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Les Pléiades/Livre premier

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Jos. Müller & Cie / E. Plon & Cie (p. 1-112).

LES PLÉIADES

LIVRE PREMIER


CHAPITRE PREMIER

JOURNAL DE VOYAGE DE LOUIS DE LAUDON

Il était six heures du soir à peu près, peut-être six et demie. La malle-poste filait entre la double ligne des chalets avec une verve renouvelée ; nous sautions sur les inégalités du pavé ; les bonnes gens se mettaient aux fenêtres ; ceux de la rue relevaient le nez avec une expression d’intérêt et de curiosité.

Enfin la machine roulante contint sa turbulente gaieté ; les chevaux, couverts de sueur et exhalant de leurs robustes croupes des nuages de vapeur, prirent le trot, puis le pas, et, soudain, s’arrêtèrent en désordre devant le perron de l’hôtel de la Poste. Nous étions à Aïrolo, avec quelque prétention d’y faire un dîner quelconque.

Conrad Lanze sauta à terre, et moi, riant de bon cœur à le voir saupoudré de poussière et blanc comme un pierrot, certain d’être tout semblable, je me battis de mon mouchoir, je frappai des pieds, je soufflai et exprimai avec passion le désir de trouver un bassin d’eau où plonger la tête et les mains. Mon compagnon s’unissait avec plus de modération à mon dithyrambe, ce qui ne l’empêchait pas de questionner les enfants assemblés autour de personnages aussi intéressants que le sont toujours des voyageurs tombant du ciel, et il eût sans doute obtenu sur ces petites créatures, leurs idées, leurs intentions, leurs pères et leurs mères, leurs ascendants, jusqu’à un degré d’une antiquité incroyable, les détails les plus complets, si l’hôtelier, M. Camossi lui-même, n’avait réussi, en joignant ses efforts aux miens, à lui faire entendre que deux aiguières, des serviettes, un repas complet, tout était prêt, que ce bien n’attendait que lui, et, enfin, que la malle-poste restait à Aïrolo une demi-heure, pas davantage.

Frappé de cette vérité et de ce qui en découlait de grave, le sculpteur se décida à interrompre ses communications avec la jeunesse tessinoise, enfonça la main dans sa poche, en tira une poignée de menue monnaie, la lança à toute volée au travers de la rue et, tandis que la bande des jeunes citoyens et des jeunes citoyennes du canton se précipitait en tas sur cette proie, nous faisions notre entrée dans l’auberge.

Conrad m’amusait, ou, plutôt, il me plaisait et m’intriguait ; depuis quinze jours, nous étant rencontrés à Zurich, nous nous étions pris d’un bel amour l’un pour l’autre, et nous avions provisoirement uni nos destinées de voyageurs. Je ne découvrais pas en lui un seul côté qui me fût tant soit peu désagréable.

Il était artiste et ne portait pas de longs cheveux ; il s’habillait comme tout le monde ; il pratiquait les us et coutumes des gens bien élevés, sans aucune des protestations d’un bohême, ni des empressements d’un néophyte. Bien que nous convenant beaucoup l’un à l’autre, nous n’avions pas abordé le terrain des questions gênantes ou trop familières. Sa réserve, à tous égards, était parfaite, sans mystère d’ailleurs, et ne laissait surtout courir l’esprit sur la pente d’aucune expansion ridicule. Il ne m’avait rien dit de sa famille, ni du rang qu’il occupait dans le monde ; cependant, on reconnaissait sans peine, à première vue, que son génie ne s’était pas élancé d’une loge de concierge, et que la distinction de sa personne devait provenir de quelque chose d’héréditaire. Il ne m’avait encore exposé aucune théorie transcendante sur les arts, leurs progrès, leur décadence, non plus que pour ou contre tel maître illustre élevé dans l’Olympe ou plongé vivant sous les ondes du Phlégéton. Si je le savais artiste, c’est qu’une phrase incidente me l’avait appris. Nous avions parlé littérature, et je goûtais ses idées parce que je partageais ses préférences. Il me semblait accompli.

Une fois à table, Lanze me proposa de demander du vin d’Asti, de ce petit vin mousseux, me dit-il, célébré par la Chartreuse de Parme, et qu’il fallait absolument connaître.

Au premier mot, le garçon de l’auberge avait apporté la bouteille souhaitée. Conrad remplit mon verre et le sien, et, appuyant son coude sur la table et sa tête sur la main, il éleva à la hauteur de son œil le précieux breuvage.

— Avouez, me dit-il, que tels que nous voilà tous les deux attablés ici, nous sommes dans un des jours heureux de la vie et au moment le plus heureux, peut-être, d’un pareil jour.

— J’aimerais, lui répondis-je en touchant son verre du mien, vous entendre développer cette thèse.

Et je bus et je remplis mon verre de nouveau, pour avoir le plaisir de voir petiller la mousse.

Il prit l’air d’un homme résolu à faire pénétrer la foi dans l’âme de son interlocuteur, fût-ce avec le concours de quatre hommes et de leur caporal.

— Dites-moi, Laudon, de bonne foi, qu’avons-nous fait depuis ce matin où nos yeux se sont ouverts à la lumière du jour ? Ne sommes-nous pas montés sur le bateau à vapeur à Lucerne par une jolie matinée fraîche, humide, assez frissonnante pour nous donner à souhaiter le soleil et ses rayons ? Je ne vous rappellerai pas les beautés agrestes du lac, de la chapelle de Guillaume Tell, ni de Guillaume Tell lui-même, bien que nous dussions peut-être un tribut d’hommages au pays hospitalier dont les auberges nous ont déjà remis tant de notes. Mais, tout compris, avouez-le, l’ombre d’un souci nous a-t-il approché pendant le temps que nous avons mis à traverser ces ondes pittoresques où les quatre libérateurs de la Suisse se sont donnés tant de mal, et où Schiller, dans son drame, et Rossini, dans sa musique, ont réussi, à trouver de si belles choses ? Non ! Laudon, ne soyez pas ingrat, ne niez pas l’évidence ; votre esprit n’a pas été couvert du moindre nuage, ni noir ni gris, pendant cette heureuse traversée.

Je sursis à plonger un biscuit dans mon vin, pour donner mon plein assentiment à ses paroles. Mais il ne me laissa pas le temps de développer mon approbation et poursuivit avec un surcroît de gravité :

— Depuis Fluelen jusqu’ici, je ne crains pas de le dire, ce fut un crescendo de félicité.

— Oui, sans doute, exécuté dans une atmosphère où la poussière abondait plus que l’air vital, et où des tourbillons de mouches se sont livrés au jeu du djérid sur nos personnes.

— Ingrat ! s’écria Lanze, rentrez dans votre vie de Paris et ne profanez pas de votre présence…

— Voyons, dis-je à mon tour, j’ai eu tort, j’en conviens et je fais le bel esprit mal à propos. Je pense comme vous. Je suis ravi. Faut-il vous parler de ces pentes du Saint-Gothard, toutes couvertes de leurs méandres, sur leurs crêtes, des buissons roses de ces rhododendrons en fleur ?

— Vous rappelez-vous, s’écria-t-il, ce pont du Diable, la Reuss, affolée, dispersant, dissipant son écume à des hauteurs si grandes, tandis que les masses sombres de ses eaux compactes comme des lames d’acier, plongeaient courbes dans les chutes du lit sonore de la rivière, et se relevaient courant au loin, échevelées en longs rubans d’argent ?

— Et ces gorges de rochers immenses, démantelés, noirs, farouches, aboutissant à des vallées d’un vert si gai et si calme ?

— Et ces tours féodales, que la force avait dressées et qu’a renversées à demi la violence ?

— Au fond, conclut Lanze, nous nous trouvons honnêtement excités par ce que nous avons vu et senti ; nous avons été charmés, émus, éblouis, touchés, transportés, heureux, en un mot ; mais, comme nous sommes de notre temps, nous croirions nous manquer à nous-mêmes en n’étant pas les premiers à nous en moquer. Tant de gens ont fait des vers d’almanach sur le Saint-Gothard, que, ma foi, nous sommes secrètement embarrassés pour convenir qu’il y avait de quoi en faire de bons. Voulez-vous que je vous dise mon sentiment, Laudon ?

— Je n’y mets aucun obstacle.

— Les gens de notre génération sont de tristes sots.

— Amen, répondis-je.

Une soumission si nette le désarma, et il paraissait enclin à tomber dans une sorte de rêverie, quand le conducteur reparut et nous pria de rentrer dans notre boîte. Nous allumâmes en hâte nos cigares et reparûmes dans la rue.

Les enfants attendaient le retour de Lanze. Une foule de jolies attitudes, de petillants regards lui paya généreusement sa libéralité. Il alla se mettre au milieu de ce petit monde, donna des tapes d’amitié sur quelques têtes bouclées, offrit encore quelques sous, accompagnés de recommandations sérieuses d’être sages ; puis nous montâmes en voiture.

Il y eut un contraste charmant ; notre postillon, un gros et vigoureux Helvétien, taillé à coup de hache, avec un visage rouge et carré, accommodait lourdement de ses grosses pattes le harnais de ses chevaux avant de monter sur son siége ; un colporteur le regardait faire, et c’était un Lombard, grand, svelte, élancé, à la large poitrine, à la taille serrée, belle figure, dents d’ivoire, cheveux bouclés, ondoyants, magnifiques, un Bacchus, un Apollon, un Mercure. Il était campé fièrement sur une hanche, une jambe en avant, image parfaite de la grâce virile. Lanze le contempla tranquillement ; mais ne dit rien et les chevaux partirent en galopant.

C’est une des heures les plus délicieuses du voyage, que celle qui suit le dîner, et lorsqu’on se laisse aller, tout récomforté et égayé par le repos et le repas, au mouvement d’une bonne voiture. J’ai tort de proclamer une vérité si banale, car chaque voyageur, je crois, en a dû faire la remarque. Nous étions devenus fort silencieux. Lui restait dans son coin, moi dans le mien, l’un et l’autre fumant, regardant par la portière et, probablement, lui comme moi, mêlait à la sensation donnée par le paysage toutes sortes de tableaux venus d’ailleurs et de plus loin. Il est certain que dans la chambre obscure de mon esprit, chaque chose se peignait en couleurs charmantes.

J’avais passé la soirée de la veille près de Lucie, à l’hôtel du Cygne, à Lucerne, et n’avais quitté cette ravissante créature qu’à minuit. Jamais, non, jamais elle ne m’avait montré tant de bienveillance.

Cette personne si accomplie, cette vraie gazelle, si jolie dans sa taille svelte, si fière dans chacun de ses traits, si adorable dans le moindre de ses mouvements, si malicieuse dans son esprit entier, si redoutable dans ses regards chargés tour à tour d’ironie ou de divination, avait été pour moi remplie de la plus sérieuse bonté. Je le lui avais dit et elle avait paru m’en savoir gré. Au moment de la séparation, je lui serrai la main. J’embrassai son mari… Cher garçon ! il s’était montré bien affectueux, lui aussi ! Et nous avions pris rendez-vous à Paris chez elle pour cet hiver.

De bonne foi, je n’ai jamais aimé que Lucie. Je ne dirai pas que ce sentiment apporte dans ma vie de bien grands troubles, ni qu’il m’arrête en beaucoup de choses, ni qu’il influe notablement sur mes résolutions ou ma conduite ; pourtant je le rencontre dans tous les coins de mon âme où il porte une fraîcheur extrême. C’est un aimable compagnon, mais pas un tyran.

Oh ! mon Dieu ! de son côté, madame de Gennevilliers ne se rend pas fort malheureuse à mon endroit. Je le sais et ne lui en veux nullement pour ce que tout autre appellerait, sans doute, du nom d’indifférence ou de froideur ; ce serait injuste. Elle n’est envers moi ni indifférente ni froide ; au contraire, elle me comprend sans que je me sois jamais expliqué, et voit l’intérieur de mon âme qui ne lui a jamais été étalé, Dieu merci ! Nous sommes deux natures sympathiques, parce que, nous ressemblant, nous n’avons rien à craindre de nos exigences mutuelles. Pourvu qu’elle se sente aimée, elle est contente ; moi, pourvu que j’aime avec un certain degré de retour, et surtout rien d’exagéré, rien de faux, rien d’hypocrite dans ce qu’on me rend, dans ce qu’on m’offre, dans ce qu’on me donne, je n’ai nulle disposition à demander des extravagances, n’étant pas moi-même propre à en faire, et je me contente, et suis heureux de ce qui, pour un autre, ne serait assurément pas assez.

Rien n’est rendu estimable que par la durée ; et ces amours tapageuses, qui se jettent au travers de la vie d’une femme et d’un homme, comme la Reuss au travers d’une forêt de sapins, qu’y font-ils ? Ils ravagent tout, ils saccagent, brisent, détruisent, dispersent, et leur cours rapide s’est emporté trop vite pour qu’on puisse, s’éprendre de sa fougue ; on reste seulement courbé sur de froids et malencontreux débris. Je ne dis pas que je raisonne à la façon des grands hommes, ni même de ces illustres passionnés dont on cite les folies en se promettant de n’en pas risquer l’imitation. Je raisonne comme un pauvre diable que je suis, heureux d’être au monde, fort désireux de ne rien gâter de ce que j’ai de bon autour de moi, et, pour cela, assez adroit pour distinguer entre le cœur et les sens, l’inclination et les emportements, l’affection et la rage, le dévouement raisonnable et l’abjection de toute volonté ; enfin, comme l’ont dit les sages, entre la fidélité et la constance. Je serais au désespoir de me créer des torts envers Gennevilliers. Lucie en mourrait, ou, si elle n’en mourait pas, je le payerais un prix tel que je ne veux pas l’y mettre. J’arrange ma vie pour l’aimer toujours, ne lui faire ni chagrin ni honte, et garder intacts la douceur et le charme de ce que je reçois d’elle.

Encore une fois, ce n’est pas de l’héroïsme, je le sais ; mais pourquoi irais-je m’accabler de travaux que ni les besoins de mon cœur, ni les volontés d’aucun Eurysthée ne m’imposent ? Pourquoi jouer avec moi-même une dangereuse comédie, uniquement pour me guinder jusqu’à des couronnes que je pourrais fort bien manquer et dont, en définitive, je me passe ?

Eh ! puisque je suis fait ainsi, pourquoi mentir ? La sincérité personnelle est une vertu plus rare que l’intempérance amoureuse, et plus virile et plus mâle assurément, et celle-là, je me rends cette justice, je la possède ! Hé bien ! donc, c’est vrai ! la nature m’a doué d’une force essentiellement passive. Je suis contemplatif par essence, et c’est à l’examen des choses que se bornent mes capacités. Je suis, en face des vanités de ce monde, une sorte d’inspecteur aux revues. Je ne me mêle pas à l’escadron des passions, ni à l’infanterie des goûts, ni à l’artillerie des fantaisies, pour conduire les charges des unes, les attaques des autres, les évolutions des troisièmes. Non, je me mets là pour regarder tout, voir ce qui existe, ce qui fonctionne, et, bien que portant l’uniforme de l’armée, du moment que le tapage commence, je n’en suis plus, et mon état est de me tenir à l’écart, de distinguer ce qui tombe d’avec ce qui reste debout et d’en tenir registre. Sans vanité, je ne vois guère que les abeilles auxquelles je puisse justement me comparer. Je butine sur les surfaces.

Tandis que je me laissais aller à ces rêveries, j’éprouvais l’impression délicieuse d’une douce confession, où les faits avoués ne vous maltraitent pas, et cela ne doit pas constituer une volupté médiocre pour les saintes filles que la clôture monastique a dégagées des épines du monde. En outre, je voyais les perspectives de la vie s’allonger indéfiniment devant mes prévisions comme un large tapis vert de Versailles, toujours fraîches, toujours unies, toujours calmes, sans rien pour déranger les pieds de mes espérances, ni les forcer à baisser la tête avec chance d’être brusquement décoiffées. Non ! Il faut avouer que je suis né heureux.

Quelle nuit incomparable ! Les chevaux trottaient et secouaient leurs grelots en cadence ; de temps en temps, un mot d’encouragement du postillon les faisait doubler leur allure. Les côtés de la route passaient vite ; une pierre, une touffe d’herbe, un buisson se détachaient rapidement et venaient caresser mes yeux de quelque forme bizarre tout à l’instant empreinte dans ma mémoire ; les vallées profondes nous accompagnaient de leurs tournants, les montagnes nous escortaient en foule, les pics nuageux, ou blancs ou gris, tantôt se confondaient avec le ciel nocturne, tantôt faisaient comme un effort pour s’en détacher. J’étais plongé dans la plus douce extase.

Lanze alluma un nouveau cigare et, aussi silencieux que moi, continua à fumer à demi penché vers sa portière ; les rayons de la lune tombant en plein sur son visage me le montrèrent un instant et je fus frappé de sa physionomie ; ce n’était pas celle que je lui voyais constamment : plus de gaieté, plus d’insouciance, une mélancolie grave et certainement une teinte de douleur remplaçaient son agréable sang-froid.

— Que peut-il avoir ? pensai-je ; il aura perdu son argent à Bade, ou sa dernière statue a été maltraitée par les journalistes de Munich.

Je ne pus m’empêcher de sourire de ma perspicacité.

Dans notre société actuelle il n’est guère de place au fond des âmes que pour des chagrins précis, définis et tenant de près à la question de position.

Je m’amusai à broder sur ce thème, et à force de broder, je m’endormis le nez sur ma toile, ayant encore un brin pensé à Lucie et à mon bon et cher Gennevilliers.

Quand je m’éveillai, il faisait grand jour et Conrad Lanze, fumant son éternel cigare, me dit :

— Je vous félicite de votre adresse !

— Quelle adresse ?

— Vous ouvrez les yeux juste au moment le plus favorable pour vous procurer la sensation d’un changement à vue.

C’était exact, j’avais perdu le sentiment de la réalité au milieu d’une scène nocturne, représentant les pittoresques violences d’une nature tourmentée, et maintenant, montagnes sauvages, pics escarpés et fendus, vallons rechignés et menaçants, ce décor avait disparu. La route passait à travers des pentes qui s’abaissaient sensiblement et avec complaisance vers un but encore caché mais que l’on pressentait charmant ; de toutes parts des mûriers, et parmi les mûriers, des vignes, et parmi les vignes, des plantations de maïs, serrées, drues, vigoureuses, florissantes, agitant leurs panaches sous le doigt d’un petit vent tiède, le vrai Favorius, l’ami de l’Italie antique. On était déjà en Italie, non pas de par la politique et les conventions d’État, mais de par la nature. C’était le petit bout du pied de l’Italie qu’on apercevait sous cette robe de verdure diaprée, pleine de fleurs, pleine de vie, élégante, séduisante… l’Italie, enfin ! Ce petit bout du pied annonçait les autres perfections sans nombre de la grande et sublime madone. Je me prosternai en pensée devant ce que je voyais et devant ce qui m’était ainsi promis.

— Au diable les louables cantons ! m’écriai-je.

— Pas d’exclusion ! murmura Lanze d’un ton dogmatique, et là-dessus, nous commençâmes une dissertation assez subtile sur les formes du pittoresque, ce qui nous conduisit jusqu’à Magadino.

Ici, nous revînmes beaucoup de notre premier enchantement, les mérites du lac Majeur, dont nous venions de parler, avant de l’avoir vu, nous parurent médiocres. Une fois embarqués sur le bateau d’Arona, nous fûmes plus étonnés que charmés devant ces eaux noircies et comme épaissies par les ombres énormes de deux rives montagneuses dont les flancs attristés par les sapins n’ont rien que de monotone et même de maussade.

Tandis que nous pleurions notre déconvenue, un grand jeune homme blond et mince, à tournure distinguée, se trouvait à côté de nous ; il se mêla à la conversation d’une manière discrète, mais qui indiquait en même temps le désir de nouer relation.

Il n’était pas difficile de s’apercevoir que nous étions tous trois des poissons de la même espèce ou à peu près. La tentation de s’acquérir des compagnons de route, désir qui poignait évidemment l’inconnu, me prit aussi, et je vis que Lanze n’y répugnait pas ; j’engageai donc de plus près l’entretien, et je suis ravi de l’avoir fait, car notre nouvelle connaissance nous a fort aidés à passer aujourd’hui de bonnes heures. Il avait été comme nous pressé de voir, de contempler, d’admirer le lac Majeur et se désespérait de ne pas trouver ce à quoi il s’était attendu.

Il me semble, nous dit-il, qu’un pèlerinage à ce lac célèbre est une sorte d’initiation à laquelle les âmes qui s’estiment ne sauraient se soustraire. Pourquoi tant de poëtes, sans compter les prosateurs, pourquoi le président de Brosses comme Jean-Paul, nous ont-ils à l’envi monté la tête sur des paysages, en somme, si insignifiants !

Tandis que nous déplorions notre malheur, nous avions cessé d’être attentifs ; tout à coup, notre recrue ayant levé la tête dans la direction du sud, s’écria :

— Mais voyez donc !

C’était un spectacle nouveau, sublime, adorable ; nous nous étions trop hâtés ! nous n’avions pas eu confiance dans cette nature enchanteresse, magicienne rusée, habile à cacher sa richesse pour mieux en étaler les trésors, pour en faire miroiter les pompes à l’heure voulue, si belle, mais si grande artiste, par-dessus tout !

Nous fûmes éblouis et ivres d’enchantement, de joie, de bonheur ; nous nous fîmes conduire aux îles avec la résolution bien prise d’y passer au moins une journée et, peut-être, qui sait ? le reste de notre vie.


CHAPITRE DEUXIÈME

CAUSERIES INTIMES DES TROIS VOYAGEURS

Louis de Laudon ne passa pas le reste de sa vie à l’Isola Bella et pas plus à l’Isola Madre, et, lorsque avec ses deux compagnons, Conrad Lanze et Wilfrid Nore, il eut consacré la journée à parcourir ces lieux si séduisants, il ne put se tenir, avant le dîner, d’écrire les pages que l’on vient de lire et qui devaient, à son compte, servir de préface à beaucoup d’autres. L’effet ne suivit pourtant pas sa bonne volonté ; le manuscrit, serré dans son nécessaire de voyage, y resta indéfiniment et ne fut pas continué.

Laudon avait assez l’usage de commencer les choses ; mais une horreur naturelle l’empêchait de les continuer et encore plus de les finir.

Certaines parties du fragment qui précède ont pu faire pressentir ce trait de caractère. Leur auteur avait l’esprit fin, cultivé à peu près sur certains points, en friche sur d’autres ; il avait de l’honneur, un cœur de substance légère, facile à fêler, aussi facile à raccommoder ; perspicace pour les petites choses, myope pour les grandes dont il ne découvrait que des parties, sans jamais saisir l’ensemble ; mais, surtout, il était curieux, curieux à l’excès des affaires des autres, et l’intérêt réel, vrai, sympathique qu’il y prenait, le dédommageait du peu de sérieux de ses propres affaires.

Il s’était attaché à Lanze en découvrant en lui une foule de qualités étrangères à sa propre nature et qui l’étonnaient. Il se sentit de même attiré vers Wilfrid Nore, et celui-ci ne le méritait pas moins, bien que d’une autre manière.

Après avoir parcouru l’Isola Bella dans tous les sens, être entré dans toutes les grottes, s’être assis sur tous les bancs, avoir contemplé tous les tableaux non moins que les palmiers nains et s’être extasié comme il convenait devant cette majestueuse devise Humilitas, proclamée sur le fer doré qui en forme les lettres, et la surmonte d’une couronne comtale, le tout formant une sorte de tableau gigantesque répété sur tous les coins des terrasses, les trois amis se rendirent à l’auberge où ils avaient annoncé l’intention de passer la nuit. Là, ils commencèrent à dîner comme des gens qui resteront à table tant que le cœur leur en dira, c’est-à-dire, suivant toute probabilité, fort longtemps ; non pas que leur fantaisie eût le moins du monde la concupiscence du boire et du manger indéfinis ; au contraire, sous ce rapport, le nécessaire était assez pour eux, et ils étaient tous trois dans une telle disposition, que le superflu les eût révoltés. C’était de l’entretien convivial qu’ils avaient également faim et soif. La nature dans laquelle ils étaient transportés, la liberté et l’insouciance temporaire, mais d’autant plus enivrante de la vie de voyage, leur rencontre fortuite, un goût mutuel pour leur compagnie, tout leur montait à la tête et les disposait aux épanchements.

Ce fut Wilfrid Nore qui le premier mit le pied dans la voie menant aux confidences. Le dîner dans sa partie sérieuse était fini ; on n’en était plus qu’à jouer avec quelques fruits et des bonbons, quand Wilfrid, jetant un regard sur la fenêtre à travers laquelle se montrait un magnifique soleil couchant et les eaux du lac et les rives piémontaises, s’exprima en ces termes :

— Si le ciel vous a créés capables, l’un et l’autre, de dîner à l’Isola Bella, avec des gens que vous ne connaissez pas, mais pour qui vous éprouvez la plus réelle affection et surtout une confiance sans bornes ; à l’Isola Bella, dis-je, au milieu de cet amoncellement inouï de constructions biscornues, de rocailles insensées, de tableaux tellement mauvais qu’on peut, sans nul inconvénient, les attribuer à Michel-Ange comme à Raphaël ; au milieu, dis-je, de cet accès de folie qui a pris un propriétaire anxieux de trouver un vrai moyen de prouver l’impossibilité de lutter contre cette nature incomparable et qui a atteint son but ! si vous êtes capables, je le répète, de vous contempler vous-mêmes sur ce sol où la duchesse Sanseverina a passé, où Liane a vécu, sans vous sentir transportés hors du monde vulgaire, sans devenir des espèces de rêves, des farfadets pourvus de corps, mais de corps absolument disproportionnés avec la puissance prépondérante de la partie pensante… si, je vous le déclare pour la troisième fois, vous vous prenez pour d’honnêtes bourgeois, pleins de réalités et astreints sérieusement aux usages, ordonnances, règlements de la vie commune, dans ce cas, que le diable vous emporte ! je vais me retirer, et de rage je me coucherai en maudissant le jour où je me serai heurté, sur le lac Majeur, contre des gens si peu dignes de traverser ses ondes.

Lanze et Laudon s’empressèrent de rassurer Nore sur l’état de leurs esprits. Il balança la tête un moment de droite à gauche d’un air grave, et poursuivit :

— Nous sommes trois calenders, fils de rois ; vous me désobligeriez sensiblement en hésitant à accepter cette vérité. Que nous soyons également borgnes de l’œil droit, c’est un fait malheureusement incontestable ; ma crainte est que nous ne soyons même complétement aveugles, et c’est ce que nous ne saurons d’une manière certaine que vers la fin de notre existence, pour peu que nous acquérions d’ailleurs le sens critique dont je vous vois jusqu’à cette heure, ainsi que moi-même, assez mal pourvus.

— J’admets votre apologue, repartit Laudon ; je ne sais que trop à quel point mon œil droit me manque ; quand à être fils de roi, c’est une autre affaire, et je n’y trouve aucune apparence.

— Ceci provient, répondit Nore avec vivacité, de ce que vous n’examinez la question que d’un côté unique, et précisément le plus insignifiant. Donnez-vous la peine de descendre au fond des choses, je vous prie. Quand le conteur arabe, prêtant la parole à son héros, débute dans ses récits par lui faire prononcer ces mots sacramentels : « Je suis fils de roi », il ne se trouve pas une seule fois sur plus de cent où le personnage ainsi présenté soit autre chose, quant à son extérieur, qu’un pauvre diable fort maltraité de la fortune : ou bien c’est un derviche, ou bien un naufragé mourant de faim ; souvent, comme dans le cas actuel, un estropié, et jamais surtout, jamais, dis-je, au grand jamais, soit que l’affaire tourne bien, soit qu’elle se termine au plus mal, il n’est question de la Majesté inconnue à laquelle le personnage prétend devoir la naissance. Pourquoi donc, à votre avis, faire de ce dernier un fils de roi, puisqu’il ne lui est accordé à la suite de cette qualification rien de l’héritage paternel, ni palais, ni jardins pompeux, plantés de rosiers géants et de platanes, ni tapis du Khorassan, ni vases craquelés de la Chine, ni chevaux harnachés d’or et de turquoises, ni harem peuplé de Mingréliennes, ni rien enfin de ce qui consacre et, aux yeux de la foule, rend surtout désirable le fait d’être issu directement d’un souverain régnant ?

C’est parce que, en prononçant cette parole magique : « Je suis fils de roi, » le narrateur établit du premier mot, et sans avoir besoin de détailler sa pensée, qu’il est doué de qualités particulières, précieuses, en vertu desquelles il s’élève naturellement au-dessus du vulgaire. « Je suis fils de roi » ne veut donc nullement dire : « Mon père n’est pas négociant, militaire, écrivain, artiste, banquier, chaudronnier ou chef de gare… » Qui est-ce qui lui demande des nouvelles de son père, dont personne ne se soucie dans l’auditoire, intéressé uniquement par ce qu’il est lui-même ? Cela signifie : « Je suis d’un tempérament hardi et généreux, étranger aux suggestions ordinaires des naturels communs. Mes goûts ne sont pas ceux de la mode ; je sens par moi-même et n’aime ni ne hais d’après les indications du journal. L’indépendance de mon esprit, la liberté la plus absolue dans mes opinions sont des priviléges inébranlables de ma noble origine ; le Ciel me les a conférés dans mon berceau, à la façon dont les fils de France recevaient le cordon bleu du Saint-Esprit, et tant que je vivrai, je les garderai. Enfin, par une conséquence très-logiquement issue de ces prémisses, je ne suis pas heureux de ce qui suffit à la plèbe, et je cherche dans les joyaux que le Ciel a mis à la portée des hommes d’autres bijoux que ceux dont elle s’affole.

D’où me viennent tant de distinctions, si fortes, si marquées, qui me mettent tellement à part de l’entourage, que cet entourage, assurément, me sent étranger à lui et ne m’en porte qu’une bienveillance des plus médiocres ? Évidemment de ce que je suis fils de roi, puisque la qualité royale a surtout cet effet de placer celui qui la possède, et en dehors et au-dessus du gros des subordonnés, des sujets et des esclaves.

— Je vous comprends, repartit Lanze, et vous avez raison plus que vous ne pensez. Être un fils de roi, c’est tout autre chose que d’être un roi. Un roi ! mon Dieu, un roi, la plupart du temps, c’est un souvenir, un idéal ; rarement peut-on reconnaître dans une personne humaine revêtue de ce titre la réalité du fait, au sens du moins que les anciens assumaient sur ce mot suprême ; mais l’essentiel en reste fortement et éternellement attaché à la qualification de fils de roi. C’est celui qui a trouvé les qualités que vous avez dites, pendues à son cou dès le jour de sa naissance ; celui-là, incontestablement, par un lignage quelconque, a reçu du sang infusé dans ses veines les vertus supérieures, les mérites sacrés que l’on voit exister en lui, que le monde ambiant ne lui a pas communiqués. Où ce monde les eût-il pris quand il ne les a pas ? Où le nourrisson les eût-il saisis, puisque nulle part il ne les avait sous la main ? Quel lait de nourrice les lui eût donnés ? Existe-t-il des nourrices si sublimes ? Non ! Ce qu’il est sort d’une combinaison mystérieuse et native ; c’est une réunion complète en sa personne des éléments nobles, divins, si vous voulez, que des aïeux anciens possédaient en toute plénitude, et que les mélanges des générations suivantes avec d’indignes alliances avaient, pour un temps, déguisés, voilés, affaiblis, atténués, dissimulés, fait disparaître, mais qui, jamais morts, reparaissent soudain dans le fils de roi dont nous parlons.

— Bravo ! fit Nore.

— Vous m’inquiétez, interrompit Laudon. Ainsi, à votre gré, à tous deux, et pour préciser les choses, il y aurait, aujourd’hui, de par le monde, un certain nombre de personnes, hommes, femmes, enfants, de toutes nations possibles, dans l’individualité desquelles les atomes les plus précieux de leurs plus précieux ancêtres auraient réussi à se réunir, en expulsant ce que des intrusions fâcheuses y auraient apporté de mélanges stupéfiants ou énervants pendant des séries plus ou moins longues de générations précédentes, et il en résulterait qu’en fait, ces gens-là, dans quelque situation sociale que le Ciel les ait fait naître, seraient les vrais fils survivants des hommes de Rollon et voire des Amâles et des Mérowings ?

— Évidemment, répondit Nore, il en est comme vous le dites. Bien des siècles ont passé depuis que, les esclaves et fils d’esclaves relevant la tête, la société moderne a commencé son sabbat. Le nombre des coquineries a été incalculable. Les braves gens, poussés dans l’abîme par la foule des pieds plats, ne se sauraient compter. Pourtant, au fond de l’abîme, tous ne sont pas morts ; beaucoup ont vécu tant bien que mal ; quelques-uns se sont rattrapés, lentement, lentement, aux anfractuosités du roc, aux touffes d’herbes, aux branches des buissons. Ils sont revenus à la surface du sol, souillés, meurtris ; il a fallu du temps pour les débarbouiller ; d’ailleurs, je n’ai pas la prétention de dire qu’ils soient absolument parfaits, et c’est ainsi que je vous présente en ma personne unie aux vôtres, trois calenders, borgnes de l’œil droit et fils de rois.

— Vous m’ouvrez un horizon qui me frappe et m’arrête, dit Laudon, et pour me servir du mot qui vous plaît, à quel nombre supposez-vous que puisse s’élever aujourd’hui dans le monde le nombre des fils de rois ?

— Peuh ! repartit Nore, que sais-je ? Vous me proposez là une question de statistique dont les moyens de solution sont assez maigres. Mais consultez un peu, dans votre mémoire, la liste des gens que vous connaissez de près ou de loin. Verriez-vous de la difficulté à admettre qu’en Europe, seulement, il peut se trouver environ trois mille à trois mille cinq cents cerveaux bien faits et cœurs bien battants ?

— Votre calcul me paraît fortement exagéré, objecta Conrad Lanze.

— Peste ! s’écria Laudon, et tous les millions qui restent, qu’en faites-vous ?

— Ce que j’en fais ? répliqua Wilfrid, et sa voix prit le mordant de l’invective ; ce que j’en fais ? Mais regardez plutôt ce qu’ils font d’eux-mêmes ! Tenez, allons à la fenêtre : je vais vous les montrer.

Il avait la tête montée ; il ouvrit la croisée toute grande et s’avança sur le balcon, où ses deux amis le suivirent. Tous trois s’accoudèrent, les bras croisés, sur la balustrade de fer. Leur dîner, leurs entretiens, leurs discussions avaient duré longtemps ; il était près de minuit. Tout était calme ; la terre dormait. Les eaux du lac, striées de bandes lumineuses, ondoyaient sous la lumière nocturne.

— Je voudrais, dit Wilfrid en serrant les dents et parlant à voix basse, je voudrais qu’au lieu de cette scène de repos nous puissions voir ici à plein, des yeux du corps, les royaumes du monde et leurs magnificences. Mais regardons-les des yeux de l’esprit. Contemplons ces multitudes qui grouillent et s’amassent, pomponnées, ornées, parées ou en guenilles. N’excluons personne. Reconnaissez-vous la barbarie toute pleine, non pas cette barbarie juvénile, brave, hardie, pittoresque, heureuse, mais une sauvagerie louche, maussade, hargneuse, laide et qui tuera tout et ne créera rien ? Admirez, du moins, sa masse ! Sa masse, en effet, est énorme ; admirez la belle ordonnance de sa division en trois parties ; en tête, la tribu bariolée des imbéciles ! Ils mènent tout, portent les clés, ouvrent les portes, inventent les phrases, pleurent de s’être trompés, assurent qu’ils n’auraient jamais cru… Voici maintenant les drôles ! Ils sont partout, sur les flancs, sur le front, à la queue ; ils courent, s’agitent, s’émeuvent, et leur unique affaire est d’empêcher rien de s’arranger ni de s’arrêter avant qu’ils ne soient assis eux-mêmes. À quoi sert qu’ils soient assis ? À peine une de leurs bandes se déclare-t-elle repue, que des essaims affamés et pareils viennent, en courant, prendre la suite de son commerce.

Et maintenant voilà les brutes. Les imbéciles les ont déchaînées ; les drôles poussent leurs troupeaux innombrables. Vous me demandez ce que je fais de ce pandémonium, Laudon ? J’en fais ce qu’il est, l’hébétement, la destruction et la mort.

— Ceci revient à dire qu’en dehors de ces trois mille ou trois mille cinq cents élus, dont le nombre paraît encore trop considérable à Lanze, vous n’apercevez rien qui mérite de vivre ?

— Je ne perçois, en effet, qu’un monde d’insectes de différentes espèces et de tailles diverses, armés de scies, de pinces, de tarières et d’autres instruments de ruine, attachés à jeter à terre mœurs, droits, lois, coutumes, ce que j’ai respecté, ce que j’ai aimé ; un monde qui brûle les villes, abat les cathédrales, ne veut plus de livres, ni de musique, ni de tableaux, et substitue à tout la pomme de terre, le bœuf saignant et le vin bleu. Voudriez-vous épargner cette tourbe, si vous teniez entre les mains un moyen sûr de la détruire ? C’est votre affaire ! En ce qui me concerne, prêtez-moi pour un instant les foudres de Jupiter ; je n’anéantirai que ce qu’il faudra de la masse irresponsable des brutes. Elle n’est pas faite pour rien discerner ; je ne lui reconnais pas d’âme, et ce n’est pas sa faute quand on ne la contient pas. Et non plus pas de sévérités outrées contre les drôles ! Je ne vous assure pas qu’ils soient le sel de la terre, mais ils en sont la saumure. On en peut, à la rigueur, faire façon, et en pendant quelques-uns d’entre eux de temps à autre, le reste se peut employer, sinon dans les voies honnêtes, du moins dans les voies utiles. D’ailleurs, il faut en convenir, sans trop se faire prier, la planète les produit naturellement ! Le monde, quoi qu’il fît, ne parviendrait pas à s’en défaire, ni peut-être à s’en passer.

Quant aux imbéciles, je serais impitoyable. Ce sont les vaniteux et sanglants auteurs, les moteurs uniques et détestables de la décrépitude universelle, et la pluie de mes carreaux de feu labourerait sans pitié ces crânes pervertis. Non, une telle bande ne mérite pas de vivre ; non, cette vermine coassante ne peut exister et laisser le monde vivre ordonné à côté d’elle. Les époques grandioses et florissantes furent celles où de pareils reptiles ne rampaient pas sur les marches du pouvoir.

Un silence prolongé suivit cette déclaration. Les trois amis s’abandonnaient aux impressions de leur entretien, du milieu qui les enveloppait, de la situation d’esprit créée par le voyage. Lanze reprit enfin :

— Vous avez raison, sans doute, Nore ; je ne saurais m’intéresser à la masse de ce qui s’appelle hommes. Je suppose que, dans le plan de la création, ces créatures ont une utilité, puisque je les y vois : elles nous gênent et nous les poussons. Mais je ne me figure et je ne vois rien de beau et de bon que sans elles. Le monde moral, enfin, est en tous points semblable à ce ciel étoilé dont s’arrondissent en ce moment les magnifiques profondeurs. Mon regard n’y découvre, n’y cherche, n’y veut voir que les êtres étincelants qui, le front couronné de scintillements éternels, se groupent intelligemment dans les espaces infinis, attirés, associés, par les lois d’une mystérieuse et irréfragable affinité. Je sais qu’en dehors de ces astres, l’atmosphère entière, sans en laisser libre et vacant un seul point, est remplie, saturée d’existences invisibles à mes yeux. Tantôt c’est le bolide éteint qui sillonne le silence et va porter dans quelque recoin des abîmes inconnus un reste de matière, un souffle impur de soufre et de gaz délétères ; tantôt ce sont les myriades d’animalcules propagateurs de la peste et du typhus, tantôt les nuages de sauterelles qui, d’un continent à l’autre, promèneront la stérilité, la destruction, la famine et la mort. De toutes ces forces ignobles ou malfaisantes, je ne tiens nul compte ; mon regard, mon affection, mon respect, mon attendrissement, ma curiosité ne s’attachent qu’à ces êtres lumineux entre-croisant leurs pas dans les courbes célestes ; je ne m’associe qu’à ces intimités dont je les vois si occupés : constellations, réunions, groupes, soit fixés, soit errants, cela seul est digne d’admiration et d’amitié, et je trouve bien naturelle et bien juste cette idée présente, toujours, dans tous les siècles, sous toutes les formes de sociétés, sous toutes les conditions d’existence et avec toutes les lois religieuses, à la pensée des honnêtes gens, des gens de conscience et de puissance, des hommes qui savaient penser et exécuter, et qui n’ont jamais manqué en s’isolant de la foule de se qualifier de pléïade.

— Sans compter, ajouta Nore, que s’ils ont omis de le faire, on n’a pas manqué de le faire pour eux. Oui, Lanze, il n’est sage, il n’est bon, il n’est sain que de s’attacher à ce qui vous ressemble et de laisser aller le reste, comme indifférent, ennemi ou dangereux. On peut, à l’occasion, user de générosité avec ce reste, mais de générosité seulement ; et maintenant, s’il vous plaît, descendons de ces hauteurs. La nuit s’avance, il serait ridicule de prolonger trop longtemps dans la matinée le repos auquel nous avons droit. Comme nous errions dans les limbes depuis ce matin, aucun des trois n’a demandé aux autres ce qu’il comptait faire demain. Il est temps de le savoir.

— Pour moi, répondit Laudon, je vais à Milan ; je dois y trouver des lettres, et de Milan il est vraisemblable que je me rendrai sans presse à Burbach, pour y arriver vers l’automne.

— À Burbach ? demanda Lanze, avec un accent manifeste d’intérêt. Y connaissez-vous quelqu’un ?

— J’y connais le prince régnant, avec lequel j’ai eu l’honneur de chasser quelquefois ; c’est lui que je vais voir.

— Moi aussi, j’irai, je pense, à Burbach, à cette époque, dit Conrad, après un court instant d’hésitation. D’abord je suis de cette ville, puis le prince m’a confié des travaux ; quand j’aurai passé quelques semaines à Florence, je retournerai chez moi sans doute, j’y serai avant vous.

— Puisqu’il en est ainsi, s’écria Wilfrid Nore ; je prendrai mon parti. Vous, Lanze, vous êtes un homme qui avez une occupation. Vous, Laudon, peut-être vous croyez-vous dans le même cas, ce qui revient presque au même ; quant à moi, je ne nourris pas cette illusion. Rien ne m’oblige, à tourner à droite plutôt qu’à gauche, au midi plutôt qu’au septentrion ; en conséquence, j’accompagnerai celui de vous deux qui voudra de moi, jusqu’au moment où ce guide indulgent jugera opportun de se rendre au rendez-vous que vous vous êtes assigné, et à cette heure fatale, je le suivrai docilement à Burbach. Ne vous étonnez pas autrement de ma résolution ; le prince est mon cousin issu de germain, et je lui ferai volontiers une visite.

Cette révélation fit sourire les deux auditeurs, et Wilfrid Nore continua :

— Vous êtes certainement flattés l’un et l’autre d’avoir rencontré pour ami sur le lac Majeur un personnage de mon importance. Convenez qu’il y a même quelque chose d’assez mystérieux dans ma tournure. Comment un Anglais, voyageant sans la moindre escorte et qui ne paraît pas d’ailleurs avoir beaucoup plus de suite dans les idées que dans sont train de maison, ne possédant à la face du soleil qu’une valise assez mesquine, de dimensions exiguës et sur le coin de laquelle on lit encore à moitié déchiré le papier blanc portant le mot maldonado, ce qui prouve qu’elle arrive du Mexique, comment cet Anglais peut-il être le cousin issu de germain du puissant Jean-Théodore, prince régnant de Wœrbeck-Burbach ? Avouez qu’il y a là de quoi tenir toute imagination qui sait son métier, la bouche ouverte, un pied en l’air et le bras tendu comme pour attraper des mouches.

— Eh bien ! qu’est-ce que cela signifie, s’écria Laudon, sinon que nous avançons naturellement vers le point où il nous faut aboutir de nécessité certaine ? Pouvons-nous, où nous voilà, garder nos masques ? N’est-il pas indispensable que nous nous connaissions davantage ? Enfin, pour tout dire, ne sommes-nous pas à ce moment où nous ne pouvons ignorer une minute de plus pourquoi et comment nous sommes, vous, moi, lui, Calenders, fils de roi et borgnes de l’œil droit ?

— Rien de plus juste ! repartit le gentilhomme anglais d’un ton tranchant.

Lanze alluma un cigare et se mit à son aise dans un fauteuil de canne :

— Je vois que nous ne nous coucherons pas de cette nuit ; mais tout est si beau, ici, ciel et terre, que ce serait un crime d’y songer. Et maintenant, vous, Wilfrid Nore, commencez votre récit, nous vous écoutons de notre mieux.

Wilfrid Nore s’assit de côté sur la table, la main gauche fermée soutenant son corps légèrement incliné, la main droite ouverte appuyée sur sa hanche, et les yeux fixés sur ses deux amis, il s’exprima en ces termes :

— Je suis né à Bagdad…

Avant de suivre plus loin le narrateur, il est nécessaire de prendre une précaution qui va donner au chapitre suivant la forme et la portée les plus avantageuses.


CHAPITRE TROISIÈME

HISTOIRE DU PREMIER CALENDER FILS DE ROI

Wilfrid Nore raconta bien à Laudon et à Lanze la vérité vraie sur lui-même, mais il ne leur confia pas toute la vérité. Loin de là, il n’eût voulu pour rien au monde laisser pénétrer personne dans les recoins de son existence personnelle, de sorte qu’il s’en tint uniquement à l’énumération des faits extérieurs. Je dois dire que lorsqu’il eut terminé ce qu’il jugea convenable d’exposer, Lanze l’imita consciencieusement dans ses réticences, de sorte que, pour n’indiquer qu’une partie du terrain principal de leurs réserves à tous deux, on eût pu croire, on eût dû même rester convaincu, quand ils eurent fini, qu’ils n’avaient jamais de leur vie, ni l’un ni l’autre, regardé une femme.

Laudon ne fit pas comme eux. Sur tous les points, il se piqua d’être très-explicite. Mais, comme en ce moment ce qui nous importe, c’est de connaître à un degré égal les personnages de cette histoire, de les connaître à fond, de les pénétrer complétement, de nous emparer de ce qui est à eux et d’eux, nous traiterons, avec le dernier dédain, l’impuissante trahison dont Nore et Lanze ont la prétention d’user ici vis-à-vis du lecteur ; nous irons chercher leurs secrets dans le fin fond de leur âme, dont les contractions sournoises ne pourront rien nous dérober ; nous leur arracherons ce qu’ils veulent retenir, et afin de les châtier plus sensiblement de leur manie inopportune de dissimulation, nous leur ferons déclarer, à l’un et à l’autre, non pas ce qu’ils ont avoué, mais ce qu’ils sentaient et savaient d’eux-mêmes au moment où ils ont parlé. C’est ainsi que, dans un conte du dernier siècle, appelé le Palais de la Vérité, les visiteurs de ce malencontreux monument ne pouvaient rien garder sur leur langue. Tout partait ; les malheureux se compromettaient à cœur-joie. Seulement, ici, le lecteur seul verra à la fois les deux côtés de l’étoffe : dans l’auberge de l’Isola Bella, les auditeurs n’ont entendu ni su que ce que le narrateur a bien voulu leur confier.

Ainsi donc, Wilfrid Nore dit et pensa ceci :

Je suis né à Bagdad, où mon père avait été envoyé pour les affaires de la Compagnie des Indes et où il résida longtemps. Je vous parlerai peu de lui ; mais encore faut-il que vous en sachiez quelque chose. Frère cadet de lord Wildenham, il était entré jeune au service militaire de cette association de marchands que les Hindous prenaient pour une vieille dame, dont ils admiraient la prodigieuse longévité ; ils demandaient volontiers de ses nouvelles, quand l’occasion s’en offrait. Mon père devint lieutenant-colonel, réalisa une belle fortune et gagna une maladie de foie qui lui gâta le caractère. Ma pauvre mère, morte jeune et deux ou trois ans après ma naissance, en avait éprouvé, je crois, quelque chose. Cependant je ne saurais dire que, pour ma part, j’ai eu trop à m’en plaindre ; car, par une rencontre rare dans les familles anglaises de quelque considération, je n’ai jamais été brouillé avec l’auteur de mes jours, comme lui-même l’avait été avec mon grand-père et continua à l’être avec son frère aîné, au moyen d’une suite non interrompue de mauvais procédés qui, se poursuivant des deux parts avec la plus édifiante fermeté, ne se termina qu’à la mort de l’un et de l’autre. On doit supposer que les générations actuelles ont beaucoup dégénéré de l’humeur belliqueuse de leurs ancêtres, car je n’ai jamais cessé d’être fort lié avec mes cousins qui m’ont donné des marques d’amitié depuis que nous sommes entrés en relations.

Vous autres Français, mon cher Laudon, vous vous êtes fait, de vos voisins d’Angleterre, un type, assurément le plus bizarre et le plus faux et qui répond le moins à la réalité des choses. Pour vous, un Anglais est un être ridicule, manquant de goût, original, dites-vous, mais, de fait, niais dans sa conduite, ne s’habillant comme personne, ne s’amusant comme qui que ce soit et d’une froideur au-dessus ou au-dessous de toute comparaison. Le sentiment des arts lui est à jamais interdit ; si, on objecte que, dans aucun lieu du monde, il n’existe de plus riches collections de statues et de tableaux qu’en Angleterre ; que, nulle part, on n’écrit plus de poésies, vous avez une réponse facile, et vous alléguez couramment les effets de l’orgueil britannique, réponse qui vous semble péremptoire.

Mais, en maltraitant si fort nos grâces, vous nous douez d’une sagesse suprême. Nous possédons, suivant vous, une raison solide qui nous fait d’abord démêler notre véritable intérêt ; on nous connaît la plus belle des constitutions politiques, et notre unanimité à la défendre est complète comme aussi notre soumission éclairée à la loi. Enfin, pour couronner l’édifice, rien n’égale l’amour grave et didactique que nous portons aux êtres légitimement désignés à notre affection.

Ah ! mes pauvres amis, que vous êtes à côté de la vérité ! On découvrirait à peine un Anglais bien élevé exempt de la fureur des beaux-arts, et c’est pourquoi nous couvrons l’Italie de nos invasions annuelles. Nous sommes les gens les plus passionnés du monde et les plus foncièrement esclaves de notre premier mouvement. On le voit assez à notre histoire, pandémonium de violences et de crimes absurdes toujours commis sans réflexion. Notre respect pour la loi ne nous a jamais empêchés d’être le pays le plus insurrectionnel, je ne dis pas le plus révolutionnaire, que le soleil éclaire ; notre amour de la famille se manifeste par l’invention des clubs où nous passons notre vie, et, bref, il y a plus d’écarts de fantaisie individuelle dans notre conduite privée et publique que chez aucune autre nation du monde. Quant à être ridicules, cette opinion prouve simplement que nous sommes faits autrement que vous et ne mérite pas la discussion.

Je fus élevé au milieu des domestiques indiens et portugais, des cipayes, des marchands arabes et persans, de toute cette population musulmane, juive, chrétienne, bariolée de tant de peaux différentes et de costumes hétéroclites, qui peuple l’ancienne capitale de Haroun-Al-Raschid. Aussitôt que je fus capable de réfléchir et de comparer, je pris ce monde en mépris et rien, assurément, n’était plus naturel, puisque je voyais chaque jour, dans les grandes comme dans les petites affaires, la distance qui séparait le résident, et même le moindre lieutenant anglais, du plus fastueux des dignitaires indigènes. Quoi ! le pacha lui-même, le chef de la province, n’avait qu’à dire amen quand, de notre maison, partait une injonction quelconque ! Cette première éducation, je l’avoue, ne m’a pas donné une haute idée de la valeur intrinsèque du dogme de l’égalité ; mais elle m’inspira, pour l’Angleterre et pour ce qui était anglais, un amour, un culte, une vénération, un attachement !… Je ne sais trop comment définir, d’une manière tant soit peu suffisante, la ferveur patriotique dont je fus graduellement saisi. L’Angleterre, c’était moi ; puis c’était un rayonnement qui, sortant de ce point central, englobait ma famille et les miens ; ensuite, me transportant en imagination au sein de nos domaines héréditaires, que je n’avais jamais vus, je me figurais nos fermiers, nos tenanciers, et je les entourais d’un véhément amour. J’entrais dans leurs cottages tapissés de lierres ; je les voyais, je les connaissais, eux, leurs femmes, leurs garçons, leurs filles, jusqu’aux marmots de cinq ans dont mon imagination amoureuse des détails et puissante à se les exprimer, me montrait les mains tendues vers le goûter distribué par la ménagère, et rien ne m’échappait du mobilier rustique de la chaumière comme du luxe somptueux du château. Les souvenirs d’enfance demeurés dans la mémoire de mon père m’étaient d’inestimables archives dont je demandais sans cesse à connaître les moindres minuties. Je savais le jour où cinquante ans en ça, le palefrenier James avait cassé la lanterne de l’écurie, ce qui avait déterminé chez le sommelier Ford une horrible explosion de colère, et ce qui s’en était suivi. Sur ce thème, je ne me lassais pas d’appliquer des méditations profondes.

À la famille, à ses dépendants, je rattachais les gens du comté, de proche en proche, les habitants des trois royaumes se trouvaient rassemblés au complet dans ma tête sous les rayons caressants d’une sympathie, la plus affectueuse, la plus tendre, la plus passionnée que l’on puisse imaginer.

Le pays habité par cette race heureuse, par cette nation d’élite, ressemblait prodigieusement au paysage que je m’étais fait du Paradis terrestre. En tout cas, elle n’avait rien, absolument rien de commun avec la contrée éclairée autour de moi par le soleil asiatique. Des récits de mon père, homme, d’ailleurs, peu sensible aux impressions de la nature, et conséquemment médiocrement descriptif, j’avais composé des fonds de tableaux qui se perfectionnèrent graduellement par la contemplation assidue des dessins, des gravures, des peintures, amenés sous mes yeux par le hasard, et ce que j’appelais avec exaltation ma bonne fortune, de sorte que, non-seulement le peuple anglais était le premier des peuples, mais l’île de la Grande-Bretagne était aussi la plus pittoresque, la plus imposante et la plus délicieuse des régions habitées.

Je n’ai pas besoin de vous dire qu’avec une pareille tournure d’esprit, je lisais beaucoup, et ce que je lisais de conforme à mes préoccupations se gravait dans ma mémoire et faisait gagner en précision les formes de mon univers. Si j’étais né à une époque où les enfants n’avaient pas sous leurs mains la foule de livres qu’on y met aujourd’hui, je l’avoue, je ne sais quel homme j’aurais pu devenir. Je suis uniquement un produit des livres ; j’ai vécu dans eux et par eux. Je n’avais pas sept ans que tout ce que j’éprouvais me venait du papier et de l’encre. Il est probable qu’en l’absence de cette nourriture si adéquate à mon tempérament, je n’aurais jamais acquis un degré de vitalité intellectuelle quelconque. Je dois donc bénir mon heureuse étoile d’être ainsi apparu au milieu d’un monde propre à me sustenter. Mais, pour revenir à l’examen de moi-même, sachez que, de toutes mes lectures, livres d’histoire, romans, romans surtout (dévorés, dès mon plus jeune âge, avec une faim insatiable), conversations avec mon père, questions sans fin dont je poursuivais mes compatriotes, il était résulté que je ne voyais de l’Angleterre et de la vie anglaise, et que je ne voulais en voir autre chose, que le poëme, et nullement la réalité. Ce n’étaient pour moi que chevaliers normands, hommes d’armes des deux Roses, puritains et cavaliers, généreux jacobites, des squires chassant et trinquant, des fermiers loyaux, des orateurs ardents, convaincus, majestueux, remplissant des accents de leur sagesse les voûtes de la Chambre des lords, ou faisant tressaillir d’enthousiasme les communes profondément remuées. Les livres de Dickens n’existaient pas alors, et, s’ils avaient existé et que je les eusse lus, ils n’auraient pas fait la moindre impression sur mon optimisme obstiné.

Quand j’eus atteint dix-huit ans, un changement sensible s’opéra dans la nature de mon rêve. Jusqu’alors les grands personnages ou les vertueux inférieurs avaient absorbé la somme entière de mes sympathies. C’étaient de ces seules individualités que je peuplais mes forêts, mes bruyères favorites, et je n’apercevais qu’elles dans les salles hautes des manoirs féodaux, aussi bien que dans les chambres lambrissées de chêne de mes bourgeois. Enfin je m’étais intimement lié avec Ivanhoe, Gurth et Robin Hood ; je ne m’étais pas encore aperçu de la présence de Lady Rowena.

Je commençai à y songer, et ce fut ainsi que je sortis du domaine expérimental de l’histoire positive, pour compléter mon éducation par un cours de métaphysique.

Je me demandai, avec un intérêt que chaque jour faisait croître, ce qu’au fond signifiait cet attrait singulier dont les femmes paraissaient être douées, et qui déterminait chez les Européens une explosion de sentiments si étranges. Le seul besoin de la propagation et du maintien de l’espèce humaine ne requérait pas tant d’appareil. Je voyais assez comment on s’y prenait autour de moi pour parer à ces nécessités. On épousait une fille de bonne maison ou bien on achetait une esclave au marché ; dans les deux cas, on claquemurait son acquisition dans un harem, d’où un enfant, deux enfants, trois enfants sortaient à une époque déterminée, et il n’en était pas autrement question. Je voyais bien, par les poésies du pays, qu’il était naturel et aimable d’adresser aux belles personnes une demande à laquelle on attachait, dans le moment, beaucoup d’importance. Mais je voyais aussi que les gens sérieux, de sens rassis, qui ne buvaient pas de vin, qui ne fréquentaient pas la société des danseuses, traitaient ces sortes d’affaires tantôt avec une raillerie méprisante, tantôt avec des éclats de colère dont les livres saints de toutes les sectes donnaient également le ton. Quoi de plus éloigné de l’amour ? J’avais lu jusqu’alors, je viens de le dire, beaucoup de romans ; j’en dévorai davantage en y cherchant toute autre chose que par le passé ; la passion de la poésie me prit à la gorge presque en même temps ; je ne me bornai pas à pâlir nuit et jour sur Byron et sur Wordsworth ; je me sentis forcé de reproduire, sous la conduite du rhythme et de la rime, mes impressions personnelles qui me parurent n’avoir absolument rien de commun avec ce que l’humanité la plus raffinée avait senti jusque-là, et, fort de la conviction de mon originalité absolue sous ce rapport, ne doutant pas d’avoir découvert de nouvelles sources de sensibilité, j’osai me persuader dans mes vers que, non-seulement je connaissais une certaine Sylvia dont les perfections anglaises étaient indescriptibles, mais encore que je l’aimais avec toutes les délicatesses dont moi seul étais capable, et, je le confesse en rougissant, que j’en étais, à la lettre, idolâtre ! Si quelque chose peut être allégué pour mon excuse, c’est que, sans cette dernière fiction, je n’aurais absolument pas pu décrire les délices ineffables dont je savais, de science certaine, qu’une âme d’élite est inondée par les aveux mutuels d’un amour vertueux.

C’est ce que je communiquai à mon ami Georges Coxe, aspirant à bord de l’aviso à vapeur de la Compagnie « Sutledge », en station à Bagdad. Je trouvai quelques inconvénients à lui avouer la vérité pure sur Sylvia, et je préférai lui élaborer une histoire en vertu de laquelle mon héroïne était fille unique d’un major qui, revenant de l’Inde, avait passé chez nous, afin de visiter Alep et Damas. Elle était restée un mois à la Résidence, et ce mois avait plus que suffi pour amener tous les incidents que je lui racontais. Il y aurait eu, en bonne conscience, de quoi défrayer dix ans des amours les plus mouvementés et les plus affairés. Mais Georges Coxe, le brave garçon, était si pénétré de l’exaltation de mes récits, qu’il en pleurait, et je lui avais décrit d’une manière si minutieuse la personne de Sylvia, depuis ses cheveux blonds bouclés et ses yeux bleus mourants jusqu’à ces deux fossettes agréables dont sa joue était caressée, qu’il m’écrivit trois ans après, de Londres, où il était en congé, qu’il avait rencontré ma belle dans le Strand, l’avait suivie, s’était informé de ce qui la concernait, avait appris que, depuis six mois, elle était mariée à un avocat, et il me suppliait de lui pardonner, ce que j’ai fait.

Pour le moment, rien ne pouvant me donner lieu de pressentir une si terrible infidélité, je n’entretenais Coxe que du bonheur de ma passion et des tourments de l’absence. Il me fallait absolument parler d’amour, attendu que je ne pensais pas à autre chose. J’étais charmé de développer mes sentiments, d’abord à moi-même, ensuite à un auditeur qui me faisait l’honneur de les comprendre. Pourtant je n’aurais pas été fâché que mon ami possédât, de son côté, quelque expérience dans la matière, et pût me faire telle communication où j’aurais trouvé de quoi allonger le rayon de mes idées. Malheureusement, le pauvre enfant n’avait eu guère d’occasions de conquérir des cœurs. Outre que le ciel l’avait créé assez laid et d’une timidité outrée, il passait sa vie depuis l’âge de dix ans à croiser sur toutes les côtes de l’Inde. De son existence entière, il n’avait dit trente mots de suite à une femme européenne. Pourtant il lui était arrivé ce qu’il considérait comme une aventure. Étant tombé amoureux, à Madras, d’une native de douze ans, extrêmement jolie, bien que très-brune de peau et danseuse dans une pagode, il avait entrepris de la moraliser avec quelque espoir de l’amener jusqu’au baptême. Il entrevoyait de grands contentements dans l’exécution d’une pareille œuvre. Par malheur, la néophyte était partie le troisième jour de la prédication avec un conducteur d’éléphants. Tout cela ne pouvait m’apprendre grand’chose. Il n’en est pas moins vrai que Georges Coxe était marqué par la destinée comme devant être mon initiateur dans une vie nouvelle.

Je l’avais conduit un jour à un campement de Mountefiks. Après avoir chassé avec les Arabes, nous rentrions en ville au coucher du soleil, quand, dans une rue étroite, nous fûmes arrêtés par un concours de portefaix chargés de paquets. Nous considérions l’apparence évidemment européenne de ces malles, de ces coffres cloutés, des sacs de nuit innombrables et des caisses de bois chargées de lettres noires, quand, à la queue de la procession, apparut un monsieur, tête vénérable, coiffée d’un chapeau à larges bords, avec de longs cheveux blancs bouclés, une cravate de même couleur, un ample habit noir, un gilet et des pantalons pareils, un clergyman, en un mot, certainement un missionnaire. Il n’est pas rare à Bagdad, ni dans aucune des principales villes d’Asie où existent des autorités britanniques, de rencontrer un fonctionnaire de cette espèce, ministre protestant ou agent des sociétés bibliques. Celui-ci donnait le bras à une dame complétement cachée par son chapeau de paille à larges bords et son voile vert, et aussitôt que Georges Coxe eut regardé le personnage, il arrêta tout court son cheval, fit signe à un de nos domestiques de venir prendre la bride, mit pied à terre, s’avança vers le vieux monsieur et vers la dame et dit d’une voix posée :

— Bonjour, mon père, comment vous portez-vous ? Harriet, j’espère que vous êtes bien ? Mon père, monsieur Wilfrid Nore ! Wilfrid, mon père ! Harriet, monsieur Wilfrid Nore ! Wilfrid, ma sœur Harriet !

Les présentations convenables accomplies de cette façon avec la tenue de rigueur, Georges continua en ces termes, M. Coxe n’ayant pas prononcé une seule parole, et s’étant contenté de secouer fortement la main de son fils, en levant les yeux au ciel :

— Vous arrivez du pays des Birmans, mon père ?

— Sans nul doute.

— Vous venez résider ici ? poursuivit Georges.

— Assurément ; quand vous aurez le temps, il me sera agréable de vous voir. Je demeure dans cette maison où sont entrés les porteurs. Monsieur Nore, si vous accompagnez mon fils, je vous recevrai avec plaisir.

Je saluai, et nous nous séparâmes. Je n’avais pu découvrir un seul trait de miss Harriet ; seulement, elle était jeune, j’en étais certain, et gracieuse, j’en étais sûr ! Elle était gracieuse, elle était jeune, elle était Anglaise, Anglaise non pas d’Asie, des colonies ou de Malte, mais Anglaise d’Angleterre ! Je me fondais dans une sorte de ravissement intérieur, qui m’ôtait toute force nerveuse. Je me serais assis à terre pour un mot ! J’aurais crié, j’aurais pleuré, j’aurais ri, j’aurais fait toutes les extravagances imaginables pour peu qu’on m’en eût prié. Je me débarrassai le plus promptement possible, et sous le plus mauvais prétexte venu, de mon meilleur ami, dont la présence m’était insupportable, et j’allai m’enfermer dans ma chambre.

— Qu’est-ce que ceci ? me dis-je.

Je tombai dans une profonde mélancolie. La nuit arriva, et je ne dormis guère ; mais je sentis, pour la première fois, la puissance de ces rêveries nocturnes par lesquelles tout, jusqu’à nos propres sentiments, se transforme au gré de la plus malsaine exaltation. J’attendais le jour, je m’en souviens, avec une ardeur extrême, persuadé que, dès l’aurore, j’allais être libre de me précipiter chez le Révérend Coxe et de contempler sa fille, qui comprendrait à merveille, ainsi que son père, l’opportunité de cette visite matinale.

Heureusement, ces sortes de folies sont guéries par les premiers rayons du soleil. Je me calmai quand je les vis paraître, et j’attendis, non pas sans piétinements intérieurs, mais enfin j’attendis sagement que Georges vînt me chercher pour faire une visite régulière.

Nous trouvâmes le missionnaire occupé à s’établir dans sa nouvelle demeure. Le marteau à la main, il enfonçait des clous pour suspendre des cadres à la muraille. Par moments, transformant son instrument de travail en bâton de commandement, il indiquait du geste les différentes parties de la maison où il convenait de placer une armoire, une table, des châssis. Absorbé dans sa tête, il nous accorda peu de minutes ; Georges se consacra à lui donner de l’aide, et moi, je m’attachai aux pas de miss Harriet et lui servis de second dans le classement du linge. Le moment est arrivé de vous dire qu’elle était médiocrement jolie et plus âgée que moi de quelques années ; mais une distinction extrême donnait du prix à toute sa personne. Sa figure, un peu maigre, était expressive à un degré souverain ; elle avait de la dignité, et je ne m’étais nullement trompé, au premier abord, en lui trouvant de la grâce. Je crois qu’elle n’aurait pas eu de grâce, que toute distinction lui eût manqué, et que ses yeux noirs admirables eussent été les plus insignifiants du monde, que j’en serais toujours devenu amoureux, par la raison que j’avais dix-huit ans, que mon cœur était affamé, que mademoiselle Sylvia, avec toutes ses perfections sublimes et ses bontés infinies, ne me suffisait pas du tout, et qu’enfin, raison sans réplique, je ne connaissais absolument pas d’autre femme. Je fus donc transporté au plus éthéré des sphères célestes pendant que j’allais d’une chambre à l’autre, distribuant le contenu des malles, suivant les indications de l’ange qui venait de descendre au milieu de ma vie.

J’ai appris, depuis ce temps-là, que c’est une règle tracée en caractères ineffaçables sur les douze tables d’airain de la nature, qu’il n’est permis à aucun adolescent de s’éprendre pour la première fois d’une femme, si elle n’est pas son aînée. Je ne saurais dire la raison de cette ordonnance ; mais la loi existe, elle est impérieuse, et, sans m’en douter, j’y obéissais. Quoi ! sans m’en douter ? J’en étais tellement loin, que je m’imaginai cette circonstance comme une des plus remarquables de ma destinée, et j’y vis un dernier trait par la grâce duquel j’achevais de me singulariser au milieu du troupeau des humains, de sorte qu’au lieu d’en concevoir le moindre souci, quant à la légitimité de ma passion, j’y vis, au contraire, une raison de plus, une raison flatteuse pour m’y abandonner tout entier. Je n’ai pas besoin de vous assurer qu’à dater de ce jour mille fois béni, soit avec Georges, soit tout seul, soit le soir, soit le matin, à toute heure enfin, je ne sortais plus de la maison de M. Coxe que pour y rentrer.


CHAPITRE QUATRIÈME

SUITE DE L’HISTOIRE DU PREMIER CALENDER FILS DE ROI

Le missionnaire n’était ecclésiastique à aucun degré. Issu d’une bonne famille, il s’était mis dans le commerce, où ses goûts ne l’attiraient guère, et y avait mangé son bien. Pour se refaire, il s’était marié à la quatrième fille d’un lieutenant irlandais en demi-solde, et cette excellente femme, sentant, au bout de quelques années d’une existence très-médiocre, que son époux n’avait pas pris en la choisissant le meilleur chemin pour arriver à la fortune, se laissa mourir, sans doute par dévouement, en donnant le jour à Georges. Le malheureux Coxe comprit mal le service éminent que lui rendait la pauvre Kate. De chagrin, il faillit aller la rejoindre. Ses maigres ressources, qui ne provenaient que d’un métier précaire d’agent subalterne d’une compagnie d’assurances contre les épizooties, ne lui permettaient ni un splendide logement, ni un nombreux domestique, dans la petite ville du nord de l’Angleterre où il s’était retiré après son mariage. Il n’avait, pour soigner le baby, qu’une servante de douze ans, de sorte qu’en réalité il en prenait soin lui-même, et, pour montrer les choses sous leur vrai jour, Molly lui était d’une si complète inutilité, qu’il l’eût renvoyée sans doute, et la raison le lui conseillait ; mais que fût devenue Molly, orpheline de père et de mère ? De sorte que Coxe dirigeait Molly et Harriet. On le voyait, quand il faisait beau, se promener par les champs en tenant l’enfant au maillot entre ses bras, Harriet marchant à son côté, et enjoignant d’une voix paternelle à Molly de ne pas s’éloigner dans le but trop évident d’aller voler des pommes.

J’aurais conscience de vous induire en tentation de faire des sottises, si j’avais l’air de vous insinuer que la Providence protége les excentricités ; il arriva pourtant que quelques personnes furent touchées de la façon de vivre de Coxe. On en parla dans les bonnes maisons du pays ; une dame, connue pour son exquise sensibilité, en fit même une romance, ce qui contribua plus à la gloire du patient qu’au perfectionnement de son ordinaire ; et, enfin, un architecte qui connaissait un évêque, obtint de ce prélat de recommander Coxe à un constructeur de navires, lequel parla avec chaleur à un directeur de théâtre, et celui-ci s’adressa à une danseuse ; la danseuse insista auprès d’un vieux général ; le héros laissa tomber quelques paroles dans l’oreille d’un antiquaire, et c’est ainsi que la proposition fut faite à Coxe de se charger d’aller répandre la connaissance du livre saint parmi les populations encore très-arriérées, malheureusement, de la partie septentrionale du royaume d’Ava.

Quand cette brillante ouverture fut présentée au pauvre veuf, il était à la tête d’une somme de deux shellings six pence, et, de plus, il devait son loyer. Comme sa compagnie d’assurances contre les épizooties avait omis de s’assurer elle-même contre la déconfiture, elle venait de tomber en faillite, de sorte qu’une fois les deux shellings six pence dévorés, ce qui ne pouvait pas prendre beaucoup de temps, Coxe ne savait absolument ce qu’allaient devenir Georges, Harriet, Molly et lui.

Il accepta donc avec une gratitude exaltée l’emploi qui lui était offert, attendri jusqu’aux larmes par la sollicitude de la Providence, indulgente au point de ne l’envoyer chercher son pain qu’au bout du monde, quand il lui aurait été si facile de le laisser aller au diable, et il partit. C’est ainsi que, sans l’avoir jamais ni prévu ni voulu, il devint distributeur de Bibles ; et j’ai remarqué, depuis lors, combien c’est un effet ordinaire de notre grande civilisation, et je dirai même un de ses effets les plus constants, que de secouer si bien les hommes dans le sac de la nécessité, comme des numéros de loterie dans le leur, qu’ils vont, le plus généralement, tomber la tête la première sur des professions où leur instinct ne les eût portés en aucune sorte. De là des prêtres qui sont des furibonds, des guerriers qui feraient mieux de paître les brebis, des poëtes inspirés comme des mécaniciens, etc.

Les gens malheureux deviennent ridicules ; c’est, à peu près, ce que voulait dire Plutarque, en affirmant que les plus grandes âmes perdaient de leur magnanimité dans l’esclavage. Coxe était donc un peu ridicule ; mais il avait du sens, un savoir étendu, de la fermeté, de l’honneur, et je n’ai plus à parler de sa bonté. Il remplit très-bien les fonctions dont il était chargé. Les sociétés bibliques ont établi leur système sur cette notion que nul ne saurait lire l’Ancien et surtout le Nouveau Testaments sans en être charmé, quelque soit, d’ailleurs, le milieu intellectuel dans lequel le lecteur a vécu, jusqu’au moment où le volume divin tombe entre ses doigts blancs, jaunes, rouges ou noirs. Par conséquent, il importe de répandre le livre dans un nombre d’exemplaires aussi grand que possible ; Dieu fera le reste. Par un raffinement de précaution, dernier terme où la sagesse humaine reconnaît devoir s’arrêter, on traduit l’ouvrage à peu près dans la langue du pays où on a l’intention de le déposer. C’est, généralement, l’effort de quelque philologue spécial, doué de plus de zèle que de grammaire. Il en résulte des effets de style dont les littérateurs indigènes sont consternés ; peu importe, la Grâce est censée veiller, et le miracle doit s’accomplir.

D’ailleurs, les distributions se font avec une extrême facilité ; les peuples de l’Asie, un peu rétifs à l’abord, et n’acceptant le précieux volume que du bout des doigts, savent maintenant fort bien le solliciter ; ils en font les commandes les plus considérables. Les Chinois s’en servent en guise de tuiles pour les maisons ; les Persans, plus littéraires, appliquent les reliures à l’habillement de leurs propres livres. Ce n’est de quoi décourager personne. La Grâce peut gîter dans le feuillet détaché que le vent fait tournoyer par les champs et plaque à la fin sur une eau stagnante ; de là il lui est facile, si elle le juge à propos, de sauter aux yeux du premier couly venu pour remplir son seau. Dans cette espérance fort naturelle, nos populations anglaises donnent leur argent, les sociétés bibliques donnent leurs places, les agents vivent à l’aise, et même richement, sur tous les points du globe, et notre corps consulaire recrute dans leurs rangs des représentants du Royaume-Uni, qui, généralement, n’ont aucune des qualités de M. Coxe.

Celui-ci éleva bien ses enfants, fit entrer Georges dans la marine de la Compagnie et maria Molly à un tambour-major du 119e régiment des cipayes du Bengale.

Quant à Harriet… elle consentit à m’apprendre l’italien et le portugais ! Toujours elle était occupée ; chaque fois que j’arrivais, elle avait en main quelque ouvrage ; ou bien elle cousait, ou bien elle rangeait, ou bien elle lisait. Je ne lui ai jamais vu de tapisserie ni de broderie, et elle m’avoua, une fois, que ce qui ne servait à rien ne l’intéressait pas. Elle tenait le Camoëns ouvert sur une table et nous lisions :

E, tu, Padre Oceano, que rodeas
O mundo universal e o tens cercado,
E com justo decreto assi permittes
Que dentro vivam so de seus limites…

« Et toi, père Océan, qui entoures le monde et, de toutes parts, le tiens enserré, et, par un juste décret, permets aussi que je vive en dedans de ses limites. »

Elle m’apprenait à prononcer cette langue si noble dans les pages enflammées du vainqueur de Diu, si jolie à contempler des yeux, et qui, dans sa bouche, me semblait le plus délicieux des gazouillements, et, un jour qu’elle tenait le volume sur ses genoux et me faisait répéter une partie du sixième chant, que j’avais voulu apprendre par cœur, j’étais assis vis-à-vis d’elle, tout près et presque à toucher les plis de sa robe ; j’étais là, la tête basse, mes cheveux tombant comme un voile sur mon visage que je désirais lui cacher, et, quand j’arrivai à la stance cent quatre et que j’eus dit ces deux vers :

Ella che prometteo, vendo que amavam
Sempiterno favor em seus amores…

« Elle lui promit, voyant que j’aimais, une faveur éternelle dans ses amours… »

je m’arrêtai.

— Avez-vous oublié le reste ? me dit-elle.

— Non, répondis-je, et si faiblement que je ne sais si elle m’entendit. En tout cas, elle se tut à son tour, s’appuya sur le dos du fauteuil et le livre tomba à terre.

Je ne le ramassai pas. Nous restâmes silencieux un grand moment. Puis, je me hasardai à la regarder. Je rencontrai ses yeux qui se fixèrent aux miens. Une larme y roulait, se détacha et descendit sur sa joue. Je voulus lui prendre la main ; elle la retira, mais sans vivacité. Je n’osai faire plus.

— À quoi bon ? me dit-elle.

— À être heureux !

Elle sourit avec une certaine amertume et ne me répondit rien. J’ajoutai alors :

— Voulez-vous ?

Elle me considéra encore, et très-attentivement, puis elle parut réfléchir ; enfin, elle mit sa main sur la mienne en me faisant signe des yeux de ne point parler. Si mon cœur battait, vous le pouvez croire ! Tout mon être, toute ma vie m’abandonnaient pour se presser vers elle !

Après quelque temps, elle me demanda :

— M’obéirez-vous ?

— Jusqu’à la mort, et sans reculer jamais !

Elle sourit faiblement, et une certaine teinte rosée se répandit sur son visage. Elle était toute expression, toute pensée, elle était sublime !

— Eh bien ! voilà ce que je vous demande : Vous ne parlerez à personne de notre engagement ; ni à votre père ni au mien, ni à Georges, à personne, entendez-vous ?

— Pourquoi ? Nous finirons pourtant par le déclarer ?

— Quand le moment sera venu ; moi seule j’en déciderai ; voulez-vous ?

Je n’étais pas content ; j’aurais désiré aller crier par la ville que je me mariais, et, quant à des oppositions ou à des résistances, ou même à des défenses, il ne manquait que cela pour me faire dépasser le comble de la joie ! J’essayai de raisonner ; mais Harriet secoua sa tête adorée et me dit avec un sourire :

— Quoi ! nous ne sommes encore rien l’un à l’autre, et vous résistez déjà ?

Je me soumis ; cependant, j’ajoutai avec un soupir :

— Est-ce tout ?

— C’est tout…, me dit-elle, pour cet instant !

— Alors… vous m’aimez ?

— Vous m’en demandez trop long, répondit-elle avec un air de tête qui me rendit fou. Je voulus lui saisir les deux mains et les presser sur ma bouche ; elle s’y opposa en riant, et, dans ce moment, son frère entra.

Je conçus le mépris le plus absolu pour ces misérables gens qui aiment des femmes plus jeunes ou aussi jeunes qu’eux-mêmes ! Je comprenais qu’une fille de dix-huit ans ne pouvait avoir ni une beauté complète, ni une âme absolument éclose, ni un cœur tout ouvert, encore bien moins une intelligence accomplie ! L’ascendant de mon astre m’avait fait rencontrer ces mérites, et à quel degré de perfection, grand Dieu ! Que j’aurais eu d’attrait à raconter ma félicité à la terre entière ! Mais mon serment me retenait vis-à-vis des hommes, sans exception. Alors je le dis aux arbres, aux plantes, aux chevaux, à mes chiens, aux étoiles, aux étoiles surtout, et j’aurais voulu pouvoir sangloter de bonheur sur le cou de la lune !

Chaque jour, Harriet devenait plus tendre et plus affectueuse. Elle voulut savoir ce que j’avais appris. Je lui racontai mes lectures ; je lui exposai mes idées, je tâchai de l’intéresser à mes préférences, et l’attention avec laquelle elle m’écoutait, le soin qu’elle mettait à m’interroger, l’intelligence merveilleuse qui lui faisait comprendre aussitôt la portée de ce que je n’exprimais qu’à demi, me donnaient de son affection la plus juste idée, en même temps que chacun de nos entretiens ajoutait à mon admiration pour ce que j’appelais alors, et ce que j’appellerai toujours son génie. Ce qui me surprit, c’est qu’en lisant mes vers adressés à Sylvia, elle voulut connaître jusqu’aux plus minimes détails de la biographie de cette jeune demoiselle, et plus je lui en racontais, plus elle en demandait, écoutant gravement ces récits, que je ne pouvais poursuivre moi-même sans des éclats de rire, et souvent, je la voyais me regarder d’un air triste et réfléchir pendant que je lui expliquais ces folies que chaque jour effaçait davantage, non-seulement de ma pensée, même de ma mémoire. Harriet ! Je la mêlais à ma vie ; elle s’y prêtait de plein cœur. Je ne m’aperçus pas alors, mais j’ai bien reconnu depuis, que ses sentiments, ses croyances me pénétraient par chaque pore, et s’emparaient si bien de moi que je ne m’en suis jamais délivré. Dans les matières les plus délicates et les plus essentielles, elle me donnait, presque à mon insu, des lumières qui me les laissaient voir, juger et décider pour toujours, comme jamais je n’y fusse parvenu de moi-même ; en un mot, elle prit sur moi une autorité sans limites, et, tandis qu’en mon âme je m’enorgueillissais et chantais hosanna de ce que j’avais conquis l’amour d’une femme, j’étais conquis.

Trois mois passèrent de la sorte. Notre unique sujet de querelle et qui amenait de ma part de fréquentes bouderies provenait de mon désir, de jour en jour plus prononcé, de publier notre engagement et de ses résistances de plus en plus positives. À mes raisons, aux argumentations infinies dans lesquelles je me plongeais et l’entraînais avec les supplications les plus véhémentes, elle avait coutume de répondre :

— Je vous soumets à une épreuve ; si vous n’êtes pas capable de la supporter, ma confiance en vous est folie, elle s’évanouit et je renonce à vos promesses.

Alors je me taisais. Le régime des épreuves, des gages, des victoires remportées sur soi-même me paraissant le comble de la morale chevaleresque, je n’avais absolument rien à opposer aux prétentions d’Harriet. Mais cette existence merveilleuse ne pouvait pas durer éternellement.

Mon père me fit appeler un matin et me donna l’ordre de partir sous huit jours pour l’Angleterre où lord Wildenham, me dit-il, ce misérable ! voulait me voir.

— Les liens de famille, mon garçon, me dit le colonel, sont des choses sacrées ! On peut se détester réciproquement ; il n’en est pas moins vrai qu’on a le même sang et cela ne saurait s’oublier.

Mes idées tombèrent dans un trouble, dans une confusion que vous concevrez aisément. J’étais saisi de désespoir, et, en même temps, exalté par l’appel de vingt trompettes triomphales qui me sonnaient aux oreilles, des fanfares de courage excité, de curiosité poignante, de promesses admirables. J’allais voir l’Angleterre, si j’y consentais ; mais c’était consentir à me séparer d’Harriet ! Je fais tous les amants du monde juges de ma situation.

Je courus d’un trait auprès de ma conseillère, de mon idole ! Je tombai sur une chaise, j’étais pâle, pantelant, hors de moi. Je saisis sa main !

— Ah ! mon Dieu ! qu’avez-vous, Wilfrid ?

— Mon père m’envoie à Londres !… Il veut que je parte sous huit jours avec le courrier du Résident. Vous quitter ! mille fois mieux mourir ! Lord Wildenham veut me voir ! Je vous ai dit qu’il habite notre manoir de famille… Que faut-il répondre ? Voulez-vous partir avec moi ? Si vous m’aimez, Harriet, tout est facile et la douleur qui m’accable devient le comble de la félicité ! Partir, mais avec vous, de ce monde de sauvages, c’est passer des ténèbres dans la lumière.

Je crois que je fus éloquent ; cependant Harriet resta inébranlable et opposa à ma fougue un secouement de tête patient mais résolu ; quand je m’emportais trop, elle me regardait avec le plus doux et le plus affectueux des sourires, et levait un doigt en l’air. Alors, ma fureur tombait et je balbutiais au lieu de commander.

— Non, Wilfrid, non, dit-elle, vos discours ne sont pas raisonnables. Vous continuerez, vous me l’avez promis ! à ne parler de nous à personne ! Ce qui sera, sera ; il n’est besoin, à cet effet, d’aucune déclaration emphatique et précipitée. D’ailleurs, vous m’avez juré de vous taire, et si Wilfrid me trompe, en qui puis-je croire ? Puis vous partirez… Vous partirez dans huit jours !… Ne m’interrompez pas !… Comment ! cette Angleterre que vous chérissez tant, votre pays, celui de vos braves aïeux, cette terre que vous appelez depuis que vous êtes au monde !… vous ne voulez plus rien faire pour elle ?… être rien pour elle ?… Vous l’oubliez ?… Mais nous deux, dites-vous ? Attendre vous est-il impossible ? et si je ne veux d’engagement avoué qu’avec un Wilfrid digne de son nom, digne de lui-même, digne de moi, qu’avez-vous à répondre ?

Moitié supplications, moitié commandements, l’autorité qu’elle exerçait sur moi obtint tout. Elle me connaissait si bien ! Elle faisait jouer mes opinions, mes sentiments comme les touches d’un clavier et mon être entier agissait sous la pression de sa volonté, sans que j’eusse le pouvoir de m’en défendre. Il fut donc résolu que j’allais obéir, et, qu’en ce qui la concernait, notre amour resterait clos entre le ciel et nous.

Ai-je vécu, n’ai-je pas vécu du tout pendant cette semaine ? Je l’ignore. Le temps s’écoula comme un rêve, et les heures, marchaient cependant avec des pieds de plomb. Quand je pris congé d’Harriet, alors, seulement, par une sorte de révélation subite, je compris qu’elle souffrait. Elle était pâlie, elle était maigrie.

— Que Dieu vous protége, Wilfrid, me dit-elle, et elle appuya son front sur ma poitrine.

J’étais dans un tel abattement moi-même, que j’avais à peine conscience de ce qui se passait. Pourtant, je le sentis, elle me pressait légèrement de ses deux mains et son front se trouva sous mes lèvres… Adieu !… J’entends encore ce mot et l’accent avec lequel elle l’a prononcé.

À dater de ce moment, je ne sais plus ce que j’ai fait : j’ai agi comme un somnambule. Je revins à moi au milieu du désert, galopant avec le courrier et l’escorte. J’étais entré dans la vie nouvelle, j’y étais entré, non pas comme je l’avais présagé autrefois, enseignes déployées et tambours roulants, mais contraint, poussé, jeté au milieu des splendeurs, me disais-je, ou des épines. Néanmoins, j’y étais, et à mesure que je me rapprochais de Beyrouth où je devais m’embarquer, mon profond chagrin se mélangeait davantage des questions que je m’adressais sur Wildenham et ses hôtes. Ne croyez pas que le souvenir d’Harriet se voilât le moins du monde. Il dominait tout ; elle était trop maîtresse de mon âme, de mon esprit ; elle se retrouvait trop dans mes pensées, comme dans mes idées, pour qu’une préoccupation quelconque pût me détacher d’elle un instant. Je restai à Beyrouth quinze jours, attendant sa première lettre. La lettre arriva, et voilà ce que je lus :

« Vous m’avez bien aimée, Wilfrid, et le ciel vous en récompensera. Dans quelques semaines, dans quelques mois, le monde, ses nécessités, ses règles, ce qu’il a de bien, et jamais, j’espère, ce qu’il a de mauvais, s’empareront de vous. Des impressions d’autant plus fortes qu’elles seront plus absolument neuves, exerceront leur empire sur une nature sensible comme est la vôtre. Il ne serait pas bon que vous fussiez gêné par des débris de fleurs fanées. Je ne vous dirai pas que je vous rends votre parole ; je ne l’ai jamais acceptée. Je sais que vous penserez souvent à votre vieille amie. En ce moment, je suis chagrine de la peine que je vous cause, et vos larmes, cher, cher Wilfrid, tombent sur mon cœur. Mais, un jour, je sais aussi que je serai bien fière de n’avoir été pour vous ni un ennui, ni un obstacle, ni, peut-être, un remords. Laissez-moi me fortifier un peu de cette espérance. Écoutez-moi. Vous allez être bien fâché contre votre pauvre abandonnée… Ne voulez-vous plus l’aimer du tout ? Si vous avez le cœur trop gros, laissez passer quelques semaines, le moins possible, et, plus tard, quand vous serez devenu juste, revenez à votre sœur et parlez-lui de ce qui vous rendra heureux, et, encore bien plus, de vos soucis.

« Harriet. »

Cette lettre m’entra dans le cœur comme une lame de couteau. Chaque phrase me poigna. Mais je ne sais comment cela se fit : il me fut impossible de maudire la main qui m’assassinait. Au contraire, de l’excès du désespoir sortait l’excès de l’admiration. C’était Harriet, c’était bien elle ! cette noble créature, la plus digne d’être aimée et servie, la plus délicate, la plus intelligente que j’aie jamais rencontrée ! Elle a passé sa jeunesse dans le fond de la région la plus barbare et la plus abandonnée. Elle y a cultivé son esprit au delà des bornes communes, comme le rossignol qui cultive sa voix pour chanter dans le désert. Elle a été la mère, la servante de son frère ; elle lui a tout appris, elle lui a créé et accordé son état. Elle a rendu à son père, avec usure, ce que le pauvre homme lui avait prodigué dans son enfance ; elle a trouvé, sur sa route, par hasard, un garçon de dix-huit ans, que son imagination entraînait peut-être à la dérive, elle en a fait, j’ose le dire, un brave homme, et, sans qu’il ait pu lui en coûter une rougeur, elle lui a fait connaître, de l’amour partagé, tout ce qu’il en saura jamais ; ô mes amis ! tout ce qu’il en existe de plus délicieux ! Hé bien ! à elle, qu’est-ce que le ciel lui a accordé en retour de tant de bienfaits répandus autour de ses pas ? Ma foi ! je n’en sais rien… probablement quelque chose… que ma vue ne saurait saisir… Oui… peut-être mon affection et ma gratitude ; mais s’il avait daigné seulement l’appeler en ce monde quelques années après moi, au lieu de me la donner pour devancière, combinaison qui, j’imagine, ne lui eût pas coûté beaucoup, j’aurais pu prodiguer à cette créature céleste un bonheur si fidèle qu’elle eût considéré comme bien payé ce qui, je le crains, ne le sera jamais !

Ce que je lui dois surtout, c’est d’avoir eu pour première expérience qu’il existe des cœurs dévoués et des âmes héroïques. Les rencontres hideuses ou viles où je me suis heurté ensuite n’ont jamais prévalu contre cette conviction acquise ; c’est celle-ci qui projette sur mon existence la lumière principale ; Harriet m’a rassuré pour tout ; elle m’a donné de la confiance pour tout. Je sais que je ne contemplerai jamais une autre Harriet ; mais j’en verrai des copies plus ou moins approchantes et je trouve des Coxe et des Georges. Je ne veux pas me faire meilleur que je ne le suis ; ce n’est pas tout d’abord que j’ai compris la grandeur de celle qui m’abandonnait. J’ai traversé les phases ordinaires en pareille aventure. Je me suis cru trahi, j’ai soupçonné de la coquetterie, de la perfidie, de la fausseté ; ces crises nerveuses ont heureusement peu duré ; elles sont parties pour ne plus revenir.

Néanmoins, je restai longtemps soucieux. Harriet me conseillait, dans ses lettres, de m’attacher à une occupation suivie et elle me proposa même plusieurs partis à prendre. Jusqu’à présent, je ne me suis pas décidé. Certes, quelque infatué que je fusse des mérites de l’Angleterre, je ne m’attendais pas précisément à saluer, en descendant du paquebot, Richard Cœur-de-Lion donnant le bras à lord Cecil ; pourtant, j’étais moins préparé encore à contempler les décrépitudes dont je découvris au bout de quelque temps les traces répugnantes. J’avais rêvé la vie politique ; l’aspect des choses me repoussa. Je ne suis pas d’un âge à avoir pris un parti définitif ; pourtant, je me sens peu entraîné : il faudra du temps pour me résoudre ; en attendant, je voyage. J’étais l’année dernière à la Plata, j’arrive maintenant du Mexique ; je visite le nord de l’Italie avec vous, et, avec vous, j’irai saluer mon auguste parent en Allemagne. Harriet me presse de me marier. La vérité est que j’ai failli devenir amoureux de ma cousine, l’honorable lady Gwendoline Nore ; mais elle a une façon de chanter du nez qui m’est insupportable. Au point de vue des passions courantes, je suis cependant fort en règle ; l’année dernière, à Bade, on eût pu me voir, quatre heures durant, pendant une nuit de novembre, au sommet d’une cheminée d’une dame russe que j’idolâtrais. J’en ai failli avoir l’entreprise du ramonage de toute la ville, quand, le lendemain, à l’aube, les bourgeois matineux admirèrent ma prestance.

C’est ainsi que Wilfrid Nore acheva son histoire, et, Conrad Lanze, prenant la parole, raconta la sienne.


CHAPITRE CINQUIÈME

HISTOIRE DU SECOND CALENDER FILS DE ROI

Me considérer moi-même ! Me connaître ! Démêler et juger ce qui se passe depuis deux mois dans mon triste individu ! Le pourrai-je ? Je l’ai essayé vingt fois, et vingt fois j’ai échoué devant la violence de ma souffrance. Je n’ai, non plus, pour me guider qu’une raison malade dont la flamme vacille et n’éclaire pas.

Cependant j’essayerai. Je suis loin de cette femme. Je ne sens plus aussi fort la corde tendue qui me tire vers elle.

C’était un samedi soir vers sept heures, au mois de mai. Mon humeur était fort calme. J’avais travaillé tout le jour et résolu quelques difficultés dont, le matin, je n’étais pas maître. Je m’occupais alors de ce buste d’Anna Boleyn acheté, depuis, par le ministre de Russie. J’entrai dans la boutique du bijoutier Neumeyer ; c’est là que se trouvent d’ordinaire les joailleries les plus achevées de Burbach. Le jour de naissance de ma sœur Liliane approchait ; j’avais l’intention de lui donner une bague, un bracelet, un collier, ce qu’enfin je trouverais de plus convenable à une fille de dix-sept ans.

Il y avait quelques personnes arrivées avant moi. Elles semblaient se faire montrer différents objets, parlaient et riaient. Je n’y pris pas garde et, m’adressant à un commis du magasin, je lui expliquai mes intentions.

Il s’empressa de placer devant moi plusieurs écrins. Je venais de m’asseoir pour les examiner plus à mon aise, quand je m’entendis appeler. Je retournai la tête et, voyant une dame s’avancer en souriant, je me levai et saluai.

Elle me parut belle. Je reconnus, bien moins encore à sa façon de s’habiller qu’à son air d’assurance, que j’avais devant moi une femme du monde et même une femme à la mode.

— Monsieur Lanze, me dit-elle, je suis honteuse de me présenter moi-même. Pourtant, il le faut ; je suis la comtesse Tonska, et j’ai bien besoin de vous.

Je saluai de nouveau. J’avais, comme tout le monde, entendu parler de madame Tonska. Elle était Polonaise ; on disait le prince régnant très-occupé d’elle et beaucoup d’autres faisaient de même.

— En quoi, madame la comtesse, pourrais-je être assez heureux ?…

— Vous êtes disposé à être aimable, dit-elle en m’interrompant ; ainsi donc, s’il vous plaît, venez demain vers trois heures ; impossible de vous rien expliquer ici ! Nous causerons, vous ferez ce que je souhaite et, après vous avoir admiré de loin depuis deux ans, je pourrai vous remercier et du plaisir passé et du service futur.

Là-dessus, elle me tendit cette main dont la beauté est justement célèbre, serra la mienne et sortit avec les amis qui l’accompagnaient.

J’avais l’esprit parfaitement libre et j’achevai à loisir l’affaire qui m’avait amené, sans retourner la tête, sans me soucier de savoir ce que devenait madame Tonska. Puis, je rentrai chez moi.

En route, l’idée de ma visite du lendemain me revint au milieu de beaucoup d’autres et arrêta quelque peu ma pensée. Quel artiste ne connaît les empressements des dames russes et des dames polonaises ? Il en est de mauvaise humeur qui accusent ces admiratrices, toujours et constamment passionnée, de manquer de bonne foi, de n’aimer en réalité ni les arts ni la vie intellectuelle et de ne trouver, dans les extases auxquelles elles s’abandonnent, que des occasions de se poser en séraphins, en archanges, en madones, et de donner de leur sensibilité l’idée la plus avantageuse possible. D’autres vont plus loin ; ils prétendent que, très-absolument indifférentes pour le dieu, ces prétendues croyantes recherchent le prêtre, dans l’idée souvent fausse que celui-ci possède la sincérité dont elles sont dépourvues, et que doué du plus franc enthousiasme, du plus naïvement irréfléchi, du plus chaud, du plus abandonné, il y a profit à enlever cet encensoir vivant à la muse pour s’en faire à soi-même honneur et plaisir.

Je n’accepte pas ces jugements hostiles. La sensibilité peut être vraie dans tous les pays, avec des formes différentes. Les femmes du Nord-Est détaillent bien haut et par le menu et avec des attitudes, des jeux de regards, des inflexions de voix et des soupirs qui n’appartiennent qu’à elles, ce qu’elles s’imaginent ressentir ; les femmes de l’Occident emploient d’autres méthodes ; le résultat est identique. Je n’avais donc aucun préjugé contre la comtesse. Pourtant, j’étais ennuyé de me déranger le lendemain à une heure que réclamait mon travail et, probablement, pour un caprice. Je pris donc mon chapeau à regret quand le moment indiqué fut venu et j’allai chez madame Tonska.

Elle était sortie et m’avait laissé un billet d’excuses en me priant de venir dîner, en tête-à-tête, le lendemain. Pour le coup, je me fâchai et jurai de n’en rien faire. Mais, à la réflexion, mon impatience tomba.

— Il faudra toujours en venir à la voix et à savoir ce qu’elle veut, me dis-je ; terminons cet enfantillage le plus vite possible.

Le lendemain, je me rencontrai chez elle avec une douzaine de personnes. Je ne savais s’il fallait rire ou me fâcher. La comtesse fut charmante, ne parut, en aucune façon, avoir la plus petite idée qu’elle eût un tort à mon égard, et, comme, parmi les douze conviés qui me tenaient en échec, il y en avait quatre parfaitement aimables et huit très-intéressants, je passai une soirée excellente et ne regrettai pas une minute le tête-à-tête. Madame Tonska était fort occupée d’un naturaliste norwégien récemment arrivé de Sumatra, et qui nous fit de ce qu’il avait vu des descriptions tellement saisissantes, empreintes d’une éloquence si vraie et si grandiose que, là, pour la première fois, je compris combien les hommes supérieurs grandissent au milieu des études spéciales, ce qui accable les esprits médiocres. Le professeur Stursen, avec sa tête de taureau mugissant, sa taille athlétique et ses recherches sur la mâchoire inférieure du bison, nous abreuva d’autant de poésie, et d’une poésie aussi élevée et aussi pure, aussi brillante et aussi sérieuse que l’aurait pu faire Eschyle lui-même, s’il était tombé du ciel au milieu de nous.

Malgré ses attentions marquées et bien naturelles pour cet homme éminent, la comtesse ne m’oublia pas. Vers la fin de la soirée, elle vint à moi, me prit à part et me dit :

— Êtes-vous fâché ? Au lieu de vous donner le maigre plaisir d’une conversation sans intérêt avec une femme maussade, j’ai voulu vous montrer comment je traite mes amis et vous en êtes, si vous voulez. Revenez me voir quand il vous plaira, tous les soirs, j’ai constamment du monde.

Je m’inclinai.

— Mais, madame la comtesse, cela ne m’apprend pas ce que vous avez à m’ordonner.

— Comment, cela ne vous l’apprend pas ? Mais il me semble que vous le savez depuis que vous êtes ici. Regardez quels gens vous entourent ; croyez-vous que je fais au premier venu l’honneur de l’admettre en un pareil cercle ?

Elle prononça ces mots assez fièrement ; elle avait une expression admirable et ressemblait plus à une victoire qu’à une muse.

— Je suis bien petit pour ces grandeurs, répondis-je avec une humilité qui n’était pas feinte.

— Si vous le pensez réellement, me repartit vivement la comtesse, vous n’en êtes que plus digne d’estime. Allez ! J’ai entendu parler de vous, je vous connais ; j’ai vu vos œuvres, et cette maison est la vôtre.

Là-dessus, je remerciai et je sortis. Il était clair que je ne pouvais que beaucoup gagner à vivre dans un pareil milieu. Toutefois la façon, à mon gré cavalière, dont madame Tonska en avait usé à mon égard me déplaisait souverainement. Je n’acceptais pas cette autorité hautaine qu’elle s’arrogeait sur moi tout à coup, et je résolus de le lui faire sentir à la première rencontre, dût-elle s’en fâcher. J’y pourrais perdre ; j’y perdrais probablement des soirées comme celle qui venait d’avoir lieu et qui m’avait fortement impressionné ; mais j’y gagnerais le maintien de mon indépendance et la liberté de mes allures ; rien ne vaut un pareil bien. L’occasion se présenta bientôt de repousser l’envahissement dont je me voyais l’objet. Une semaine environ après ma première présentation, la comtesse m’écrivit un matin de lui apporter, dans la journée même, des dessins qu’elle voulait montrer à une de ses amies. Je répondis de la façon la plus polie, mais la plus péremptoire, que j’étais retenu par mes occupations et que ce qu’elle demandait était impossible.

Deux jours après, elle m’écrivit de nouveau pour que j’eusse à l’accompagner à un château voisin ; elle avait l’intention de l’acheter. Je refusai encore en ajoutant cette fois qu’aucune de mes journées n’était libre. Une troisième tentative plus difficile à repousser eut lieu la semaine suivante. La comtesse m’annonça un soir son intention d’aller chez moi, le lendemain, pour voir l’Anna Boleyn.

— Excusez-moi, comtesse, lui répondis-je. Il y a encore trop de choses à faire au marbre.

— Mais, s’écria-t-elle avec humeur, vous l’avez bien laissé voir, ce matin même, au lieutenant de Schorn.

— C’est que Schorn est mon ami particulier et je n’entends pas montrer mon œuvre à personne autre, jusqu’à ce qu’elle soit absolument terminée.

— C’est un caprice assez désobligeant.

— Soit, répliquai-je d’un ton sec.

La comtesse me regarda d’un air tellement insolent que je me promis de ne plus remettre les pieds chez elle, et, en effet, je n’y reparus pas pendant un mois. Je trouvai mes soirées un peu plus longues, je fis des remarques un peu plus sévères sur les maisons où je retournai, je regrettai quatre ou cinq personnes de l’intimité à laquelle je renonçais ; mais, en somme, j’étais enchanté de cette rupture. La comtesse était fort belle assurément, mais d’une beauté dominatrice qui ne me plaisait pas. Puis, elle m’obsédait ! Je n’avais d’autre imagination que de lui résister, même quand elle ne voulait rien, et ce que j’eusse cédé de bon cœur à toute autre, j’avais une intention furieuse de le lui refuser. En somme, et pour tout dire, elle m’était antipathique.

Je finis par rencontrer sa voiture, un jour que je traversais la promenade. Elle fit arrêter. Il était impossible de ne pas aller la saluer.

— Vous me fuyez ? Vous avez raison ! me dit-elle. J’ai été insupportable avec vous. Les gens du monde ont de la peine à comprendre que les artistes ne sont pas désœuvrés comme eux, et leur habitude de tout prendre à titre de distraction les rend aveugles sur les mille délicatesses dont, vous autres, vous êtes doués. Enfin, j’ai eu tort, que puis-je confesser davantage ? Ne me pardonnerez-vous pas ?

Je me trouvai ridicule et me jetai dans mille protestations pour lui persuader que c’étaient seulement des affaires, des embarras de famille, un voyage, qui m’avaient empêché d’aller chez elle depuis si longtemps.

— Voilà bien des mensonges, dit-elle en m’interrompant. Vous étiez fâché et vous en aviez sujet.

Je protestai de nouveau.

— Alors, vous ne m’en voulez plus ?

— Oh ! comtesse !

— Donnez-m’en une preuve !

— Tout de suite. Laquelle ?

— Montez et venez causer un instant, de bonne amitié, avec moi. Puis vous resterez à dîner. Est-ce bien ainsi ?

Elle avait un accent presque suppliant et si affectueux, si amical, que l’idée de me dérober encore ne me parut plus admissible. Le valet de pied ouvrit la portière et nous rentrâmes à l’hôtel.

Je n’oublierai jamais, non, quelle que soit l’amertume dont ma vie puisse être saturée désormais, je n’oublierai jamais combien cette journée me parut délicieuse ; elle restera pour moi comme une image du plus saisissant bonheur.

En arrivant dans le salon, la comtesse riait avec une gaieté d’enfant.

— Je vous ai reconquis, me dit-elle (et son regard semblait me demander pardon de ce que ce mot pouvait avoir de blessant pour mon orgueil), je vous ai reconquis, mais uniquement pour vous prouver à l’avenir que j’ai un bien meilleur caractère que vous ne supposez. Nous n’allons pas rester ici. Ce grand salon, ne le trouvez-vous pas trop majestueux pour nous deux, tout seuls ?

Elle me prit par la main et m’entraîna, comme si j’eusse résisté, dans un boudoir tendu en moire grise. Elle s’assit sur une causeuse.

— À côté de moi, dit-elle, et elle tapotait la place qu’elle me destinait.

— Vous me permettrez bien d’ôter mon chapeau ?

— Je vous en prie, comtesse !

— Jean, faites descendre Lucile.

Lucile était la femme de chambre française. La comtesse l’avait auprès d’elle depuis dix ans.

— Mon enfant, dit madame Tonska à la camériste, pendant qu’elle lui remettait avec son chapeau son ombrelle et tirait ses gants et les lui donnait, tu diras en bas que je suis sortie pour toute la journée…, pour toute la journée et toute la soirée !… Tu entends bien ?… Toute la soirée aussi !… Puis, tu avertiras Prévot que monsieur dîne ici et qu’il nous fasse quelque chose de bon… Voyons, monsieur Lanze, qu’aimez-vous le plus… Voulez-vous ?… Voyons, aide-nous, toi, Lucile !

— Ma foi ! moi, madame, je ne sais pas ! répondit Lucile en riant.

Je ris également :

— Chère comtesse, ne cherchez pas, je vous en prie ! Prévot n’est déjà qu’un trop grand génie en cuisine pour mon petit savoir.

— Enfin, puisque vous ne me servez à rien ni l’un ni l’autre, tu lui diras de nous donner de ce vin qu’il a reçu l’autre jour de je ne sais où. Va, ma fille !

Elle me montra une quantité de choses ; des bijoux curieux, des armes qui appartenaient au comte Tonski, des armes magnifiques ! Elle alla chercher elle-même une collection de camées d’une singulière beauté, qui lui venaient de sa grand’mère. En considérant chaque objet, nous nous perdions dans des conversations qui n’avaient pas de fin et atteignaient à tous les sujets à la fois. Je n’avais jamais si bien observé à quel point son esprit était subtil et aiguisé. Elle comprenait tous les menus détails d’une idée avec la plus rare perfection, et ses yeux semblaient aller au-devant de ce qu’on lui montrait. En beaucoup d’affaires, elle en savait plus long que moi et je ne me lassais pas de l’entendre. Je ne sais par quels détours, nos propos sur un onyx représentant une tête de Cléopâtre nous amenèrent à parler des femmes slaves, en général ; c’est, du reste, un point de discussion assez recherché par les intéressées.

— Je ne voudrais pour rien au monde, me dit la comtesse en rejetant sa tête en arrière sur le dossier de la causeuse, tandis que les pierres précieuses restaient étalées devant nous, je ne voudrais pour rien au monde me faire accuser d’une partialité exagérée ; mais, croyez-moi, les femmes slaves n’ont pas de rivales en ce monde, ni pour le cœur, qui passe avant tout, ni pour l’intelligence et tout ce qui s’ensuit ; nous savons le mieux aimer, parce que nous savons nous soumettre, et notre dévouement, qui n’a pas le caractère réfléchi et calculé d’un devoir, emprunte une douceur et une noblesse incomparables à cela seul qu’il est une abnégation complète. Nous sommes anéanties dans l’être aimé, parce que nous sommes heureuses de l’être ; nous ne voyons rien au-dessus de ce que nous chérissons ; peut-être avons-nous tort de transformer ainsi la créature en un Dieu dont toutes les pensées sont bonnes et les actes justes, par cela seul que pensées et actes émanent de lui ; mais convenez aussi qu’un tel travers, et si vous le voulez, un tel vice ne saurait être condamné par celui qui en profite.

— Vous m’étonnez un peu, répondis-je ; j’étais disposé à croire, au contraire, et sur des exemples frappants, que, nulle part, l’esprit de domination n’était plus ordinaire aux femmes qu’en Russie et en Pologne, et non pas une domination exercée dans la sphère domestique ou n’ambitionnant que le domaine des affections, ce qui serait compréhensible ; non ! je parle d’une tyrannie s’établissant sur les terrains les plus réservés à l’homme par la façon de voir admise dans tous les pays et dans tous les temps. Ainsi, par exemple, n’est-il pas notoire que les dames polonaises sont passionnées par les questions politiques ? N’ont-elles pas joué, en maintes occasions, les rôles les plus décisifs dans les conspirations, les révolutions ? Et les mères, les filles, les sœurs, les épouses, les maîtresses, n’ont-elles pas jeté sciemment les existences suspendues à la leur, au fond des cachots qui les ont dévorées, dans l’exil qui les a éteintes, au-devant de la balle qui a percé tant de poitrines ?

— C’est vrai, répondit la comtesse, et elle me regarda d’un œil étincelant : nous aimons les grandes choses et, pour tout dire, l’héroïsme nous est familier. Nous avons envoyé nos hommes au-devant des périls, et nous le ferons encore ; mais savez-vous que nous y étions à leurs côtés, et pensez-vous que jamais nous quittions cette place ? Ce qui est grand nous plaît ; dès lors, quand nous aimons et plus nous aimons, plus notre penchant est invincible à y porter nos idoles afin de dresser leurs temples au milieu des splendeurs !

— Quant à moi, repartis-je en riant, je ne suis pas Polonais et, par conséquent, je n’ai aucune chance de devenir jamais un libérateur. L’occasion dût-elle même s’en offrir, aurais-je le droit de songer à des ambitions si vastes ? Je suis un pauvre homme, je l’avoue, et, probablement, cette tâche ne me séduirait pas.

— Vous avez un autre emploi dans ce monde, me répliqua madame Tonska avec un sourire, et pourvu que vous exécutiez de belles œuvres, on n’a rien à vous demander. Mais croyez-vous que les conseils ou les encouragements d’une amie puissent vous être inutiles dans la voie laborieuse où vous marchez ? Êtes-vous sûr de vous ? N’avez-vous jamais connu le découragement ? Voyez-vous toujours également clair dans votre âme ? Ne craignez-vous jamais d’être au-dessous de vous-même, de vouloir et de ne pouvoir pas, de pouvoir et de ne vouloir plus, de manquer d’inspiration ou de science ? Ne redoutez-vous aucune de ces maladies intérieures qui ont paralysé et perdu tant de penseurs, ou qui les ont fait vivre dans le désespoir, dans l’ennui, et que, sans doute, le dévouement d’une femme aurait détruites, ou prévenues, ou du moins adoucies ?… Enfin, pour une âme en quelque sorte prophétique, comme doit l’être celle d’un artiste, n’estimez-vous pas que ce soit un bien que d’être soutenu, dans les profondeurs de l’éther, par ce séraphin brillant et puissant qui est l’affection ?

Je fus ému à l’entendre parler de la sorte ; mais je ne voulus pas qu’elle s’en pût apercevoir, et je répondis froidement.

— Il serait assurément convenable de vous concéder tout ceci ; mais, pardonnez-moi, je suis sincère et ne me masquerai pas. De tous les maux que vous étalez sous mes yeux, je n’en connais aucun ! Il se peut que, plus tard, un jour, je ne sais quand, mon tempérament ou mon caractère soient atteints par quelqu’une de ces misères ; aujourd’hui, je n’en trouve pas en moi le moindre germe. Il paraît que ce sont des éventualités possibles et redoutables. J’en ai beaucoup entendu parler ; j’ai eu des compagnons fortement préoccupés des symptômes qu’ils en découvraient en eux. Les livres, surtout, me paraissent pleins de lamentations à cet égard, et il en résulterait qu’un artiste est, à peu de chose près, une sorte de convulsionnaire toujours au moment de se pâmer pour des défaillances ou des découragements tombant de l’air. J’ai considéré, je vous l’avoue, ces sortes de questions comme l’histoire du perce-oreille qui entre dans la tête des enfants endormis sur l’herbe avec l’intention arrêtée de leur perforer le cerveau. Je n’ai réellement jamais vu de cerveaux perforés par les perce-oreilles, et les artistes anéantis sous les souffrances morales et supernaturelles, nées de leur sensibilité, auraient mieux fait, je crois, et plus modestement, de s’avouer qu’ils manquaient de force, de verve, d’imagination ou d’intelligence, et qu’ils n’étaient que des moitiés, des quarts, des diminutifs d’artistes. J’ai produit beaucoup de mauvaise sculpture dans ma vie ; aussitôt que je m’en suis aperçu, j’ai tâché de me corriger. Je travaille comme je peux, autant que mon naturel m’en rend capable ; je m’efforce d’apprendre. Si je m’élève jamais jusqu’à un chef-d’œuvre, j’en bénirai le ciel, et, certainement, j’en jouirai avec plénitude. Si ce bonheur ne m’arrive pas, je me consolerai, et, n’ayant rien à me reprocher, je vivrai en paix avec moi-même. Dans toutes les hypothèses possibles, soyez-en sûre, la femme la plus attachée à mes intérêts ne pourrait me donner du talent, si j’en manque, et comme je ne suis jamais découragé, parce que jamais je ne présume de moi beaucoup au delà du vrai, je ne voudrais ni ne pourrais donner à personne l’ennui de soigner un pauvre être souffrant des enflures douloureuses de la vanité.

— Alors, donc, je ne vous consolerai pas ! s’écria la comtesse en riant de bon cœur. Je l’imitai et lui offris mon bras, car on venait de nous annoncer le dîner.

Nous fûmes extrêmement gais à table ; n’étant que nous deux, tous seuls, nous parlâmes de différentes personnes de la société, et, comme j’étais assez content de la manière dont je me maintenais vis-à-vis de ma belle adversaire, je me laissai aller, après la victoire, plus que je n’avais fait encore depuis les premiers jours de notre connaissance. Je m’amusais beaucoup ; elle paraissait s’amuser également ; je trouvai délicieux ce vin de Tokay dont elle avait parlé à Lucile ; je m’animai, et quand, sortis de table, nous fûmes revenus dans le petit salon, je me mis au piano, pendant qu’on apportait le café, et jouai à la comtesse une valse de ma composition, dont je lui offris la dédicace, qu’elle accepta avec beaucoup de remercîments et me présentant en échange une tasse de café, sucrée par ses belles mains sur mes indications précises, données en même temps que je plaquais des accords.

Au bout d’un instant, madame Tonska prit ma place et se mit à chanter. On m’avait beaucoup parlé de sa voix ; jusqu’alors je ne l’avais pas entendue. Ni le timbre, ni la méthode ne me plurent ; j’y trouvai de la dureté et une affectation de largeur qui me rappela le théâtre. Rien n’est plus funeste au charme de la musique de salon qu’un effet semblable. Pourtant j’étais de si bonne humeur, si excité, si disposé à trouver tout bien, que je me révoltai contre ma sensation, et je me dis :

« Les partis pris sont ineptes quand ils sont portés au point où m’entraîne ma défiance contre cette bonne et charmante femme ! Il est constant qu’elle chante comme peu de personnes en sont capables. Jouissons-en, et ne soyons pas imbécile ! »

Je m’assis à côté de la cantatrice. Peu à peu mes fausses impressions cédèrent au charme que j’éprouvais. Soit que mon esprit morigéné se tût et laissât libres mes sensations, soit que je parvinsse réellement à saisir ce qu’il y avait de vraiment beau dans ce que j’entendais, je fus frappé, ému. Quand madame Tonska voulait finir, je la suppliais de recommencer ; elle me fit connaître les airs les plus nouveaux pour moi, des airs serbes, cosaques, tcherkesses ; elle me fit entrer et planer dans le monde le plus fantastique, le plus étrange ; je n’avais jamais rien imaginé de semblable ! Elle chantait, et, tout en même temps, elle causait. Elle était ravissante ; de sa personne et de ses cheveux noirs, tordus en tresses, s’échappaient des aromes d’un parfum subtil et inanalysable, qui épaississaient autour de moi une atmosphère magique ; ses adorables mains, d’une forme allongée et exquise, d’une blancheur solide comme celle du marbre, si vivantes, si agiles, si adroites, me donnaient des vertiges en courant sur l’ivoire du piano. Vraiment, je n’étais plus bien à moi ! Les chants des Serbes m’avaient fait errer dans les forêts de l’Herzégovine où les descriptions de la comtesse m’avaient conduit ; j’avais traversé les steppes de l’Ukraine à la suite du convoi de mort du Cosaque ; j’étais entré à cheval dans l’aoul du Tcherkesse et j’avais soulevé le voile de son harem. Non, je n’étais plus à moi !

La comtesse avait cessé de jouer ; une de ses mains faisait encore frissonner les touches ; elle me parlait ; je ne me suis jamais souvenu de ce qu’elle me disait alors. Le sang bourdonnait dans mes oreilles ; si j’avais voulu me lever, je n’aurais pu ; toutes mes forces s’étaient enfuies dans mon cœur, abandonnant mes membres. Ce que je sais, c’est que je la regardais et elle me regardait aussi ; je ne pourrais dire à quel moment nos yeux se rencontrèrent ; mais ce que je sais trop, c’est qu’une fois réunis, ils se saisirent, ils s’embrassèrent, ils ne se séparèrent plus ! C’était à la fois un bonheur vif et une douleur poignante ; j’étais pris par les yeux, comme peut l’être, par les pieds, un animal pris dans un piége ; seulement, je ne voulais pas me dégager, et je tombai brisé et meurtri, quand, après un long temps et soudain, la comtesse me ferma, pour ainsi dire, l’accès du gouffre où je me noyais éperdu, en changeant l’expression de son regard, et s’écriant avec brusquerie :

— Mais, enfin, qu’est-ce que vous me demandez ?


CHAPITRE SIXIÈME

SUITE DE L’HISTOIRE DU SECOND CALENDER FILS DE ROI

À cette question, je revins un peu à moi.

— Rien ! répondis-je.

J’étais troublé, épuisé, comme renversé, et, surtout, j’étais honteux.

— Est-ce que vous m’aimez ?

— Non, lui dis-je.

Si elle m’avait fait la question inverse, je lui aurais probablement répondu de même, tant ma prostration était grande et mon esprit ahuri.

— Vous vous trompez, Conrad, me dit-elle ; vous m’aimez et c’est un grand malheur. Tâchez de prendre sur vous-même ; éloignez cette impression et ne me forcez pas à vous perdre ; car, moi, je vous aime, bien qu’autrement.

Il me descendit dans le cœur comme un rayon de joie. Je fus ravi de l’entendre me dire qu’elle ne m’aimait pas. Quel démon m’avait assailli ? À quelle tentation avais-je cédé ? La vérité était que je ne l’aimais pas du tout. Pourtant, maintenant que je me croyais en sûreté, après l’orage passé, quoique la tempête grondât encore, il m’eût été extrêmement pénible de me trop brusquement détacher d’elle, et, puisque, encore une fois, il n’y avait plus de risques à courir, je la laissai croire ce qui avait des apparences.

— Pourquoi ne voulez-vous pas m’aimer ?

Je le répète : cette question n’avait d’autre but que d’arranger une retraite, et si, en ce moment, je calculais quelque chose, c’était, et rien de plus, de ne pas lui paraître offensant et de conserver son amitié. Elle me répondit en me saisissant la main :

— Ne prenez pas trop à cœur mes paroles : je ne puis vous aimer parce que je ne suis pas libre, bien que je n’appartienne à personne, entendez-vous bien ?

Je ne saurais affirmer que cet aveu m’ait blessé ; mais il m’égratigna, et je m’écriai avec amertume :

— Ah ! je sais !… C’est donc vrai !… le prince ?…

— Que vous importe ? répliqua la comtesse durement.

Je m’inclinai sur sa main pour la baiser, d’abord afin de demander mon pardon, ensuite pour dissimuler un sourire ; car, de seconde en seconde, il me semblait que je revenais à moi, et je fus plus sûr que jamais de conserver ma liberté. Je m’enhardis, et, poussé par un certain sentiment de rancune, car madame la comtesse m’avait fait rudement trébucher, je me mis à jouer la comédie et je murmurai :

— Le prince !… Contre un prince on ne lutte pas !

— Allez-vous-en ! il est tard, me dit madame Tonska ; allez, Conrad, ne pensez plus à tout ceci. C’est un enfantillage. Je vous aime bien ; je viens de vous en donner la preuve. Il y a longtemps que je vous aime, ingrat ! mais ne me demandez pas ce que je ne peux pas donner.

— J’ai du moins votre sympathie ?

— Tout entière ! Mais allez !… allez ! Déjà plus de minuit ! Si l’on s’en doutait ! Passez par la petite rue !

— Votre main seulement !

Elle s’inclina vers moi, me tendit son front et je partis.

— Qui est-ce qui, de nous deux, n’a pas d’amour ? me demandai-je en route.

Le lendemain matin, au moment où j’achevais de m’habiller, ma mère m’ayant apporté une tasse de café au lait, comme elle en avait l’habitude chaque jour, me dit :

— Conrad, ton père veut te parler avant que tu ne sortes. Ne manque pas d’aller dans son cabinet.

Je trouvai mon père enveloppé dans sa robe de chambre de flanelle, fumant une grande pipe d’écume et lisant un livre de sa profession. Le docteur Lanze est non-seulement un médecin par métier, il l’est encore, et surtout, par passion. En m’apercevant, il leva les yeux, me sourit et posa son livre sur le coin de la table.

— Assieds-toi, Conrad. Il faut que nous causions un peu. Tu vois beaucoup madame la comtesse Tonska ?

Je me mis à rire :

— Mon Dieu, oui ! Je suis resté un mois sans aller chez elle et je viens justement d’y dîner hier. Est-ce que vous croyez utile de me donner quelque avertissement à son sujet ?

— Je n’en sais trop rien. Je voulais seulement te prévenir qu’hier au soir, après être resté une heure ou deux avec le prince et avoir parlé de choses et d’autres, suivant notre habitude de tous les jours, Son Altesse m’a dit en propres termes : Lanze, tu es bien savant, mais tu me fais l’effet d’ignorer que les très-belles dames sont de mauvaises conseillères pour les jeunes gens. Rappelle cela à Conrad de ma part. Ce propos, comme tu peux le penser, me fit tomber des nues ! Je répondis : Altesse, est-ce que mon fils se dérangerait ? Mais le prince feignit de ne pas m’entendre et, se laissant tomber dans un fauteuil auprès de la cheminée, il appuya sa tête sur une main, et, me tendant l’autre, me dit brusquement : Bonsoir ! à demain ! Et, comme j’avais déjà ouvert la porte et allais la franchir, il me rappela vivement et s’écria : Lanze ! Lanze ! Tout réfléchi, laisse Conrad en repos et ne lui dis rien. Voilà ce qui m’est arrivé hier au soir. Le prince était visiblement ému ; je le connais trop pour m’y méprendre, et, malgré sa recommandation, j’ai jugé utile de te raconter cette scène pour que tu m’apprennes ce que je dois en penser.

Avant de rapporter quelle fut ma réponse, il est nécessaire de faire connaître les rapports existant entre mon père et le prince régnant de Wœrbeck-Burbach. Ils ont été élevés ensemble dès le berceau, comme leurs pères l’avaient été et leurs grands-pères auparavant, et, pour tout expliquer d’un trait et n’y plus revenir, sachez qu’en 1494, un certain Samuel Lanze, architecte et sculpteur employé aux travaux de la cathédrale de Cologne, devint une sorte de favori du comte immédiat de l’Empire Jean de Wœrbeck, partagea plus tard la prison de ce seigneur enfermé par Charles-Quint dans la grosse tour de Nuremberg, se maria le même jour que lui, le même jour eut un fils, Sébald Lanze, qui devint prédicateur de la cour, et ne quitta jamais non plus Guillaume de Wœrbeck, fils de Jean, qui précède. Depuis lors, les générations des Wœrbeck et des Lanze se sont toujours suivies sans jamais se séparer ; ce n’est pas assez dire : sans qu’il se soit passé un seul jour de leur vie où les Wœrbeck et les Lanze n’aient échangé quelques paroles. On a vu quelquefois et même assez souvent des membres de la famille régnante se porter à des sentiments très-condamnables de haine ou de jalousie ; mais un Wœrbeck qui n’aimât pas les Lanze, ou un Lanze qui ne se crût pas principalement créé et mis au monde pour idolâtrer les Wœrbeck, c’est ce qui ne s’est jamais rencontré ; et voilà pourquoi mon père restait tous les jours au moins une heure chez le prince, après l’avoir accompagné dans ses voyages, après s’être assis sur les mêmes bancs, pendant leurs années d’université, qui avaient succédé à une enfance où mon père et mon oncle avaient eu l’honneur de se battre, tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre des jeunes rejetons de la maison souveraine.

Je répondis donc au professeur Lanze :

— Cette affaire est facile à comprendre, et j’aurais cru que le prince vous avait dès longtemps tout confié. Il aime la comtesse et il en est aimé, du moins à ce que je suppose. Pour moi, j’admire fort cette dame comme maîtresse de maison, comme femme d’infiniment d’esprit et de savoir ; autour d’elle et par elle on s’amuse beaucoup. Elle m’a donné une soirée délicieuse où je l’ai entendue chanter des choses ravissantes. Elle m’a montré des camées antiques de la plus rare perfection. Mais, en tant que femme, je ne partage aucunement le goût du prince, et elle ne me plaît pas. Ses hauteurs, ses humilités, son exaltation dont je suspecte la sincérité, tout en elle me repousse ; assurément je n’irais pas le lui dire en face et lui déclarerais même, au besoin, tout le contraire, comme c’est mon strict devoir d’homme bien élevé ; mais, heureusement, il n’en est pas question, et je la crois absolument absorbée dans le sentiment que le prince a réussi à lui inspirer. D’après ce que vous racontez, il semblerait que Son Altesse a eu, à mon endroit, comme un frisson passager de jalousie ; c’est sans sujet ; d’ailleurs, je n’ai pas besoin de vous protester que ce n’est pas de moi qu’un souci justifié, de quelque nature que ce soit, pourrait arriver à Son Altesse Royale.

— Je le pense bien, mon enfant, répliqua mon père en fumant avec application. Mais il y a en ceci des choses qui ne me plaisent pas.

Il resta un moment pensif, et s’écria brusquement :

— D’où vient cette idée, d’aller, à son âge, s’amouracher d’une Polonaise, voire même d’une Chinoise ! Il a tout au plus un ou deux ans de moins que moi, et encore ! Je sais bien que la princesse est intolérable, pauvre femme ! mais après tout !… Ah ! je ne connaissais pas cette nouvelle équipée, et depuis la rupture de notre homme avec la marquise Coppoli, je croyais que nous étions francs pour le reste de nos jours. Il paraît que non ! Je lui en ferai mon compliment bien sincère ! En ce qui te concerne, je ne vois pas non plus très-clair. Qu’est-ce que c’est que ce goût subit qui te prend pour une étrangère bavarde, prétentieuse, maniérée, dont le système nerveux, toujours surmené, est évidemment dans le plus pitoyable état ! Ces femmes-là t’amusent, toi ?

— Je ne dis pas qu’elles m’amusent ; d’abord, vous exagérez singulièrement les défauts de la comtesse : ou bien elle n’a pas ceux que vous lui prêtez, ou bien elle ne les laisse voir qu’à un degré très-supportable. En tout cas, je ne peux pas répondre à une femme qui m’attire chez elle que je ne veux pas y aller. Et pourquoi n’irais-je pas, puisque, je vous l’assure, je n’en suis nullement amoureux, ni, ce qui est encore plus fort, disposé à le devenir ?

— Je te crois ; pourtant, j’ai une mauvaise idée de tes relations avec cette femme-là. Je n’ai jamais compris, pour ma part, cette manie de rechercher les femmes, excepté pour le strict nécessaire, c’est-à-dire le mariage ! Hors de là, que l’on connaisse sa mère, sa sœur, ses filles, ce sont des obligations auxquelles on ne peut pas se soustraire ; mais, de son propre choix et de son libre arbitre, qu’on se laisse approcher par une de ces créatures, sauf celle dont les usages, la loi, les bonnes mœurs, vous forcent à faire votre compagne, suivant l’expression reçue, c’est ce qui me passe !

— Mais aussi, ce qui doit vous rassurer, mon père, c’est que, comme nous n’avons jamais été galants dans la famille, et que je ne sache pas mon sang dégénéré sous ce rapport, vous n’avez à craindre nulle folie de ma part. Je vous prie seulement de tranquilliser le prince à mon endroit.

— Je vais le faire dès aujourd’hui.

L’entretien n’alla pas plus loin. Mon père reprit sa lecture, et moi je sortis pour me rendre à mon atelier.

J’étais sûr de ne pas aimer du tout madame Tonska ; si je ne pensai qu’à elle toute la journée, ce fut pour me féliciter de m’être si complétement tenu à l’écart du péril, et surtout d’avoir un tel rival qu’en tout cas un abîme existait entre elle et moi. J’étais dans une sorte d’excitation qui me rendait le travail facile. Ce qui est curieux, c’est que, de même que j’avais dormi la nuit passée fort paisiblement et, à mon réveil, songé à elle sans aucune souffrance, je ne m’occupais de ce qui la concernait qu’en gros, et les incidents de la soirée tourbillonnaient dans ma tête, tous ensemble, ne me présentant que des formes indistinctes.

Je rentrai à la maison vers huit heures pour souper, et quand je trouvai dans le salon mon père, ma mère et ma sœur Liliane, j’étais dans la disposition la plus gaie du monde.

Comment se fit-il que mon esprit changea peu à peu ? Le professeur Lanze, sérieux comme à son ordinaire et mangeant presque sans rien dire, absorbé dans ses pensées scientifiques, mon excellente mère, avec son bonnet à coques de rubans roses et sa robe verte, ma sœur Liliane, avec son air doux et tranquille, n’y furent certainement pour rien. Néanmoins, tout changea ; je me sentis triste jusqu’à la mort, et je vis apparaître dans la chambre obscure de mon esprit deux rayons d’une lumière intense qui me parurent s’entortiller autour de mon cœur et lui causer une sorte de cruel bonheur. C’étaient les yeux de la veille auxquels les miens s’étaient tenus attachés si longtemps ! D’où cette sensation fatale me revenait-elle ? Pourquoi l’avais-je oubliée ? Comment se pouvait-il qu’une si horrible obsession m’eût fait grâce pendant tant d’heures ?

Le dîner terminé, mon père sortit et alla passer la soirée au palais ; ma mère se mit à tricoter ; Liliane s’assit au piano. Je m’enfonçai dans un fauteuil et pris un roman. Je ne lisais pas.

J’étais effrayé de mon injustice. J’en arrivais à haïr la comtesse ! Elle me semblait odieuse ; ses regards, qui ne se détachaient pas des miens, me faisaient indignement souffrir et jusque dans la moelle de mes os. Quelle folie, quelle frénésie était la mienne ! Qu’est-ce que cette femme m’avait fait, après tout, pour la détester de la sorte ? Elle avait été aimable, bonne affectueuse, tendre, et je lui avais dit que je l’aimais.

Le lui ai-je dit ? Oui, je crois que je lui ai dit : Je vous aime !

Et comme je ne pouvais pas me délivrer de ses regards, je répétais machinalement en moi-même : Je t’aime ! je t’aime ! au moment où je me blâmais de la détester si fort !

Presque à mon insu, la musique que faisait ma sœur parvenait à mes sens troublés et servait de thème à de nouvelles divagations. Liliane jouait comme une enfant qui n’a encore rien senti, et je comprenais ce qu’elle savait produire à ce que j’avais entendu la veille et qui m’avait tant déplu d’abord et tant enivré ensuite ! Je me sentis très-malheureux.

En réalité, elle m’aime, pensai-je. Que ce soit un caprice de cette imagination blasée et malade, c’est probable. Mais enfin elle m’aime, et les caprices contrariés, que deviennent-ils dans ces âmes étranges ? Quelquefois des passions, et quels excès…

Je n’osai pas penser plus loin.

— Tu es bien absorbé ce soir, me dit Liliane.

— Est-ce que ce matin ton père t’a contrarié ? demanda ma mère en me regardant par-dessus ses lunettes.

— Nullement ; j’ai une migraine affreuse, et je vais me coucher.

Je les embrassai l’une et l’autre et me retirai dans ma chambre. Il était dix heures. Ma mère m’apporta de l’infusion de violettes. Je posai la tasse sur la commode et me déshabillai pour me mettre au lit ; une demi-heure après, j’entrais chez la comtesse. Elle avait beaucoup de monde et j’en fus désespéré.

Je m’assis dans un coin et restai là sans rien dire à personne, peut-être un bon quart d’heure. Mais, subitement, la réflexion me vint que, pour peu que les yeux de quelqu’un tournassent de mon côté, mon air accablé prêtait aux commentaires. Je me levai donc brusquement, m’efforçai de donner à mon visage l’expression la plus insouciante et la plus délibérée, et m’avançant vers le conseiller intime de Tropf, je lui demandai avec insistance des nouvelles de son violoncelle. Nous étions lancés dans cette conversation, lorsque la comtesse venant derrière moi, me toucha légèrement le bras gauche de son éventail :

— Venez ! que je vous dise un mot !

M’incliner d’abord, la suivre ensuite dans le petit boudoir tendu en moire grise, ce fut une minute.

— Nous n’avons pas beaucoup de temps à nous, murmura-t-elle en s’asseyant ; mettez-vous ici ; écoutez et ne m’interrompez pas.

Elle me regardait fixement et d’un air à la fois sérieux et bon :

— Je suis une coquette. J’ai voulu vous tourner la tête hier au soir et j’y ai réussi. Je parle de votre tête, poursuivit-elle avec un sourire triste, et pas du tout de votre cœur, bien que vous ayez fait semblant de me l’offrir. Vous ne m’aimez pas le moins du monde ; je ne sais si c’est heureux ou malheureux, mais je ne vous aime pas non plus ; nous y appliquerions tous nos efforts, l’un et l’autre, que nous n’y réussirions guère ; cependant je parviendrais trop aisément à vous faire beaucoup de mal. Je ne veux pas. C’est un jeu déloyal, j’ai eu tort de le commencer ; il n’est pas trop tôt pour le finir. Levez-vous, partez, ne revenez jamais ici, et souvenez-vous, si vous avez toute la valeur que je vous suppose, de la preuve sincère d’estime et d’amitié que vous recevez de moi en ce moment.

J’étais abasourdi. La comtesse me serra la main et quitta le boudoir. Dans ce même instant et comme je figurais assez bien un homme qui, précipité violemment à dix brasses sous l’eau, remonte à la surface et n’a pas encore eu le temps de reprendre haleine, je vis le chambellan de Lehne se glisser dans le salon, en poussant sa petite taille en avant de l’air discret à lui particulier et cherchant de ses yeux de fouine. Il aperçut madame Tonska, vint à elle, la salua, s’inclina, et je ne sais par quel instinct diabolique, par quelle double vue, je restai certain, mais certain, convaincu, pénétré, qu’il lui avait dit tout bas certaines paroles qui n’étaient que pour elle seule.

Le chambellan de Lehne passait pour être en beaucoup de choses le confident de Son Altesse. C’était un brave homme, doux, obligeant, parfaitement honnête, et la preuve en était qu’il n’avait aucune fortune. Sa femme, une bonne dame excessivement longue et maigre, ornée d’un nez rouge proéminent, lui avait donné onze enfants, et, pour lui, il était le modèle des époux, et on n’avait jamais eu à le suspecter du moindre égarement ; mais il aimait ceux des autres ; il mettait de la passion à montrer au premier venu la mauvaise route, et pour peu qu’on l’en priât et même de son propre mouvement, il servait de guide dans les sentiers réprouvés, de telle sorte qu’avec lui il n’était plus moyen d’en sortir. Cette singulière disposition naturelle ne lui ôtait rien de sa gravité solennelle, du sourire dignement bienveillant, de l’air compassé qui impressionnaient tout le monde, et lui auraient valu plus de considération s’il n’avait été trop public qu’en dehors de ses aptitudes spéciales il était parfaitement nul.

Aussitôt que le chambellan eut achevé le salut par lequel il termina son court compliment à madame Tonska, il tourna sur lui-même, étendit le bras vers un plateau chargé de glaces que présentait un domestique, et tout en faisant jouer la cuillère de vermeil dans le rose et le blanc, il gagna la galerie ; arrivé là, il posa discrètement la soucoupe sur une console et s’esquiva par la petite porte.

Voulez-vous savoir ce que je fis ? Eh bien ! je le suivis ! Mon Dieu, oui ! que voulez-vous ? En êtes-vous à vous apercevoir que je suis né sans l’ombre de discernement ? Ces choses-là, ridicules, ineptes, odieuses en tout temps, en toutes occasions, sont du moins compréhensibles, sinon excusables de la part de quelqu’un qui aime. Mais que pouvez-vous en penser quand c’était moi qui m’abandonnais à une pareille ignominie, moi qui n’aimais pas, et qui haïssais au contraire, et qui méprisais (oh ! avec quelle plénitude de fureur je la méprisais !) et qui méprisais, je le répète, cette femme, en définitive sans beauté, sans grâce, sans sincérité, sans bonté ; bah ! disons la vérité tout entière, sans honneur, évidemment ! et qui ne valait pas la peine qu’on la vît passer dans sa perversité !

Ce n’est pas que j’attachasse à ce qu’elle pouvait faire ou dire la moindre importance ; il s’en fallait de tout ! Mais j’étais bien aise, j’étais curieux, par pure fantaisie, de toucher du doigt la mauvaise foi et la méchanceté de ce monstre. Elle ne m’aimait pas ? Elle avait bien raison, certes, et grandement ! Moi non plus, je ne l’aimais pas ! Mais le prince venait de l’appeler à un rendez-vous, là, sous mes yeux mêmes, et cet odieux Lehne remportait la réponse !

Vous me direz certainement… Qu’est-ce que vous me direz que je ne me sois pas dit ? Je n’en descendis pas moins les escaliers sur les pas de cet homme. Je le vis traverser la place ; je le suivis dans la rue du Marché, il tourna à droite, comme je m’y attendais bien ! entra dans la rue Frédéric et, par une petite porte, s’insinua dans le palais.

Je fus très-content de ma perspicacité, et cette épreuve m’amusa beaucoup. Mais ce n’était pas fini ; ce n’était pas tout ! Un rendez-vous assigné de la sorte, avec une telle précipitation, n’était certainement pas pour le lendemain ; c’était pour le soir même ! Ne trouvez-vous pas que j’avais raison de haïr cette personne comme je le faisais ?

Je pris ma course et revins justement à la maison de la comtesse au moment où un coupé fermé en sortait. Cette voiture tourna la rue à gauche. C’est à Monbonheur ! Monbonheur ! pensai-je, est un petit château de plaisance à une demi-lieue de la ville, où le prince a ses livres, ses cartes, où il donne des rendez-vous de chasse. La princesse n’y met jamais les pieds. Je ne fus donc nullement surpris que Monbonheur fût l’asile de toutes les félicités !

J’avais accumulé jusque-là assez de sottises et il était temps de m’arrêter ; je n’y songeai pas. Dans cette nuit misérable, une folie furieuse s’était emparée de moi, et de quelle façon ? Pour quelle cause ? Qui le pourrait dire ou seulement soupçonner, puisque, encore une fois, je n’aimais pas la comtesse !

Quand je vis cette voiture qui, j’en suis certain, était la sienne, prendre la route de Monbonheur, je me mis à courir, et, comme il existait un chemin de traverse, je me flattais de devancer les chevaux, peut-être de dix minutes.

Plus je courais, plus ma tête se perdait. Je manquai la porte, j’arrivai à un saut-de-loup ; je descendis dans le fossé, je grimpai contre le mur d’escarpe en me cramponnant aux pierres et je me disais : Si le factionnaire m’aperçoit, il va me prendre pour un voleur !

Je parvins en haut et je sautai sur le terre-plein. Dans ce moment, une main se posa sur mon bras, me saisit avec colère.

— Où allez-vous, monsieur ?

C’était Son Altesse. Je fus atterré. Je verrai toujours mon maître, dans cet horrible moment où mon angoisse atteignait un sommet qu’elle ne saurait guère dépasser. Je verrai toujours, dis-je, cette taille si noble et si imposante, ce beau front chauve et légèrement rosé, ces longues moustaches blondes descendant aux deux côtés de la bouche en ondulant, ces yeux bleus fixés sur les miens, et me couvrant du feu de leur indignation. Je me réveillai. Je me fis l’effet de sortir d’un cauchemar.

— Altesse, si je n’étais pas un fou, je serais un misérable ; mais je suis un fou !

— Et un méchant fou, s’écria Jean-Théodore avec une colère mal contenue, plus méchant et plus fou que vous n’avez l’air de vous en douter !

Si ! je m’en doutais. Aux absurdes sentiments qui m’avaient conduit là, je sentais que l’orgueil blessé était tout prêt, tout disposé à répandre ses sorties violentes. Mais un instinct moins bas parlait encore, cependant, au fond de cette conscience dévoyée, et je l’entendais murmurer : Il ne te manque plus que d’être insolent.

La sueur me couvrait le visage. Les larmes roulaient dans mes yeux. J’aurais voulu que le prince me poignardât ; en tombant, j’aurais eu du moins le droit de lui dire… de lui dire quoi ? J’avais tort partout et en tout !

— Oui, vous êtes méchant, continua Jean-Théodore, plus méchant que tous les autres dont je suis entouré, et, comme eux, vous êtes lâche. Oseriez-vous, sans cause, sans prétexte que celui d’un amour ridicule que peut-être même vous ne ressentez pas, envahir la maison d’un de vos égaux ? Oseriez-vous l’espionner ? Oseriez-vous, sciemment, déclarer à la femme aimée d’un de vos amis que vous l’aimez ? Vous savez bien que non ! Cet homme vous châtierait ; il aurait le droit, le devoir de le faire, et chacun lui donnerait raison. Mais, moi, que puis-je pour me défendre ? Rien ! Si je vous frappe, je suis un tyran et vous un héros !… Par surcroît, c’est le fils de votre père qui me prouve ainsi que je ne peux pas l’écraser !

— C’est vrai, Altesse. Qu’est-ce qu’elle vous a raconté, madame Tonska ?

Dans ce moment, les rayons de la lune nous enveloppaient. Je voyais le prince aussi clairement qu’en plein jour et lui me voyait de même.

Il parut surpris de ma question et me regarda bien en face, non plus comme un Dieu prêt à me foudroyer, seulement comme un homme étonné. Il est vrai que les larmes couvrant mes joues, je devais avoir un air bien étrange.

Savez-vous ce qu’il fit ? Il tira son mouchoir de sa poche, m’essuya le visage et me fit asseoir sur un banc où il se mit à côté de moi ; mais je tombai sur mes genoux, je laissai aller ma tête sur les siens et je sanglotai amèrement ; amèrement, sans doute, mais avec un soulagement profond.

— Ce qu’elle m’a dit ? poursuivit le prince sans prendre garde à ce qui arrivait, elle m’a raconté ce qui s’est passé entre vous depuis la rencontre chez le bijoutier. Elle prétend que tu es amoureux d’elle, mais que tu ne veux pas et que tu ne peux pas le comprendre. Elle m’assure qu’elle ne t’aime pas plus qu’elle ne m’aime moi-même et qu’elle n’a jamais aimé personne ; mais, que se trouvant envers moi des devoirs qu’envers toi elle n’a pas, elle a l’intention de rompre vos relations.

— Elle l’a fait.

— Elle l’a fait ?

— Elle m’a défendu ce soir de reparaître jamais chez elle.

Ici, il y eut un silence. Après quelques instants écoulés, le prince me dit : — Veux-tu partir demain pour Florence ?

— Certainement, et je ne reviendrai que sur votre ordre.

— C’est bien, pars donc.

Il me souleva doucement la tête et je me relevai. J’étais un autre homme. Encore bien ému, bien troublé, je n’avais pourtant plus à rougir de moi.

— Adieu, me dit Jean-Théodore, et il me tendit la main. Je voulus la baiser ; il la retira, et, me faisant un signe amical, il s’éloigna. J’étais resté à la même place, quand tout d’un coup il m’appela ; je courus à lui, il m’embrassa, et, d’une voix basse, me dit à l’oreille :

— Pardonnons-nous l’un à l’autre ; notre faiblesse est égale.

En rentrant à la maison, je réveillai mon père, et lui racontai mon histoire sans en oublier un seul mot. Je ne me ménageai pas.

Le docteur Lanze m’écouta avec la plus vive curiosité ; de temps en temps, il me tâtait le pouls, m’auscultait, écrivait une note. Quand je me tus, il eut un petit rire de satisfaction.

— Mon cher enfant, me dit-il, remarques-tu que ton cas est absolument semblable à d’autres envahissements de la même maladie signalés au moyen âge, dans l’antiquité, comme ayant été déterminés par des philtres, des maléfices, l’absorption de certaines plantes infusées ou distillées, ainsi que la verveine, par exemple ? Remarques-tu encore que, dès le temps d’Hérodote, les femmes scythes, c’est-à-dire slaves, passaient pour avoir de grands talents en sorcellerie et que les maladies d’insanité amoureuse venaient principalement de leur pays ? Je t’engage à relire le passage de l’historien d’Halicarnasse relative à ce fait ; dans ta position particulière, il ne peut que t’intéresser puissamment. J’irai demain au palais et causerai avec Son Altesse. J’engage madame la comtesse Tonska à ne pas m’envoyer chercher si jamais elle est malade ! Je la mettrais hors d’état de nuire ! Là-dessus, fais tes malles ; nous allons t’aider.

Je partis cette nuit même, après avoir embrassé les miens, mon excellent père, ma mère et ma sœur Liliane. Le prince m’a écrit, à Zurich, que la comtesse n’était plus à Burbach et m’a permis de revenir. Qu’est-il arrivé ? Je le saurai à mon retour et assez tôt, car madame Tonska ne m’intéresse guère. Elle m’a étourdi, elle m’a rendu malade ; mais, positivement, je ne l’ai jamais aimée et je ne l’aime pas ! Si je pouvais me débarrasser de la vision de ses yeux qui me revient constamment, je crois qu’alors je n’y penserais presque plus. Tout ce mal aura une fin. Je serais, cependant, curieux de savoir où la comtesse peut être en ce moment, et si le prince a conservé sa passion pour elle.

Ici finit l’histoire de Conrad Lanze. C’était à Louis de Laudon de prendre la parole. Il le fit en ces termes :


CHAPITRE SEPTIÈME

HISTOIRE DU TROISIÈME CALENDER FILS DE ROI

— Mes chers amis, tout spirituels que vous puissiez être, vous avez, l’un et l’autre, un grand malheur : vous êtes étrangers.

— Étrangers à quoi ? dit Nore.

— Dans tous les pays du monde, quand on n’est pas Français, on est étranger, continua Laudon sans se troubler, et je vous dirai franchement ma conviction : ce fait ne vous prive certainement d’aucune vertu cardinale, mais il vous rend inaptes à posséder jamais une foule de délicatesses, de perfections petites mais charmantes, de raffinements particuliers auxquels l’esprit français peut seul prétendre. Je n’en tire pas vanité pour mes compatriotes ni pour moi-même. Mais, croyez-moi, ce que je vous affirme, l’expérience des siècles le démontre. C’était l’avis de Charles-Quint ; ce fut celui de Frédéric II de Prusse ; l’empereur Joseph d’Autriche l’a pensé et la grande Catherine l’a proclamé. Inutile, puéril même de s’élever contre des autorités pareilles.

Je ne vous dissimulerai donc pas que, toute ma vie, j’ai eu cet idéal supérieur devant les yeux, et j’ai fait effort pour le réaliser autant qu’il est en moi. Je ne me pique pas d’être un parangon de mérite en aucun genre ; mais je serais désolé de manquer de distinction, d’à-propos, de tact, de mesure, et, dans l’acception la plus élevée du mot, de ce que nous appelons bon sens, et ce sont là les qualités françaises par excellence. Vous me trouvez certainement assez avantageux de vous étaler de pareilles déclarations de but en blanc ; mais vous voulez mon histoire : consentez à ce que j’éclaire le théâtre sur lequel elle va se passer.

Mon père était un homme des plus distingués, excellent officier dans sa jeunesse, assez à la mode, et le bruit de ses aventures a duré longtemps. Entre nous, il avait été plus que bien avec la belle duchesse d’Arcueil, et elle lui donna une grande preuve de dévouement, en le mariant, un peu sur le tard, avec mademoiselle Coëffard, fille d’un entrepreneur célèbre. C’est de là que vient notre fortune, car mon pauvre père avait mangé, et bien mangé, son patrimoine. L’union de mes parents fut médiocrement heureuse, je suis forcé d’en convenir. Cependant le public n’eut jamais la confidence entière de leurs discordes, et, en somme, tout se passa à merveille ; quand ma mère mourut (il y a de cela une quinzaine d’années), mon père alla recevoir son dernier soupir à Plombières, et, depuis, il n’a jamais parlé d’elle que de la façon la plus convenable, je dirai même la plus généreuse.

Pour moi, comme j’étais né avec une complexion délicate et que ma santé exigeait des soins, on m’avait confié, presque dès ma naissance, à une vieille tante, sœur de mon père, madame Louise de Laudon, chanoinesse, qui m’a toujours gâté, dont je dois hériter et que j’aime beaucoup.

Ensuite, vers neuf ans, je fus mis au collége. C’est, à mon sentiment, une chose excellente que ce contact hâtif avec la vie pratique. Les enfants apprennent d’abord, dans nos grands établissements d’instruction, à voir l’existence comme elle est. Ils sont là, pêle-mêle avec des camarades appartenant à toutes les classes de la société ; ils assistent, sans s’en rendre compte, au petit spectacle, à la comédie des ruses, des vices ; ils sont victimes, ils sont trompés, ils sont battus… ils sont vainqueurs et oppresseurs à leur tour. Ils apprennent à se défier, à comprendre ce que parler veut dire, et l’expérience (la science la plus précieuse et la plus nécessaire de toutes), ils l’acquièrent à leurs dépens, avant d’avoir de la barbe au menton. Je vous dis là les choses comme elles sont et sans vous aligner des phrases ; je vous indique l’avantage effectif et inappréciable de la vie des lycées, et vous fais grâce des tirades sur les amitiés d’enfance, sur le mélange heureux des castes différentes, etc., etc., toutes déclamations privées de vérité. Mais, afin d’en arriver au point suprême, tenez pour certain que c’est à l’éducation publique que nous, Français, nous devons le trait principal de notre caractère moderne, celui qui nous suit de l’enfance à la tombe, la peur horrible de passer pour dupes, et la résolution bien arrêtée de tout faire au monde afin d’éviter un pareil malheur.

Quand j’eus terminé mes études, je dois avouer que je ne savais pas grand’chose de précis ; je possédais seulement une idée générale de toutes les questions, et, ce qui me paraît suffisant pour un homme du monde, j’apercevais des lueurs de tout qui me permettaient d’en causer et me mettaient même en état, pour peu que le cœur m’en dît, d’approfondir un jour, à mon gré, tel ou tel point, au moyen de la lecture des journaux et des revues. Il n’en faut pas davantage chez un esprit généralisateur, comme est le mien, et je dois dire qu’après avoir complété mon éducation par les moyens que je viens de vous indiquer, je me trouve aujourd’hui fort compétent en matière de philosophie politique et sociale, et capable de raisonner sur les arts avec originalité.

Mon père, que j’aimais infiniment, était doué de trop de tact pour se mêler de ma conduite. Il m’avait fait arranger, au rez-de-chaussée de l’hôtel, un délicieux appartement et m’y laissait complétement libre ; il avait ses affaires, j’avais les miennes ; jamais il ne m’a refusé d’argent, et, quand nous étions à Paris, l’un et l’autre, nous dînions assez souvent ensemble.

Bien qu’il ne voulût pas se montrer officiellement dans la direction de ma vie, mon père, cependant, y joua quelque rôle, par cela seul qu’il me confia aux soins intelligents de notre cousin de Hautebraye, un des hommes les plus sérieux que j’aie jamais rencontrés.

Celui-ci me dit :

— Vois-tu, Louis, je ne te ferai pas de capucinades. Il faut comprendre la vie comme elle est. Tu as une belle fortune. Amuse-toi, mais ne la mange pas. Ne commets pas la sottise immense d’entrer dans la vie active par les grandes portes pourvues sur leurs frontons d’inscriptions comme celles-ci : École militaire ; Ponts et chaussées ; Affaires étrangères ; Magistrature. Cela te mènerait tout simplement à être capitaine à quarante ans, à pleurer pour la croix et à servir de volant à une certaine quantité de raquettes maniées par un plus ou moins grande nombre de pleutres, tes supérieurs éternels, et, de plus, chaque révolution nouvelle t’accuserait d’avoir dévoré la sueur du peuple. Pas de ces sottises-là ! Je vais te faire recevoir aux Moutards. Tu y trouveras des gens qui te présenteront à ce qu’il importe de connaître. Dîne avec tout le monde, soupe avec tout le monde. Ne sois pas trop sage, cela ennuie ; ne sois pas vicieux, cela effraye ; ne sois pas spirituel à tout propos, cela blesse ; impose de suite l’idée que tu n’es pas facile à attraper, cela donne un air capable ; et puis laisse venir. Mais, pour rien au monde, ne t’engage avec un parti politique ; tu te casserais le cou. Sois légitimiste avec modération ; les républicains aiment assez cela.

Hautebraye me mena chez madame Olympe Berbier. Elle avait alors pour ami principal un immense Américain qu’on appelait Buffalo. Dieu ! que nous avons fait de bonnes parties dans cette maison ! Un soir, il fallut appeler la patrouille pour mettre dehors un prince japonais qui ne voulait pas s’en aller. J’étais honnêtement féru de la sublime Olympe, d’autant qu’il est de fait qu’elle me préférait, et je ne sais vraiment pas où cette histoire-là m’aurait pu conduire, malgré les avertissements de mon cousin, si la dame ne s’était avisée, un matin, de venir chez moi tout en larmes, parce que, me disait-elle, son propriétaire la menaçait de saisir ses meubles. Elle voulait quinze mille francs.

Elle prétendait que Buffalo s’était brouillé avec elle à cause de moi et que je la réduisais à la misère. D’abord, j’en conviens, je fus ému du désespoir de madame Berbier, sans compter qu’elle était adorable au milieu de ses larmes ! Heureusement, j’eus peur d’être attrapé ; cette réflexion me remit dans mon bon sens. Je consolai la belle de mon mieux ; je lui promis de songer à sa demande et de lui remettre ma réponse dans la journée. Elle me le fit jurer et me dit adieu. Ma foi ! savez-vous ce que j’imaginai ? Je lui envoyai un bouquet de roses blanches ! Le soir, je racontai mon aventure au club et j’en eus un vrai succès. La pauvre Olympe reçut le lendemain une avalanche de fleurs de tous ses amis. Il n’en est pas moins certain qu’elle ne m’avait pas menti ; mais comment distinguer le vrai du faux ?

La vie élégante ne donne pas seulement à l’intelligence cette netteté, cette précision, cette sûreté du jugement dont les gens du monde ont seuls l’usage, elle fournit surtout les moyens d’apprécier les choses à leur valeur véritable et de ne rien surfaire. C’est par là qu’on ôte aux passions ce qu’elles ont d’aveugle et d’entraînant. Vous souriez et pensez que je m’amuse à manier des paradoxes ? En aucune façon, je vous jure ; je parle très-sérieusement, ainsi que vous allez en juger par mon exemple. Vous comprenez à peu près dans quel monde féminin j’étais lancé. Il ne se peut rien voir de plus raffiné. Eh bien ! qu’en résulta-t-il pour moi comme pour mes pareils ? Que, dès notre plus jeune âge, nous avons été bronzés, trempés dans les eaux du Styx et rendus tous aussi incapables de subir les séductions de l’amour que les plus rigides parmi les pères du désert. Le diable qui tenta saint Antoine perdrait avec nous son latin, son grec et même son hébreu, et sa mise en scène et son petit ballet feraient, je vous le jure, un fiasco des plus misérables. Pourquoi ? Parce que nous connaissons les femmes ; toutes les candeurs du monde n’ont rien pour nous séduire, sachant ce qui réside au fond, et notre imagination éclairée a giorno ne nous égare dans les ténèbres d’aucune illusion.

Ce que je dis de l’amour, je le dis du jeu. Fort peu de nos amis se mettent au tapis vert par passion ; je n’en connais même pas de cette espèce ; on joue parce qu’il faut jouer, parce que c’est reçu ; ce ne serait plus reçu que personne ne jouerait, absolument comme, à des époques nécessaires, il est de bon goût de se battre et de bon goût de ne se battre pas. Vous m’objecterez que, chaque année, un certain nombre de pigeons se font plumer. Que voulez-vous que je vous réponde ? Ce sont des idiots, il y en a toujours ; ils se sont laissé attraper ; ils méritent leur sort ; ce dont je puis vous répondre, c’est qu’ils n’ont pas la passion du jeu.

J’ai vécu, ainsi que je vous le dis, fort paisiblement pendant quelques années. Je ne prétends pas avoir compté parmi les hommes vraiment forts, qui savent réduire les autres à les servir ; en réalité, je n’avais pas besoin d’éveiller en moi de si grandes facultés, n’ayant aucun motif d’en faire l’application ; je ne me vante pas d’avoir tenu le premier rang parmi les illustres, mais je n’ai pas non plus été relégué au dernier ; on me compte ; enfin je suis quelqu’un ; mon opinion a du poids au club, et un cheval dont je parle mal n’est pas coté haut dans les paris, si ce n’est par les entêtés. Si j’avais voulu m’appliquer à quelque chose, à je ne sais quoi, j’ai une vague idée que j’y aurais réussi tout aussi bien que la bonne moyenne des gens ordinaires. Car, vous le remarquerez, je suis absolument libre de tout enthousiasme pour quoi que ce soit au monde ! Je considère hommes, femmes, choses et idées, comme à peu près également indifférents, sauf l’usage qu’on en veut faire, et c’est, à mon sens, un grand élément de triomphe que de voir bien juste et froidement. Il n’y a pas de danger que je m’emporte !

En somme, n’éprouvant rien qui me pressât de me mettre en scène, je n’ai rien fait, et il ne m’est rien arrivé depuis que je suis au monde. J’ai beaucoup examiné, quelque peu réfléchi, point agi. Aller au club, en revenir, quelques déplacements de chasse, tous les ans quelques mois d’habitation chez moi, en province, je ne me vois aucun incident digne de mémoire dans les années qui ont précédé celle-ci. Je n’étais même jamais sorti de France ; à quoi bon ? Paris ne contient-il pas tout ? La fantaisie que je me passe en ce moment, et qui me vaut le plaisir de souper avec vous, est la première de ce genre depuis que j’existe, et je vous dirai tout à l’heure à quelle cause elle doit la naissance.

Au commencement de l’hiver dernier, je me suis trouvé, pour la première fois de ma vie, dans une situation désagréable. D’abord je m’aperçus, et, après examen, il me fallut bien le constater, que ma fortune se dérangeait. Cela me surprit ; je n’avais rien fait absolument qui dût me préparer à cette découverte. Vous savez que je n’ai pas de passions. Néanmoins je vérifiai que j’avais perdu quelques paris qui ne laissaient pas que d’être assez considérables ; que le whist de chaque soir, whist très-bourgeois et très-paisible, m’avait emporté une assez grosse somme ; que, tout en me rendant un compte parfait du manége de Flora Mac-Ivor et en n’étant nullement sa dupe, je lui avais donné depuis trop mois beaucoup plus que je ne l’aurais soupçonné, et qu’enfin Hautebraye, à qui je croyais avoir emprunté quelque argent, m’en devait.

Je lui en parlai, et il en résulta entre nous une discussion d’autant plus désagréable, que je crus m’apercevoir qu’il m’exploitait. Il n’en était rien ; j’en ai acquis la certitude. Ce serait plutôt moi qui, à certains égards, aurais abusé de son extrême candeur en bien des choses, car je suis infiniment plus fort que lui ! Mais vous comprenez que, du moment où l’on se croit trompé, on devient furieux. Nous eûmes donc une prise terrible et nous restâmes brouillés !

Ma vie se trouvait ainsi désorganisée, quand il m’arriva une autre histoire. Jean de Gordes, sans vouloir écouter personne, épousa cette danseuse des Délassements-Comiques que toute l’Europe connaît sous le nom de Saute-Ruisseau. N’allez pas vous imaginer qu’il était amoureux d’elle ! D’abord elle n’est rien moins que jolie, légèrement gâtée par la petite vérole, et je luis vois, haut la main, trente-sept ans ; mais mon pauvre ami avait là ses habitudes, et je crois, sans en être sûr, qu’elle lui avait fait signer des billets pour une grosse somme. Ces raisons n’empêchèrent pas le duc, l’oncle de Jean, d’entrer dans une sacro-sainte fureur. On s’en prit à moi, comme confident intime du coupable, parce que je ne l’avais pas détourné de cette sottise, et surtout parce que je n’avais pas prévenu la famille. La vérité est que l’événement n’étonna personne plus que moi ; Jean ne m’avait rien confié de ses intentions, et, depuis plus d’un mois, Saute-Ruisseau, prudemment, m’avait, par un billet de l’orthographe la plus précieuse, interdit de jamais mettre les pieds chez elle.

Cette catastrophe, les ennuis qui m’en arrivèrent, ma querelle avec Hautebraye, le dérangement de mes affaires, ce n’était pas encore assez ; il fallut que mon père mourût. J’en éprouvai le plus grand chagrin que j’aie eu de ma vie. C’était le meilleur des hommes, le plus gai, le plus facile à vivre ; toujours amusant et si peu poseur ! Je suis resté, sans le quitter d’une minute, près de son lit pendant les trois derniers jours. Je le vois encore étendu sur ses oreillers, avec cette tête toujours belle, toujours intelligente, si fine, et… ma foi ! C’était un vrai gentleman !

L’avant-veille de sa mort, il me fit signe des yeux de me pencher vers lui. Il ne parlait plus guère et ne pouvait pas élever la voix.

— Louis, me dit-il, on a de la religion ou on n’en a pas. Envoie Poinsot me chercher un abbé quelconque.

Comme il vit que les larmes me gagnaient, il ajouta :

— Voudrais-tu que je finisse autrement que je n’ai vécu ? Suis-je ou non un homme comme il faut ?

J’envoyai Poinsot à la paroisse. Il ramena presque aussitôt un jeune prêtre d’une bonne tenue, que je laissai avec mon pauvre père.

Au bout d’une demi-heure, l’abbé sortit de la chambre et je me contentais de le saluer, pensant que nous n’aurions rien à faire ensemble, quand, après une certaine hésitation, il s’arrêta, et me conduisant dans l’embrasure d’une fenêtre :

— Monsieur, me dit-il, voulez-vous me permettre de vous demander votre concours dans l’intérêt de votre père ?

Je fus étonné et mis en défiance par ce début. Cependant je m’inclinai.

— Votre père, continua l’abbé, est un homme meilleur et il a plus de cœur qu’il ne le croit. Malheureusement, il ne sait rien de sérieux, et le moment où il est arrivé…

Il me regarda d’un air grave. Je baissai les yeux et me sentis mal à l’aise. C’est extraordinaire comme ces gens-là ne respectent rien et ne veulent pas être simples !

— Que puis-je en ceci ? lui dis-je un peu sèchement.

— Je voudrais que vous lui parliez de votre mère, me répondit-il.

C’était fort délicat, et je fus choqué de cette intervention d’un étranger dans nos affaires de famille. Il dut me trouver froid ; il me salua et sortit.

Mon père était assez tranquille.

— Je crois, murmura-t-il à mon oreille, avoir accompli ce qui se doit en pareille circonstance. L’abbé reviendra ce soir et je serai en règle. Je t’assure que j’en suis bien aise. Maintenant, laisse-moi te donner un conseil, Louis. Veux-tu me croire ?

— Très-volontiers, répliquai-je.

— Ne t’avance pas trop, continua-t-il, avec une ombre de sourire où se reflétait encore son charmant esprit. Eh bien ! donc, quand tu seras marié, tâche de ne pas faire trop de sottises, hein ? parce que, vois-tu…

Il n’en dit pas davantage, et, depuis ce moment, il ne me prononça plus mot.

J’eus la douleur de le perdre. Je me trouvai dans une disposition tout à fait nouvelle, ne sachant que faire, ni de moi-même, ni de mon temps. Je n’avais nulle envie de retourner au club où j’avais jusqu’alors passé ma vie, et, les premières semaines écoulées, quand je sentis qu’il fallait pourtant reprendre à quelque chose, je ne trouvai que le vide. Le matin, je fumais deux ou trois cigares, je lisais un ou deux journaux, je m’habillais, je sortais, j’errais de droite et de gauche. Je ne savais personne que j’eusse la moindre envie de regarder.

Ce fut dans cette triste disposition qu’un jour je rencontrai Gennevilliers. Je l’avais connu au club quelques années auparavant ; mais il n’y venait presque plus depuis son mariage et s’était fait nommer député. Il m’emmena chez lui et me présenta à sa femme.

La semaine suivante, j’y dînai. Il n’y avait personne ; je passai la soirée là. Certainement, un mois auparavant, je m’y serais fort ennuyé ; je ne sais comment, le temps ne me parut pas trop long et je me trouvai bien. Gennevilliers n’a pas précisément ce qu’on peut appeler de l’esprit ; mais on aperçoit en lui de la bonté. La politique est sa grande affaire. Il prétend que, si l’on n’y prend garde, la société est en train de se perdre. Il s’occupe d’un tas de choses auxquelles je n’avais jamais songé. Il parle bien et, en somme, est intéressant. Je crois qu’il a pour moi la plus sincère amitié et je la lui rends. Ce qui est également vrai, c’est que je ne saurais plus vivre sans lui et sans sa femme.

Ah ! quant à elle, croyez-moi, c’est une perle ! Je ne sais pas s’il existe ou non, dans le monde, beaucoup de personnes qui lui ressemblent ; vous savez que j’y ai peu vécu ; ce n’est pas l’usage parmi mes contemporains ; mais si madame de Gennevilliers n’est pas unique dans son espèce, il faut avouer que notre nation se montre bien admirable encore ! Lucie est jolie à ravir, blanche, fraîche, délicate comme une fleur ; les plus beaux yeux et les plus sincères, les plus candides ! Je ne sais comment je m’y prendrais pour lui dire un seul mot qu’elle ne voudrait pas entendre. Elle s’unit à tout ce que pense son mari et se passionne pour ses idées, non comme une prophétesse qui entraîne, ce qui accuserait beaucoup de force et peu de grâce ; mais comme une ravissante disciple ! Elle est très-élégante dans ses habitudes, dans ses toilettes, dans l’aménagement de sa maison, et un ordre merveilleux règne autour d’elle ; il semblerait que les choses se classent et s’accommodent ainsi toutes seules, par la seule vertu de sa présence. Je ne lui ai jamais vu déployer, si peu que ce soit, la pédanterie de la ménagère. Ses enfants sont doux, paisibles, bien élevés, et elle ne gronde jamais. Quand je dis qu’elle ne gronde jamais, cela ne s’étend pas à moi, qu’elle gronde assez souvent, et elle me réduirait au désespoir si son mari ne venait à mon aide et ne me défendait pas.

Je suis amoureux d’elle, il n’y a pas de doute ; mais comme je serais fâché qu’elle le fût de moi ! Pauvre enfant ! Ce serait le plus grand malheur qui pût nous arriver à l’un et à l’autre ! Je m’arrange de façon à ce que rien de semblable ne se produise, et j’évite avec le plus grand soin de la voir seule, hormis les circonstances où il ne saurait en résulter aucun inconvénient. D’ailleurs, avec sa droiture extrême, elle est prudente, elle connaît le monde, et, je le vois, elle ne veut rien risquer. Mon existence a pris ainsi une direction nouvelle.

Quand je suis à Paris, je passe à peu près chaque soirée chez Gennevilliers. Lucie et lui m’engagent à me préparer à la vie publique ; ils entendent, sur ce point, les choses autrement que je ne le faisais. Je croyais suffisant de me laisser nommer à une position quelconque, soit par les électeurs, soit par le gouvernement. Avec mon bon sens naturel et mes connaissances générales, j’étais assez sûr de me bien tirer de tout. Ils pensent différemment, et quand je leur ai exposé mon système, qui est universellement admis et pratiqué, Gennevilliers a souri avec amertume et Lucie s’est indignée.

— Monsieur de Laudon, m’a-t-elle dit, ce sont des sophistes comme vous qui perdent et ruinent tout !

— Ma chère amie, a interrompu Gennevilliers, ce sont les prédicateurs comme vous qui font les hérétiques obstinés.

Je me suis défendu quelque temps ; mais, comme mes moments sont peu précieux, qu’ils me pressaient beaucoup et que j’avais peur de tomber dans la mésestime de Lucie, je me suis mis peu à peu à examiner de plus près certaines questions ; Gennevilliers m’a offert d’assez gros livres ; et, comme Lucie souriait en me les voyant prendre et jurait que je ne les lirais pas, je me suis piqué d’honneur ; j’en ai parcouru quelques pages, et il est de fait que je ne m’ennuie plus autant. Je me surprends même çà et là à étudier pour le plaisir de le faire, indépendamment de la gloire de défendre ma science contre la taquinerie mutine de madame de Gennevilliers.

Elle a passé une partie de son enfance à Naples. Depuis son mariage, elle a fait conjugalement un voyage en Espagne, un autre en Orient ; maintenant elle est en Suisse. J’ai remarqué que d’avoir vu beaucoup de singularités a certainement implanté quelques idées originales dans cette petite tête, et, bien que toujours convaincu que tout est dans tout, et que la meilleure cervelle du monde peut avoir la somme de ses mérites pleinement épanouis sans s’être fait chauffer par des soleils différents, je ne suis pas fâché de me mettre au pair avec Lucie et de lui arracher cette supériorité factice qu’elle m’impose. D’ailleurs, j’étais heureux de l’accompagner cette année pendant une partie du chemin. Maintenant, je vais connaître Milan, je me rendrai à Durbach et visiterai, en allant et revenant, ce côté de l’Allemagne ; l’année prochaine, je serai en Égypte, et, sans en rien dire, vous me voyez résolu à pousser jusque dans l’Inde, afin d’avoir le plaisir, le reste de mes jours, d’offrir de temps en temps, à ma persécutrice, une historiette qui commencera par ces mots : « Lorsque j’étais à Bombay », ou bien : « L’usage des habitants de Ceylan est de… ». Par ce moyen, je me mettrai au moins au pair avec elle et je vivrai tranquille.

Je ne sais pas si, vous autres, vous comprendrez qu’avec cet amour, tel qu’il est, je m’estime fort heureux. Il faut savoir que les Français sont de tous les peuples du monde celui qui se contente à moins de frais. Les Anglais, les Allemands, les Italiens vont courir les terres et les mers pour gagner de grosses fortunes. Dans ce genre de turbulence, les Américains tiennent école. Il se peut que ces aventuriers réussissent, mais souvent aussi ils échouent, et, dans tous les cas, la plus grande partie de leur existence se passe à être ballotés d’incertitudes en périls et de périls en chocs violents. Cela leur plaît et nous est odieux. Aussi, nous voyez-vous, dans toutes les classes, constamment soucieux de nous arranger une bonne petite médiocrité héréditaire. Le paysan s’occupe beaucoup moins d’améliorer son sort, en risquant un peu de ce qu’il a, que de trouver une cachette sûre pour y enfouir et conserver son mince trésor. L’homme de catégorie moyenne a végété sa vie entière, afin de devenir juge en province ou médiocre employé ; mais il prépare obstinément ses fils à l’imiter, en vue de la retraite, aussi certaine que misérable, au moyen de laquelle lui et eux termineront leur carrière. Un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras, et c’est pourquoi vous me voyez enchanté de moi-même et des autres.

Ici Laudon frappa sur le genou de Lanze d’un air amical et déclara son histoire terminée.


CHAPITRE HUITIÈME

Le jeune voyageur anglais, voyant Laudon considérer Lanze d’un air assez triomphant, lui dit avec douceur :

— Seriez-vous disposé à vous formaliser, si j’ajoutais à votre récit biographique un petit bout de commentaire ?

— Personne n’est moins susceptible que moi, et je me livre pieds et poings liés à vos piqûres.

— Mon intention n’est pas de vous martyriser ; seulement, comme je suis étranger, ainsi que vous l’avez remarqué vous-même avec infiniment de vérité, il est naturel que je considère sous un jour qui m’est particulier plusieurs faits que vous apercevez sous un autre, et de là il résulte que ce qui vous paraît rose me semble noir.

— Dites-moi donc votre avis sur moi-même sans plus de préambule, puisque c’est de moi qu’il s’agit !

— Pas du tout ! Il s’agit de l’espèce à laquelle vous appartenez, et nullement de l’individu. Je remarque que le grand pivot de l’existence française roule sur la peur d’être attrapé ; attrapé par les hommes, attrapé par les sentiments, attrapé par les passions. En un mot, vous voulez tous être de subtils personnages auxquels personne ni rien au monde ne saurait en faire accroire. À cet effet, vous trouvez fort à propos d’enlever à l’enfance sa candeur, à la jeunesse sa confiance, à l’âge fait son enthousiasme, et comme, naturellement, étant gens d’esprit et d’exécution, vous réussissez dans la tâche que vous avez entreprise, tout ce qui est humain dans votre âme se trouve arraché, flétri ou mutilé, et fait place à une sorte de sagesse en métal de composition dont on ne saurait dire au juste si c’est de l’alfénide ou du similor. Ceci m’explique pourquoi vous coupez le cou à vos monarques naturels et chassez vos princes héréditaires, afin de vous remettre pieusement aux mains du premier venu.

Ceci m’explique encore pourquoi, étant constamment sur vos gardes, vous êtes le pays où les fraudes de toute espèce réussissent le mieux, pourvu toutefois qu’elles s’appuient sur l’absurde. Outre que l’intéressante assemblée des fripons de l’Europe n’a pas une meilleure auberge que votre capitale, je ne vous rappellerai pas qu’il y a un certain nombre d’années, cette même capitale, Paris, la ville éclairée par excellence, n’a pas douté pendant plusieurs semaines qu’on avait découvert des hommes dans la lune ; mais je vous remettrai en mémoire qu’avant-hier, votre Académie des sciences, réunion d’hommes graves ou qui pourraient l’être, s’occupait à examiner l’authenticité d’un certain nombre de manuscrits, parmi lesquels il s’en trouvait de la main de Salomon.

Vous-même, et vous me pardonnerez de vous citer en compagnie d’aussi illustres exemples auxquels on ne saurait être associé sans gloire, vous-même, à quoi cela vous a-t-il servi de ne croire ni à l’amitié, ni à l’amour, ni à rien ? Cela vous a servi d’être dupé par votre cousin, dupé par mademoiselle Flora Mac-Yvor, dupé par M. Jean de Gordes, et vilipendé par l’aimable Saute-Ruisseau qui est marquée de la petite vérole. À la vérité, vous avez échappé au ridicule de prendre au sérieux l’autorité de monsieur votre père, que vous aimiez cependant beaucoup, et surtout l’abbé ne vous a pas pris sans vert, quand il a essayé de vous faire rentrer en vous-même. Vous avez échappé, dis-je, à ces périls avec une adresse qui me fait vous absoudre d’avoir perdu tant d’argent au club sans aimer le jeu.

— Ce petit discours vaut son pesant de persiflage, s’écria Laudon en riant aux éclats, et il est d’autant plus méchant que j’y prête ; mais vous avez tort de me croire incapable de me ressentir de l’amour. Qu’est-ce donc que mon sentiment pour madame de Gennevilliers ?

— Si c’était de l’amour, vous commenceriez par vous en taire ; mais là je retrouve encore une de ces irrégularités qui nous étonnent, nous autres étrangers. Les mots, chez vous, n’ont plus leur sens vrai. Vous n’êtes pas du tout amoureux de la femme de votre ami, et même, comme vous l’expliquez fort bien, vous seriez désolé de l’être. Ce que vous ressentez pour elle, c’est l’affection douce et tendre qu’une aimable personne fait naître, et qui a tous les droits de s’appeler amitié. Mais, justement, vous autres Français, vous avez émis cet axiome : « Il n’y a pas d’amitié possible entre homme et femme. » Ce qui revient à proclamer que tous les messieurs que vous rencontrez dans un salon ont sur la maîtresse du logis, pour peu qu’elle soit jeune, les prétentions les plus étendues, ou, ce qui est beaucoup plus vrai, prétendent se réserver le droit de les avoir s’il leur convient ; on n’use pas de cette prérogative ; ces redoutables séducteurs sont les meilleures gens du monde et, souvent, les amis les plus réels et les plus solides ; mais, que voulez-vous ? Il faut avoir l’air vainqueur, et les bonnes gens répéteront l’axiome national et l’approuveront devant leur victime, très-rassurée, avec une naïveté dont ils ne jouissent pas ; et voilà pourquoi et comment vous êtes amoureux de madame de Gennevilliers.

Laudon leva les épaules.

— Je l’avais prévu ! s’écria-t-il, je vous l’avais dit ! Il y a dans tout ceci des nuances, des délicatesses extrêmes, qu’un Français seul peut saisir !

— C’est mon avis, répliqua l’inexorable Nore ; et, maintenant, allons nous coucher. Il est trois heures du matin.

Les voyageurs gagnèrent leurs lits, où ils dormirent fort bien jusque vers neuf heures. Alors ils se levèrent. La matinée était ravissante. Un vent tiède courait sur les eaux du lac et les fronçait par grandes ondes. En haut du ciel, à peine quelques petits nuages blancs floconneux dormaient au sein de l’azur, et, dans tous les arbres fleuris des rivages, les oiseaux menaient un tel train de chants, de gazouillis, de trilles précipités et de cris aigus, chacun y était si affairé, volant et se mêlant aux bandes tumultueuses, qu’évidemment c’était le jour des demandes en mariage dans ce petit monde de vagabonds.

Après avoir bouclé leurs valises, les trois calenders prirent congé les uns des autres. Nore, ayant décidé qu’il accompagnerait Laudon, partit avec lui pour Milan, et Lanze continua solitairement sa route vers Florence. Quand il se trouva seul, ses pensées reprirent leur cours naturel. L’attraction que les esprits de ses compagnons avaient exercée sur le sien cessa de se faire sentir. Il retomba dans une mélancolie sombre, et il arriva dans cette ville misérable, résolu à faire son devoir, ne prenant aucun plaisir ni à la vie, ni à son art, ni à rien.

Il était installé à l’hôtel depuis deux jours, tâchant de s’occuper de ses travaux, quand un matin, en traversant une rue, il s’entendit appeler d’une voix forte, et, se retournant, il aperçut à dix pas de lui le prince Ernest de Burbach, frère de son souverain. Comme il mettait le chapeau à la main et s’avançait avec un sourire respectueux mais contraint, Son Altesse, qui donnait le bras à un gros homme assez commun, lui cria :

— Qu’est-ce que tu fais ici ? Je n’imagine pas que notre despote t’ait chassé du pays pour ton libéralisme ? Tu ne te mets pas dans des cas pareils, ni toi ni ton bonhomme de père ? Tenez, Franier, voulez-vous un type accompli de codin, de réactionnaire, d’ultra, d’aristocrate, d’écrevisse humaine, bref, de cette espèce, quel que soit le nom qu’on lui donne, dont toutes les pensées marchent à reculons ? Laissez-moi, dans ce cas, vous présenter M. Conrad Lanze, fidèle sujet et serviteur dévoué de Jean-Théodore, principicule de Wœrbeck-Burbach ! Conrad, voici M. Symphorien Franier, publiciste du premier mérite, dont le nom ne t’est certainement pas inconnu.

Ce fut précisément parce que ce nom n’était pas inconnu à Conrad, qu’il éprouva un sentiment particulièrement désagréable en voyant le prince en pareille compagnie. Il s’inclina néanmoins, et ôta son chapeau, car, Dieu merci, on a, de tous côtés, vu et éprouvé tant de choses, l’eau bénite s’est trouvée si souvent sans forces, et la flamme de l’enfer a si fréquemment lâché sa proie, que chacun ayant la conviction de ne pouvoir détruire l’autre, si le Saint-Esprit se rencontrait avec l’Esprit malin, tous deux se salueraient.

M. Symphorien Franier offrit un cigare à Lanze qui le refusa, et un autre au prince qui l’accepta, et ce dernier se plaçant entre ses compagnons et les prenant chacun par-dessous le bras, on se mit en promenade.

— Voyons, décidément, Conrad, quand aurons-nous une constitution un peu sensée dans notre pauvre pays ? Ce furent les premières paroles que prononça son Altesse après avoir allumé son trabucco à celui de Franier. Est-ce que mon nigaud de frère ne comprendra jamais que le parlementarisme a fait son temps ? que la démocratie est la seule force existante ? que ce qui n’est pas avec elle est contre elle et sera broyé ? que le temps des petits États est fini, archifini, et que l’avenir appartient aux grandes agglomérations d’intérêts ? Voyons ! il ne comprend donc rien ? C’est donc une brute, que ton honoré maître ?

— Monseigneur, repartit Conrad, si Votre Altesse n’a rien à m’ordonner, je lui demanderai la permission de me retirer.

— Un seul mot ! Pourquoi monsieur mon frère ne répond-il pas à la lettre que je me suis fait l’honneur de lui adresser, par la voie des journaux, en faveur des sociétés ouvrières ?

— Je ne lui ai pas demandé et, dans tous les cas, le prince ne me l’aurait pas dit.

— Tu entends, Franier, ce sont tous des esclaves comme celui-là, dans notre pauvre Burbach !

— Ni monsieur ni moi, répondit Franier en grasseyant, nous ne comprenons pourquoi tu t’emportes. Monsieur Lanze, Wœrbeck est un cœur chaud et vraiment humanitaire ; il ne faut pas lui en vouloir et, d’ailleurs, il a reçu une éducation de prince, c’est-à-dire qu’en quoi que ce soit, il ne connaît la vraie façon de s’y prendre.

On eût asséné à Conrad un coup de poing sur la tête qu’on ne lui eût pas fait éprouver une sensation plus odieuse que celle qui l’envahit en entendant un M. Franier tutoyer le prince. Celui-ci n’eut pas l’air d’en prendre le moindre souci, et le publiciste, comme il l’avait appelé, continua son petit discours conciliant.

— Vous êtes artiste, monsieur ?

— Oui, monsieur.

— Les arts sont la religion de l’avenir ! Quand l’homme se contemple dans sa propre pensée, il voit Dieu et, aussitôt, il se répand en œuvres magnifiques ! Je ne sais si vous êtes de mon avis, mais je boirais volontiers quelque chose.

— Allons boire quelque chose, dit le prince.

Conrad insista pour se retirer, et, malgré les efforts des deux associés, il réussit à se dégager et retourna chez lui. À peine y était-il que le prince Ernest entra dans sa chambre.

Il avait toujours l’air souriant. Cependant il arpentait l’appartement de long en large, et tantôt s’arrêtait devant la pendule, tantôt devant les lithographies ou gravures suspendues à la muraille ; il touchait aussi le sucrier et dérangeait les flambeaux : bref, il avait quelque chose à dire et ne savait comment débuter. À la fin il prit son parti.

— Du diable si je me gêne avec toi ! s’écria-t-il ; je suis venu pour te parler sincèrement, là, et du fond du cœur ! Eh bien, je n’ai plus le sou ! Voilà le grand mot lâché ! Tu entends bien, je n’ai plus le sou, et, de gré ou de force, par contrainte ou par amour, il faut que mon frère ouvre sa bourse ! Tu peux le lui écrire de ma part, et c’est pour t’en informer que me voici.

Conrad ne répliqua pas. Le prince Ernest, se dandinant d’un air gauche et ricanant en tortillant son cigare, poursuivit d’une voix aigre :

— Penses-tu, par hasard, que c’est pour mon plaisir que je me promène avec un citoyen Franier ? As-tu fait attention à ses bottes ? Elles ont déjà été usées par deux de ses amis et ne sont à lui qu’en troisièmes noces ! Mais il me faut de l’argent, et quand ces deux syllabes il faut se glissent quelque part, on obéit, mon pauvre Conrad !

— Je ne vois pas en quoi les bottes de M. Franier pourraient donner à Votre Altesse ce qui lui manque.

— Ni moi non plus, mais le journal dudit monsieur et la bande de coquins attachée à ses talons ne sont pas des alliés à mépriser ; et Conrad, je veux que le diable m’étrangle si je ne cours pas aux dernières extrémités, plutôt que de continuer à vivre comme je le fais ! Ne prends pas mes menaces pour vaines ! Garde-toi de les mépriser ! ajouta-t-il en levant le bras et devenant rouge comme un coq. J’ai des accointances plus puissantes que tu ne peux le croire ! On me fait, de bien des endroits, deux entre autres, des offres qui, si je les accepte, me donneront une situation bien autre que celle d’un faquin de petit dynaste comme mon frère !

— Alors, pourquoi Votre Altesse ne les accepte-t-elle pas ?

— Tu me demandes pourquoi je veux épuiser les moyens de conciliation avant de recourir à des moyens…, mais, là, des moyens qui ne vous feraient pas rire, vous autres ? Eh bien ! je te réponds que c’est parce que je mettrai jusqu’à la dernière heure le bon droit et les formes de mon côté. Finissons-en ! Tiens ! Écris de suite à Théodore ; il n’est que temps ! Qu’on paye mes dettes…, un million ! Quinze cent mille francs pour moi et je me tiens tranquille ! Sinon, prenez garde à vous, vous et bien d’autres !

Là-dessus, le prince Ernest sortit après avoir donné du poing sur la table.

Lanze était indigné, mais non surpris. L’auguste personnage qui venait de l’honorer de sa visite, de ses confidences et de ses commissions, lui était connu de tout temps. Il crut utile d’avertir son souverain de ce qui se passait et se montra ainsi messager diligent, bien qu’avec de tout autres intentions que celles dont son interlocuteur eût souhaité lui donner l’intelligence. Mais aucune amitié ne pouvait se rétablir jamais entre un Lanze et le prince Ernest. Le vieux docteur y avait mis bon ordre, dès longtemps, pour lui-même et son fils, au moyen d’une démonstration scientifique.

Un soir qu’au palais, le rejeton mal venu de la maison régnante avait, dans une scène violente, pris le serviteur de la famille au collet et l’avait secoué comme un prunier dans la saison des fruits, le savant rentré chez lui et en possession plénière de son sang-froid, de sa robe de chambre et de sa pipe, avait dit à Conrad :

— Je suis ravi de ce qui vient d’arriver ! Quelle manifestation irréfragable de l’atavisme ! Malheureusement, la qualité du sujet s’oppose à ce que j’en fasse l’objet d’une communication à la Revue médicale ! Pendant que je me colletais avec ce jeune énergumène, je fus frappé de lui voir absolument les mêmes yeux qu’au portrait de son infâme trisaïeul maternel, Jérôme Weiss, devenu landgrave de Hütten pendant la guerre de Trente ans, mais qui n’était qu’un pandour, et, sur cette indication précieuse, je lui ai retrouvé, pendant que je rajustais mon habit, les contours de la bouche et la forme du menton de sa quadrisaïeule, Philippine Hartmann, la fille du cordonnier, si lamentablement épousée par amour, et dont son mari ne légitima les enfants qu’à force d’argent prodigué aux conseillers auliques !

Cette doctrine avait pénétré l’esprit du sculpteur, et il considérait le prince Ernest sous le même jour qu’un tjandala peut l’être par un Hindou. Le misérable est issu de Brahma, sans doute, mais des pieds du Dieu.