Les Pionniers/Chapitre 4

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 6p. 40-50).
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CHAPITRE IV.


Comment donc ? qui de vous a perdu sa jument ? De quoi s’agit-il ?
Falstaff.



Quelques minutes suffirent pour tirer nos voyageurs d’incertitude. Dès qu’ils eurent tourné le coude de la route, ils virent arriver un grand sleigh traîné par quatre chevaux, dont les deux premiers étaient gris et les deux autres noirs. De nombreuses clochettes attachées aux harnais produisaient une musique peu agréable aux oreilles, mais qui annonçait que, quoique la route fût assez escarpée, les chevaux n’en avançaient pas moins vite. Le juge n’eut besoin que d’un coup d’œil pour reconnaître le conducteur de cet équipage, qui contenait quatre personnes, toutes du sexe masculin.

Assis sur le devant du sleigh, celui qui tenait en mains les rênes, et qui animait de temps en temps les chevaux en employant alternativement la voix et le fouet, était un petit homme couvert d’une redingote bordée de fourrure, et dont on ne voyait que le visage, auquel le froid avait donné une couleur rouge uniforme. Il portait habituellement la tête haute, toujours levée vers le ciel, comme pour lui reprocher de l’avoir trop rapproché de la terre par sa petite taille. Derrière lui, et le visage tourné vers les deux autres, était un homme de haute stature, avec un air militaire, assez avancé en âge, mais si sec et si maigre que son corps semblait avoir été fait pour pouvoir fendre l’air avec le moins de résistance possible. Son teint blême était garanti par une peau si endurcie que l’intensité du froid n’avait pu y appeler aucune couleur. En face de lui était un homme dont il était impossible de deviner la taille et les formes sous la redingote et le manteau fourré qui le couvraient ; mais il avait les yeux animés, le visage plein, la physionomie agréable, et une disposition à sourire qui paraissait imperturbable. Il portait, de même que ses deux compagnons, un bonnet de martre qui lui descendait sur les oreilles. Le quatrième, homme de moyen âge, à visage ovale, n’avait d’autre protection contre le froid qu’un habit noir un peu râpé, et un chapeau si propre, qu’on aurait dit que s’il était usé il le devait en grande partie à l’usage fréquent de la brosse. Il avait un air de mélancolie, mais si légère, qu’on aurait pu être embarrassé pour décider s’il fallait l’attribuer à une douleur physique ou à quelque affection morale. Il était naturellement pâle, mais le froid avait donné à ses joues quelques couleurs qu’on aurait pu prendre pour celles de la fièvre.

Dès que les deux sleighs se furent assez approchés pour qu’on pût s’entendre, le conducteur de celui qui arrivait s’écria :

— Dérangez-vous, roi des Grecs, dérangez-vous donc ; tirez sur le côté, Agamemnon[1] ? ou je ne pourrai jamais passer. — Bonjour, soyez le bienvenu, cousin ’Duke[2], et vous aussi, ma cousine Bess, aux yeux noirs. Tu vois, Marmaduke, que je me suis mis en campagne avec un fort détachement pour venir à votre rencontre et te faire honneur. M. Le Quoi n’est venu qu’avec un chapeau. Le vieux Fritz n’a pas fini sa bouteille ; et M. Grant en est resté à la péroraison du sermon qu’il écrivait. J’ai pris quatre chevaux pour aller plus grand train. En parlant de cela, il faut que je vende ces deux noirs, cousin ’Duke ; ils sont rétifs et ne vont pas bien sous le harnais. Tout autre que moi n’en viendrait pas à bout ; je sais où les placer.

— Vendez tout ce qu’il vous plaira, Dickon, répondit le juge en riant, pourvu que vous me laissiez ma fille et mes terres. Fritz, mon vieil ami, soixante-dix ans qui viennent au-devant de quarante-cinq, c’est vraiment une preuve d’affection. Bien le bonjour, monsieur Le Quoi. Monsieur Grant, je suis bien sensible à votre attention. Messieurs, je vous présente ma fille, vous la connaissez déjà, et vous n’êtes pas étrangers pour elle.

— Vous êtes le bienvenu, monsieur Temple, dit le plus âgé des voyageurs arrivants, avec un accent allemand fortement prononcé. Miss Petsy me devra un baiser.

— Et je le paierai bien volontiers, mon cher Monsieur, répondit Élisabeth en souriant ; j’aurai toujours un baiser pour mon ancien ami le major Hartmann.

Pendant ce temps, l’individu à qui le juge avait adressé la parole sous le nom de M. Le Quoi s’était levé avec quelque difficulté, à cause de la masse de vêtements dont il était couvert, et tenant son bonnet d’une main, tandis qu’il s’appuyait de l’autre sur l’épaule du conducteur, il dit en jargon moitié anglais, moitié français :

— Je suis charmé de vous voir, monsieur Temple, enchanté, ravi. Mademoiselle Liz’beth, votre très-humble serviteur.

— Couvre ta nuque, Gaulois, couvre ta nuque, s’écria Richard Jones, qui conduisait le sleigh, ou le froid te fera tomber le peu de cheveux qui te restent. Si Absalon n’en avait pas eu davantage, il vivrait peut-être encore aujourd’hui.

Les plaisanteries de Richard ne manquaient jamais d’exciter la gaieté ; car, si ceux qui les entendaient conservaient leur gravité, il partait lui-même d’un grand éclat de rire, ce qu’il ne manqua pas de faire en cette occasion. Le ministre (telle était la qualité de M. Grant) offrit modestement ses félicitations à M. Temple et à sa fille sur leur arrivée ; et Richard Jones se prépara à faire tourner son sleigh pour retourner à Templeton.

La route, comme nous l’avons déjà dit, était si étroite, qu’il ne pouvait tourner en cet endroit sans faire entrer ses chevaux dans une carrière qu’on y avait creusée pour en tirer des pierres qui avaient servi à bâtir les maisons du village. Cette carrière était très-profonde, et s’avançait jusqu’au bord de la route, mais on avait ménagé un chemin pour que les voitures qui allaient chercher des pierres pussent y descendre. Il s’agissait donc, pour faire tourner le sleigh, de faire avancer un moment les chevaux au bord de ce chemin dont la descente était assez rapide, et cela n’était pas facile quand on en avait quatre à conduire. Aggy proposa de dételer les deux de devant, et Marmaduke insista fortement pour qu’il prît cette précaution. Mais Richard écouta cette proposition avec un air de mépris.

— Eh ! à quoi bon, cousin ’Duke ? s’écria-t-il d’un ton presque courroucé ; les chevaux sont doux comme des agneaux. N’est-ce pas moi qui ai dressé les gris ? Et quant aux noirs, ils sont sous le fouet, et quelque revêches qu’ils soient, je saurai bien les faire marcher droit. Voilà M. Le Quoi qui sait bien comme je mène, puisqu’il a fait plus d’une course en sleigh avec moi : qu’il dise s’il y a l’ombre d’un danger.

La politesse d’un Français ne lui permettait pas de contredire les assurances que donnait M. Jones de ses talents comme cocher ; il ne répondit pourtant rien, mais il regardait avec terreur le précipice dont on n’était qu’à deux pas. La physionomie du major allemand exprimait en même temps l’amusement qu’il trouvait dans la jactance de son phaéton, et l’inquiétude que lui causait leur situation périlleuse. M. Grant appuya ses mains sur le bord du sleigh, comme s’il se fût disposé à sauter à terre, mais la timidité l’empêcha de prendre le parti que lui suggérait la crainte.

Cependant Richard, à force de coups de fouet, réussit à faire quitter à ses chevaux le chemin frayé, et à faire avancer les deux premiers sur celui qui descendait dans la carrière. Mais, à chaque pas qu’ils faisaient, leurs jambes s’enfonçaient toujours davantage dans la neige, et la croûte qui la couvrait, comme nous l’avons déjà dit, à la profondeur de deux ou trois pouces, se brisant sous leurs pieds et leur blessant les jambes, ils reculèrent sur les chevaux de derrière ; ceux-ci reculèrent à leur tour sur le sleigh déjà plus d’à demi tourné, et lui firent prendre une fausse direction, de sorte qu’avant que Richard eût la conscience de leur danger, la moitié du sleigh était suspendue sur le précipice, et qu’un mouvement de plus allait les envoyer à une profondeur de plus de cent pieds.

Le Français, qui, par sa position, voyait le danger mieux que personne, s’écria, en penchant à demi le corps hors du sleighz : — Mon Dieu ! mon cher monsieur Dick, prenez donc garde à vous !

Donner und blitzen ! s’écria l’Allemand ; voulez-vous briser votre sleigh et tuer vos chevaux ?

— Mon bon monsieur Jones, soyez prudent ! dit le ministre ; perdant le peu de couleurs que le froid lui avait données.

— Avancez donc, diables incarnés ! s’écria Richard en redoublant les coups de fouet pour se tirer d’une situation dont il pouvait lui-même mesurer des yeux tout le danger. Avancez, cousin ’Duke, je vous dis qu’il faudra vendre les gris comme les noirs ; ce sont de vrais démons. Monsieur Le Quoi, lâchez-moi donc la jambe, s’il vous plaît. Si vous me la tirez ainsi, comment voulez-vous que je puisse gouverner ces chevaux enragés ?

— Providence divine ! s’écria M. Temple en se levant sur son sleigh, ils seront tous tués !

Élisabeth poussa un cri perçant, et la peau noire du visage d’Agamemnon offrit même la nuance d’un blanc sale.

En cet instant critique, le jeune chasseur, qui avait gardé un sombre silence, sauta à bas du sleigh du juge, courut à la tête des chevaux indociles. Les chevaux sous le fouet de l’imprudent Richard s’agitaient en reculant toujours avec ce mouvement funeste qui menace d’une chute immédiate. Le jeune homme donna au premier cheval une forte secousse qui les fit rentrer tous les quatre dans le chemin qu’ils avaient quitté. Le sleigh fut tiré de sa position périlleuse, mais renversé avec ceux qu’il contenait.

L’Allemand et le ministre furent jetés sans cérémonie sur le dos sur la route, mais sans contusions. Richard parut un moment en l’air, décrivant un segment de cercle, et tomba à environ quinze pieds sur le chemin où il avait voulu faire entrer les chevaux. Il serrait encore les rênes dans ses mains, par suite du même instinct qui fait qu’un homme qui se noie s’accroche à une paille, de sorte que son corps servait en quelque sorte d’ancre pour arrêter les chevaux. Le Français, qui s’apprêtait à sauter hors du sleigh à l’instant où il fut renversé, reçut une impulsion encore plus forte par la secousse qui en résulta, décrivit à peu près la corde du segment d’arc que Richard parcourait, dans la même attitude qu’un écolier qui joue au cheval fondu, et alla s’enterrer dans la neige, la tête la première.

Personne ne fut blessé ; mais le major Hartmann, qui avait conservé le plus grand sang-froid pendant toute cette évolution, fut le premier qui se remit sur ses jambes et qui recouvra la parole.

Der Teufel, Richard ! s’écria-t-il d’un ton moitié sérieux, moitié comique, vous avoir un singulier manière pour décharger votre voiture.

Nous ne pouvons dire si l’attitude dans laquelle M. Grant resta quelques instants était celle dans laquelle sa chute l’avait placé, ou s’il s’était mis volontairement à genoux en se relevant pour rendre grâce au ciel de la protection qu’il lui avait accordée. Richard Jones parut un moment troublé et confondu ; mais quand il eut secoué la neige dont il était couvert, quand il sentit qu’il n’était pas blessé, et qu’il vit que deux de ses compagnons d’infortune étaient déjà sur leurs jambes, il s’écria d’un air satisfait de lui-même :

— Eh bien ! nous l’avons échappé belle. Avec tout autre conducteur que moi, le sleigh, au lieu de verser sur le chemin, aurait été jeté dans la carrière. Avez-vous vu comme j’ai donné le dernier coup de fouet à propos, cousin ’Duke ? Et quelle présence d’esprit j’ai eue de garder les rênes en mains ! Sans cette précaution, ces enragés de chevaux auraient entraîné le sleigh et l’auraient mis en pièces.

— Ton coup de fouet ! ta présence d’esprit ! répondit le juge ; dis plutôt que sans ce brave jeune homme, nos amis, toi, et tes chevaux, ou pour mieux dire les miens, vous n’existeriez plus. Mais où est donc M. Le Quoi[3] ?

— Mon cher juge ! monsieur Grant ! Dick ! Aggy ! s’écria une voix étouffée, venez à mon aide, s’il vous plaît ; je ne puis me dépêtrer de la neige.

Le pauvre Français était malheureusement tombé sur un endroit où le vent avait accumulé six pieds de neige, et chaque fois qu’il faisait un mouvement pour sortir de l’espèce de fosse dans laquelle il se trouvait enseveli, les murs de neige dont il était entouré s’écroulaient sur lui, et l’obligeaient à faire de nouveaux efforts qui causaient d’autres éboulements.

M. Grant et le major allèrent à son secours et le tirèrent d’embarras. Il n’était ni blessé ni même froissé, et sa bonne humeur revint aussitôt. Il leva les yeux pour mesurer la distance qu’il avait parcourue, et rencontra ceux de M. Jones, qui aidait Aggy à dételer les deux chevaux gris, mesure dont il avait enfin, quoique un peu tard, reconnu la nécessité.

— Quoi ! vous voilà, monsieur Le Quoi, s’écria Richard ; je croyais vous avoir vu prendre votre vol vers le haut de la montagne.

— Je remercie le ciel de ce qu’il ne me l’a pas fait prendre vers le fond de la carrière, répondit le Français en prenant son mouchoir pour essuyer quelques gouttes de sang qui provenaient d’une égratignure qu’il s’était faite au front, en tombant la tête la première sur la neige durcie. — Eh bien ! monsieur Dick, qu’allez-vous faire à présent ? Avez-vous encore quelque chose à essayer ?

— La première chose que je lui conseille de faire, c’est d’apprendre à conduire, dit le juge tout en jetant sur la neige le daim et tout le bagage dont son sleigh était rempli. Montez ici, Messieurs, montez, il y a place pour vous. Je me chargerai de vous conduire, et nous laisserons Aggy avec Jones s’occuper à relever le sleigh, après quoi ils y chargeront tout ce que nous laissons ici. Aggy, prends soin de mon daim, dit-il au nègre en appuyant sur le mot mon, et en lui faisant un signe qui lui recommandait la discrétion ; et ce soir tu recevras une visite de Saint-Nicolas[4].

Aggy comprit fort bien que le juge lui promettait une récompense pour qu’il ne dît pas de quelle manière le daim avait été mis à mort, et il fit un sourire ou plutôt une grimace de satisfaction, pendant que Richard faisait le soliloque suivant :

— Apprendre à conduire, cousin ’Duke ! Et qui sait mieux conduire que moi dans ce pays ? Qui est-ce qui a dressé votre jument baie que personne n’osait monter ? Il est vrai que votre cocher a prétendu qu’il l’avait domptée avant que je la prisse sous mes soins, mais tout le monde sait que c’est un mensonge. — Quoi ? un daim ! ajouta-t-il pendant que le sleigh de M. Temple s’éloignait. Et il s’en approcha pour l’examiner. — Oui vraiment, s’écria-t-il, et un daim magnifique ! Il a, ma foi ! reçu deux coups de feu, et tous deux ont porté. Comme Marmaduke va se vanter ! il n’y a plus moyen de vivre avec l’auteur d’un tel exploit ! Au fond, c’est pur hasard, pur hasard. Quant à moi, je n’ai jamais tiré deux fois sur un daim ; ou je l’abats du premier coup, ou il court encore. Quand il s’agit d’un ours ou d’une panthère, on peut avoir besoin de deux balles ; mais un daim… Eh ! Aggy ! À quelle distance était le juge quand il a tué le daim ?

— Moi pas bien savoir, massa Richard, répondit le nègre en se baissant derrière un cheval, comme pour attacher une boucle du harnais, mais réellement pour cacher une envie de rire ; — peut-être à dix verges.

— À dix verges ! Belle merveille ! Je ne voudrais pas tirer de si près sur un daim ; c’est l’assassiner ! J’étais à plus de vingt verges de celui que j’ai tué l’hiver dernier. Oui, j’en étais bien à trente, et je l’ai tué d’un seul coup. Ne vous en souvenez-vous pas, Aggy ?

— Moi bien m’en souvenir, massa Richard. Natty Bumppo avoir tiré en même temps, et bien des gens soutenir que lui avoir tué le daim.

— C’est un mensonge, mauvais mauricaud ! Je crois que, depuis quatre ans, je n’ai pas même tué un écureuil sans qu’on en fît honneur à ce vieux coquin ou à quelque autre. Comme ce monde est plein d’envieux et de jaloux ! On croit relever son mérite en rabaissant celui des autres. Maintenant ils font courir une histoire dans toute la patente[5], et ils disent que c’est Hiram Doolittle qui a fait le plan du clocher de notre église de Saint-Paul, tandis que c’est moi seul qui l’ai fait ? Je conviens que je me suis un peu aidé du plan de celui de la cathédrale de Londres, qui porte le même nom ; mais tout le reste est de moi.

— Moi pas savoir qui l’avoir fait, massa Richard, mais le trouver admirablement superbe !

— Et vous avez bien raison, Aggy ; je puis dire, sans me vanter, que c’est l’église la plus belle et la plus scientifique de toute l’Amérique. Les habitants du Connecticut vantent beaucoup leur chapelle de Weatherfield, mais je ne crois pas la moitié de ce qu’ils en disent, parce que ce sont des glorieux ; et si on leur parle d’un beau monument dans une de nos provinces, comme mon église, ils ont toujours à citer chez eux quelque chose qu’ils prétendent encore plus beau. On ne voit partout que des gens qui veulent vivre aux dépens de la gloire des autres. Vous souvenez-vous que lorsque je peignis l’enseigne du Hardi Dragon, pour le capitaine Hollister, un drôle, qui n’avait d’autre métier que de badigeonner les maisons, vint un jour m’offrir de me broyer du noir pour faire la queue et la crinière du cheval ? Eh bien ! parce qu’il donna quelques coups de pinceau pour essayer la couleur, ne prétend-il pas m’avoir aidé à faire l’enseigne ? Si Marmaduke ne le chasse du village, je ne touche plus une brosse ni un pinceau de ma vie, et l’on verra où l’on trouvera un peintre en décors.

Richard se fut un instant, et toussa d’un air d’importance, tandis que le jeune nègre, gardant un silence respectueux, travaillait à mettre le sleigh en état de partir. Marmaduke, conservant encore quelques restes des principes religieux des quakers, ne voulait point avoir d’esclave à son service, et par conséquent Aggy était pour un temps[6] celui de Richard Jones, qui exigeait de lui respect et obéissance sans bornes. Cependant, quand il y avait quelque différence d’opinion entre son maître nominal et celui qui l’était en réalité, le nègre était assez bon politique pour éviter de donner la sienne. Richard reprit la parole :

— Je ne serais pas surpris que ce jeune homme qui était avec le juge, et qui est venu se jeter comme un fou à la tête de mes chevaux, prétendît nous avoir sauvé la vie à tous, tandis que, s’il était resté bien tranquille, en une demi-minute je faisais tourner la voiture sans verser. Rien ne gâte la bouche d’un cheval comme de le tirer en avant par la bride.

Il fit encore une pause à ces mots, car sa conscience lui reprochait tout bas de parler ainsi d’un homme à qui il sentait qu’il devait la vie. — Qui est ce jeune homme, Aggy ? je ne me souviens pas de l’avoir jamais vu.

Le nègre, ne voulant pas perdre la récompense que le juge lui avait fait espérer, ne voulut entrer dans aucun détail, et se borna à dire qu’il le croyait étranger, et qu’il était monté dans le sleigh au haut de la montagne. Comme c’était un usage assez général dans le comté que ceux qui voyageaient en voiture offrissent une place aux piétons qu’ils rencontraient par un mauvais temps, cette explication lui parut suffisante.

— Au surplus, ajouta-t-il, il a l’air d’un honnête garçon, et si on ne l’a pas déjà gâté par de sots éloges, comme il n’a eu que de bonnes intentions, je ferai attention à lui. Mais que faisait-il sur la route ? Est-ce un colporteur ? se promenait-il ? chassait-il ?

Le pauvre nègre, fort embarrassé, levait et baissait les yeux alternativement et gardait le silence.

— Eh bien ! parleras-tu, moricaud ? Avait-il une balle sur le dos, un bâton à la main ?

— Non, massa Richard, répondit Aggy en hésitant ; lui avoir seulement un fusil.

— Un fusil ! s’écria Richard en remarquant la confusion du nègre ; de par le ciel, c’est donc lui qui a tué le daim ! J’aurais parié que ce n’était pas Marmaduke. Comment cela est-il arrivé, Aggy ? Ah ! cousin ’Duke, nous allons rire à vos dépens ! Eh bien, le jeune homme a tué le daim, et le juge le lui a acheté : n’est-ce pas cela ?

Le plaisir de cette découverte avait mis Richard de si bonne humeur que les craintes du nègre s’évanouirent en partie, et, voulant conserver à Marmaduke une partie de la gloire à laquelle il prétendait, il répondit : — Vous pas faire attention, massa Richard, que le daim avoir été tué de deux coups de feu.

— Point de mensonge, moricaud, s’écria Richard ; mais voici qui te fera dire la vérité ; et prenant son fouet, il le fit claquer vigoureusement, en s’approchant d’Aggy, comme pour lui en caresser les épaules. Le nègre tremblant de peur se jeta à genoux, et lui conta en peu de mots toute l’histoire, en le suppliant de le protéger contre le courroux du juge.

— Ne crains rien, Aggy, ne crains rien, répondit Richard en se frottant les mains ; mais ne dis rien, et laisse-moi le plaisir de bien railler le cousin ’Duke. Comme je vais m’amuser ! Mais partons, et allons grand train ; il faut que j’arrive à temps pour aider le docteur à extraire la balle, car ce Yankie[7] n’entend pas grand-chose en chirurgie. C’est moi qui ai tenu la jambe du vieux Milligan pendant qu’il la coupait.

Tout en parlant ainsi, il montait dans le sleigh ; Aggy prit les rênes, et ils partirent au grand trot. Chemin faisant, Richard continua à parler à Aggy ; mais il avait repris le ton de la cordialité.

— Ceci est une nouvelle preuve, dit-il, que c’est moi qui, par un coup de fouet judicieusement appliqué, ai forcé les chevaux à avancer. Car comment supposer qu’un jeune homme qui avait une balle dans l’épaule ait eu assez de force pour se rendre maître de ces démons incarnés ? Plus vite, Aggy ; un bon coup de fouet. Ainsi donc c’est lui et le vieux Bas-de-Cuir qui ont abattu le daim, et le cousin Duke n’a fait autre chose que de loger maladroitement une halle dans l’épaule d’un homme caché derrière un pin ! L’excellente histoire ! Oui, certainement, j’aiderai le docteur à l’extraire.

Comme ils allaient entrer dans le village, il vit que les hommes, les femmes et les enfants, se mettaient à leurs portes et à leurs fenêtres pour voir passer le juge. Arrachant aussitôt les guides des mains du nègre, il se chargea lui-même de la conduite du sleigh, et, faisant claquer son fouet, il entra en triomphateur dans Templeton.



  1. Aggy. Agamemnon.
  2. Avréviation de Marmaduke.
  3. Les spectateurs depuis un temps immémorial ont le droit de rire d’une chute en traîneau, et le juge ne fut pas plus tôt certain qu’aucun malheur n’était arrivé, qu’il fit pleinement usage de ce privilège.
  4. Les visites périodiques de Saint-Nicolas, ou Santaclaus comme on l’appelle ici, ne furent oubliées parmi les habitants de New-York que lorsque les puritains émigrés de la Nouvelle-Angleterre y apportèrent leurs opinions et leurs usages. Comme le bonhomme de Noël, il arrive chaque veille de cette fête.
  5. Les concessions de terres, soit par l’État, soit par la couronne, étaient faites par lettres patentes cachetées du grand sceau. Et le terme « patent » est ordinairement employé pour désigner un district ainsi concédé. Quoique la Couronne accorde souvent des droits de manoirs avec le sol, dans les plus anciens comtés, le mot « manoir » est fréquemment employé. Il y a beaucoup de manoirs dans l’État de New-York, quoique tous les droits politiques et judiciaires aient cessé.
  6. L’affranchissement des esclaves à New-York a été graduel. Lorsque l’opinion publique tourna en leur faveur, il s’établit une coutume d’acheter les services d’un esclave pendant six ou huit ans, à la condition de lui donner la liberté à cette époque. Alors la loi déclara que tous les esclaves nés après un certain jour seraient libres, les hommes à vingt-huit ans, les femmes à vingt-cinq. Le propriétaire fut aussi obligé de faire apprendre à lire et à écrire à ses serviteurs, avant qu’ils eussent atteint l’âge de dix-huit ans. Enfin, le peu qui restait fut entièrement libéré sans condition en 1826, après la publication de cet ouvrage. Il était en usage parmi les personnes plus ou moins liées avec les quakers, qui n’eurent jamais d’esclaves, d’adopter le premier expédient.
  7. En Amérique, le terme Yankee est d’une signification locale. On croit qu’il dérive de la manière dont les Indiens de la Nouvelle-Angleterre prononçaient le mot English ou Yengeese. La province de New-York étant d’origine hollandaise, ce terme n’y était pas connu, et plus au nord, différents dialectes parmi les naturels produisirent une prononciation différente. Marmaduke et ses cousins étant Pensylvaniens de naissance, ne sont pas Yankees dans le sens américain de ce mot.