucune stipulation expresse à cet égard, il avait été entendu qu’on attendrait qu’il fût terminé pour décider à quelle secte ils appartiendrait, et cette attente entretenait, une sorte de fermentation parmi les habitants les plus attachés à leurs sectes respectives, quoiqu’ils ne se permissent guère d’en parlera ouvertement. Si M. Temple eût épousé la cause d’une secte quelconque, la question aurait été bientôt décidée, car son influence était trop puissante pour qu’on pût y résister ; mais il avait positivement refusé d’intervenir dans cette affaire, et même de prêter le poids de son nom, à Richard, qui avait secrètement donné l’assurance à son évêque diocésain que l’édifice et la congrégation seraient dans le giron de l’église épiscopale protestante. Mais dès que le juge eut annoncé clairement sa neutralité, M. Jones découvrit qu’il ne lui serait pas difficile de subjuguer l’obstination des habitants. La première mesure qu’il prit fut de faire une ronde chez chacun d’eux, et d’employer les raisonnements pour les amener à sa façon de penser. Tous l’écoutèrent patiemment ; pas un seul n’entreprit de répondre à ses arguments, et quand il eut fini sa tournée, il crut avoir ce qu’on appelle ville gagnée. Voulant battre le fer pendant qu’il était chaud, il convoqua quelques jours après une assemblée pour décider la question. La réunion devait avoir lieu à l’auberge du Hardi Dragon. Personne ne s’y rendit et Richard passa toute la soirée, la plus cruelle qu’il eût jamais connue, à discuter sans fruit avec mistress Hollister, qui soutint, fortement que l’église méthodiste dont elle faisait partie devait être mise en possession du nouvel édifice, et que nulle autre secte, ne le méritait si bien et n’y avait autant de droits. Richard reconnut alors qu’il s’était trop flatté, et qu’il était tombé dans l’erreur commune de la plupart de ceux qui ont à traiter avec des gens malins, opiniâtres et dissimulés. Il dissimula lui-même, c’est-à-dire autant qu’il en était capable, et quoique déterminé, à arriver à son but, il résolut de gagner le terrain pied à pied.

Le soin d’ériger ce monument avait été confié, d’une voix unanime, à Richard Jones et à Hiram Doolittle. Ils avaient construit ensemble la maison du juge, l’académie, une prison, et eux seuls étaient en état de concevoir et d’exécuter le plan d’un tel édifice. Les deux architectes avaient ensuite fait la division du travail entre eux, le premier s’étant chargés de préparer les plans ; et le second de surveiller leur exécution.

Profitant de cet avantage, Richard résolut à part lui que les croisées auraient la voussure romaine, premier pas qui devait le conduire à l’accomplissement de ses désirs en donnant à ce bâtiment la forme extérieure des églises de la religion épiscopale protestante. Comme l’édifice se construisait en briques, il fallut cacher ses projets à son associé jusqu’au moment où il fallut placer la charpente des croisées. Alors il fallut bien qu’il communiquât ses intentions à Hiram, mais il le fit avec beaucoup de précaution, sans le mettre le moins du monde dans la confidence de la partie spirituelle de son projet, mais en se bornant à insister sur la beauté architecturale qui en résulterait. Hiram ne le contredit en rien, il se tint sur la réserve, il ne fit aucune objection, mais des difficultés inattendues et sans nombre s’élevèrent quand il fallut passer à l’exécution. D’abord il prétendit que de la dimension dont Richard voulait les croisées, on trouverait fort difficilement dans le pays les matériaux convenables pour en former la charpente. Cette objection n’arrêta pas Richard un seul instant ; en trois coups de crayon, il diminua les croisées de deux pieds en tous sens. Hiram fit ensuite valoir la dépense additionnelle qu’elles occasionneraient ; Richard lui rappela que c’était M. Temple qui payait, et qu’il était son trésorier. Cette réponse eut beaucoup de poids, et après quelques autres objections qui n’eurent pas plus de succès, les travaux se continuèrent conformément au plan de M. Jones.

Le clocher était une des grandes difficultés. Richard en avait fait le plan à l’imitation du plus petit de ceux qui ornent la belle cathédrale de Londres. À la vérité, l’imitation n’était point parfaite, car l’architecte ne s’était pas astreint à en observer exactement les proportions. Mais après bien des obstacles heureusement surmontés, M. Jones eut la satisfaction de voir s’élever quelque chose qui ressemblait prodigieusement à une vieille burette à vinaigre. Ce clocher n’éprouva pas la même opposition que les croisées, car les habitants aimaient la nouveauté, et bien certainement jamais on n’avait vu un clocher semblable.

Les travaux en étaient là ; rien n’avait encore été fait pour la distribution et la décoration de l’intérieur, et c’était ce qui causait à Richard le plus d’embarras et d’inquiétude. Il savait que, s’il proposait seulement un lutrin, c’était jeter le masque, car on ne les admettait en Amérique que dans les églises de la religion épiscopale. Il profita pourtant des avantages qu’il avait déjà obtenus pour faire un pas de plus, et il donna hardiment à cet édifice le nom de Saint-Paul. Hiram y consentit prudemment, mais il proposa une légère addition à ce nom, et on l’appela définitivement le nouveau Saint-Paul, car il avait moins de répugnance à emprunter le nom d’une cathédrale anglaise que celui d’un saint du calendrier.

Le piéton qui s’était arrêté en contemplation devant ce monument était le personnage dont nous avons déjà parlé plus d’une fois, M. ou le squire Hiram Doolittle, juge de paix et architecte. C’était un homme grand, sec et maigre, dont les traits durs et vulgaires annonçaient en même temps la suffisance, la petitesse et l’astuce.

Richard s’approcha de lui, suivi de M. Le Quoi et du majordome.

— Bonsoir, monsieur Doolittle, lui dit-il en faisant un mouvement de tête, sans ôter ses mains de ses poches.

— Bonsoir, monsieur Jones, répondit Hiram en tournant vers lui le corps et la tête, car l’un suivait invariablement l’autre.

— Voilà une nuit froide, monsieur Doolittle, une nuit très-froide.

— Un peu fraîche, monsieur Jones, un peu fraîche.

— Et vous êtes là à regarder notre église. Elle a bonne mine au clair de lune. Voyez comme l’étain du dôme reluit ! je vous garantis que celui de l’autre Saint-Paul ne brille jamais ainsi au milieu de la fumée de Londres.

— C’est vraiment une jolie maison pour recevoir une congrégation de fidèles. Elle fait plaisir à voir, et je suis sûr que M. Le Quoi et M. Penguillan sont de mon avis.

— Certainement, dit le complaisant Français, elle est magnifique !

— J’étais sûr que le monsir[3] en conviendrait. La dernière mélasse que vous nous avez vendue était excellente, monsieur Le Quoi ; probablement vous n’en avez plus de semblable ?

— Oh ! pardonnez-moi, pardonnez-moi, j’en ai encore. Je suis enchanté que vous en ayez été content. J’espère que madame Doolittle est en bonne santé ?

— Assez bonne pour sortir, monsieur Le Quoi, je vous remercie. Eh bien ! monsieur Jones, vous avez fini les plans pour l’intérieur ?

— Non, non, pas encore tout à fait, répondit Richard en mettant un intervalle assez considérable entre chaque négation ; cela demande des réflexions. Il y a beaucoup d’espace à remplir, et il s’agit d’en tirer le meilleur parti. Il y aura une grande place vide autour de la chaire, car je n’ai pas dessein de l’adosser à la muraille comme la guérite d’une sentinelle.

— Il est d’usage de placer le banc des anciens sous la chaire, dit Hiram. Au surplus, ajouta-t-il comme s’il eût craint de s’être trop avancé, les usages varient suivant les pays.

— C’est cela même, dit Benjamin. En voguant le long des côtes d’Espagne et de Portugal, vous voyez sur chaque promontoire un monastère sur lequel s’élèvent plus de clochers qu’on ne voit de mâts sur un vaisseau de ligne de haut bord. Quant à moi, je pense que si l’on veut une église bien gréée, c’est dans la vieille Angleterre qu’il faut aller chercher des modèles ; et pour Paul[4], quoique je ne l’aie jamais vu, attendu qu’il y a bien loin de Ratcliffe-Highway[5] à cette cathédrale, chacun sait que c’est la plus belle église du monde. Or je pense que l’église que voilà lui ressemble comme un souffleur à une baleine ; il n’y a de différence que dans la taille. Voilà M. Le Quoi qui a été en pays étranger, et quoique ce ne soit pas la même chose que d’avoir été en Angleterre, il a dû voir des églises en France, et il peut se faire une idée de ce que doit être une église. Or, je lui demande si, tout considéré, celle-ci n’est pas, au total, une petite corvette bien construite ?

— Il est à propos de faire remarquer, dit le Français, que ce n’est que dans les pays catholiques qu’on trouve de grandes et belles églises[6]. La cathédrale de Saint-Paul de Londres est fort belle sans doute, fort grande, ce que ne vous appelez big, mais il faut que vous m’excusiez, monsieur Ben, si je vous dis que Saint-Paul ne vaut pas Notre-Dame.

— Que dites-vous là ? s’écria Benjamin, ah ! monsir, l’église de Saint-Paul ne pas valoir un damn[7] ! Peut-être direz-vous aussi que le Royal Billy[8] n’est pas aussi bon vaisseau que la Ville de Paris[9], et cependant il en eût avalé deux semblables, par tout temps et par tout vent.

Benjamin, en finissant de parler, ayant pris une attitude menaçante ; en serrant un poing qui était aussi gros que la tête de M. Le Quoi, Richard crut qu’il était temps d’interposer son autorité.

— Silence, Benjamin, lui dit-il ; vous avez mal compris M. Le Quoi, et vous vous oubliez ! Mais voici M. Grant qui arrive, et le service va commencer ; il est temps que nous entrions.

Le Français, qui avait entendu sans humeur la réplique de Benjamin, dit à Richard, en souriant que l’ignorance du majordome ne pouvait inspirer que la pitié, et entra avec lui dans l’académie.

Hiram et Benjamin formèrent l’arrière-garde, et le dernier, tout en entrant, murmurait à demi-voix : Si le roi de France avait seulement pour demeure une maison aussi longue qu’un côté de Saint-Paul, on pourrait supporter cette jactance. Mais entendre un Français tirer à boulets rouges de cette manière sur une église anglaise, c’est plus que la chair et le sang ne peuvent supporter. Certes, squire Doolittle, n’ai-je pas vu couler à fond en un jour deux de leurs frégates, bien construites, bien armées, bien équipées ; et auxquelles il ne manquait que des Anglais à bord pour qu’elles pussent combattre le diable ?

Il avait à la bouche un mot de fâcheux augure[10], quand il entra dans le bâtiment qui servait d’église.



  1. Lizzy, Bess, Bessy, Betzy, Betty, sont autant d’abréviations d’Élisabeth.
  2. Du toddy au gingembre : le toddy est ordinairement un mélange de rhum, de sucre et de cannelle avec une rôtie de pain.
  3. The Mounsheer : c’est ironiquement que M. Hiram désigne ainsi le Français de l’établissement.
  4. Paul’s, c’est-à-dire Saint-Paul.
  5. Ratcliffe Highway est situé au-delà de la Tour de Londres. C’est un quartier habité par les marins.
  6. Il est certain que depuis les subdivisions innombrables du culte en Angleterre, on construit plus de chapelles que de basiliques.
  7. Ne pas valoir un Dieu me damne ! not a damn : pas un damné ! la similarité des sons produit en anglais une pauvre équivoque qu’il serait bien permis de négliger dans la traduction : nous l’indiquons par respect pour l’exactitude.
  8. Le royal Guillaume.
  9. The Billy de Paris. Billy veut aussi dire ville. Autre équivoque ou prétention à l’équivoque.
  10. Le diable.