Les Pittoresques (Eekhoud)/La Vengeance de Phanor

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Librairie des Bibliophiles ; Librairie Muquardt (p. 43-52).


LA VENGEANCE DE PHANOR

À M. Eugène van Bemmel.

  
Il est vieux, presque aveugle, et chauve et tout obèse ;
Il se traîne en hurlant, se cache sous la chaise ;
Mange et dort, et, le soir, quand son maître revient,
S’il n’est point caressé, timidement se plaint.
De moins en moins pourtant la main chère le flatte,
Car Phanor ne sait plus même donner la patte,
Faire le mort, japper pour un fin rogaton :
Il est paralysé. C’est un chien de carton
Dont il vaudrait bien mieux au plus tôt se défaire.

Chaque jour, gravement, la famille en confère.
La femme fait chorus avec l’homme. Et pourtant
Elle a l’air sympathique, elle aime son enfant,
Elle donne l’aumône au pauvre, et prie et jeûne.
Son regard est limpide. Elle est blonde, encor jeune.

Quand son journal contient quelque banal récit
D’un crime ou d’un malheur complaisamment décrit,
Avec de gros soupirs elle plaint ce bas monde,
Et, sensible, de pleurs sa prunelle s’inonde.

Mais le chien… Ce serait pour tous un débarras,
Pour lui-même d’abord, si quelqu’un dans les bras
Le portait jusqu’à l’eau de la rivière proche…
On aurait une corde, un caillou dans la poche.

Elle s’arrête court. Elle n’ose achever,
Son époux ayant fait mine de se lever.
« Cela ne presse pas… On peut encore attendre, »
Veut-elle insinuer de sa voix calme et tendre.

Mais leur blondin mignon s’en mêle. « Dis, maman,
C’est demain jour de fête, et le premier de l’an.
Je voudrais bien avoir un chien qui saute et joue… »
Puis, d’un air enjôleur, recourant à sa moue :
« Petit papa, Phanor est toujours ennuyeux.
Est-ce longtemps, dis-moi, que les chiens restent vieux ? »
De leur bébé chéri la naïve boutade
Décide les parents, et dans leur embrassade
Le petit sent déjà qu’il aura ce qu’il veut.

« Tiens, tu sors ? dit la femme au mari. Mais il pleut.
— Pour un moment… Phanor, ici… Viens avec maître.
— Tu l’emmènes, vraiment ?… Pour en finir peut-être ? »

L’homme ne répond pas.
L’homme ne répond pas.Or la bête s’étend,
Bâille, fait un effort et s’approche en boitant ;
Montrant son bon vouloir, elle agite la queue.
Elle ferait encore, s’il le faut, une lieue,
Quitte à crever en route.
Quitte à crever en route.Il fut un temps, Phanor,
Où tu n’avais besoin, pour prendre ton essor,
Que de voir détacher du mur la gibecière
Et passer le fusil de chasse en bandouillère.
Le flair subtil, l’œil clair, infatigable, ardent,
À la voix du chasseur, docile cependant,
Étouffant sur un mot ta fanfare fébrile,
Te mettant en arrêt, à coup sûr, immobile,
Dominant ton instinct, muet, la patte en l’air,
Après le coup de feu seulement, bon setter,
Tu partais dans les joncs, à travers les broussailles,
Rapportant les perdreaux, les lapins ou les cailles,
Cela sans hésiter, tête haute, joyeux
D’être pour cet ingrat un aide précieux.


Oh ! tu travaillas ferme. Il n’eut pas à se plaindre.
Si quelqu’un méritait de doucement s’éteindre
Près de lui, sous ses yeux, dans un coin du foyer,
C’était toi, son ami…
C’était toi, son ami…Mais il va te noyer.

Tu ne soupçonnes rien.
Tu ne soupçonnes rien.Il fait froid, morne et sombre ;
La bruine glacée épaissit encor l’ombre ;
Le passant se fait rare au dehors. Où va-t-il,
Ton maître, par ce temps de brume et de grésil ?

Que t’importe, Phanor ? Il a dit : « Viens ». Tu trottes
Cahin-caha, poussif, te collant à ses bottes ;
Et lui, de temps en temps, te talonne en jurant.

Ils longent la rivière au rapide courant.
Le vent creuse dans l’eau des rides convulsives,
Qu’une pâle lueur, tremblotant sur les rives,
Montre comme des plis dans un ruban moiré.
La digue monotone et dominant le pré
Étend des deux côtés ses talus parallèles,
Où des aunes poussahs et des peupliers grêles
Alternent par moments avec de noirs poteaux

Ressemblant au gibet, mais portant des fanaux,
En guise de pendus, au crochet de leur chaîne.

Le jour, cette campagne est peut-être sereine.
Par une nuit d’été, quand les astres épars
Mêlent leur pur argent au blanc des nénuphars,
Quand, charriant de l’azur et non pas un flot d’encre,
La rivière permet parfois de jeter l’ancre
Au batelier rêvant sur le pont goudronné,
Peut-être aussi Phanor s’était-il promené
De ce côté, trouvant divine l’existence.
Mais maintenant bien longue apparaît la distance,
Bien froid le vent d’hiver, bien sinistre la nuit,
Bien renfrogné surtout le promeneur qu’il suit.

Enfin l’homme s’arrête un instant sur la berge.
Est-ce ici ? Non. D’abord, prends du cœur à l’auberge !
On veille encor là-bas ; entre les volets clos
Filtre une lueur rouge, et quelques matelots,
Au dedans attablés, fêtent la Saint-Sylvestre.
Ce soir on ne suit pas les ordres du bourgmestre.
Nargue de la retraite et trêve au couvre-feu !
Minuit n’arrête pas la boisson et le jeu.


L’homme de ce côté se dirige. Une goutte
De liqueur le rendra moins sensible sans doute.
Il frappe ; on ouvre, il entre, et d’un grognon bonsoir
Le tenancier l’accueille. Il s’arrête au comptoir.
Phanor le suit toujours. Quoique aveugle, la bête
D’instinct lève vers lui sa pauvre vieille tête.
Et l’homme, d’un seul trait avalant la liqueur,
A vu ce mouvement et se dit que le cœur
Pour certes trahira sa volonté cruelle
S’il ne prend de genièvre une dose nouvelle.
 
Il fait remplir son verre, et cela quatre fois.
Et si le verre encore vacille entre ses doigts,
Ce n’est plus la pitié qui rend sa main tremblante :
Car, Phanor ayant pris une pose indolente,
C’est d’un ton rauque et dur qu’on l’arrache aux copeaux
Sur lesquels il pensait se livrer au repos.
L’animal obéit.
S’écrie en le voy« Allons, pousse ta quille !
S’écrie en le voyant un mousse joyeux drille.
Hé l’ami ! Ce toutou ne te suivra plus loin !
— Que t’importe, petit ? Ce soir point n’est besoin
Qu’il fasse un long chemin, car le grand port est proche »,
Répond l’homme en tirant la corde de sa poche.

« Un mot. Veux-tu, l’ami ? fait le mousse. On comprend,
Il est entre chrétiens services qu’on se rend.
Tiens… Verse-moi la goutte et je fais ta besogne.
Aux poissons de ton chien j’offrirai la charogne…
— Merci. Je saurai bien la leur donner tout seul.
Bonsoir à tous. »
Bonsoir à tous. Il sort. Et l’humide linceul
Est à ses pieds à peine il a fermé la porte.
Le moment est venu. La corde est assez forte ;
Un nœud pour l’animal… un nœud pour le caillou…
Et maintenant, Phanor, qu’on l’attache à ton cou.
Le chien semble comprendre. Avec crainte il approche,
Mais obéit pourtant. Et l’unique reproche
Qu’il fasse à son bourreau, le pauvre brave chien,
C’est, en hurlant un peu, de lui lécher la main.

Mais l’homme à ce contact vaguement se dégrise.
Il ne faut pas tarder, « Phanor, plus de bêtise !
La corde tient… Un… deux… trois… Adieu, compagnon. »

Et, dans le gouffre noir, le corps fait le plongeon
Avec un sourd fracas.
Avec un sourd fracas.C’est fait.
Avec un sourd fracas C’est fait.Cependant, comme,

Sombre et presque honteux, déjà s’éloignait l’homme,
Une ombre reparut soudain à fleur de l’eau.
C’était Phanor nageant, délivré du fardeau,
Faisant tous ses efforts pour gagner le rivage.

Et la lune un moment, en sortant d’un nuage,
Montra ce pauvre mufle implorant le secours,
Lamentable, étouffé, mais, fidèle toujours,
Nageant vers l’endroit même où l’attendait son maître,
Ne voulant croire encore aux desseins de ce traître.

C’en était trop pour l’homme. Il se voyait berné
Par l’être inoffensif qu’il avait condamné.
Il fut pris tout à coup d’une rage de brute.
« Ah ! tu crois échapper ! Attends une minute !
Dit-il entre ses dents. Il me reste un moyen
De me débarrasser de cet horrible chien ! »

Il saisit une pierre. Au-dessus de sa tête
Il la brandit, guettant le moment où la bête
Toucherait terre… afin de l’assommer du coup.

Et Phanor s’approchait lentement, presque à bout
De forces, battant l’eau de ses pattes raidies,

Mais n’ayant point sondé toutes nos perfidies,
Sans doute il n’aurait pu faire encore une fois
Le trajet jusqu’au bord.
Le trajet jusqu’au bord.Son maître, de la voix
L’appelait ; attendant qu’il fût à sa portée.
Enfin… il arriva… Mais la pierre jetée
Manqua le but, tandis que l’homme, le bourreau,
Entraîné par l’élan, glissait, tombait à l’eau.

Alors il arriva ce qu’on ne pourrait croire,
Si dans le cabaret le mousse en train de boire
En entendant des cris n’avait couru dehors.
C’est lui qui raconta les généreux efforts
Que le malheureux chien, à cette heure suprême,
Plus qu’épuisé déjà par le péril lui-même,
A faits pour retirer l’homme du sein des flots.
(Et ce jeune marin, c’est avec des sanglots
Qu’il nous a relaté cette épique aventure,
Où le chien mieux que nous honore la nature.)
Phanor, l’ayant traîné, froid et sans mouvement,
Mais vivant, jusqu’au bord, se coucha doucement
Près de lui, le flairant, lui léchant le visage.
Et, lorsqu’on emporta l’homme au prochain village,
Afin de le vêtir, de le réconforter,

 
Phanor, agonisant, Phanor put lui jeter
Un cri tendre et plaintif comme un pardon encore.
« Puis, ajoutait le mousse, on vit son œil se clore.
Il était fatigué : son rôle avait fini
Par un dernier bienfait pour qui l’avait honni. »

J’ignore si la mort de cet ami sublime,
Si le fait d’un bourreau sauvé par sa victime
Aura fait réfléchir ces honnêtes ingrats,
Pour qui chiens et chevaux vieux sont un embarras ;
Si le sort de ces bons serviteurs s’améliore :
Quant à moi, l’amitié d’un animal m’honore.
Il fut amer, mais vrai, ce philosophe ancien
Qui disait : « Le meilleur de l’homme, c’est le chien. »

Barbizon (forêt de Fontainebleau), juillet 1879.