Les Pittoresques (Eekhoud)/La Guigne/2

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Librairie des Bibliophiles ; Librairie Muquardt (p. 114-118).


II

LAVIS

 
Il est des coins de ville au rêveur familiers,
Où les pignons aigus montent en escaliers,
Découpant dans l’azur une noire dentelle,
Où s’étalent souvent cinq ordres de piliers,
Œuvres d’un art défunt, caprices singuliers,
Que le temps respectait, que l’homme démantelle.

Là, point de ligne droite et de raides carrés,
Mais un style inspiré, tout plein de hardiesse,
Où la vigueur se joint à la délicatesse ;
Des courbes, des zigzags fuyant comme effarés,
Un porche qui s’enfonce, une tour qui se dresse
Et des toits en saillie et des balcons ouvrés.


Les murs sont élevés. La ruelle est étroite.
Les plâtres lézardés, où des châssis boiteux
Enferment des carreaux d’un vert glauque et laiteux,
Ont ces tons effacés que la palette exploite,
Ces bitumes sanglants et ces bistres douteux
Fondus en rechampis dans l’atmosphère moite.

Les bourgeois opulents vivent ailleurs. Ces lieux
Aux petits ouvriers sont échus en partage ;
Et cet essaim de gueux, étouffant à l’étage,
Porte sur le trottoir, modèles précieux,
Des corps dégingandés, des rixes, du tapage,
Des nippes, un parler morne ou facétieux.

Les soirs d’été surtout la scène est pittoresque.
Le linge sèche au vent sur le balcon mauresque.
Les vieilles sur le seuil tricotent en jasant,
Le chef ridé branlant dans le bonnet grotesque,
Le corps pelotonné, ramassé, l’œil luisant ;
Avides au détail d’un récit médisant.

D’autres d’un café noir se versent une tasse,
La prennent à deux mains de peur qu’elle ne casse,
Hument à petits coups le breuvage odorant,

Et font claquer la langue avec béatitude,
Puis courent prendre part au potin d’habitude. —
Peintre du clair-obscur, que n’es-tu là, Rembrandt !

Entre les deux trottoirs, entassés pêle-mêle,
Les enfants de tout âge et de sexes divers,
Poussahs qui pendaient hier encore à la mamelle,
Bonshommes de dix ans pullulent comme vers,
Accroupis à plat ventre et montrant à travers
Les haillons des blancheurs que la crasse pommelle.

Les uns minois rosés aux blonds cheveux soyeux,
Les autres bruns et noirs, à tignasses crépues,
Des prunelles d’onyx ou d’azur dans les yeux,
Ils jettent dans le flux d’haleines corrompues
Que suintent par les murs les taudis dans les rues
Quelque chose du souffle angélique des cieux.

C’est l’heure où l’atelier libère ses captives.
Les grisettes s’en vont, bras dessus, bras dessous,
Se déhanchant, les yeux en coulisse, lascives,
Leurs poitrines crevant les minces canezous,
De la voix et du geste attirant les voyous
Et les ensorcelant à grands coups d’invectives.


Un ruban défraîchi ceint leur chignon tordu,
Retombant fauve et roux sur leur col de bacchante.
Au-dessous, des jupons festonnés en acanthe,
Le mollet s’arrondit sous un bas bien tendu.
Il sort de ce remous une senteur piquante,
L’odeur de la chair vive et du fruit défendu.

Des gamins de vingt ans, débraillés dans leur mise,
La casquette en arrière ou pendant de côté,
En pantalon roussâtre, en manches de chemise,
La pipe aux dents, les yeux clignant de convoitise,
Marchaient, se rengorgeant avec fatuité,
Leur sang de plébéien par le désir fouetté.

D’autres, les Adonis, gars à bonnes fortunes,
L’accroche-cœur poisseux rapproché des sourcils,
Sans aller au-devant des blondes et des brunes
Les attendaient, les mains dans les poches, assis
À la porte d’un bouge et buvant le cassis,
Quitte à faire leur cour aux heures opportunes.

Les groupes avançaient. Un moment les gamins
Et les gaupes tournaient dans de folles poussées.
Chacun tenait sa belle, et d’indiscrètes mains

Dessous le corset lâche étaient sitôt glissées.
Elles se débattaient, puis s’arrêtaient lassées,
Comme après avoir fait des efforts surhumains.

Un murmure confus de baisers et de plaintes,
De jurons, de propos orduriers ou piteux,
Des claques, des soufflets et des colères feintes,
Des soupirs tout chargés de ferments capiteux,
Ou parfois le silence, un mutisme honteux,
Reprochant à ces fous leurs brutales étreintes.

Mais cela ne durait pas le temps qu’il me faut
Pour donner l’aperçu de cette étrange scène.
Les belles gagnaient peur ; les serres du gerfaut
S’ouvraient et laissaient fuir les jupes de futaine.
Rouges, le front baigné de sueur, hors d’haleine,
Elles se reformaient pour un nouvel assaut.