Les Pionniers/Chapitre 33

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 6p. 320-333).


CHAPITRE XXXIII.


Apportez-moi ici les fers ! Holà ! vieux coquin, entêté que vous êtes. Ô illustre fanfaron ! je vous apprendrai….
Shakespeare. Le Roi Lear.


La longueur des jours en juillet permit à toutes les parties qui pouvaient s’y trouver intéressées de se réunir à Templeton, longtemps avant que la petite cloche de l’académie eût annoncé que l’heure de rendre justice aux innocents et de punir les coupables était enfin arrivée. Sur tous les chemins qui montaient du fond des vallées, ou qui descendaient du haut des montagnes, on voyait les jurés, les officiers de justice, les plaideurs, leurs amis, leurs conseils, et une foule de curieux, accourir à pied, à cheval.

Sur les dix heures on remarquait sur son maigre cheval à l’amble le cultivateur bien mis, et portant son visage rouge d’un air qui semblait dire : — J’ai payé mes impôts et ne crains personne. À son côté, avec non moins d’importance, et tout aussi indépendant, venait un légiste qui dissertait sur la cause qu’il allait juger.

Au premier son de la cloche, Richard sortit de l’auberge du Hardi Dragon, rendez-vous ordinaire de tout ce qui tenait à la magistrature. Il avait à la main un sabre dans son fourreau dont un de ses ancêtres s’était servi, à ce qu’il disait, dans une des batailles où Cromwell avait été victorieux. Dès qu’il parut à la porte, il cria d’une voix imposante : Place à la cour ! et cet ordre fut exécuté sur-le-champ, quoique sans aucune apparence de servilité, car la plupart de ceux qui composaient la foule faisaient une inclination de tête très-familière à quelqu’un des magistrats, à mesure qu’ils passaient. Un détachement de constables, portant leur bâton officiel, suivait le shérif et précédait Marmaduke, qui marchait à la tête de quatre fermiers lui servant d’assesseurs. Ces quatre juges subalternes n’avaient rien dans leur costume qui les distinguât de la partie des spectateurs qui s’élevaient au-dessus de la populace, et ils n’en différaient que par l’air de gravité qu’ils avaient cru devoir prendre en cette occasion solennelle. Après eux venaient quatre ou cinq procureurs ou hommes de loi ; un autre détachement de constables fermait la marche, et la foule des curieux suivait le cortège.

On se dirigea vers la maison de justice, qui était située dans la prison. On entra d’abord dans une cour carrée, entourée de bâtiments dont la plupart des fenêtres était grillées en fer avec plus ou moins de soin, suivant que les pièces qu’elles éclairaient étaient destinées à servir de demeure à des accusés prévenus de délits emportant peines afflictives, ou à des prisonniers pour dettes. C’était au premier étage que se trouvait la salle des séances du tribunal. Au fond de cet appartement, sur une petite plate-forme d’environ trois pieds de hauteur, et garnie par-devant d’une petite balustrade, était un banc adossé contre le mur, destiné aux juges ; la place du centre, réservée au président, était marquée par deux bras qu’on y avait ajoutés, pour lui donner l’air d’un fauteuil. En face, de niveau avec le plancher d’une autre partie de la salle, était une table couverte d’une serge verte, et entourée de bancs pour l’usage des procureurs et hommes de loi. À droite étaient les bancs des jurés, à gauche celui des accusés. Cet espace était encore fermé par une balustrade. Le reste de la salle était abandonné aux spectateurs.

Nous ne fatiguerons pas nos lecteurs du détail des affaires qui occupèrent la cour pendant les deux premières heures de cette séance. Quand les juges se furent assis, que les procureurs eurent pris place autour de la table, et que le shérif eut ordonné le silence, on fit les proclamations d’usage ; après quoi le juge Temple invita les douze citoyens composant le grand jury[1] à se retirer dans une pièce voisine pour délibérer sur les actes d’accusation qui leur seraient soumis. La cour s’occupa ensuite de quelques affaires civiles ; après quoi le chef du grand jury, rentrant dans la salle, remit au président deux décrets d’accusation sur lesquels M. Temple remarqua sur-le-champ le nom de Natty Bumppo. Il fit un signe au shérif, lui dit quelques mots à l’oreille ; celui-ci donna ses ordres à ses officiers, qui sortirent de la salle et y rentrèrent bientôt amenant Bas-de-Cuir, qu’ils placèrent sur le banc des accusés entre deux constables. Un silence si profond s’établit en ce moment dans l’auditoire, qu’on pouvait entendre le bruit de la respiration de l’accusé.

Natty portait ses vêtements ordinaires de peau de daim, dont nous avons déjà fait ailleurs la description ; mais comme il se passait d’habit pendant la chaleur de l’été, la partie supérieure de son corps n’était couverte que d’une chemise de grosse toile, qui laissait à découvert son cou brûlé par le soleil. C’était la première fois qu’il voyait une cour de justice, et la curiosité semblait être le sentiment qui dominait le plus en lui en ce moment. Il regarda tour à tour les juges, les jurés, les procureurs, la foule, et partout il voyait les regards attachés sur lui. Il tourna alors ses yeux sur lui-même comme pour voir s’il offrait quelque chose d’extraordinaire sur sa personne, et, jetant ensuite encore un coup d’œil sur toute l’assemblée, il ouvrit la bouche pour exprimer ce rire silencieux qui lui était particulier.

— Prisonnier, découvrez-vous, dit le juge Temple.

Bas-de-Cuir ne fit aucun mouvement.

— Nathaniel Bumppo, découvrez-vous, répéta le juge.

Natty leva les yeux sur M. Temple, quand il entendit prononcer son nom, et dit :

— Eh bien[2] ?

M. Lippet se leva, alla dire un mot à l’oreille du prévenu, et Natty, comprenant alors ce qu’on demandait de lui, ôta le bonnet de peau de daim qui lui couvrait la tête.

— Monsieur le procureur du district, dit le juge, nous sommes prêts à écouter l’acte d’accusation.

Dirk Van der School, qui remplissait les fonctions du ministère public, mit ses lunettes, se leva en jetant un regard timide et méfiant sur les confrères assis près de lui, et lut à haute voix l’acte qui accusait Natty Bumppo d’avoir insulté, maltraité et chassé à main armée Hiram Doolittle, magistrat, dans l’exercice de ses fonctions. Quand il eut fini la lecture de cette pièce, M. Van der School ôta ses lunettes, les mit dans sa poche pour se réserver apparemment le plaisir de les remettre sur son nez et de les renfermer encore : après avoir répété cette opération deux ou trois fois, il remit l’acte d’accusation à M. Lippet, avec un air de suffisance qui semblait dire : Trouvez-y quelque défaut si vous pouvez.

Natty écouta l’acte d’accusation avec beaucoup d’attention, le corps penché vers le lecteur de manière à prouver l’intérêt qu’il y prenait. Après quoi, il se redressa de toute sa hauteur, et poussa un profond soupir. Tous les yeux étaient tournés vers lui, on attendait avec impatience ce qu’il allait dire, mais il garda le silence.

— Natty Bumppo, dit le juge, vous avez entendu le décret d’accusation rendu contre vous par le grand jury. Qu’avez-vous à répondre ?

Bas-de-Cuir baissa la tête un instant, comme pour réfléchir, et levant ensuite les yeux vers M. Temple : — Je ne nierai pas, dit-il, que je l’aie mené un peu rudement, mais que je l’aie attaqué à main armée, comme ce brave homme vient de le dire, c’est un mensonge tout cru ; je n’étais armé que de mes poings, et je ne me donne pas pour un fameux boxeur, à présent que je suis vieux, mais il m’arriva une fois… attendez, c’était, je crois, dans la première année de la dernière guerre…

— Monsieur Lippet, dit le juge en interrompant le prisonnier, si vous êtes conseil de l’accusé, dites-lui comment il doit répondre à la cour, sinon nous lui nommerons un défenseur d’office.

Lippet, qui était occupé à lire l’acte d’accusation, se leva sur-le-champ, et fit entendre au prisonnier à quoi il devait se borner dans ses réponses.

— Plaidez-vous, coupable, ou non coupable[3] ? demanda le juge.

— Je ne suis pas coupable, dit Natty à haute voix, et je puis le dire en toute sûreté de conscience. On n’est pas coupable quand on ne fait que ce qui est juste ; et je serais mort sur la place plutôt que de le laisser entrer dans ma hutte en ce moment.

Richard tressaillit en entendant cette déclaration, et jeta un regard expressif sur Hiram, qui ne lui répondit que par un mouvement des sourcils.

— Greffier, dit le juge, écrivez que l’accusé déclare qu’il n’est pas coupable.

M. Van der School ayant prononcé un discours à l’appui de l’acte d’accusation, on fit paraître à la barre Hiram Doolittle pour faire sa déposition. Dans l’exposé des faits, il ne s’écarta pas de la vérité, mais il eut soin d’y mettre la couleur qui pouvait intéresser les esprits en sa faveur, et les disposer défavorablement à l’égard de l’accusé. Lorsqu’il eut fini, M. Lippet demanda à lui adresser quelques questions.

— Êtes-vous constable de ce comté, Monsieur ?

— Non, Monsieur, dit Hiram, je suis seulement un juge de paix.

— En ce cas, monsieur Doolittle, je vous le demande en face de la cour, et j’en appelle à votre conscience et à votre connaissance des lois, aviez-vous, en cette qualité, le droit d’entrer dans la maison d’un citoyen malgré lui ?

— Hem ! je suppose… c’est-à-dire il me semble que… strictement parlant, je n’en avais pas le droit bien légal ; mais… vu l’exigence du cas… attendu que le constable ne paraissait pas très-pressé de remplir ses fonctions… cela fait que… j’ai cru devoir me mettre en avant.

— Mais, Monsieur, ce vieillard, cet homme sans appui, sans amis, ne vous a-t-il pas défendu d’entrer chez lui ?

— Oh ! je dois dire qu’il était de fort mauvaise humeur… et sans motif raisonnable, car, après tout, ce n’était qu’un voisin qui voulait entrer chez un autre.

— Ah ! s’écria Lippet, c’était une visite de voisin à voisin. Je vous prie, messieurs les jurés, de vous rappeler les paroles du déposant. Ce n’était qu’un voisin qui voulait entrer chez un autre. Cette visite n’avait donc pas la sanction de la loi. Mais je vous demande encore une fois, Monsieur, si l’accusé ne vous a pas défendu l’entrée de son domicile ?

— Il… il s’est passé quelques mots entre nous, mais je lui ai lu le mandat de perquisition à haute voix.

— Vous ne répondez pas à ma question. Vous a-t-il défendu d’entrer ? Répondez oui ou non.

— Je vous dis qu’il avait de l’humeur, et… mais j’ai le mandat de perquisition dans ma poche ; si la cour désire le voir…

— Répondez directement et sans équivoque, dit le juge d’un ton sévère ; l’accusé vous a-t-il défendu d’entrer chez lui ?

— Hem !… oui… mais…

— Et avez-vous persisté à vouloir y entrer après cette défense ?

— Oui ; mais j’avais en main le mandat de perquisition.

— Continuez votre interrogatoire, monsieur Lippet.

Mais le procureur vit que les réponses d’Hiram avaient produit une impression favorable à son client, et ne voulant pas risquer de l’affaiblir, il fit un geste dédaigneux : — Je n’ai plus de question à faire, répondit-il ; je ferais injure à l’intelligence de messieurs les jurés si je prononçais un mot de plus.

— Monsieur le procureur de district, vous avez la parole, dit le juge.

Van der School ôta ses lunettes, les remit, jeta un coup d’œil sur le second mandat d’accusation qu’il tenait en mains, et finit par dire qu’il s’en rapportait au jugement du jury et de la cour.

— Messieurs les jurés, dit le juge en se levant, vous avez entendu l’acte d’accusation et la déposition du témoin ; je ne vous retiendrai qu’un moment pour faire observer que si l’on oppose résistance à un constable dans l’exécution d’un mandat dont il est porteur, il a le droit indubitable d’appeler tout citoyen à son aide, et les actes de tout citoyen appelé de cette manière ont droit à la protection de la loi. C’est à vous qu’il appartient de décider si cette circonstance a pu autoriser un juge de paix à vouloir s’introduire dans le domicile d’un citoyen, contre sa volonté exprimée, et si l’accusé a eu le droit de recourir à la force pour l’en empêcher.

Les jurés se dirent quelques mots sans quitter leur banc, et en moins d’une minute leur chef, se tournant vers le juge, dit que la déclaration unanime du jury était que l’accusé n’était pas coupable.

— Natty Bumppo, dit le juge, vous êtes acquitté de l’accusation portée contre vous.

— En quoi ? dit Natty qui ne comprenait pas bien le mot acquitté.

— La cour, reprit le président, déclare que vous n’êtes pas coupable d’avoir maltraité M. Doolittle.

— Oh ! dit Natty en regardant autour de lui avec un air de naïveté, je n’entends pas nier que je ne l’aie poussé un peu rudement par les épaules, mais…

— Vous êtes acquitté, dit le juge ; il n’y a plus un mot à dire à ce sujet.

Natty comprenait bien alors le sens du mot acquitté, et un air de satisfaction se peignit sur ses traits. Il remit vivement son bonnet sur sa tête, ouvrit la barrière de la petite prison et dit d’un ton ému : — Je dois vous dire, juge Temple, que la loi n’a pas été aussi dure à mon égard que je le craignais. J’espère que Dieu vous récompensera de ce que vous avez fait pour moi aujourd’hui.

Mais quand Natty voulut sortir du banc des accusés, les deux constables croisèrent leurs bâtons devant lui, et M. Lippet lui ayant dit quelques mots à l’oreille, il se rassit, ôta son bonnet, et rejeta ses cheveux gris en arrière avec un air mécontent, mais soumis.

— Monsieur le procureur de district, dit le juge Temple, passez au second acte d’accusation.

Van der School eut grand soin qu’aucun des mots qu’il avait à prononcer ne pût être perdu pour ses auditeurs, et il appuya particulièrement sur ceux qui accusaient Natty de s’être opposé à l’exécution d’un mandat de perquisition en faisant usage d’un fusil contre le constable qui en était chargé, ce qui, ajouta le procureur, était le fait d’un homme emporté, violent, et altéré de sang. Cette accusation était plus sérieuse que la première, et elle redoubla l’intérêt que les spectateurs prenaient à cette affaire.

M. Lippet s’approcha de nouveau de Natty pour lui rappeler qu’il devait se borner à répondre à cette accusation par les mots coupable ou non coupable. Mais le vieux chasseur avait été choqué de quelques, expressions de l’acte d’accusation, et sans faire attention aux conseils du procureur, il s’écria :

— C’est un mensonge ! ce n’est rien qu’un mensonge ! Je n’ai jamais eu soif du sang de personne ; ces coquins d’Iroquois eux-mêmes ne me diraient pas en face que j’aie jamais eu soif du sang d’un homme. Je me suis battu comme un soldat qui a devant les yeux la crainte de Dieu et de son officier, mais je n’ai jamais tiré que sur un ennemi en état de se défendre. Personne ne peut dire que j’aie tué un Mingo sous sa couverture. Je crois qu’il y a des gens qui s’imaginent qu’il n’y a pas de Dieu dans le désert.

— Bumppo, dit le juge, vous avez entendu que vous êtes accusé d’avoir fait usage du fusil contre un constable. Êtes-vous coupable, ou ne l’êtes-vous pas ?

Natty ouvrit la bouche pour rire à la muette, et montrant du doigt le bûcheron : — Est-ce que Billy serait ici, dit-il, si j’avais fait usage de mon fusil ?

— Par conséquent, dit Lippet, vous déclarez que vous n’êtes pas coupable.

— Certainement, répondit Natty. Billy dira lui-même que je n’ai pas tiré. — Eh ! Billy, vous souvenez-vous du pigeon ? Et cependant je n’ai plus la main aussi sûre qu’autrefois.

— Écrivez que l’accusé déclare qu’il n’est pas coupable, dit M. Temple affecté de la simplicité du prisonnier.

Hiram fut appelé une seconde fois comme témoin, mais il fit sa déclaration avec plus de soin que la première, et il raconta, avec plus d’ordre qu’on n’aurait pu l’attendre de lui, tout ce qui s’était passé jusqu’au moment où Natty avait couché en joue Billy Kirby. Jonatham lut une déposition semblable, et conçue presque dans les mêmes termes. M. Lippet leur fit subir à tous deux un très-long contre-interrogatoire, sans en rien tirer qui pût être utile à son client.

Enfin le bûcheron parut à la barre, et rendit à son tour compte de l’affaire, mais il le fit d’une manière si confuse et si embrouillée, que tout ce qu’on put y reconnaître fut l’intention qu’il avait de dire la vérité.

— Il paraît, d’après ce que vous venez de déclarer, dit Van der School, que vous avez demandé légalement à l’accusé à entrer dans sa hutte, et que ses menaces vous ont fait concevoir des craintes sérieuses pour votre vie ?

— Je n’ai pas dit cela, répondit Kirby en faisant claquer ses doigts ; je ne suis pas d’un bois à plier devant le vieux Bas-de-Cuir ; et je n’ai pas plié. — Demandez-le-lui plutôt.

— Mais vous avez dit que vous pensiez qu’il allait tirer sur vous.

— Et qu’auriez-vous pensé si vous l’aviez vu diriger contre vous un fusil qui n’a jamais manqué son coup ? Mais je n’ai pas eu peur ; il ne peut pas dire que j’aie bronché : il m’a donné la peau de daim, et tout a fini là.

— C’est une bonne pensée que j’ai eue, Billy, dit Natty ; car sans cela il y aurait eu du sang de versé entre nous ; et si c’eût été le vôtre, j’en aurais eu du regret pendant le peu de temps qu’il me reste à vivre.

— Eh bien ! Bas-de-Cuir, dit Kirby, puisque nous en sommes sur ce sujet, je vous dirai que….

— Monsieur Van der School, dit le juge, continuez votre interrogatoire.

Mais le procureur voyant la familiarité qui s’établissait entre le témoin et l’accusé déclara qu’il n’avait plus de questions à faire.

M. Lippet se levant alors prit la parole à son tour.

— Ainsi donc, dit-il à Kirby, le prisonnier ne vous a pas donné lieu de concevoir des craintes pour votre vie ?

— Ni lui ni personne ne m’a jamais fait peur, répondit le bûcheron en jetant un regard de satisfaction sur ses bras vigoureux ; je ne suis pas facile à effrayer.

— C’est ce que j’ai entendu dire. Aviez-vous un fusil vous-même ?

— Non.

— Mais vous savez manier cette arme ?

— Je ne suis pas Vermontois pour rien. Je ne reconnais pour maître dans ce pays que Bas-de-Cuir, et ce n’est que depuis qu’il a tué le pigeon.

— Vous êtes encore jeune, Kirby, dit Bas-de-Cuir, et moi je deviens vieux. Mais je ne vous en veux pas, et voici ma main.

Lippet voyait avec plaisir un esprit de paix étendre son influence sur le témoin et l’accusé, et il garda le silence pendant que le bûcheron serrait la main du vieux chasseur. Mais le juge crut devoir interposer son autorité.

— Une pareille conversation est déplacée ici, dit-il. Continuez, monsieur Lippet ; ou, si vous n’avez plus de questions à faire, nous passerons à autre chose.

— Ainsi donc, dit le procureur en s’adressant toujours à Billy Kirby, vous arrangeâtes l’affaire à l’amiable avec Natty sur le lieu même ?

— Pourquoi me serais-je querellé avec lui ? Il me donna la peau, et c’était tout ce qu’il me fallait. Quant à moi, je ne vois pas que ce soit un si grand mal de tuer un daim ?

— Et vous vous séparâtes bons amis ?

— Sans doute.

— Et vous n’auriez jamais pensé à faire une plainte contre lui devant la cour ?

— Non, sur ma foi.

— Et vous n’auriez point paru contre lui, si vous n’aviez été assigné ?

— Et pourquoi y aurais-je paru ? je ne lui en voulais point. C’est le squire Doolittle qui s’est trouvé un peu affronté.

— Cela suffit, et je m’en rapporte à messieurs les jurés, dit Lippet en s’asseyant avec l’air d’un homme qui est sûr du succès.

Van der School prononça alors un long discours, rendu presque inintelligible à force de parenthèses. Il insista sur ce qu’il était bien prouvé que l’accusé s’était armé d’un fusil pour s’opposer à l’exécution d’un mandat délivré par une autorité légale ; que non seulement il s’en était armé, mais qu’il avait couché en joue le constable qui en était porteur, enfin que, pour constituer le crime de rébellion contre la loi, il n’était pas nécessaire qu’il eût tiré un coup de fusil, ce qui aurait donné lieu à une accusation bien plus grave, celle de meurtre ou de tentative de meurtre. — Et maintenant, Messieurs, dit-il pour conclure : vous ayant expliqué clairement le crime dont ce malheureux s’est rendu coupable (je dis malheureux autant à causer de son ignorance que de son crime), je laisse la décision à vos consciences, ne doutant pas que vous reconnaîtrez l’importance (quoique le conseil du prisonnier, comptant probablement sur votre première déclaration, cherche à avoir l’air sûr du succès) de punir le coupable et de venger la dignité des lois[4].

Ce fut alors le tour du juge à parler. M. Temple fit le résumé de l’affaire avec autant de concision que de clarté, et plaça les faits sous les yeux du jury dans leur jour véritable. Il appuya sur la nécessité de faire respecter les lois dans une société naissante, et sur les dangers auxquels elle serait exposée si l’on souffrait qu’elles fussent enfreintes impunément. Mais, d’une autre part, il fit valoir comme motif d’atténuation l’âge, les habitudes et l’ignorance du prisonnier, et finit par dire que si les jurés croyaient que le vieillard qui attendait leur décision avait agi sans intentions criminelles, ils devaient le juger avec quelque indulgence.

Les jurés restèrent plus longtemps en délibération que lors de la première affaire, mais l’intérêt public l’emporta sur la compassion que leur inspirait le prisonnier, et les faits dont il était accusé étant bien prouvés, ils le déclarèrent coupable.

Le juge causa un instant avec ses assesseurs et se prépara ensuite à prononcer la sentence.

— Natty Bumppo, dit-il…

Le vieux chasseur, qui, pendant la délibération du jury, était resté les coudes placés sur ses genoux, et la tête appuyée sur ses mains, se leva en entendant son nom, et s’écria d’un ton militaire :

— Présent[5] !

— Silence ! dit le juge. La cour prenant en considération votre ignorance des lois et votre âge, vous remet la peine des verges qu’elle a le droit de prononcer en pareil cas ; mais comme l’intérêt général exige que le châtiment soit public, elle vous condamne à être exposé une heure au carcan public[6], à un emprisonnement d’un mois dans la geôle du comté, à une amende de cent dollars envers le trésor public, et à garder la prison jusqu’à ce qu’elle soit payée.

— Et où voulez-vous que je prenne cet argent ? s’écria Bas-de-Cuir ! croyez-vous qu’on trouve des dollars dans les bois ? Vous m’ôtez ce que j’ai gagné sur les panthères, parce que j’ai coupé la gorge à un daim. Non, non, juge, vous y penserez à deux fois ; vous ne me condamnerez pas à passer en prison le peu de jours qu’il me reste à vivre.

— Si vous avez quelque chose à alléguer contre la sentence de la cour, dit Marmaduke avec calme et douceur, elle est disposée à vous entendre.

— Et n’en voilà-t-il pas bien assez, quand je vous dis que je n’ai pas d’argent ? répondit Bumppo en saisissant la barre de la cour avec un geste convulsif. Comment voulez-vous que j’en gagne quand vous m’aurez enfermé ? Est-ce qu’il en pleut par la fenêtre de la prison ? Écoutez la raison, juge. Laissez-moi retourner dans le bois, où j’ai l’habitude de respirer le bon air ; je chasserai le jour et la nuit, et si vous n’avez pas fait enfuir tout le gibier du pays, j’en aurai abattu de quoi vous payer avant la fin de la saison. Oui, oui, vous comprenez bien mes raisons, et combien il est dur d’enfermer un vieillard qui a passé ses jours là, pourrait-on dire, où il était libre de regarder par la fenêtre du ciel !

— Je suis obligé de faire exécuter la loi, dit le juge.

— Ne me parlez pas de vos lois, Marmaduke Temple, interrompit le chasseur. Les bêtes de la forêt se souciaient-elles de vos lois, quand elles avaient faim et soif de la chair et du sang de votre enfant ? Elle était alors à genoux devant Dieu, lui demandant une plus grande grâce que celle que je vous demande, et il l’a entendue. Et maintenant, si vous répondez non, croyez-vous qu’il sera sourd ?

— Mes sentiments comme père, Natty, ne doivent pas intervenir avec mes devoirs comme juge.

— Vous n’étiez pas juge, monsieur Temple, quand j’ai vu ces montagnes pour la première fois ; vous n’étiez encore qu’un enfant dans les bras de votre mère. Avez-vous oublié le jour où vous êtes arrivé sur les bords du lac, dans un temps où vous n’auriez pas même trouvé une prison pour y loger ? Ne vous ai-je pas donné ma peau d’ours pour vous coucher, une bonne tranche de venaison pour apaiser votre faim ? Vous ne pensiez pas alors que ce fût un crime de tuer un daim. Et j’ai fait tout cela sans avoir aucune raison pour vous aimer, car vous n’avez jamais fait que du mal à ceux qui m’aimaient et qui me protégeaient. Cent dollars ! Et où voulez-vous que je trouve une pareille somme ? Il y a bien des choses à dire de vous, juge Temple, mais vous n’êtes pas assez méchant pour vouloir tenir en prison un pauvre vieillard pour le reste de ses jours, parce qu’il est ami de la justice. Ne craignez rien ; je vous dis de ne rien craindre ; s’il reste des castors près des rivières, des daims sur les montagnes et des panthères dans les bois, je paierai jusqu’au dernier shilling de l’amende. Allons, l’ami, laissez-moi passer, je ne suis point accoutumé à une pareille foule, et j’ai besoin de respirer l’air de la forêt. Où êtes-vous, mes chiens ? allons, venez, mes chiens, allons-nous-en. Nous allons avoir de l’ouvrage, pauvres bêtes ; mais nous en viendrons à bout ; oui, oui, nous en viendrons à bout.

Il est inutile de dire que le constable à qui Bas-de-Cuir parlait ainsi ne lui répondit qu’en étendant son bâton pour l’obliger à rester à sa place. Natty se disposait à faire de nouvelles remontrances, mais un mouvement qui se fit en ce moment dans une autre partie de la salle attira l’attention de tous les spectateurs et même la sienne.

Benjamin avait réussi à se frayer un chemin à travers la foule, et pour se mettre plus en évidence, il s’était placé un pied sur l’appui d’une croisée, et l’autre sur la balustrade du banc des jurés. Étant ainsi presque en équilibre, il réussit, non sans peine, à tirer de sa poche un petit sac de cuir, et, au grand étonnement de tout l’auditoire, il fit signe qu’il voulait parler.

Se tournant alors vers le juge : — Si Votre Honneur, dit-il, veut permettre à ce vieux bâtiment de faire une nouvelle croisière dans le bois, voici une bagatelle d’assurance pour garantir d’autant la cargaison. Il y a dans ce sac trente-cinq bonnes piastres d’Espagne, et je voudrais pour ce pauvre diable que ce fussent des guinées anglaises ; mais comme on ne peut tirer d’un sac que ce qu’on y a mis, ce ne sont que des piastres, et je réponds qu’elles sont de bonne prise : de sorte que si le squire Dickon veut faire le compte de ce registre, et prendre dans ce sac de quoi le solder, le reste servira d’autant pour acquitter l’amende, jusqu’à ce que Bas-de-Cuir puisse attraper lesdits castors, ou n’importe quoi ; je me regarde comme remercié d’avance.

En parlant ainsi, le majordome tenait d’une main le sac de dollars, et de l’autre le morceau de bois qui servait à constater le nombre de verres de rhum qu’il avait bus au Hardi Dragon, et qui, depuis ce matin, était déjà chargé de quelques nouvelles entailles. L’étonnement occasionné par cette singulière interruption causa un chuchotement général, qui ne cessa que lorsque le shérif, après avoir frappé sur la table avec son sabre, se fut écrié :

— Silence !

— Il faut terminer cette scène, dit le juge, qui était à peine maître de son émotion. Constable, conduisez le prisonnier au carcan. Greffier, appelez une autre affaire.

Natty sembla céder à sa destinée. Il baissa la tête sur sa poitrine, et suivit les constables en silence. La foule s’ouvrit pour les laisser passer, et toute la populace abandonna la salle d’audience pour aller jouir d’un spectacle qui avait pour elle encore plus d’attraits.



  1. Le jury d’accusation.
  2. Anan ! Cette interjection n’a que des équivalents dans notre langue : en bien ? comment ? quoi ? qu’est-ce donc ? tous ces mots y répondent également.
  3. Do you plead, guilty or not guilty ? c’est la question d’usage en Amérique comme en Angleterre.
  4. On sent bien que cet entrecroisement de parenthèses est une traduction littérale du texte.
  5. Here : réponse du soldat sous les armes. Nous renvoyons le lecteur à une des dernières notes de la Prairie.
  6. Public stocks : cette espèce de carcan sera bientôt expliquée. Ce n’est point un collier de fer qui retient le prisonnier, mais une prison de bois pour les jambes.