Les Pionniers/Chapitre 8

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 6p. 83-91).
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CHAPITRE VIII.


Les exilés de divers climats se rencontraient ici, et s’adressaient des paroles d’amitié, chacun dans leur langue.
Campbell. Gertrude de Wyomings.



Nous avons présenté à nos lecteurs les principaux personnages de notre histoire ; mais comme leur caractère et leurs habitudes établissent entre eux autant de différence qu’il se trouve de distance entre les pays qui les ont vus naître, il nous paraît à propos, pour mettre hors de doute notre véracité, d’exposer brièvement par quel hasard ils se trouvaient rassemblés.

L’Europe était alors au commencement de cette terrible commotion qui ébranla depuis toutes ses institutions politiques. Louis XVI avait perdu la vie, et une nation, jadis renommée comme la plus civilisée du monde, changeait tout à coup de caractère, et substituait la cruauté à la douceur, l’irréligion à la piété, la férocité au courage. Des milliers de Français avaient été forcés de chercher un refuge dans des contrées étrangères, et M. Le Quoi était du nombre de ceux qui avaient émigré dans les États-Unis. Il avait été recommandé à M. Temple par le chef d’une maison de commerce de New-York avec laquelle le juge avait des relations fréquentes et intimes, et, dès sa première entrevue avec le Français, Marmaduke avait reconnu en lui un homme bien élevé qui avait vu des jours plus prospères dans son pays natal. Il le soupçonna d’abord d’être un des colons de Saint-Domingue, ou des autres îles françaises, dont un grand nombre, réfugiés en Amérique, y vivaient dans le besoin, et quelques-uns même dans un dénuement absolu. M. Le Quoi n’était pas tout à fait dans cette fâcheuse position. — Il n’avait, disait-il, sauvé que peu de chose des débris de sa fortune ; mais ce qu’il désirait c’était de savoir quel était l’emploi le plus avantageux qu’il pourrait en faire.

Les connaissances de Marmaduke étaient éminemment pratiques ; personne ne pouvait mieux que lui indiquer à un nouvel arrivé les moyens de tirer le meilleur parti possible des ressources faibles ou considérables qu’il avait à sa disposition. D’après son avis, M. Le Quoi acheta un assortiment d’étoffes de diverses espèces, de merceries, de thé, de tabac, de quincaillerie, de poteries, en un mot, tout ce qui est indispensable aux besoins de l’homme, et qu’il peut se procurer à peu de frais. Il y ajouta même quelques objets de luxe, comme de petits miroirs, des rubans, et quelques schalls de soie. De toutes ces marchandises, il ouvrit une boutique à Templeton, où il n’en existait pas encore, et figura derrière un comptoir avec les mêmes grâces qu’il aurait déployées dans toute autre situation. Ses manières douces et polies contribuèrent à lui donner de la vogue ; et les dames découvrirent bientôt qu’il avait du goût, que ses étoffes étaient les meilleures, ou du moins les plus jolies qu’on eût jamais vues dans le pays, et qu’il était impossible de marchander avec un homme dont la bouche était toujours pleine de si aimables paroles. Grâce à tous ces moyens réunis, les affaires de M. Le Quoi prospérèrent, et il était généralement regardé comme le personnage le plus important, après M. Temple, qui se trouvât sur toute la patente.

Ce terme patente, dont nous nous sommes déjà servi, et dont nous aurons peut-être encore occasion de nous servir, signifie ici l’étendue de terrain qui avait été autrefois accordée au major Effingham par des lettres patentes du roi, et qui appartenait alors à M. Temple en vertu de l’acquisition qu’il en avait faite lors de la confiscation de tous les biens du major. On donnait généralement ce nom aux concessions de terre faites par le gouvernement à des particuliers dans les nouveaux établissements, et l’on y ajoutait ordinairement le nom du propriétaire, comme la patente de Temple ou d’Effingham.

Le major Hartmann descendait d’un homme qui, de même qu’un grand nombre de ses concitoyens, avaient quitté les bords du Rhin pour venir s’établir sur ceux de la Mohawk. Cette émigration avait eu lieu dès le temps de la reine Anne, et leurs descendants vivaient dans la paix et l’abondance sur les rives fertiles de ce beau fleuve.

Fritz ou Frédéric Hartmann avait tous les vices et toutes les vertus, tous les défauts et toutes les qualités, qu’on attribue aux hommes qui ont la même origine. Il était colère, silencieux, opiniâtre, et avait une grande méfiance des étrangers. Son courage était inébranlable, son honneur inflexible, son amitié persévérante. Le seul changement qu’on aperçut en lui était la mobilité de son humeur triste ou joyeuse. Il avait des mois de gravité et des semaines de gaieté. Il y avait déjà très-longtemps qu’il était intimement lié avec M. Temple, le seul homme ne parlant pas allemand qui eût jamais gagné sa confiance. Quatre fois l’an, et à quatre époques à égale distance l’une de l’autre, il quittait sa maison construite en pierres sur les bords de la Mohawk, et faisait trente milles à travers les montagnes pour venir faire une visite au juge. Il restait ordinairement une semaine à Templeton, et avait l’habitude d’employer une bonne partie de ce temps à faire ripaille avec Richard Jones. Cependant chacun l’aimait, même Remarquable Pettibone, tant il avait de franchise, de cordialité, et quelquefois même d’enjouement, quoiqu’il lui occasionnât quelque embarras. Il faisait en ce moment sa visite régulière de Noël, et il n’y avait pas une heure qu’il était arrivé à Templeton quand Richard l’invita à monter dans son sleigh pour aller à la rencontre de M. Temple et de sa fille.

Avant de parler du caractère de M. Grant et de la situation dans laquelle il se trouvait, il est nécessaire de remonter à l’origine des établissements formés dans le district où se trouvait la patente de M. Temple.

Il semble que la nature humaine ait une tendance à s’occuper des besoins de la vie présente, avant de songer à ce qu’exige de nous celle qui doit lui succéder. La religion était une chose à laquelle on ne pensait guère au milieu des premiers défrichements. Mais, comme la plupart de ceux qui vinrent s’établir dans ce canton sortaient des États de Connecticut et de Massachusetts, où les principes religieux et moraux étaient en vigueur, dès qu’ils eurent pourvu à leurs premiers besoins physiques, ils donnèrent une attention sérieuse aux devoirs de religion qu’avaient pratiqués leurs ancêtres. Il existait certainement parmi eux une grande variété d’opinions relativement à la grâce et au libre arbitre ; mais si l’on prend en considération la diversité des instructions religieuses qu’ils avaient reçues, on n’aura pas lieu d’en être surpris.

Dès que les rues du village de Templeton eurent été tracées de manière à lui donner l’air d’une petite ville, et qu’un certain nombre de maisons s’y furent élevées, une assemblée des habitants fut convoquée pour prendre en considération le projet d’y établir une académie[1] ; projet qui avait pris naissance dans le cerveau de Richard Jones, qui pourtant aurait préféré donner à cet établissement le nom d’université, ou tout au moins de collège. Rien ne fut déterminé dans cette assemblée, quoique Marmaduke Temple en fût le président et Richard Jones le secrétaire ; et plusieurs autres qui eurent lieu les années suivantes n’amenèrent pas un plus heureux résultat. Enfin M. Temple vit que, pour réaliser ce plan, il fallait qu’il donnât le terrain, et qu’il fît construire l’édifice à ses frais ; il en prit donc la résolution. Les talents d’Hiram Doolittle, à qui on donnait le titre de squire depuis qu’il avait été nommé juge de paix, furent mis de nouveau en réquisition, et Richard se chargea de l’aider de tout le secours de sa science.

Nous ne parlons pas des plans que firent les deux architectes en cette occasion ; cela serait d’autant moins nécessaire qu’ils furent soumis à une assemblée de francs-maçons, extraordinairement convoquée, ancienne et honorable compagnie, dont Richard Jones était le grand-maître, et où ils furent examinés, discutés, et unanimement approuvés. Quelques jours après, ce corps respectable descendit d’un grenier de l’auberge du Hardi-Dragon, qui lui servait de loge, et se mit en marche, avec le plus grand appareil, précédé de bannières chargées de symboles mystérieux, chaque frère affublé d’un petit tablier de peau, pour se rendre sur le lieu destiné à l’érection de l’académie future, dont Richard posa la première pierre, en présence de presque tous les colons, hommes et femmes, qui demeuraient à dix milles de distance de Templeton.

Le salaire des ouvriers étant bien assuré, les travaux n’éprouvèrent aucune interruption, et se firent avec beaucoup d’activité : un seul été vit commencer et achever un édifice qui devint l’honneur du village, un modèle à étudier pour ceux qui aspiraient à quelque gloire en architecture, et un objet d’admiration pour tous les habitants qui se trouvaient dans l’étendue de la patente.

C’était une maison construite en bois, peinte en blanc, aussi exagérée en longueur qu’étroite, et percée de tant de croisées que, lorsqu’on s’en trouvait à l’ouest de grand matin, le corps de l’édifice n’offrait guère d’obstacles à ce qu’on pût jouir du spectacle du soleil levant dans toute sa splendeur. Aussi le plus grand mérite du bâtiment était-il d’admettre la lumière avec une grande facilité ; La façade en était décorée de plusieurs ornements en bois, sculptés par Hiram d’après les dessins de Richard ; mais ce qui faisait surtout la gloire de cet édifice était une grande croisée ouverte au centre du second étage, immédiatement au-dessus de la porte on grande entrée, et puis le clocher. La fenêtre était certainement d’ordre composite, vu le grand nombre d’ornements variés qui entraient dans son architecture. Elle se divisait en trois compartiments ; celui du milieu, plus élevé, se terminait par une arcade, et les deux autres par une ligne droite : toutes les trois étaient enchâssées dans de lourdes bordures en bois de pin, dont la moulure avait coûté un long travail, et elles étaient éclairées par un nombre infini de vitraux verdâtres et à bouillons de cette dimension qu’on nomme communément huit sur dix. Des volets mettaient cette croisée à l’abri de tout accident ; on avait eu l’intention de les peindre en vert, mais des vues économiques avaient fait préférer une couleur cendrée ou de plomb. Le clocher était une petite coupole élevée au centre du bâtiment sur quatre grands piliers de bois de pin, arrondis à la gouge et décorés de moulures. Sur le haut de ces colonnes s’appuyait un dôme dont la forme était exactement celle d’une tasse renversée. Du milieu s’élevait un autre pilier, terminé par une verge de fer que surmontait un poisson sculpté en bois par Richard, peint en ce qu’il appelait une couleur d’écaille, et ressemblant parfaitement, à ce qu’il prétendait, au poisson favori des épicuriens du pays, qu’on nommait par excellence le poisson du lac ; sans doute cette ressemblance devait exister, car, quoique destiné à servir de girouette, ce poisson avait invariablement la tête tournée du côté de la belle nappe d’eau située au milieu des montagnes qui entouraient la vallée de Templeton.

Peu de temps après que cet édifice fut achevé, on choisit un gradué dans un des meilleurs collèges des États-Unis, et on le chargea de donner des leçons aux jeunes gens des environs qui aspiraient à acquérir des connaissances en littérature. Le premier étage ne contenait qu’un seul appartement qui devait servir pour les jours de gala et de représentation ; mais le rez-de-chaussée était divisé en deux pièces destinées à l’étude, l’une du latin, l’autre de l’anglais. La première n’eut jamais un grand nombre d’habitants, quoiqu’on entendît de temps à autre sortir des fenêtres les sons de : — Nominatif, pennaa (penna), génitif, penny, (pennœ), — au grand contentement et à l’édification manifeste des passants.

Un seul des disciples de ce temple de Minerve peut être cité comme en état de traduire Virgile. Il parut en effet le jour de l’examen annuel, à la grande joie de sa famille, qui était celle d’un fermier voisin, et il récita toute la première églogue par cœur, en observant les intonations du dialogue avec beaucoup de jugement ; mais ce fut la première et la dernière fois que cet édifice entendit répéter les paroles de cette langue, qui peut-être aussi ne fut jamais plus connue ailleurs[2].


Titty-ree too patty-lee rec-coo-bans sub teg-mi-nee faa-gy
Syl-ves-trem ten-oo-i moo-sam med-i-taa-ris aa-ve-ny.


On ne tarda pas à reconnaître que le siècle de l’instruction classique n’était pas encore arrivé pour Templeton, et le savant gradué fit place à un humble maître d’école qui se borna à enseigner la lecture, l’écriture et l’orthographe en simple anglais.

Depuis cette époque, la grande salle de l’édifice fut employée à divers usages. Elle devint cour de justice toutes les fois qu’une cause un peu importante devait attirer la foule ; de temps en temps elle se changeait en salle de bal pour une soirée, sous les auspices de M. Richard Jones ; tous les dimanches elle avait le titre d’église, et servait invariablement de lieu de réunion pour l’exercice du culte religieux.

Lorsque quelque missionnaire ambulant, méthodiste, anabaptiste, universaliste ou presbytérien se trouvait dans les environs, on l’invitait ordinairement à y célébrer le service divin, et on le récompensait de ses travaux apostoliques par une collecte qu’on faisait dans un chapeau avant que la congrégation se séparât. À défaut de ministre régulier, quelque membre de l’assemblée prononçait une prière en impromptu, et M. Jones lisait ensuite un sermon de Sterne.

Le résultat d’un culte religieux si précaire, et dirigé par des ministres dont les principes, loin de s’accorder entre eux, étaient quelquefois diamétralement opposés, fut une grande diversité d’opinions sur les points les plus abstraits de notre foi. Chaque secte avait ses adhérents, quoique aucune ne fût régulièrement organisée. Nous avons déjà parlé des sentiments religieux de Marmaduke ; il était né quaker, mais il avait été élevé dans une ville où l’on professait la foi de l’église épiscopale ; sa mère et son épouse avaient suivi la même religion, et s’il n’en adoptait pas lui-même tous les dogmes, du moins il en prenait les formes sans répugnance. Quant à Richard, il en était un zélé sectateur. Inflexible dans ses opinions, il avait même, à plusieurs reprises, essayé d’introduire les formes de l’église épiscopale, les jours où la chaire n’était pas occupée par un ministre régulier ; mais, comme il était habitué à porter les choses à l’excès, il se fit soupçonner de donner dans le papisme. Dès la seconde fois, la plupart de ses auditeurs l’abandonnèrent, et, le troisième dimanche, il ne lui resta que le fidèle Ben-la-Pompe.

Avant la guerre de la révolution, la mère patrie soutenait l’église anglicane dans les colonies ; mais pendant cette guerre, et après que l’indépendance des États-Unis eut été reconnue, cette secte chrétienne tomba dans un état de langueur, faute d’évêques. Enfin, des ministres aussi pieux qu’instruit se rendirent en Angleterre pour y obtenir cette qualité, qui, d’après les principes de cette religion, ne peut se transmettre que de l’un à l’autre. Mais des difficultés inattendues se présentèrent dans les serments que la politique anglaise avait exigés de ses prélats, et il se passa quelque temps avant que la conscience de ceux-ci leur permît de déléguer à d’autres l’autorité dont ils étaient eux-mêmes revêtus. Le temps, la patience et le zèle triomphèrent pourtant de tous les obstacles, et les hommes respectables envoyés en Angleterre par l’église d’Amérique y retournèrent revêtus des grades les plus élevés de leur communion. Ils eurent alors le droit d’ordonner de nouveaux ministres, et des missionnaires furent chargés de parcourir les établissements nouvellement formés, pour y répandre les germes de la parole divine, et les faire fructifier.

M. Grant était de ce nombre. Il avait été envoyé dans le district dont Templeton était en quelque sorte la capitale. Marmaduke l’avait invité à fixer sa demeure dans ce village, où il lui avait fait préparer une habitation pour lui et sa famille. M. Grant s’y était installé quelques jours avant le départ du juge pour aller chercher sa fille ; mais il n’avait pas encore commencé l’exercice de ses fonctions, la chaire ayant été accordée pour le dimanche suivant à un ministre presbytérien. Ce rival ayant passé comme un météore qui brille un instant et ne laisse après lui aucune trace, Richard Jones, à sa grande satisfaction, fit annoncer dans les rues de Templeton et dans tous les environs, « que dans la soirée de la veille de Noël, le révérend M. Grant célébrerait l’office divin dans la grande salle de l’académie de Templeton, suivant les formes de l’église épiscopale protestante. »

Cette annonce fit beaucoup de bruit parmi les sectaires, qui, quoique divisés d’opinion entre eux, se réunissaient pour réprouver les dogmes de l’église épiscopale. Quelques-uns murmurèrent ; d’autres se permirent des sarcasmes ; mais la très-grande majorité, se rappelant les essais qu’avait déjà faits Richard Jones, et la libéralité des idées, ou plutôt le relâchement des principes de Marmaduke à ce sujet, jugea que le plus prudent était de garder le silence.

Ou n’en attendait pas moins avec grande impatience le soir où un nouveau ministre devait porter la parole pour la première fois, et employer dans le culte public des formes toutes nouvelles pour un grand nombre des habitants. La curiosité ne diminua nullement lorsque, dans la matinée de ce jour mémorable, on vit Richard et Benjamin sortir du bois voisin, portant chacun sur ses épaules un gros fagot de branches d’arbres verts. Ce digne couple entra dans l’académie et en ferma ensuite soigneusement la porte mais ce qu’ils y firent resta un secret pour tout le village, car M. Jones avait prévenu le maître d’école, à la grande satisfaction des enfants que gouvernait sa férule, qu’il y aurait congé toute la journée. Il fallut donc attendre la soirée pour voir à quoi aboutiraient tous ces préparatifs.

Après cette digression, nous allons reprendre le fil de notre histoire.



  1. Nous avons déjà commenté ce mot qui, en anglais, signifie simplement pension élémentaire, et non assemblée de littérateurs occupés à faire et à refaire le dictionnaire de leur langue.
  2. L’auteur, en citant ici les vers de Virgile avec la prononciation américaine, explique lui-même son idée.