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Les Pittoresques (Eekhoud)/La Chanson de l’Homme fort

La bibliothèque libre.
Librairie des Bibliophiles ; Librairie Muquardt (p. 26-31).


LA CHANSON DE L’HOMME FORT

I


On saitMon homme est fort.
On saitDans tout le port
On sait les fardeaux qu’il soulève ;
Il a le cœur au bon endroit,
Il marche vite et marche droit…
Son sang monte comme la sève…
SoJe suis heureuse de mon sort,
On saitMon homme est fort.

On saitMon homme est fort.
On saitLe froid du Nord,
Le soleil pas plus que la grêle
N’usera son cuir de Flamand ;
C’est en vain qu’en leur tournoiement

La neige et le vent pêle-mêle
Le cernent. Intact il en sort,
On saitMon homme est fort.

On saitMon homme est fort.
On saitIl n’est, à bord
Des navires transatlantiques,
De poids qu’il ne puisse porter.
Il a trente ans. Sans le flatter,
Ses yeux bruns sont plus sympathiques
Que ceux d’un signor ou d’un lord.
On saitMon homme est fort.

On saitMon homme est fort.
On saitUn doux transport
M’agite dès que dans la rue
J’entends son pas, et qu’il revient ;
À peine si mon cœur contient
æ L’ivresse qu’y produit sa vue…
De m’embrasser il ne démord,
On saitMon homme fort.

On saitMon homme est fort.
On saitLorsqu’il s’endort

OUne heure dans l’après-dînée,
OJe le contemple avec amour :
Ses traits ont le noble contour
ODu temple d’une âme bien née…
OIl peut dormir sans un remord,
On saitMon homme fort !

On saitMon homme est fort.
On saitSon bras se tord,
Musculeux, sous la grosse charge.
Son front resplendit glorieux.
Comme un souffle puissant des cieux
Soulève sa poitrine large.
Des jarrets cambrés, quel support
On saitPour l’homme fort !

On saitMon homme est fort.
On saitJe n’ai pas tort
De l’aimer dans sa blouse sale :
La poussière de son travail
Vaut mieux que satin et qu’émail.
J’aime le parfum qu’elle exhale.
Cette sueur est de bon port
On saitChez l’homme fort.


On saitMon homme est fort.
On saitPourtant il sort
Avec sa femme le dimanche.
Il a dépouillé son sarrau ;
Sur son puissant cou de taureau
S’échancre la chemise blanche.
Il est fringant comme un ressort,
On saitMon homme fort.

On saitMon homme est fort !
On saitToujours d’accord
Nous demeurons. Bientôt j’espère
Que nous aurons un gros garçon.
L’enfant n’apprendra de leçon
Que dans les actes de son père.
OnPlus tard il sera le renfort
On saitDe l’homme fort.

II


On saitIl était fort…
On saitPourquoi le port
Est-il si morne aujourd’hui, femme ?

Les calfats et les portefaix
Ont des airs tristes et défaits ;
L’Escaut, en agitant sa lame,
Rend sur la plage un vague accord :
On sait— Mon homme est mort.

On saitIl était fort.
On saitLe vent du Nord
Ne traversait pas sa cuirasse.
Il avait à peine trente ans,
Nous nous aimions comme au printemps…
Laissez encor que je l’embrasse,
Car c’est pour longtemps qu’il s’endort,
On saitMon homme fort.

On saitIl était fort ;
On saitMais hier, à bord
D’un bateau venu d’Amérique,
Il déchargeait alerte et franc…
« Chaque ballot me vaut un franc,
Disait-il, pour ma douce Ulrique.
Autant de plus au coffre-fort
On saitDe l’homme fort. »


On saitIl était fort.
On saitUn bruit discord,
Le bruit d’un monceau qui s’écroule,
Long, sourd, étouffé… puis un cri…
On accourt, tremblant, ahuri ;
On porte quelqu’un dans la foule,
Lâchement écrasé : la mort
A pris en traître l’homme fort.

Novembre 1878.