Les Pittoresques (Eekhoud)/Le Garde forestier

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Librairie des Bibliophiles ; Librairie Muquardt (p. 39-42).


LE GARDE FORESTIER

Imité du flamand de V. de la Montagne

  
Le matin vient de poindre à l’orient vermeil.
Chaque brin de gazon étincelle au soleil ;
Les arbres étages, épais, jetés sans nombre,
Avec les feux du ciel enchevêtrent leur ombre.
ChaqueSur les talus, dans les fossés,
ChaqueTiges droites, corps élancés,
ChaqueLes fleurs délicates se lèvent,
ChaqueS’étirent, se parfument, rêvent,
ChaqueSe penchent, et, d’un air mutin,
ChaqueDisent bonjour au gai matin.
Et le bouvreuil, dressant au bord du nid la tête,
Bat de l’aile et bredouille un compliment de fête.

 
Et l’homme ?
Et l’homme ?Il dort.
Et l’homme ?Il dort.Pourtant voici quelque rêveur,
Un artiste sans doute, aujourd’hui plein d’ardeur,
Qui veut, au saut du lit, surprendre la nature
Levant d’un pied rosé la sombre couverture.

Non. C’est un paysan, grand et bien découplé,
Les traits rudes, mais beaux, l’œil noir, le teint hâlé,
Faisant paraître brun l’incarnat de sa joue.
Il doit venir de loin, à ne voir que la boue
Que ses guêtres de cuir portent jusqu’aux jarrets
Et prise en traversant les bois et les guérets.
Sa blouse de drap vert en route s’est mouillée
Aux brumes tamisant leurs pleurs sur la feuillée.

Dans les sentiers ombreux il s’enfonce à pas lents.
Son fusil trahirait des instincts violents ;
Mais il a l’air si bon qu’entre ses mains cette arme
À l’écureuil craintif donne à peine l’alarme.
Il revient, ce passant, d’une ronde de nuit,
Des carrefours lointains et des halliers sans bruit
Voués aux braconniers, dont la balle menace
Autant que les chevreuils le cœur du garde-chasse.

 
Il est de ces derniers. Cependant, sans trembler,
Comme la nuit de veille est lente à s’écouler,
De préférence il bat les gorges les moins sûres,
Où pour l’affût nocturne ont poussé les ramures,
Entre dans les fourrés, les buissons mal famés,
Qu’évitent des chasseurs en nombre et bien armés.
Il n’a, lui, qu’un fusil de système incommode ;
Mais son courage aussi vaut une arme à la mode.

Ainsi le surprend l’aube. Ainsi, depuis vingt ans,
Passent les nuits d’automne et les nuits de printemps.
Il songe à peine au ciel quand celui-ci s’azure,
Au nid qui se réveille, au frelon qui susurre,
Au nid qui sAux parfums, aux rayons,
Au nid qui sAux fleurs, aux papillons.
Il retourne, absorbé. C’est qu’au fond de son être
Repose un doux penser, facile à reconnaître
À ce regard humide, ineffable et joyeux,
Effluve de bonheur illuminant les yeux.

Car, là-bas, où l’on voit au-dessus du feuillage
Monter en flocons bleus comme un léger nuage,
Est le toit, le foyer, l’asile qu’il chérit,
Enguirlandé de pampre auquel l’été sourit.

 
Au dedans, c’est l’amour qui règne pour la vie,
Loin des yeux indiscrets, à l’abri de l’envie.

Là travaille, se cache, est vaillante, en chantant,
Une blonde compagne, une ange qui l’attend ;
Là, dans le frais berceau, sommeille un bébé rose,
Et là, dans un fauteuil, vieille, mais non morose,
Est l’aïeule, ta mère, homme trois fois heureux
Même de ces dangers que tu braves pour eux !
Une allouette monte en trillant dans la nue,
Les moineaux sur le toit annoncent sa venue,
Son chien jappe à la porte et gratte afin d’entrer.
Et lui presse le pas.
Son chien jappe à la Il ouvre. Il peut serrer
Sur sa mâle poitrine un enfant, une femme,
Une mère ! — L’Éden est chez lui, dans son âme.

17 décembre 1878.