Les Pionniers/Chapitre 18

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 6p. 180-188).


CHAPITRE XVIII.


Pauvre malheureux ! la mère qui le porta dans son sein n’aurait pu, en voyant son visage pâle et ses cheveux brûlés par le soleil, reconnaître son fils.
Sir Walter Scott. Marmion.



M. Temple, passant le bras de sa fille sous le sien, s’avança vers l’endroit où Edwards, debout, appuyé sur son fusil et les yeux fixés sur l’oiseau étendu à ses pieds, semblait se livrer à ses réflexions, et la présence d’Élisabeth ne nuisit aucunement à l’effet que produisit sur le jeune chasseur la conversation qu’il eut avec le juge. La présence de Marmaduke n’interrompit pas les amusements des villageois, qui s’occupaient en ce moment à discuter, avec de bruyantes clameurs, le prix et les conditions que Brom proposait pour exposer à leurs coups une nouvelle victime de qualité inférieure. Billy Kirby s’était retiré avec humeur. Natty et le vieil Indien étaient quelques pas de leur jeune compagnon, et ils étaient les seuls qui pussent entendre la conversation que nous allons rapporter.

— Je n’ai pas oublié le malheur que j’ai eu de vous blesser, monsieur Edwards, dit le juge ; mais les tressaillements du jeune homme en reconnaissant sa voix, et l’air inexplicable avec lequel il le regarda, lui causèrent tant de surprise, qu’il garda un instant le silence. Heureusement, continua-t-il enfin quand il vit l’émotion d’Edwards se calmer, sans qu’il fît aucune réponse, je ne suis pas sans quelques moyens de vous indemniser. Mon parent, Richard Jones, qui me servait de secrétaire, vient d’être nommé à une place qui ne lui permettra plus de me donner les mêmes secours. Malgré les apparences, vos manières et vos discours prouvent que vous avez reçu une bonne éducation. Venez donc demeurer chez moi. Je ne vous connais pas ; mais dans ces établissements naissants, nous ne nous livrons guère aux soupçons, parce que nous n’avons presque rien qui puisse tenter la cupidité. Vous me serez utile, et vous recevrez l’indemnité que mériteront vos services.

Cette proposition était aussi obligeante que la manière dont elle était faite paraissait cordiale. Cependant le jeune homme parut ne l’écouter qu’avec une répugnance qui allait presque jusqu’au dégoût ; et il fit évidemment un effort considérable sur lui-même pour pouvoir y répondre.

— Je ne demanderais pas mieux, Monsieur, dit-il, que d’être utile à vous ou à tout autre, pour m’assurer une existence honnête, car je ne chercherai pas à cacher que j’éprouve de grands besoins, de plus grands même que les apparences ne semblent l’indiquer. Mais je craindrais que les nouvelles fonctions que j’aurais à exercer ne m’obligeassent à négliger des devoirs encore plus importants. Je ne puis donc accepter vos offres, et mon fusil pourvoira à ma subsistance, comme il l’a fait jusqu’ici.

— Vous le voyez, cousine Bess, dit Richard à l’oreille d’Élisabeth, telle est la répugnance qu’éprouvent naturellement tous les métis à quitter l’état sauvage pour vivre parmi les hommes civilisés. Leur attachement à une vie errante est absolument insurmontable.

— La vie que vous menez est bien précaire, reprit Marmaduke qui n’avait pas entendu l’observation du shérif. Elle vous expose à bien des souffrances, et à des maux plus grands encore. Croyez-moi, mon jeune ami, j’ai plus d’expérience que vous, et je vous dis que la vie vagabonde d’un chasseur ne peut conduire à rien, dans ce monde, et qu’elle éloigne des secours spirituels nécessaires pour nous faire arriver heureusement dans un autre.

— Eh non ! juge, eh non ! s’écria Natty ; emmenez-le dans la grande maison, à la bonne heure ; mais dites-lui la vérité. J’ai vécu dans les bois pendant quarante ans ; j’ai passé cinq années de suite sans voir la figure d’un blanc, sans apercevoir l’ombre d’un défrichement, et je voudrais bien savoir où vous trouverez un homme, dans sa soixante-huitième année, qui puisse gagner plus facilement sa vie, en dépit de vos améliorations et de vos lois sur la chasse. Et quant à l’honnêteté, quant à ce qui est dû d’homme à homme, je me flatte que je ne le cède à qui que ce soit sur toute l’étendue de votre patente.

— Tu fais exception à la règle générale, Bas-de-Cuir, répondit. M. Temple ; car tu as une tempérance qui n’est pas ordinaire aux gens de ta sorte, et une vigueur qui n’appartient pas au nombre de tes années. Mais ce jeune homme est d’une trempe toute différente de la tienne, et il ne doit pas perdre son bel âge dans les bois. Je vous en prie de nouveau, monsieur Edwards, consentez à faire partie de ma famille, du moins pour un certain temps, jusqu’à ce que votre blessure soit complètement guérie. Ma fille que voici, et qui est la maîtresse de ma maison, vous dira que vous y serez le bienvenu.

— Elle doit être ouverte à tous les infortunés, dit Élisabeth avec une vivacité mêlée de dignité, et surtout à ceux qui le deviennent par notre faute.

— Sans doute, sans doute, ajouta Richard, et, puisque vous aimez le dindon, je vous assure que vous n’en manquerez pas. J’en ai une cinquantaine en mue, et je les garantis de bonne qualité, car c’est moi qui les engraisse.

Se trouvant ainsi secondé, Marmaduke insista de nouveau ; il entra dans le détail des devoirs qu’Edwards aurait à remplir chez lui, dit un mot en passant du salaire qui lui serait assuré, enfin toucha à tous les points que les hommes d’affaires regardent comme importants en pareil cas. Le jeune homme l’écoutait d’un air fort agité, et des sentiments contradictoires semblaient se livrer un combat violent dans son cœur. Tantôt il paraissait désirer ardemment le changement de situation qui lui était proposé ; tantôt une expression incompréhensible de répugnance se peignait sur ses traits, comme un nuage épais obscurcit un beau jour.

Le vieil Indien, dont l’air annonçait qu’il sentait encore bien vivement l’état de dégradation auquel il s’était réduit la veille, écoutait les offres du juge avec un intérêt qui croissait à chaque syllabe. Peu à peu il se rapprocha des interlocuteurs, et saisissant un instant où son regard pénétrant vit que le sentiment qui dominait momentanément son jeune compagnon était celui qui le portait à céder aux instances de M. Temple, il quitta tout à coup son air confus et humilié, pour prendre l’attitude fière et intrépide d’un guerrier indien, et lui adressa la parole en ces termes :

— Écoutez votre père, car ses paroles sont celles de la vieillesse. Que le jeune aigle et le grand chef mangent ensemble et dorment sous le même toit sans crainte. Les enfants de Miquon sont justes, et ils feront justice. Le soleil doit se lever et se coucher souvent avant que tous deux ne fassent qu’une même famille ; ce n’est pas l’ouvrage d’une journée, mais de plusieurs hivers. Les Delawares et les Maquas sont nés ennemis ; ils ne peuvent reposer sous le même wigwam, et leur sang formera toujours deux ruisseaux séparés un jour de bataille. Mais pourquoi le frère de Miquon et le jeune aigle seraient-ils ennemis ? Ce sont deux rejetons issus de la même souche ; leurs pères et leurs mères sont communs. Apprenez à attendre, mon fils ; le sang des Delawares coule dans vos veines, et la première vertu d’un guerrier indien, c’est la patience.

Ce discours en style figuré parut faire beaucoup d’impression sur le jeune homme, qui, cédant enfin aux sollicitations de Marmaduke, accepta sa proposition. Ce fut pourtant à condition que ce ne serait qu’une épreuve, et que chacune des parties serait libre de faire cesser cet arrangement dès qu’elle le jugerait à propos. La répugnance bien marquée avec laquelle il acceptait une offre que bien des gens à sa place auraient regardée comme au-dessus de leurs espérances ne causa pas peu de surprise à Marmaduke, à sa fille et à Richard, et elle laissa même dans leur esprit une légère impression à son désavantage.

Lorsque les parties qui venaient de contracter cette espèce d’engagement réciproque se furent séparées, l’affaire qu’elles avaient conclue devint nécessairement le sujet d’une double conversation, et nous commencerons par rendre compte de celle qui eut lieu entre le juge, Élisabeth et Richard.

— Je ne puis concevoir, dit M. Temple, ce que ma maison peut avoir de désagréable pour ce jeune homme. Il faut que ce soit ta figure qui l’effraie, Bess.

— Eh non ! cousin ’Duke, eh non ! dit Richard très-sérieusement, ce n’est pas Bess qui lui fait peur. Avez-vous jamais vu un métis qui pût supporter l’idée de vivre avec des hommes civilisés ? Ils sont à cet égard pires que les sauvages mêmes. N’avez-vous pas remarqué vous même, Bess, comme il avait les yeux égarés ?

— Je n’ai fait aucune remarque sur ses yeux, mon cher cousin, répondit la fille du juge, si ce n’est qu’ils exprimaient une hauteur qui m’a paru tout à fait déplacée. En vérité, mon père, vous avez donné une grande preuve de patience chrétienne, en insistant comme vous l’avez fait pour qu’il daignât consentir à venir demeurer dans notre famille. Quant à moi, je l’aurais laissé dans les bois, lui et ses grands airs. Il semble vraiment croire qu’il nous fait beaucoup d’honneur. Et dans quel appartement comptez-vous le placer ? À quelle table lui servira-t-on le nectar et l’ambroisie ?

— Il mangera avec Benjamin et Remarquable, dit M. Jones, vous ne voudriez pas lui donner un nègre pour compagnon. Il est vrai que ce n’est qu’un métis, mais les Indiens méprisent souverainement les noirs. Je suis sûr qu’il mourrait de faim avant de se résoudre à rompre une croûte avec un nègre.

— Bien loin de songer à lui faire un tel affront, dit Marmaduke, mon intention est qu’il n’ait pas d’autre table que la nôtre.

— Vous voulez donc le traiter en homme comme il faut, mon père ? dit Élisabeth en montrant un léger déplaisir de cette résolution.

— Oui, sans doute, ma fille, répondit M. Temple, du moins jusqu’à ce qu’il nous ait prouvé qu’il ne mérite pas d’être regardé comme tel.

— Eh bien ! cousin ’Duke, dit Richard, vous verrez qu’il n’est pas facile d’en faire un homme comme il faut. Le vieux proverbe dit qu’il faut pour cela trois générations. Il y avait mon père… je n’ai pas besoin d’en parler, tout le monde l’a connu. Mon grand-père était docteur en médecine, mon bisaïeul docteur en théologie, et mon trisaïeul… je n’ai jamais su bien au juste ce qu’il était ; mais il venait d’Angleterre, et il était certainement d’une excellente famille de négociants ou de magistrats.

— Voilà bien une généalogie américaine, dit Marmaduke en souriant. Pendant les trois générations qui se sont succédé ici, tout est nécessairement au positif ; mais dès qu’on remonte à l’émigration et qu’il faut passer l’eau, tout est au superlatif. Vous êtes bien sûr, Dick, que ce trisaïeul dont vous parlez était d’une très-bonne famille ?

— Sans contredit, juge ; ma vieille tante m’en a toujours parlé ainsi, et m’a assuré que de père en fils nous avons toujours occupé un rang très-respectable.

— Vous vous contentez à peu de frais, Dick. La plupart des généalogistes américains commencent leurs traditions, comme les contes pour les enfants, par l’histoire des trois frères ; et ils ont toujours soin qu’un membre de ce triumvirat porte le nom de quelque famille qui a prospéré dans le monde. Mais ici nous ne connaissons d’autre distinction que celle que donne une bonne conduite, et Olivier Edwards entre dans ma famille sur un pied d’égalité avec le grand shérif et le juge.

— Eh bien ! cousin ’Duke, j’appelle cela de la démocratie et non du républicanisme. Mais je n’ai rien à dire ; seulement qu’il ait soin de ne pas contrevenir aux lois, sans quoi je lui apprendrai que ce n’est pas pour rien que je suis chargé de veiller à leur maintien.

— Mais vous n’oublierez pas, Dickon, que l’exécution ne doit pas précéder la sentence de condamnation, et que c’est à moi qu’il appartient de la prononcer. Et vous, Bess, que pensez-vous de cette addition à notre famille ? Je serai charmé de connaître votre opinion.

— Je crois, mon père, que je suis comme un certain juge de ma connaissance, et qu’il n’est pas facile de me faire changer d’avis. Mais, pour parler sérieusement, quoique je pense que l’introduction d’un demi-sauvage dans notre famille soit un événement assez bizarre, vous devez être bien sûr que je ne puis jamais qu’approuver tout ce que vous jugez convenable de faire.

Ils arrivaient alors à la porte de l’enclos par où Élisabeth était sortie avec Richard, et pendant qu’ils rentrent dans la grande maison, pour satisfaire, en déjeunant, l’appétit que leur avait donné la promenade, nous allons retourner vers les trois chasseurs ; car, malgré la différence de leur caractère, tous trois peuvent être désignés par cette dénomination.

Ils suivaient alors les bords du lac, à quelque distance des maisons du village, et se dirigeaient vers la cabane de Natty, qui portait l’oiseau dû à son adresse et à la générosité de miss Temple.

— Qui aurait prévu, il y a un mois, s’écria Edwards, que j’eusse consenti à vivre sous le même toit que le plus grand ennemi de ma race, et à recevoir des ordres de lui ? Et cependant quel parti pouvais-je prendre dans le dénuement total où je me trouve ? Mais cette servitude ne peut être de longue durée, et dès que le motif qui me force à m’y soumettre aura cessé d’exister, je la secouerai comme la poussière de mes pieds.

— Pourquoi l’appeler un Mingo ? dit le vieux chef. En quoi s’est-il montré votre ennemi ? Le guerrier delaware reste en repos, et attend le moment du Grand-Esprit. Il n’est pas une femme, pour crier comme un enfant.

— Eh bien ! John, dit Natty dont les traits avaient une forte expression de doute et d’incertitude, je ne suis pas sans méfiance. On dit qu’il y a de nouvelles lois dans le pays ; et ce qui est bien certain, c’est que tout est changé dans nos montagnes. Les forêts s’éclaircissent peu à peu, et l’on reconnaît à peine les lacs et les rivières. Non, non, je ne me fie pas à de beaux discours. C’est par des paroles mielleuses que les blancs ont obtenu des Indiens la possession de leurs terres ; et je le dis franchement, quoique je sois blanc moi-même, étant né près d’York, et d’honnêtes gens.

— Je me soumets à la nécessité, reprit Edwards ; je tâcherai d’oublier qui je suis. Ne vous souvenez plus, John, que je descends d’un chef delaware à qui appartenaient autrefois ce beau lac, ces superbes montagnes, cette magnifique vallée. Oui, je deviendrai son serviteur, son esclave. Dis-moi, vieillard, la cause de ma servitude ne la rend-elle pas honorable ?

— Vieillard ! répéta John d’un ton lent et solennel ; oui, Chingachgook est vieux. Fils de mon frère, si Chingachgook était jeune, où se cacherait le daim pour éviter sa balle ? Mais il est vieux ; son bras est desséché ; les joncs et l’osier sont les ennemis qu’il moissonne, il n’est plus bon qu’à faire des balais et des paniers. La faim et la vieillesse viennent de compagnie. Voyez Œil-de-Faucon ; lorsqu’il était jeune, il pouvait passer des jours sans manger ; mais aujourd’hui, s’il ne mettait des broussailles au feu, il n’obtiendrait pas de flamme. Croyez-moi, jeune aigle, prenez la main que vous offre le fils de Miquon, et vous vous en trouverez bien.

— Je ne suis plus ce que j’étais, Chingachgook, dit Natty, j’en conviens ; et cependant je puis encore, au besoin, passer une journée sans manger. Vous souvenez-vous du temps où nous poursuivons les Iroquois dans les bois ? Ils chassaient tout le gibier devant eux, de sorte que nous ne trouvâmes rien à manger depuis le lundi matin jusqu’au mercredi à midi, et je tuai alors un daim aussi gras que vous en ayez jamais vu, monsieur Olivier. C’était un plaisir de voir les Delawares en manger, car j’étais avec eux à cette époque. Seigneur ! ils restaient étendus par terre, attendant que la Providence leur envoyât du gibier ; mais moi, j’allai fourrager dans les environs, je débusquai un daim, et je l’abattis avant qu’il eût fait douze bonds. J’étais trop faible et trop affamé pour attendre ; je bus un bon coup de son sang, et les Indiens mangèrent sa chair toute crue. John était là, et il peut vous le dire comme moi. Mais à présent, je conviens que j’aurais de la peine à supporter la faim si longtemps, quoique je ne mange pas beaucoup à la fois.

— C’en est assez, mes amis, s’écria Edwards ; je sens plus que jamais que le sacrifice est indispensable, et je le ferai sans murmurer. Mais n’en dites pas davantage, je vous en supplie, ce sujet m’est insupportable en ce moment.

Ses compagnons gardèrent le silence, et ils ne tardèrent pas à arriver à la hutte de Natty, dans laquelle ils entrèrent après avoir ouvert une fermeture assez ingénieusement compliquée, quoiqu’elle ne servît qu’à garder quelques effets de bien peu de valeur. La neige était amoncelée d’un côté contre les murs de bois de cette cabane, tandis que des fragments de petits arbres, des branches de chênes et de châtaigniers, arrachés par le vent, étaient empilés de l’autre. Une petite colonne de fumée sortait d’une cheminée dont le fond était le rocher, et dont les deux côtés étaient formés de troncs d’arbres enduits d’argile ; cette vapeur marquait son passage en donnant une teinte noirâtre à la neige entassée sur les flancs du rocher dont la cime formait un plateau fertile, nourrissant des arbres d’une grandeur gigantesque, qui étendaient leurs branches bien au-dessus de la hutte solitaire.

Le reste de cette journée se passa comme se passent à peu près tous les jours dans un pays nouvellement habité et peu peuplé. Cependant les colons se portèrent de nouveau en foule à l’Académie, pour entendre M. Grant prêcher une seconde fois, et célébrer l’office du matin. Le vieil Indien fut du nombre de ses auditeurs ; mais quand le ministre invita les fidèles à s’approcher de la table de la communion, quoiqu’il eût alors les yeux fixés sur John, John resta immobile à sa place, le sentiment de honte causé par le souvenir de l’état avilissant dans lequel on l’avait vu la veille ne lui permettant pas de faire un mouvement.

Tandis que les colons sortaient de la salle qui servait d’église, les nuages, qui s’étaient amoncelés pendant la matinée, s’épaissirent encore, et, avant que ceux qui demeuraient à quelque distance du village eussent pu regagner leurs cabanes, enfoncées dans les vallées, ou perchées sur le sommet des montagnes, la pluie commença à tomber par torrents. Les souches dispersées de tous côtés, et qui semblaient auparavant des monticules de neige, montrèrent alors leur cime noire, et l’on vit le haut des pieux enfoncés dans la terre pour former des haies et des clôtures percer la couverture blanche qui les cachait.

À l’abri de la pluie, dans le salon bien chauffé de son père, Élisabeth, accompagnée de Louise Grant, regardait par une fenêtre avec admiration le changement subit qui s’opérait autour d’elles. Toutes les maisons du village offraient déjà aux yeux des toits noirs et des cheminées enfumées, au lieu de la blancheur brillante qui les ornait la veille ; les pins secouaient la poudre blanche qui couvrait leurs feuilles et leurs branches ; enfin tout dans la nature reprenait sa forme et sa couleur avec une transition si rapide, qu’elle semblait presque surnaturelle.