Les Plaideurs/Barbin, 1669
uand je lûs les Guêpes d’Ariſtophane, je ne ſongeais guère que j’en duſſe faire les Plaideurs. J’avoue qu’elles me divertirent beaucoup, & que j’y trouvai quantité de plaiſanteries qui me tentèrent d’en faire part au public ; mais c’était en les mettant dans la bouche des Italiens, à qui je les avais deſtinées, comme une choſe qui leur appartenait de plein droit. Le juge qui ſaute par les fenêtres, le chien criminel & les larmes de ſa famille me ſemblaient autant d’incidents dignes de la gravité de Scaramouche. Le départ de cet acteur interrompit mon deſſein, & fit naître l’envie à quelques-uns de mes amis de voir ſur notre théâtre un échantillon d’Ariſtophane. Je ne me rendis pas à la première propoſition qu’ils m’en firent. Je leur dis que quelque eſprit que je trouvaſſe dans cet auteur, mon inclination ne me porterait pas à le prendre pour modèle ſi j’avais à faire une comédie, & que j’aimerais beaucoup mieux imiter la régularité de Ménandre & de Térence, que la liberté de Plaute & d’Ariſtophane. On me répondit que ce n’était pas une comédie qu’on me demandait, & qu’on voulait ſeulement voir ſi les bons mots d’Ariſtophane auraient quelque grâce dans notre langue. Ainſi, moitié en m’encourageant, moitié en mettant eux-mêmes la main à l’œuvre, mes amis me firent commencer une pièce qui ne tarda guère à être achevée.
Cependant la plupart du monde ne ſe ſoucie point de l’intention ni de la diligence des auteurs. On examina d’abord mon amuſement comme on aurait fait une tragédie. Ceux mêmes qui s’y étaient le plus divertis eurent peur de n’avoir pas ri dans les règles & trouvèrent mauvais que je n’euſſe pas ſongé plus ſérieusement à les faire rire. Quelques autres s’imaginèrent qu’il était bienſéant à eux de s’y ennuyer & que les matières de palais ne pouvaient pas être un ſujet de divertiſſement pour les gens de cour. La pièce fut bientôt jouée à Verſailles. On ne fit point de ſcrupule de s’y réjouir ; & ceux qui avaient cru ſe déſhonorer de rire à Paris furent peut-être obligés de rire à Verſailles pour ſe faire honneur.
Ils auraient tort, à la vérité, s’ils me reprochaient d’avoir fatigué leurs oreilles de trop de chicane. C’eſt une langue qui m’eſt plus étrangère qu’à perſonne, & je n’en ai employé que quelques mots barbares que je puis avoir appris dans le cours d’un procès que ni mes juges ni moi n’avons jamais bien entendu.
Si j’appréhende quelque choſe, c’eſt que des perſonnes un peu ſérieuses ne traitent de badineries le procès du chien & les extravagances du juge. Mais enfin je traduis Ariſtophane, & l’on doit ſe ſouvenir qu’il avait affaire à des ſpectateurs aſſez difficiles. Les Athéniens ſavaient apparemment ce que c’était que le ſel attique ; & ils étaient bien sûrs, quand ils avaient ri d’une choſe, qu’ils n’avaient pas ri d’une ſottise.
Pour moi, je trouve qu’Ariſtophane a eu raiſon de pouſſer les choſes au-delà du vraiſemblable. Les juges de l’Aréopage n’auraient pas peut-être trouvé bon qu’il eût marqué au naturel leur avidité de gagner, les bons tours de leurs ſecrétaires & les forfanteries de leurs avocats. Il était à propos d’outrer un peu les perſonnages pour les empêcher de ſe reconnaître. Le public ne laiſſait pas de diſcerner le vrai au travers du ridicule ; & je m’aſſure qu’il vaut mieux avoir occupé l’impertinente éloquence de deux orateurs autour d’un chien accuſé, que ſi l’on avait mis ſur la ſellette un véritable criminel & qu’on eût intéreſſé les ſpectateurs à la vie d’un homme.
Quoi qu’il en ſoit, je puis dire que notre ſiècle n’a pas été de plus mauvaiſe humeur que le ſien, & que ſi le but de ma comédie était de faire rire, jamais comédie n’a mieux attrapé ſon but. Ce n’eſt pas que j’attende un grand honneur d’avoir aſſez longtemps réjoui le monde ; mais je me ſais quelque gré de l’avoir fait ſans qu’il m’en ait coûté une ſeule de ces ſales équivoques & de ces malhonnêtes plaiſanteries qui coûtent maintenant ſi peu à la plupart de nos écrivains, & qui font retomber le théâtre dans la turpitude d’où quelques auteurs plus modeſtes l’avaient tiré.
ar Grace & Priuilege du Roy, donné à Paris le
cinquiéme jour de Decembre 1668. Signé, Par le Roy en ſon Conſeil, COVPEAV, Et ſcellé en cire
jaune : Il eſt permis à Claude Barbin Marchand
Libraire à Paris, d’imprimer, ou faire imprimer, vendre & debiter, une Comedie intitulée Les Plaideurs,
durant le temps de cinq années, à commencer du jour
qu’elle ſera acheuée d’imprimer la premiere fois : Et defenſes ſont faites à tous autres Libraires ou Imprimeurs, & autres perſonnes de quelque qualité & condition qu’elles ſoient, d’imprimer, ou faire imprimer,
vendre & debiter ladite Comedie, ſans le conſentement de l’Expoſant, ou de ceux qui auront droict de
luy, à peine aux contreuenans de trois mille liures d’amende, confiſcation des Exemplaires contrefaits, & de tous deſpens, dommages & intereſts, ainſi que
plus au long il eſt porté par ledit Priuilege.
Regiſtré ſur le Livre de la Communauté des Libraires & Imprimeurs, ſuiuant l’Arreſt de la Cour de Parlement. Signé, A. SOVBRON, Syndic.
Ledit Barbin a aſſocié audit Priuilege Gabriel Quinet, auſſi Marchand Libraire, pour en joüir enſemblement, ſuiuant l’accord fait entr’eux.
D A N D I N, Iuge.
L E A N D R E, Fils de Dandin.
C H I C A N N E A V, Bourgeois.
I S A B E L L E, Fille de Chicanneau.
L A C O M T E S S E.
P E T I T I E A N, Portier.
L’I N T I M É, Secretaire.
L E S O V F F L E V R.
a foy ! ſur l’auenir bien fou qui ſe fiëra.
Tel qui rit Vendredy, Dimãche pleurera.
Vn iuge, l’an paſſé, me prit à ſon ſeruice,
Il m’avoit fait venir d’Amiens pour eſtre Suiſſe.
Tous ces Normans vouloient ſe diuertir de nous,
On apprend à hurler, dit l’autre, auec les Loups.
Tout Picard que i’eſtois, i’eſtois un bon Apoſtre,
Et je faiſois claquer mon foüet tout comme vn autre.
Tous les plus gros Mõſieurs me parloiẽt chapeau bas,
Monſieur de Petit Iean ! ah, gros comme le bras.
Mais ſans argent l’honneur n’eſt qu’vne maladie ;
Ma foy, i’eſtois un franc Portier de Comedie.
On auoit beau heurter & m’oſter ſon chapeau,
On n’entroit point chez nous ſans graiſſer le marteau.
Point d’argẽt, point de Suiſſe, & ma porte eſtoit cloſe.
Il eſt vray qu’à Monſieur i’en rendois quelque choſe,
Nous contions quelquefois. On me donnoit le ſoin
De fournir la maiſon de chandelle & de foin,
Mais ie n’y perdois rien. Enfin, vaille que vaille,
I’aurois ſur le marché fort bien fourny la paille.
C’eſt dommage. Il auoit le cœur trop au meſtier,
Tous les jours le premier aux Plaids, & le dernier,
Et bien ſouuent tout ſeul ; ſi l’on l’euſt voulu croire,
Il y ſeroit couché ſans manger & ſans boire.
Ie luy diſois parfois ; Monſieur Perrin Dandin,
Tout franc, vous vous leuez tous les jours trop matin.
Qui veut voyager loin ménage ſa monture ;
Beuuez, mangez, dormez, & faiſons feu qui dure.
Il n’en a tenu conte. Il a ſi bien veillé,
Et ſi bien fait, qu’on dit que ſon timbre eſt broüillé.
Il nous veut tous juger les vns apres les autres.
Il marmote toûjours certaines Patenoſtres
Où je ne comprens rien. Il veut, bongré, malgré,
Ne ſe coucher qu’en Robbe & qu’en Bonnet carré.
Il fit couper la teſte à ſon coq, de colere,
Pour l’auoir éveillé plus tard qu’à l’ordinaire :
Il diſoit qu’vn Plaideur dont l’affaire alloit mal
Avait graiſſé la patte à ce pauure animal.
Depuis ce bel Arreſt, le pauure homme a beau faire,
Son Fils ne ſouffre plus qu’on luy parle d’affaire,
Il nous le fait garder jour & nuit, & de prés.
Autrement, ſeruiteur, & mon homme eſt aux Plaids.
Pour s’échapper de nous, Dieu ſçait s’il eſt allaigre.
Pour moy, ie ne dors plus. Auſſi ie deuiens maigre,
C’eſt pitié. Ie m’étens, & ne fais que baailler.
Mais veille qui voudra, voicy mon oreiller ;
Ma foy, pour cette nuit, il faut que ie m’en donne,
Pour dormir dans la ruë, on n’offenſe perſonne.
Dormons.
y, Petit Iean, Petit Iean.
Il a déjà bien peur de me voir enrumé.
Que diable ! ſi matin que fais tu dans la ruë ?
Eſt-ce qu’il faut toûjours faire le pied de gruë,
Garder toûjours vn homme, & l’entendre crier ?
Quelle gueule ! Pour moy, ie croy qu’il eſt ſorcier.
Bon !
Que je voulais dormir. Préſente ta requête
Comme tu veux dormir, m’a-t-il dit gravement.
Je dors en te contant la choſe ſeulement.
Bonſoir.
Si… Mais j’entends du bruit au-deſſus de la porte.
Petit Jean ! L’Intimé !
Voilà mes guichetiers en défaut, Dieu merci.
Si je leur donne temps, ils pourront comparaître.
Çà, pour nous élargir, ſautons par la fenêtre.
Hors de cour !
Ho ! monſieur ! je vous tiens.
Au voleur ! Au voleur !
Vous avez beau crier.
Main forte ! l’on me tue !
Vite un flambeau ! j’entends mon père dans la rue.
Mon père, ſi matin, qui vous fait déloger ?
Où courez-vous la nuit ?
Et qui juger ? Tout dort.
Que de ſacs ! Il en a juſques aux jarretières.
Je ne veux de trois mois rentrer dans la maiſon.
De ſacs & de procès j’ai fait proviſion.
Et qui vous nourrira ?
Mais où dormirez vous, mon père ?
Non, mon père, il vaut mieux que vous ne ſortiez pas.
Dormez chez vous ; chez vous faites tous vos repas.
Souffrez que la raiſon enfin vous perſuade ;
Et pour votre ſanté…
Vous ne l’êtes que trop. Donnez vous du repos ;
Vous n’avez tantôt plus que la peau ſur les os.
Du repos ? Ah ! ſur toi tu veux régler ton père ?
Crois-tu qu’un juge n’ait qu’à faire bonne chère,
Qu’à battre le pavé comme un tas de galants,
Courir le bal la nuit, & le jour les brelans ?
L’argent ne nous vient pas ſi vite que l’on penſe.
Chacun de tes rubans me coûte une ſentence.
Ma robe vous fait honte : un fils de juge ! Ah ! fi !
Tu fais le gentilhomme. Hé ! Dandin, mon ami,
Regarde dans ma chambre & dans ma garde-robe
Les portraits des Dandins : tous ont porté la robe ;
Et c’eſt le bon parti. Compare prix pour prix
Les étrennes d’un juge à celles d’un marquis :
Attends que nous ſoyons à la fin de décembre.
Qu’eſt-ce qu’un gentilhomme ? Un pilier d’antichambre.
Combien en as-tu vu, je dis des plus huppés,
À ſouffler dans leurs doigts dans ma cour occupés,
Le manteau ſur le nez, ou la main dans la poche ;
Enfin pour ſe chauffer, venir tourner ma broche !
Voilà comme on les traite. Hé ! mon pauvre garçon,
De ta défunte mère, eſt-ce là la leçon ?
La pauvre Babonnette ! Hélas ! lorſque j’y penſe,
Elle ne manquait pas une ſeule audience !
Jamais, au grand jamais, elle ne me quitta.
Et Dieu ſait ſi ſouvent ce qu’elle en rapporta :
Elle eût du buvetier emporté les ſerviettes,
Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes.
Et voilà comme on fait les bonnes maiſons. Va,
Tu ne ſeras qu’un ſot.
Mon père. Petit Jean, ramenez votre maître,
Couchez-le dans ſon lit ; fermez porte, fenêtre ;
Qu’on barricade tout, afin qu’il ait plus chaud.
Faites donc mettre au moins des garde-fous là-haut.
Quoi ? L’on me mènera coucher ſans autre forme ?
Obtenez un arrêt comme il faut que je dorme.
Hé ! par proviſion, mon père, couchez-vous.
J’irai ; mais je m’en vais vous faire enrager tous :
Je ne dormirai point.
Qu’on ne le quitte pas. Toi, L’Intimé, demeure.
Je veux t’entretenir un moment ſans témoins.
Quoi ? vous faut-il garder ?
J’ai ma folie, hélas ! auſſi bien que mon père.
Ho ! vous voulez juger ?
Tu connais ce logis ?
Diantre ! l’amour Vour tient au cœur de bon matin.
Vous me voulez parler ſans doute d’Iſabelle.
Je vous l’ai dit cent fois : elle eſt ſage, elle eſt belle ;
Mais vous devez ſonger que Monſieur Chicaneau
De ſon bien en procès conſume le plus beau.
Qui ne plaide-t-il point ? Je crois qu’à l’audience
Il fera, s’il ne meurt, venir toute la France.
Tout auprès de ſon juge, il s’eſt venu loger :
L’un veut plaider toujours, l’autre toujours juger,
Et c’eſt un grand haſard s’il conclut votre affaire,
Sans plaider le curé, le gendre & le notaire.
Je le ſais comme toi. Mais malgré tout cela,
Je meurs pour Iſabelle.
Vous n’avez qu’à parler, c’eſt une affaire prête.
Hé ! cela ne va pas ſi vite que ta tête.
Son père eſt un ſauvage à qui je ferais peur.
À moins que d’être huiſſier, ſergent ou procureur,
On ne voit point ſa fille ; & la pauvre Iſabelle,
Inviſible & dolente, eſt en priſon chez elle.
Elle voit diſſiper ſa jeuneſſe en regrets,
Mon amour en fumée & ſon bien en procès.
Il la ruinera ſi l’on le laiſſe faire.
Ne connaîtrais-tu pas quelque honnêtre fauſſaire
Qui ſervît ſes amis, en le payant, s’entend,
Quelque ſergent zélé ?
Mais encore ?
Était encor vivant, c’était bien votre affaire.
Il gagnait en un jour plus qu’un autre en ſix mois ;
Ses rides ſur ſon front gravaient tous ſes exploits.
Il vous eût arrêté le caroſſe d’un prince ;
Il vous l’eût pris lui-même ; & ſi dans la province
Il ſe donnait en tout vingt coups de nerf de bœuf,
Pour père pour ſa part en embourſait dix-neuf.
Mais de quoi s’agit-il ? Suis-je pas fils de maître ?
Je vous ſervirai.
Tu porterais au père un faux exploit ?
Hon ! hon !
Tu rendrais à la fille un billet ?
Je ſuis des deux métiers.
Allons à ce deſſein rêver ailleurs.
Qu’on garde la maiſon, je reviendrai bientôt.
Qu’on ne laiſſe monter aucune âme là-haut.
Fais porter cette lettre à la poſte du Maine.
Prends-moi dans mon clapier trois lapins de garenne,
Et chez mon procureur porte-les ce matin.
Si ſon clerc vient céans, fais-lui goûter mon vin.
Ah ! donne-lui ce ſac qui pend à ma fenêtre.
Eſt-ce tout ! Il viendra me demander peut-être
Un grand homme ſec, là, qui me ſert de témoin,
Et qui jure pour moi lorſque j’en ai beſoin :
Qu’il m’attende. Je crains que mon juge ne ſorte :
Quatre heures vont ſonner. Mais frappons à ſa porte.
Qui va là ?
Dire un mot à monſieur ſon ſecrétaire ?
Et monſieur ſon portier ?
Buvez à ma ſanté, monſieur.
Mais revenez demain.
Le monde eſt devenu, ſans mentir, bien méchant.
J’ai vu que les procès ne donnaient point de peine :
Six écus en gagnaient une demi-douzaine.
Mais aujourd’hui je crois que tout mon bien entier
Ne me ſuffirait pas pour gagner un portier.
Mais j’aperçois venir Madame La Comteſſe
De Pimbeſche. Elle vient pour affaire qui preſſe.
Madame, on n’entre plus.
Sans mentir, mes valets me font perdre l’eſprit.
Pour les faire lever c’eſt en vain que je gronde ;
Il faut que tous les jours j’éveille tout mon monde.
Il faut abſolument qu’il ſe faſſe celer.
Pour moi, depuis deux jours, je ne lui puis parler.
Ma partie eſt puiſſante, & j’ai lieu de tout craindre.
Après ce qu’on m’a fait, il ne faut plus ſe plaindre.
Si pourtant j’ai bon droit.
Je m’en rapporte à vous. Écoutez, s’il vous plaît.
Il faut que vous ſachiez, monſieur, la perfidie…
Ce n’eſt rien dans le fond.
Voici le fait. Depuis quinze ou vingt ans en çà
Au travers d’un mien pré, certain ânon paſſa,
S’y vautra, non ſans faire un notable dommage,
Dont je formais ma plainte au juge du village.
Je fais ſaisir l’ânon. Un expert eſt nommé,
À deux bottes de foin le dégât eſtimé.
Enfin, au bout d’un an, ſentence par laquelle
Nous ſommes renvoyés hors de cour. J’en appelle.
Pendant qu’à l’audience on pourſuit un arrêt,
Remarquez bien ceci, madame, s’il vous plaît,
Notre ami Drolichon, qui n’eſt pas une bête,
Obtient pour quelque argent un arrêt ſur requête,
Et je gagne ma cauſe. À cela, que fait-on ?
Mon chicaneur s’oppoſe à l’exécution.
Autre incident : tandis qu’au procès on travaille,
Ma partie en mon pré laiſſe aller ſa volaille.
Ordonné que ſera fait rapport à la cour
Du foin que peut manger une poule en un jour :
Le tout joint au procès enfin, & toute choſe
Demeurant en état, on appointe la cauſe,
Le cinquième ou ſixième avril cinquante-ſix.
J’écris ſur nouveaux frais. Je produis, je fournis
De dits, de contredits, enquêtes, compulſoires,
Rapports d’experts, tranſports, trois interlocutoires,
Griefs & faits nouveaux, baux & procès-verbaux.
J’obtiens lettres royaux, & je m’inſcris en faux.
Quatorze appointements, trente exploits, ſix inſtances,
Six-vingts productions, vingt arrêts de défenſes,
Arrêt enfin. Je perds ma cauſe avec dépens
Eſtimés environ cinq à ſix mille francs.
Eſt-ce là faire droit ? Eſt-ce là comme on juge ?
Après quinze ou vingt ans ! Il me reſte un refuge :
La requête civile eſt ouverte pour moi.
Je ne ſuis pas rendu. Mais vous, comme je voi,
Vous plaidez ?
Je…
Monſieur, tous mes procès allaient être finis ;
Il ne m’en reſtait plus que quatre ou cinq petits :
L’un contre mon mari, l’autre contre mon père,
Et contre mes enfants. Ah ! monſieur ! la miſère !
Je ne ſais quel biais ils ont imaginé,
Ni tout ce qu’ils ont fait ; mais on leur a donné
Un arrêt par lequel, moi vêtue & nourrie,
On me défend, monſieur, de plaider de ma vie.
De plaider !
J’en ſuis ſurpris.
Comment ? lier les mains aux gens de votre ſorte !
Mais cette penſion, madame, eſt-elle forte ?
Je n’en vivrai, monſieur, que trop honnêtement.
Mais vivre ſans plaider, eſt-ce contentement ?
Des chicaneurs viendront nous manger juſqu’à l’âme,
Et nous ne dirons mot ! Mais, s’il vous plaît, madame,
Depuis quand plaidez-vous ?
Depuis trente ans, au plus.
Et quel âge avez-vous ? Vous avez bon viſage.
Hé, quelque ſoixante ans.
Pour plaider.
J’y vendrai ma chemiſe ; & je veux rien ou tout.
Madame, écoutez-moi. Voici ce qu’il faut faire.
Oui, monſieur, je vous crois comme mon propre père.
J’irais trouver mon juge.
Me jetter à ſes pieds.
Je l’ai bien réſolu.
Oui, vous prenez la choſe ainſi qu’il la faut prendre.
Avez-vous dit, Madame ?
Trouver mon juge.
Si vous parlez toujours, il faut que je me taiſe.
Ah ! que vous m’obligez ! je ne me ſens pas d’aiſe.
J’irais trouver mon juge, & lui dirais…
Et lui dirais : Monſieur…
Monſieur, je ne veux point être liée.
Je ne la ſerai point.
Non.
Je plaiderai, monſieur, ou bien je ne pourrai.
Mais…
Enfin, quand une femme en tête a ſa folie…
Fou vous-même.
Madame !
Madame…
Mais, madame…
Veut donner des avis !
Vous me pouſſez.
Vous m’excédez.
Que n’ai-je des témoins ?
Voyez le beau Sabbat qu’ils font à notre porte.
Meſſieurs, allez plus loin tempêter de la ſorte.
Monſieur, ſoyez témoin…
Monſieur, vous l’entendez, retenez bien ce mot.
Ah ! Vous ne deviez pas lâcher cette parole.
Vraiment, c’eſt bien à lui, de me traîter de folle !
Folle ! Vous avez tort. Pourquoi l’injurier ?
On la conſeille.
Oh ! monſieur !
Oh ! madame !
Une crieuſe !
Holà !
Qui n’oſe plus plaider.
Qu’eſt-ce qui t’en revient, fauſſaire abominable,
Brouillon, voleur !
Un ſergent ! un ſergent !
Ma foi, juge & plaideurs, il faudrait tout lier.
ACTE ſecond
Monſieur, encore un coup, je ne puis pas tout faire :
Puiſque je fais l’huiſſier, faites le commiſſaire.
En robe ſur mes pas il ne faut que venir,
Vous aurez tout moyen de vous entretenir.
Changez en cheveux noirs votre perruque blonde.
Ces plaideurs ſongent-ils que vous ſoyez au monde ?
Hé ! lorſqu’à votre père ils vont faire leur cour,
À peine ſeulement ſavez-vous s’il eſt jour.
Mais n’admirez-vous pas cette bonne comteſſe
Qu’avec tant de bonheur la fortune m’adreſſe ;
Qui, dès qu’elle me voit, donnant dans le panneau,
Me charge d’un exploit pour monſieur Chicaneau,
Et le fait aſſigner pour certaine parole,
Diſant qu’il la voudrait faire paſſer pour folle,
Je dis folle à lier, & pour d’autres excès
Et blaſphèmes, toujours l’ornement des procès ?
Mais vous ne dites rien de tout mon équipage ?
Ai-je bien d’un ſergent le port & le viſage ?
Ah ! fort bien.
L’âme & le dos ſix fois plus durs que ce matin.
Quoi qu’il en ſoit, voici l’exploit & votre lettre :
Iſabelle l’aura, j’oſe vous le promettre.
Mais, pour faire ſigner le contrat que voici,
Il faut que ſur mes pas vous vous rendiez ici.
Vous feindrez d’informer ſur toute cette affaire
Et vous ferez l’amour en préſence du père.
Mais ne va pas donner l’exploit pour le billet.
Le père aura l’exploit, la fille le poulet.
Rentrez.
Demandez-vous quelqu’un, monſieur ?
C’eſt un petit exploit que j’oſe vous prier
De m’accorder l’honneur de vous ſignifier.
Monſieur, excuſez-moi, je n’y puis rien comprendre.
Mon père va venir qui pourra vous entendre.
Il n’eſt donc pas ici, mademoiſelle ?
Non.
L’exploit, mademoiſelle, eſt mis ſous votre nom.
Monſieur, vous me prenez pour un autre, ſans doute :
Sans avoir de procès, je ſais ce qu’il en coûte ;
Et ſi l’on n’aimait pas à plaider plus que moi,
Vos pareils pourraient bien chercher un autre emploi.
Adieu.
Ce n’eſt pas un exploit.
Encor moins.
C’eſt de monſieur…
Léandre.
C’eſt de monſieur… ?
À ſe faire écouter : je ſuis tout hors d’haleine.
Ah ! L’Intimé, pardonne à mes ſens étonnés ;
Donne.
Et qui t’aurait connu déguiſé de la ſorte ?
Mais donne.
Aux gens de bien ouvre-t-on votre porte ?
Hé ! donne donc.
Avec votre billet retournez ſur vos pas.
Tenez. Une autre fois ne ſoyez pas ſi prompte.
Oui, je ſuis donc un ſot, un voleur, à ſon compte ?
Un ſergent s’eſt chargé de la remercier,
Et je lui vais ſervir un plat de mon métier.
Je ſerais bien fâché que ce fût à refaire,
Ni qu’elle m’envoyât aſſigner la première.
Mais un homme ici parle à ma fille ! Comment ?
Elle lit un billet ? Ah ! c’eſt de quelque amant.
Approchons.
Le croirai-je ?
Il ſe tourmente ; il vous…
(Apercevant Chicaneau)
fera voir aujourd’hui
Que l’on ne gagne rien à plaider contre lui.
C’eſt mon père ! Vraiment, vous leur pouvez apprendre
Que ſi l’on nous pourſuit, nous ſaurons nous défendre.
Tenez, voilà le cas qu’on fait de votre exploit.
Comment ! C’eſt un exploit que ma fille liſoit !
Ah ! tu ſeras un jour l’honneur de ta famille :
Tu défendras ton bien. Viens, mon ſang, viens ma fille.
Va ! je t’achèterai le Praticien françois.
Mais, diantre ! il ne faut pas déchirer les exploits.
Au moins, dites-leur bien que je ne les crains guère :
Ils me feront plaiſir. Je les mets à pis faire.
Hé ! ne te fâche point.
Adieu, monſieur.
Verbaliſons.
Elle n’eſt pas inſtruite ; & puis, ſi bon vous ſemble,
En voici les morceaux que je vais mettre enſemble.
Non.
J’en ai ſur moi copie.
Mais, je ne ſais pourquoi, plus je vous enviſage,
Et moins je me remets, monſieur, votre viſage.
Je connais force huiſſiers.
Je m’acquitte aſſez bien de mon petit emploi.
Soit. Pour qui venez-vous ?
Monſieur, qui vous honore, & de toute ſon âme,
Voudrait que vous vinſſiez, à ma ſommation,
Lui faire un petit mot de réparation.
De réparation ? Je n’ai bleſſé perſonne.
Je le crois : vous avez, monſieur, l’âme trop bonne.
Que demandez-vous donc ?
Que devant des témoins vous lui fiſſiez l’honneur
De l’avouer pour ſage & point extravagante.
Parbleu, c’eſt ma comteſſe !
Je ſuis ſon ſerviteur.
Monſieur.
Lui doit porter pour moi tout ce qu’elle demande.
Hé quoi donc ? les battus, ma foi, paieront l’amende !
Voyons ce qu’elle chante. Hon… Sixième janvier,
Pour avoir fauſſement dit qu’il fallait lier
Étant à ce porté par eſprit de chicane,
Haute & puiſſante dame Yolande Cudaſne,
Comteſſe de Pimbeſche, Orbeſche, & caetera,
Il ſoit dit que ſur l’heure il ſe tranſportera
Au logis de la dame, & là, d’une voix claire,
Devant quatre témoins aſſistés d’un notaire,
Zeſte ! ledit Hiérôme avouera hautement
Qu’il la tient pour ſensée & de bon jugement.
Le Bon. C’eſt donc le nom de votre ſeignerie ?
Pour vous ſervir. Il faut payer d’effronterie.
Le Bon ! Jamais exploit ne fut ſigné Le Bon.
Monſieur Le Bon !
Vous êtes un fripon.
Monſieur, pardonnez-moi, je ſuis fort honnête homme.
Mais fripon le plus franc qui ſoit de Caen à Rome.
Monſieur, je ne ſuis pas pour vous déſavouer :
Vous aurez la bonté de me le bien payer.
Moi, payer ? En ſoufflets.
Vous me le paierez bien.
Tiens, voilà ton paiement.
Lequel Hiérome, après pluſieurs rébellions,
Aurait atteint, frappé, moi ſergent, à la joue,
Et fait tomber, d’un coup, mon chapeau dans la boue.
Ajoute cela.
J’en avais bien beſoin. Et, de ce, non content,
Aurait avec le pied réitéré. Courage !
Outre plus, le ſusdit ſerait venu, de rage,
Pour lacérer ledit préſent procès-verbal.
Allons, mon cher monſieur, cela ne va pas mal.
Ne vous relâchez point.
Quelques coups de bâton, & je ſuis à mon aiſe.
Oui-da : je verrai bien s’il eſt ſergent.
Frappez : j’ai quatre enfants à nourrir.
Monſieur, pour un ſergent, je ne pouvais vous prendre ;
Mais le plus habile homme enfin peut ſe méprendre.
Je ſaurai réparer ce ſoupçon outrageant.
Oui, vous êtes ſergent, monſieur, & très ſergent.
Touchez là : vos pareils ſont gens que je révère ;
Et j’ai toujours été nourri par feu mon père
Dans la crainte de Dieu, monſieur, & des ſergents.
Non, à ſi bon marché l’on ne bat point les gens.
Monſieur, point de procès !
Bâton levé, ſoufflet, coup de pied. Ah !
Rendez-les-moi, plutôt.
Je ne les voudrais pas donner pour mille écus.
Voici fort à propos monſieur le Commiſſaire.
Monſieur, votre préſence ici eſt néceſſaire.
Tel que vous me voyez, monſieur ici préſent
M’a d’un fort grand ſoufflet fait un petit préſent.
À vous, monſieur ?
Item, un coup de pied ; plus, les noms qu’il me donne.
Avez-vous des témoins ?
Le ſoufflet ſur ma joue eſt encore tout chaud.
Pris en flagrant délit, affaire criminelle.
Foin de moi !
A mis un mien papier en morceaux, proteſtant
Qu’on lui ferait plaiſir, & que d’un œil content
Elle nous défiait.
L’eſprit de contumace eſt dans cette famille.
Il faut abſolument qu’on m’ait enſorcelé :
Si j’en connais pas un, je veux être étranglé.
Comment ? battre un huiſſier ! Mais voici la rebelle.
Vous le reconnaiſſez ?
C’eſt donc vous qui tantôt braviez notre officier,
Et qui ſi hautement oſez nous défier ?
Votre nom ?
Dix-huit ans.
Mais n’importe.
Non, monſieur.
Monſieur, ne parlons pas de mari à des filles ;
Voyez-vous, ce ſont là des ſecrets de familles.
Mettez qu’il interrompt.
Prends bien garde, ma fille, à ce que tu diras.
Là, ne vous troublez point. Répondez à votre aiſe.
On ne peut pas rien faire ici qui vous déplaiſe.
N’avez-vous pas reçu de l’huiſſier que voilà
Certain papier tantôt ?
Avez-vous déchiré ce papier ſans le lire ?
Monſieur, je l’ai lu.
Et pourquoi l’avez-vous déchiré ?
Que mon père ne prît l’affaire trop à cœur,
Et qu’il ne s’échauffât le ſang à ſa lecture.
Et tu fuis les procès ? C’eſt méchanceté pure.
Vous n’avez donc pas détruit ce papier par dépit,
Ou par mépris de ceux qui vous l’avaient écrit ?
Monſieur, je n’ai pour eux ni mépris ni colère.
Écrivez.
Elle répond fort bien.
Pour tous les gens de robe un mépris évident.
Une robe toujours m’avait choqué la vue ;
Mais cette averſion à préſent diminue.
La pauvre enfant ! Va, va, je te marierai bien,
Dès que je le pourrai, s’il ne m’en coûte rien.
À la juſtice donc vous voulez ſatisfaire ?
Monſieur, je ferai tout pour ne pas vous déplaire
Monſieur, faites ſigner.
Soutiendrez-vous au moins vos dépoſitions ?
Monſieur, aſſurez-vous qu’Iſabelle eſt conſtante.
Signez. Cela va bien, la juſtice eſt contente.
Çà, ne ſignez-vous pas, monſieur ?
À tout ce qu’elle a dit je ſigne aveuglément.
Tout va bien. À mes vœux le ſuccès eſt conforme :
Il ſigne un bon contrat écrit en bonne forme,
Et ſera condamné tantôt ſur ſon écrit.
Que lui dit-il ? Il eſt charmé par ſon eſprit.
Adieu. Soyez toujours auſſi ſage que belle :
Tout ira bien. Huiſſier, ramenez-la chez elle.
Et vous, monſieur, marchez.
Où donc ?
Comment ?
Quel chemin a-t-il pris ? la porte ou la fenêtre ?
À l’autre !
Mais pour le père, il eſt où le diable l’a mis.
Il me redemandait ſans ceſſe ſes épices,
Et j’ai tout bonnement couru juſqu’aux offices
Chercher la boîte au poivre ; & lui, pendant cela,
Eſt diſparu.
Hé ! grand Dieu !
Quelles gens êtes vous ? Quelles ſont vos affaires ?
Qui ſont ces gens de robe ? Êtes-vous avocats ?
Çà, parlez.
Avez-vous eu le ſoin de voir mon ſecrétaire ?
Allez lui demander ſi je ſais votre affaire.
Il faut bien que je l’aille arracher de ces lieux.
Sur votre priſonnier, huiſſier, ayez les yeux.
Ho ! Ho ! Monſieur !
Et ſuis-moi.
Monſieur, ſans votre aveu, l’on me fait priſonnier.
Hé, mon Dieu ! j’aperçois Monſieur dans ſon grenier.
Que fait-il là ?
Le champ vous eſt ouvert.
Monſieur, on m’injurie ; & je venais ici
Me plaindre à vous.
Monſieur, je viens me plaindre auſſi.
Vous voyez devant vous mon adverſe partie.
Parbleu ! je me veux mettre auſſi de la partie.
Monſieur, je viens ici pour un petit exploit.
Hé, meſſieurs, tour à tour expoſons notre droit.
Son droit ? Tout ce qu’il dit ſont autant d’impoſtures.
Qu’eſt-ce qu’on vous a fait ?
Outre un ſoufflet, monſieur, que j’ai reçu plus qu’eux.
Monſieur, je ſuis couſin de l’un de vos neveux.
Monſieur, père Cordon vous dira mon affaire.
Monſieur, je ſuis bâtard de votre apothicaire.
Vos qualités ?
Meſſieurs…
Monſieur…
Hélas !
Je n’ai pas eu le temps de lui dire deux mots.
Meſſieurs, voulez-vous bien nous laiſſer en repos ?
Monſieur, peut-on entrer ?
Hé, pourquoi ? j’aurai fait en une petite heure,
En deux heures au plus.
C’eſt bien fait de fermer la porte à ce crieur.
Mais moi…
L’on n’entre point, madame, je vous jure.
Ho ! monſieur, j’entrerai.
Par la fenêtre donc ?
Quand je devrais ici demeurer juſqu’au ſoir.
On ne l’entendra pas, quelque choſe qu’il faſſe.
Parbleu ! je l’ai fourré dans notre ſalle baſſe,
Tout auprès de la cave.
On ne voit point mon père.
Sur toute cette affaire il faut que je le voie.
Mais que vois-je ? Ah ! c’eſt lui que le ciel nous renvoie !
Quoi ? Par le ſoupirail !
Monſieur…
Monſieur…
Monſieur, voulez-vous bien…
Monſieur, j’ai commandé…
Que l’on portât chez vous…
Certain quartaut de vin.
Hé ! je n’en ai que faire.
C’eſt de très bon muſcat.
Il faut les entourer ici de tous côtés.
Monſieur, il va vous dire autant de fauſſetés.
Monſieur, je vous dis vrai.
Monſieur, écoutez-moi.
Monſieur…
Elle m’étrangle… Ay ! ay !
Prenez garde, je tombe.
L’un & l’autre encavés.
Courez à leur ſecours. Mais au moins je prétends
Que monſieur Chicaneau, puiſqu’il eſt là-dedans,
N’en ſorte d’aujourd’hui. L’Intimé, prends-y garde.
Gardez le ſoupirail.
Va vite, je le garde.
Miſérable ! il s’en va lui prévenir l’eſprit.
Monſieur, ne croyez rien de tout ce qu’il vous dit ;
Il n’a point de témoins : c’eſt un menteur.
Que leur contez-vous là ? Peut-être ils rendent l’âme.
Il lui fera, monſieur, croire ce qu’il voudra.
Souffrez que j’entre.
Je le vois bien, monſieur, le vin muſcat opère
Auſſi bien ſur le fils que ſur l’eſprit du père.
Patience, je m’en vais proteſter comme il faut
Contre monſieur le juge & contre le quartaut.
Allez donc, & ceſſez de nous rompre la tête.
Que de fous ! je ne fus jamais à telle fête.
Monſieur, où courez-vous ? C’eſt vous mettre en danger ;
Et vous boitez tout bas.
Comment ! mon père ! Allons, permettez qu’on vous panſe.
Vite, un chirurgien.
Hé ! mon père ! arrêtez…
Tu prétends faire ici de moi ce qui te plait ;
Tu ne gardes pour moi reſpect ni complaiſance :
Je ne puis prononcer une ſeule ſentence.
Achève, prends ce ſac, prends vite.
Mon père. Il faut trouver quelque accomodement.
Si pour vous, ſans juger, la vie eſt un ſupplice,
Si vous êtes preſſé de rendre la juſtice,
Il ne faut point ſortir pour cela de chez vous :
Excercez le talent, & jugez parmi nous.
Ne raillons point ici de la magiſtrature :
Vois-tu ? je ne veux point être un juge en peinture.
Vous ſerez, au contraire, un juge ſans appel,
Et juge du civil comme du criminel.
Vous pourrez tous les jours tenir deux audiences :
Tout vous ſera chez vous matière de ſentences.
Un valet manque-t-il de rendre un verre net,
Condamnez-le à l’amende, ou, s’il le caſſe, au fouet.
C’eſt quelque choſe. Encor paſſe quand on raiſonne.
Et mes vacations, qui les paiera ? Perſonne ?
Leurs gages vous tiendront lieu de nantiſſement.
Il parle, ce me ſemble, aſſez pertinemment.
Contre un de vos voiſins…
Ah ! c’eſt mon priſonnier, ſans doute, qui s’échappe !
Non, non, ne craignez rien.
Votre chien… vient là-bas de manger un chapon.
Rien n’eſt sûr devant lui : ce qu’il trouve, il l’emporte.
Bon ! voilà pour mon père une cauſe. Main-forte !
Qu’on ſe mette après lui. Courez tous.
Tout doux. Un amené ſans ſcandale ſuffit.
Çà, mon père, il faut faire un exemple authentique ;
Jugez ſévèrement ce voleur domeſtique.
Mais je veux faire au moins la choſe avec éclat.
Il faut de part & d’autre avoir un avocat.
Nous n’en avons pas un.
Voilà votre portier & votre ſecrétaire.
Vous en ferez, je crois, d’excellents avocats ;
Ils ſont fort ignorants.
J’endormirai Monſieur tout auſſi bien qu’un autre.
Pour moi, je ne ſais rien ; n’attendez rien du nôtre.
C’eſt ta première cauſe, & l’on te la fera.
Mais je ne ſais pas lire.
Hé ! l’on te ſoufflera.
Je vous entends, Oui, mais d’une première cauſe,
Monſieur, à l’avocat, revient-il quelque choſe ?
Ah fi. Garde-toi bien d’en vouloir rien toucher.
C’eſt la cauſe d’honneur, on l’achète bien cher.
On ſème des billets par toute la famille ;
Et le petit garçon, & la petite fille,
Oncle, tante, couſins, tout vient, juſques au chat,
Dormir au plaidoyer de monſieur l’avocat.
Allons nous préparer. Çà, meſſieurs, point d’intrigue.
Fermons l’œil aux préſents, & l’oreille à la brigue.
Vous, maître Petit Jean, ſerez le demandeur ;
Vous, maître L’Intimé, ſoyez le défendeur.
ACTE troiſième
Oui, Monſieur, c’eſt ainſi qu’ils ont conduit l’affaire.
L’huiſſier m’eſt inconnu, comme le commiſſaire.
Je ne mens pas d’un mot.
Mais, ſi vous m’en croyez, vous les laiſſerez là.
En vain vous prétendez les pouſſer l’un & l’autre,
Vous troublerez bien moins leur repos que le vôtre.
Les trois quarts de vos biens ſont déjà dépenſés
À faire enfler des ſacs l’un ſur l’autre entaſſés
Et dans vne pourſuite à vous-meſme funeſte,
Vous en voulez encore abſorber tout le reſte.
Ne vaudroit-il pas mieux, ſans ſoucis, ſans chagrins,
Viure en Pere jaloux du bien de ſa famille,
Pour en laiſſer vn jour le fonds à voſtre Fille ;
Que de nourrir vn tas d’Officiers affamez,
Qui moiſſonnent les champs que vous auez ſemez,
Dont la main toûjours pleine, & toûjours indigente,
S’engraiſſe impunément de vos Chapons de rente ?
Le beau plaiſir d’aller tout mourant de ſommeil,
A la porte d’vn Iuge, attendre ſon reſveil,
Et d’eſſuyer le vent qui vous ſouffle aux oreilles,
Tandis que Monſieur dort, & cuue vos bouteilles ;
Ou bien ſi vous entrez, de paſſer tout vn jour
A conter, en grondant, les carreaux de ſa cour !
Hé, Monſieur, croyez-moy, quittez cette miſere.
Vrayment, vous me donnez vn conſeil ſalutaire,
Et deuant qu’il ſoit peu ie veux en profiter.
Mais ie vous prie au moins de bien ſolliciter.
Puis que Monſieur Dandin va donner audiance,
Ie vais faire venir ma Fille en diligence.
On peut l’interroger, elle eſt de bonne foy,
Et meſme elle ſçaura mieux répondre que moy.
Allez & reuenez, l’on vous fera juſtice.
Quel homme !
Mais mon père eſt un homme à ſe déſespérer ;
Et d’une cauſe en l’air il le faut bien leurrer.
D’ailleurs j’ai mon deſſein, & je veux qu’il condamne
Ce fou qui réduit tout au pied de la chicane.
Mais voici tous nos gens qui marchent ſur nos pas.
Çà, qu’êtes-vous ici ?
Vous ?
Je vous entends. Et vous ?
Commencez donc.
Meſſieurs…
Si vous ſoufflez ſi haut, l’on ne m’entendra pas.
Meſſieurs…
Oh ! monſieur ! je ſais bien à quoi l’honneur m’oblige.
Ne te couvre donc pas.
Ce que je ſais le mieux, c’eſt mon commencement
Meſſieurs, quand je regarde avec exactitude
L’inconſtance du monde & ſa viciſſitude ;
Lorſque je vois, parmi tant d’hommes différents,
Pas une étoile fixe, & tant d’aſtres errants ;
Quand je vois les Céſars, quand je vois leur fortune ;
Quand je vois le ſoleil, & quand je vois la lune ;
Quand je vois les États des Babiboniens[1]
Tranſférés des Serpents[2] aux Nacédoniens[3] ;
Quand je vois les Lorrains[4], de l’État Dépotique[5]
Paſſer au Démocrite[6], & puis au Monarchique ;
Quand je vois le Japon…
Oh ! pourquoi celui-là m’a-t-il interrompu ?
Je ne dirai plus rien.
Que ne lui laiſſiez-vous finir ſa période ?
Je ſuais ſang & eau, pour voir ſi du Japon
Il viendrait à bon port au fait de ſon chapon ;
Et vous l’interrompez par un diſcours frivole.
Parlez donc, avocat.
Achève, Petit Jean : c’eſt fort bien débuté.
Mais que font là tes bras pendants à ton côté ?
Te voilà ſur tes pieds droit comme une ſtatue.
Dégourdis-toi. Courage ! allons, qu’on s’évertue.
Quand… je vois… Quand… je vois…
Oh ! dame ! on ne court pas deux lièvres à la fois.
On lit…
Comment ?
Pſycose…
Encor…
Le butor…
Peſte de l’avocat !
Voyez cet autre avec ſa face de carême
Va-t’en au diable.
Du fait.
Ils me font dire auſſi des mots longs d’une toiſe,
De grands mots qui tiendraient d’ici juſqu’à Pontoiſe.
Pour moi, je ne ſais point tant faire de façon
Pour dire qu’un mâtin vient de prendre un chapon.
Tant y a qu’il n’eſt rien que votre chien ne prenne ;
Qu’il a mangé là-bas un bon chapon du Maine ;
Que la première fois que je l’y trouverai,
Son procès eſt tout fait, & je l’aſſommerai.
Belle concluſion, & digne de l’exorde !
On l’entend bien toujours. Qui voudra mordre y morde.
Appelez les témoins.
Les témoins ſont fort chers, & n’en a pas qui veut.
Nous en avons pourtant, & qui ſont ſans reproche.
Faites-les donc venir.
Tenez : voilà la tête & les pieds du chapon.
Voyez-les & jugez.
Pourquoi les récuſer ?
Il eſt vrai que du Mans il en vient par douzaine.
Meſſieurs…
Je ne réponds de rien.
Meſſieurs, tout ce qui peut étonner un coupable
Tout ce que les mortels ont de plus redoutable,
Semble s’être aſſemblé contre nous par haſar :
Je veux dire la brigue & l’éloquence. Car
D’un côté, le crédit du défunt m’épouvante ;
Et, de l’autre côté, l’éloquence éclatante
De maître Petit Jean m’éblouit.
De votre ton vous-même adouciſſez l’éclat.
Oui-da, j’en ai pluſieurs…
(du beau ton.)
Mais quelque défiance
Que nous doive donner la ſusdite éloquence,
Et le ſusdit crédit, ce néanmoins, Meſſieurs,
L’ancre de vos bontés nous raſſure, d’ailleurs.
Devant le grand Dandin l’innocence eſt hardie ;
Oui, devant ce Caton de baſſe Normandie,
Ce ſoleil d’équité qui n’eſt jamais terni :
Victrix cauſa diis placuit, ſed victa Catoni.
Vraiment, il plaide bien.
Je prends donc la parole, & je viens à ma cauſe.
Ariſtote, primo, peri Politicon,
Dit fort bien…
Et non point d’Ariſtote & de ſa Politique.
Oui ; mais l’autorité du Péripatétique
Prouverait que le bien & le mal…
Qu’Ariſtote n’a point d’autorité céans.
Au fait.
Au fait.
Au fait, au fait, au fait.
Harmeno Pul, in Prompt…
Ho ! je te vais juger.
(vite)
Voici le fait. Un chien vient dans une cuiſine ;
Il y trouve un chapon, lequel a bonne mine.
Or celui pour lequel je parle eſt affamé,
Celui contre lequel je parle autem plumé ;
Et celui pour lequel je ſuis prend en cachette
Celui contre lequel je parle. L’on décrète :
On le prend. Avocat pour & contre appelé ;
Jour pris. Je dois parler, je parle, j’ai parlé.
Ta, ta, ta, ta. Voilà bien inſtruire une affaire !
Il dit fort poſément ce dont on n’a que faire,
Et court le grand galop quand il eſt à ſon fait.
Mais le premier, Monſieur, c’eſt le beau.
A-t-on jamais plaidé d’une telle méthode ?
Mais qu’en dit l’aſſemblée ?
Qu’arrive-t-il, Meſſieurs ? On vient. Comment vient-on ?
On pourſuit ma partie. On force une maiſon.
Quelle maiſon ? Maiſon de notre propre juge !
On briſe le cellier qui nous ſert de refuge !
De vol, de brigandage on nous déclare auteurs !
On nous traîne, on nous livre à nos accuſateurs.
À maître Petit Jean, Meſſieurs. Je vous atteſte :
Qui ne ſait que la loi Si quis canis, Digeſte,
De Vi, paragrapho, Meſſieurs, Caponibus,
Eſt manifeſtement contraire à cet abus ?
Et quand il ſerait vrai que Citron, ma partie,
Aurait mangé, Meſſieurs, le tout, ou bien partie
Dudit chapon : qu’on mette en compenſation
Ce que nous avons fait avant cette action.
Quand ma partie a-t-elle été réprimandée ?
Par qui votre maiſon a-t-elle été gardée ?
Quand avons-nous manqué d’aboyer au larron ?
Témoin trois procureurs, dont icelui Citron
A déchiré la robe. On en verra les pièces.
Pour nous juſtifier, voulez-vous d’autres pièces ?
Maître Adam…
S’enroue.
Repoſez-vous,
Et concluez.
Haleine, & que l’on nous, défend, de nous, étendre,
Je vais, ſans rien omettre, & ſans prévariquer,
Compendieuſement énoncer, expliquer,
Expoſer, à vos yeux, l’idée univerſelle
De ma cauſe, & des faits, renfermés, en icelle.
Il aurait plus tôt fait de dire tout vingt fois,
Que de l’abréger une. Homme, ou qui que tu ſois,
Diable, conclus ; ou bien que le ciel te confonde.
Je finis.
Avocat, ah ! paſſons au déluge.
La naiſſance du monde, & ſa création,
Le monde, l’univers, tout, la nature entière
Était enſevelie au fond de la matière.
Les éléments, le feu, l’air, & la terre, & l’eau,
Enfoncés, entaſſés, ne faiſaient qu’un monceau,
Une confuſion, une maſſe ſans forme,
Un déſordre, un chaos, une cohue énorme :
Unus erat toto naturae vultus in orbe,
Quem Graeci dixere chaos, rudis indigeſtaque moles.
Quelle chute ! Mon père !
Mon père, éveillez-vous.
Mon père !
[homme !
Certes, je n’ai jamais dormi d’un ſi bon ſomme.
Mon père, il faut juger.
Aux galères ?
Ma foi ! je n’y conçois plus rien :
De monde, de chaos, j’ai la tête troublée.
Hé ! concluez.
Venez, pauvres enfants qu’on veut rendre orphelins :
Venez faire parler vos eſprits enfantins.
Oui, meſſieurs, vous voyez ici notre miſère :
Nous ſommes orphelins ; rendez-nous notre père,
Notre père, par qui nous fûmes engendrés,
Notre père, qui nous…
Notre père, meſſieurs…
Ils ont piſſé partout.
Ouf ! Je me ſens déjà pris de compaſſion.
Ce que c’eſt qu’à propos toucher la paſſion !
Je ſuis bien empêché. La vérité me preſſe ;
Le crime eſt avéré : lui-même il le confeſſe.
Mais s’il eſt condamné, l’embarras eſt égal.
Voilà bien des enfants réduits à l’hôpital.
Mais je ſuis occupé, je ne veux voir perſonne.
Monſieur…
Oui, pour vous ſeuls l’audience ſe donne ;
Adieu. Mais, s’il vous plaît, quel eſt cet enfant-là ?
C’eſt ma fille, Monſieur.
Vous êtes occupé.
Que ne me diſiez-vous que vous étiez ſon père ?
Monſieur…
Dites. Qu’elle eſt jolie, & qu’elle a les yeux doux !
Ce n’eſt pas tout, ma fille, il faut de la ſagesse.
Je ſuis tout réjoui de voir cette jeuneſſe.
Savez-vous que j’étais un compère autrefois ?
On a parlé de nous.
Dis-nous : à qui veux-tu faire perdre la cauſe ?
À perſonne.
Parle donc.
N’avez-vous jamais vu donner la queſtion ?
Non ; & ne le verrai, que je crois, de ma vie.
Venez, je vous en veux faire paſſer l’envie.
Hé ! monſieur, peut-on voir ſouffrir des malheureux ?
Bon ! Cela fait toujours paſſer une heure ou deux.
Monſieur, je viens ici pour vous dire…
Je vous vais en deux mots dire toute l’affaire :
C’eſt pour un mariage. Et vous ſaurez d’abord
Qu’il ne tient plus qu’à vous, & que tout eſt d’accord.
La fille le veut bien ; ſon amant le reſpire ;
Ce que la fille veut, le père le déſire.
C’eſt à vous de juger.
Dès demain, ſi l’on veut ; aujourd’hui, s’il le faut.
Mademoiſelle, allons, voilà votre beau-père :
Saluez-le.
Ce que vous avez dit ſe fait de point en point.
Puiſque je l’ai jugé, je n’en reviendrai point.
Mais on ne donne pas une fille ſans elle.
Sans doute, & j’en croirai la charmante Iſabelle.
Es-tu muette ? Allons, c’eſt à toi de parler.
Parle.
Mais j’en appelle, moi.
Vous n’appellerez pas de votre ſignature ?
Plaît-il ?
Je vois qu’on m’a ſurpris : mais j’en aurai raiſon.
De plus de vingt procès ceci ſera la ſource.
On a la fille, ſoit ; on n’aura pas la bourſe.
Hé ! monſieur, qui vous dit qu’on vous demande rien ?
Laiſſez-nous votre fille, & gardez votre bien.
Ah !
Oui-da. Que les procès viennent en abondance,
Et je paſſe avec vous le reſte de mes jours.
Mais que les avocats ſoient déſormais plus courts.
Et notre criminel ?
Grâce ! grâce ! mon père.
C’eſt en votre faveur, ma bru, ce que j’en fais.
Allons nous délaſſer à voir d’autres procès.