Les Plaideurs (éditions Didot, 1854)
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Quand je lus les Guêpes d’Aristophane, je ne songeais guère que j’en dusse faire les Plaideurs. J’avoue qu’elles me divertirent beaucoup, et j’y trouvai quantité de plaisanteries qui me tentèrent d’en faire part au public ; mais c’était en les mettant dans la bouche des Italiens, à qui je les avais destinées, comme une chose qui leur appartenait de plein droit. Le juge qui saute par les fenêtres, le chien criminel, et les larmes de sa famille, me semblaient autant d’incidents dignes de la gravité de Scaramouche[1]. Le départ de cet acteur interrompit mon dessein, et fit naître l’envie à quelques-uns de mes amis de voir sur notre théâtre un échantillon d’Aristophane. Je ne me rendis pas à la première proposition qu’ils m’en firent : je leur dis que, quelque esprit que je trouvasse dans cet auteur, mon inclination ne me porterait pas à le prendre pour modèle si j’avais à faire une comédie ; et que j’aimerais beaucoup mieux imiter la régularité de Ménandre et de Térence, que la liberté de Plaute et d’Aristophane. On me répondit que ce n’était pas une comédie qu’on me demandait, et qu’on voulait seulement voir si les bons mots d’Aristophane auraient quelque grâce dans notre langue. Ainsi, moitié en m’encourageant, moitié en mettant eux-mêmes la main à l’œuvre, mes amis me firent commencer une pièce qui ne tarda guère à être achevée.
Cependant la plupart du monde ne se soucie point de l’intention ni de la diligence des auteurs. On examina d’abord mon amusement comme on aurait fait une tragédie. Ceux mêmes qui s’y étaient le plus divertis eurent peur de n’avoir pas ri dans les règles, et trouvèrent mauvais que je n’eusse pas songé plus sérieusement à les faire rire. Quelques autres s’imaginèrent qu’il était bienséant à eux de s’y ennuyer, et que les matières de palais ne pouvaient pas être un sujet de divertissement pour les gens de cour. La pièce fut bientôt jouée à Versailles. On ne fit point de scrupule de s’y réjouir ; et ceux qui avaient cru se déshonorer de rire à Paris, furent peut-être obligés de rire à Versailles pour se faire honneur.
Ils auraient tort, à la vérité, s’ils me reprochaient d’avoir fatigué leurs oreilles de trop de chicane. C’est une langue qui m’est plus étrangère qu’à personne ; et je n’ai employé que quelques mots barbares que je puis avoir appris dans le cours d’un procès que ni mes juges ni moi n’avons jamais bien entendu.
Si j’appréhende quelque chose, c’est que des personnes un peu sérieuses ne traitent de badineries le procès du chien et les extravagances du juge. Mais enfin je traduis Aristophane, et l’on doit se souvenir qu’il avait affaire à des spectateurs assez difficiles. Les Athéniens savaient apparemment ce que c’était que le sel attique ; et ils étaient bien sûrs, quand ils avaient ri d’une chose, qu’ils n’avaient pas ri d’une sottise.
Pour moi, je trouve qu’Aristophane a eu raison de pousser les choses au delà du vraisemblable. Les juges de l’Aréopage n’auraient pas peut-être trouvé bon qu’il eût marqué au naturel leur avidité de gagner, les bons tours de leurs secrétaires, et les forfanteries de leurs avocats. Il était à propos d’outrer un peu les personnages pour les empêcher de se reconnaître. Le public ne laissait pas de discerner le vrai au travers du ridicule ; et je m’assure qu’il vaut mieux avoir occupé l’impertinente éloquence de deux orateurs autour d’un chien accusé, que si l’on avait mis sur la sellette un véritable criminel, et qu’on eût intéressé les spectateurs à la vie d’un homme.
Quoi qu’il en soit, je puis dire que notre siècle n’a pas été de plus mauvaise humeur que le sien, et que si le but de ma comédie était de faire rire, jamais comédie n’a mieux attrapé son but. Ce n’est pas que j’attende un grand honneur d’avoir assez longtemps réjoui le monde ; mais je me sais quelque gré de l’avoir fait sans qu’il m’en ait coûté une seule de ces sales équivoques et de ces malhonnêtes plaisanteries qui coûtent maintenant si peu à la plupart de nos écrivains, et qui font retomber le théâtre dans la turpitude d’où quelques auteurs plus modestes l’avaient tiré.
- DANDIN, juge.
- LÉANDRE, fils de Dandin.
- CHICANEAU, bourgeois.
- ISABELLE, fille de Chicaneau.
- LA COMTESSE.
- PETIT-JEAN.
- L’INTIMÉ, secrétaire.
- LE SOUFFLEUR.
ACTE PREMIER.
Scène première.
Ma foi, sur l’avenir bien fou qui se fira :
Tel qui rit vendredi dimanche pleurera.
Un juge, l’an passé, me prit à son service ;
Il m’avait fait venir d’Amiens pour être suisse.
Tous ces Normands voulaient se divertir de nous :
On apprend à hurler, dit l’autre, avec les loups.
Tout Picard que j’étais, j’étais un bon apôtre,
Et je faisais claquer mon fouet tout comme un autre.
Tous les plus gros monsieurs me parlaient chapeau bas ;
Monsieur de Petit-Jean, ah ! gros comme le bras !
Mais sans argent l’honneur n’est qu’une maladie.
Ma foi ! j’étais un franc portier de comédie ;
On avait beau heurter et m’ôter son chapeau,
On n’entrait pas chez nous sans graisser le marteau.
Point d’argent, point de suisse, et ma porte était close.
Il est vrai qu’à Monsieur j’en rendais quelque chose :
Nous comptions quelquefois, on me donnait le soin
De fournir la maison de chandelle et de foin ;
Mais je n’y perdais rien ; enfin vaille que vaille,
J’aurais sur le marché fort bien fourni la paille.
C’est dommage : il avait le cœur trop au métier ;
Tous les jours le premier aux plaids[2], et le dernier ;
Et bien souvent tout seul, si l’on l’eût voulu croire,
Il s’y serait couché sans manger et sans boire,
Je lui disais parfois : « Monsieur Perrin Dandin,
« Tout franc, vous vous levez tous les jours trop matin.
« Qui veut voyager loin ménage sa monture ;
« Buvez, mangez, dormez, et faisons feu qui dure. »
Il n’en a tenu compte ; il a si bien veillé,
Et si bien fait, qu’on dit que son timbre est brouillé.
Il nous veut tous juger les uns après les autres.
Il marmotte toujours certaines patenôtres
Où je ne comprends rien. Il veut, bon gré, malgré,
Ne se coucher qu’en robe et qu’en bonnet carré.
Il fit couper la tête à son coq, de colère,
Pour l’avoir éveillé plus tard qu’à l’ordinaire ;
Il disait qu’un plaideur dont l’affaire allait mal
Avait graissé la patte à ce pauvre animal.
Depuis ce bel arrêt, le pauvre homme a beau faire,
Son fils ne souffre plus qu’on lui parle d’affaire.
Il nous le fait garder jour et nuit, et de près :
Autrement, serviteur, et mon homme est aux plaids.
Pour s’échapper de nous, Dieu sait s’il est allègre.
Pour moi, je ne dors plus : aussi je deviens maigre ;
C’est pitié. Je m’étends, et ne fais que bâiller.
Mais veille qui voudra, voici mon oreiller.
Ma foi, pour cette nuit il faut que je m’en donne ;
Pour dormir dans la rue on n’offense personne.
Dormons.
Scène II.
Hé ! Petit-Jean ! Petit-Jean !
Que diable ! si matin que fais-tu dans la rue ?
Est-ce qu’il faut toujours faire le pied de grue,
Garder toujours un homme, et l’entendre crier ?
Quelle gueule ! pour moi, je crois qu’il est sorcier.
Bon !
Que je voulais dormir. « Présente ta requête
« Comme tu veux dormir, » m’a-t-il dit gravement.
Je dors en te contant la chose seulement.
Bonsoir.
Si… Mais j’entends du bruit au-dessus de la porte.
Scène III.
Petit-Jean ! L’Intimé !
Paix !
Voilà mes guichetiers en défaut, Dieu merci.
Si je leur donne temps, ils pourront comparaître.
Çà, pour nous élargir, sautons par la fenêtre.
Hors de cour.
Comme il saute !
Oh ! monsieur, je vous tien.
Au voleur ! Au voleur !
Oh ! nous vous tenons bien.
Vous avez beau crier.
Main-forte ! l’on me tue !
Scène IV.
Vite un flambeau, j’entends mon père dans la rue.
Mon père, si matin qui vous fait déloger ?
Où courez-vous la nuit ?
Je veux aller juger.
Et qui juger ? tout dort.
Ma foi, je ne dors guères.
Que de sacs ! il en a jusques aux jarretières.
Je ne veux de trois mois rentrer dans la maison.
De sacs et de procès j’ai fait provision.
Et qui vous nourrira ?
Le buvetier, je pense.
Mais où dormirez-vous, mon père ?
À l’audience.
Non, mon père ; il vaut mieux que vous ne sortiez pas.
Dormez chez vous ; chez vous faites tous vos repas.
Souffrez que la raison enfin vous persuade ;
Et pour votre santé…
Je veux être malade.
Vous ne l’êtes que trop. Donnez-vous du repos ;
Vous n’avez tantôt plus que la peau sur les os.
Du repos ? Ah ! sur toi tu veux régler ton père ?
Crois-tu qu’un juge n’ait qu’à faire bonne chère,
Qu’à battre le pavé comme un tas de galants,
Courir le bal la nuit, et le jour les brelans ?
L’argent ne nous vient pas si vite que l’on pense.
Chacun de tes rubans[3] me coûte une sentence.
Ma robe vous fait honte : un fils de juge ! ah ! fi !
Tu fais le gentilhomme : eh ! Dandin, mon ami,
Regarde dans ma chambre et dans ma garderobe
Les portraits des Dandin : tous ont porté la robe ;
Et c’est le bon parti. Compare prix pour prix
Les étrennes d’un juge à celles d’un marquis ;
Attends que nous soyons à la fin de décembre.
Qu’est-ce qu’un gentilhomme ? un pilier d’antichambre.
Combien en as-tu vu, je dis des plus huppés,
À souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés,
Le manteau sur le nez, ou la main dans la poche ;
Enfin, pour se chauffer, venir tourner ma broche !
Voilà comme on les traite. Eh ! mon pauvre garçon,
De ta défunte mère est-ce là la leçon ?
La pauvre Babonnette ! Hélas ! lorsque j’y pense,
Elle ne manquait pas une seule audience.
Jamais, au grand jamais, elle ne me quitta,
Et Dieu sait bien souvent ce qu’elle en rapporta…
Elle eût du buvetier emporté les serviettes,
Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes.
Et voilà comme on fait les bonnes maisons. Va,
Tu ne seras qu’un sot.
Mon père. Petit-Jean, ramenez votre maître ;
Couchez-le dans son lit : fermez porte, fenêtre ;
Qu’on barricade tout, afin qu’il ait plus chaud.
Faites donc mettre au moins des garde-fous là-haut.
Quoi ! L’on me mènera coucher sans autre forme !
Obtenez un arrêt comme il faut que je dorme.
Eh ! par provision, mon père, couchez-vous.
J’irai ; mais je m’en vais vous faire enrager tous :
Je ne dormirai point.
Qu’on ne le quitte pas. Toi, l’Intimé, demeure.
Scène V.
Je veux t’entretenir un moment sans témoin.
Quoi ! vous faut-il garder ?
J’ai ma folie, hélas ! aussi bien que mon père.
Oh ! vous voulez juger ?
Tu connais ce logis ?
Diantre ! l’amour vous tient au cœur de bon matin.
Vous me voulez parler sans doute d’Isabelle.
Je vous l’ai dit cent fois : elle est sage, elle est belle ;
Mais vous devez songer que Monsieur Chicaneau
De son bien en procès consume le plus beau.
Qui ne plaide-t-il point ? Je crois qu’à l’audience
Il fera, s’il ne meurt, venir toute la France.
Tout auprès de son juge il s’est venu loger ;
L’un veut plaider toujours, l’autre toujours juger ;
Et c’est un grand hasard s’il conclut votre affaire
Sans plaider le curé, le gendre, et le notaire.
Je le sais comme toi ; mais, malgré tout cela,
Je meurs pour Isabelle.
Vous n’avez qu’à parler, c’est une affaire prête.
Eh ! cela ne va pas si vite que ta tête.
Son père est un sauvage à qui je ferais peur.
À moins que d’être huissier, sergent ou procureur,
On ne voit point sa fille ; et la pauvre Isabelle,
Invisible et dolente, est en prison chez elle ;
Elle voit dissiper sa jeunesse en regrets,
Mon amour en fumée, et son bien en procès.
Il la ruinera si l’on le laisse faire.
Ne connaîtrais-tu pas quelque honnête faussaire
Qui servît ses amis, en le payant, s’entend,
Quelque sergent zélé ?
Bon ! l’on en trouve tant !
Mais encore ?
Était encor vivant, c’était bien votre affaire.
Il gagnait en un jour plus qu’un autre en six mois ;
Ses rides sur son front gravaient tous ses exploits.
Il vous eût arrêté le carrosse d’un prince :
Il vous l’eût pris lui-même ; et si dans la province
Il se donnait en tout vingt coups de nerf de bœuf,
Pour père pour sa part en emboursait dix-neuf.
Mais de quoi s’agit-il ? suis-je pas fils de maître ?
Je vous servirai.
Toi ?
Mieux qu’un sergent, peut-être.
Tu porterais au père un faux exploit ?
Hon, hon !
Tu rendrais à la fille un billet ?
Je suis des deux métiers.
Allons à ce dessein rêver ailleurs.
Scène VI.
Qu’on garde la maison, je reviendrai bientôt.
Qu’on ne laisse monter aucune âme là-haut.
Fais porter cette lettre à la poste du Maine.
Prends-moi dans mon clapier trois lapins de garenne,
Et chez mon procureur porte-les ce matin.
Si son clerc vient céans, fais-lui goûter mon vin.
Ah ! donne-lui ce sac qui pend à ma fenêtre.
Est-ce tout ? Il viendra me demander peut-être
Un grand homme sec, là, qui me sert de témoin,
Et qui jure pour moi lorsque j’en ai besoin :
Qu’il m’attende. Je crains que mon juge ne sorte ;
Quatre heures vont sonner. Mais frappons à sa porte.
Qui va là ?
Peut-on voir monsieur ?
Non.
Dire un mot à monsieur son secrétaire ?
Non.
Et monsieur son portier ?
C’est moi-même.
Buvez à ma santé, monsieur.
Le monde est devenu, sans mentir, bien méchant.
J’ai vu que les procès ne donnaient point de peine :
Six écus en gagnaient une demi-douzaine.
Mais aujourd’hui je crois que tout mon bien entier
Ne me suffirait pas pour gagner un portier.
Mais j’aperçois venir madame la comtesse
De Pimbesche ; elle vient pour affaire qui presse.
Scène VII.
Madame, on n’entre plus.
Sans mentir, mes valets me font perdre l’esprit.
Pour les faire lever c’est en vain que je gronde ;
Il faut que tous les jours j’éveille tout mon monde.
Il faut absolument qu’il se fasse celer.
Pour moi, depuis deux jours je ne puis lui parler.
Ma partie est puissante, et j’ai lieu de tout craindre.
Après ce qu’on m’a fait, il ne faut plus se plaindre.
Si pourtant j’ai bon droit !
Ah ! monsieur, quel arrêt !
Je m’en rapporte à vous. Écoutez, s’il vous plaît.
Il faut que vous sachiez, monsieur, la perfidie…
Ce n’est rien dans le fond.
Monsieur, que je vous die…
Voici le fait. Depuis quinze ou vingt ans en çà,
Au travers d’un mien pré certain ânon passa,
S’y vautra, non sans faire un notable dommage,
Dont je formai ma plainte au juge du village.
Je fais saisir l’ânon. Un expert est nommé ;
À deux bottes de foin le dégât estimé.
Enfin, au bout d’un an, sentence par laquelle
Nous sommes renvoyés hors de cour. J’en appelle.
Pendant qu’à l’audience on poursuit un arrêt,
Remarquez bien ceci, madame, s’il vous plaît,
Notre ami Drolichon, qui n’est pas une bête,
Obtient pour quelque argent un arrêt sur requête,
Et je gagne ma cause. À cela que fait-on ?
Mon chicaneur s’oppose à l’exécution.
Autre incident : tandis qu’au procès on travaille,
Ma partie en mon pré laisse aller sa volaille.
Ordonné qu’il sera fait rapport à la cour
Du foin que peut manger une poule en un jour ;
Le tout joint au procès. Enfin, et toute chose
Demeurant en état, on appointe la cause
Le cinquième ou sixième avril cinquante-six.
J’écris sur nouveaux frais. Je produis, je fournis
De dits, de contredits, enquêtes, compulsoires,
Rapports d’experts, transports, trois interlocutoires,
Griefs et faits nouveaux, baux et procès-verbaux.
J’obtiens lettres royaux, et je m’inscris en faux.
Quatorze appointements, trente exploits, six instances,
Six-vingts productions, vingt arrêts de défenses,
Arrêt enfin. Je perds ma cause avec dépens,
Estimés environ cinq à six mille francs !
Est-ce là faire droit ? Est-ce là comme on juge ?
Après quinze ou vingt ans ! Il me reste un refuge :
La requête civile est ouverte pour moi ;
Je ne suis pas rendu. Mais vous, comme je voi,
Vous plaidez ?
Plût à Dieu !
J’y brûlerai mes livres.
Je…
Deux bottes de foin cinq à six mille livres !
Monsieur, tous mes procès allaient être finis ;
Il ne m’en restait plus que quatre ou cinq petits :
L’un contre mon mari, l’autre contre mon père,
Et contre mes enfants. Ah, monsieur ! la misère !
Je ne sais quel biais ils ont imaginé,
Ni tout ce qu’ils ont fait ; mais on leur a donné
Un arrêt par lequel, moi vêtue et nourrie,
On me défend, monsieur, de plaider de ma vie.
De plaider ?
De plaider.
J’en suis surpris.
Monsieur, j’en suis au désespoir.
Comment ! lier les mains aux gens de votre sorte !
Mais cette pension, madame, est-elle forte ?
Je n’en vivrais, monsieur, que trop honnêtement.
Mais vivre sans plaider, est-ce contentement ?
Des chicaneurs viendront nous manger jusqu’à l’âme,
Et nous ne dirons mot ! Mais, s’il vous plaît, madame,
Depuis quand plaidez-vous ?
Depuis trente ans, au plus.
Ce n’est pas trop.
Hélas !
Et quel âge avez-vous ? Vous avez bon visage.
Hé ! quelque soixante ans.
Pour plaider.
J’y vendrai ma chemise ; et je veux rien ou tout.
Madame, écoutez-moi. Voici ce qu’il faut faire.
Oui, monsieur, je vous crois comme mon propre père.
J’irais trouver mon juge…
Oh ! oui, monsieur, j’irai.
Me jeter à ses pieds…
Je l’ai bien résolu.
Mais daignez donc m’entendre.
Oui, vous prenez la chose ainsi qu’il la faut prendre.
Avez-vous dit, madame ?
Oui.
Trouver mon juge.
Hélas ! que ce monsieur est bon !
Si vous parlez toujours, il faut que je me taise.
Ah ! que vous m’obligez ! je ne me sens pas d’aise.
J’irais trouver mon juge, et lui dirais…
Oui.
Et lui dirais : Monsieur…
Oui, monsieur.
Liez-moi.
Monsieur, je ne veux point être liée.
À l’autre !
Je ne le serai point.
Quelle humeur est la vôtre ?
Non.
Vous ne savez pas, madame, où je viendrai.
Je plaiderai, monsieur, ou bien je ne pourrai.
Mais…
Mais je ne veux pas, monsieur, que l’on me lie…
Enfin, quand une femme en tête a sa folie…
Fou vous-même.
Madame !
Et pourquoi me lier ?
Madame…
Voyez-vous ! il se rend familier.
Mais, madame…
Veut donner des avis !
Madame !
Avec son âne !
Vous me poussez.
Bonhomme, allez gardez vos foins.
Vous m’excédez.
Le sot !
Que n’ai-je des témoins !
Scène VIII.
Voyez le beau sabbat qu’ils font à notre porte !
Messieurs, allez plus loin tempêter de la sorte.
Monsieur, soyez témoin…
Que monsieur est un sot.
Monsieur, vous l’entendez, retenez bien ce mot.
Ah ! vous ne deviez pas lâcher cette parole.
Vraiment, c’est bien à lui de me traiter de folle !
On la conseille.
Oh !
Oui, de me faire lier.
Oh, monsieur !
Jusqu’au bout que ne m’écoute-t-elle ?
Oh, madame !
Qui ? moi, souffrir qu’on me querelle ?
Une crieuse…
Hé, paix !
Un chicaneur !
Holà !
Qui n’ose plus plaider !
Qu’est-ce qui t’en revient, faussaire abominable,
Brouillon, voleur ?
Un sergent ! un sergent !
Un huissier ! un huissier !
Ma foi, juge et plaideurs, il faudrait tout lier.
ACTE SECOND.
Scène première.
Monsieur, encore un coup, je ne puis pas tout faire :
Puisque je fais l’huissier, faites le commissaire.
En robe sur mes pas il ne faut que venir,
Vous aurez tout moyen de vous entretenir.
Changez en cheveux noirs votre perruque blonde.
Ces plaideurs songent-ils que vous soyez au monde ?
Hé ! lorsqu’à votre père ils vont faire leur cour,
À peine seulement savez-vous s’il est jour.
Mais n’admirez-vous pas cette bonne comtesse
Qu’avec tant de bonheur la fortune m’adresse ;
Qui, dès qu’elle me voit, donnant dans le panneau,
Me charge d’un exploit pour monsieur Chicaneau,
Et le fait assigner pour certaine parole,
Disant qu’il la voudrait faire passer pour folle,
Je dis folle à lier, et pour d’autres excès
Et blasphèmes, toujours l’ornement des procès ?
Mais vous ne dites rien de tout mon équipage ?
Ai-je bien d’un sergent le port et le visage ?
Ah ! fort bien !
L’âme et le dos six fois plus durs que ce matin.
Quoi qu’il en soit, voici l’exploit et votre lettre :
Isabelle l’aura, j’ose vous le promettre.
Mais, pour faire signer le contrat que voici,
Il faut que sur mes pas vous vous rendiez ici.
Vous feindrez d’informer sur toute cette affaire,
Et vous ferez l’amour en présence du père.
Mais ne va pas donner l’exploit pour le billet.
Le père aura l’exploit, la fille le poulet.
Rentrez.
Scène II.
Qui frappe ?
Demandez-vous quelqu’un, monsieur ?
C’est un petit exploit que j’ose vous prier
De m’accorder l’honneur de vous signifier.
Monsieur, excusez-moi, je n’y puis rien comprendre :
Mon père va venir qui pourra vous entendre.
Il n’est donc pas ici, mademoiselle ?
Non.
L’exploit, mademoiselle, est mis sous votre nom.
Monsieur, vous me prenez pour une autre, sans doute :
Sans avoir de procès, je sais ce qu’il en coûte ;
Et si l’on n’aimait pas à plaider plus que moi,
Vos pareils pourraient bien chercher un autre emploi.
Adieu.
Mais permettez…
Je ne veux rien permettre.
Ce n’est pas un exploit.
Chanson !
C’est une lettre.
Encor moins.
Mais lisez.
Vous ne m’y tenez pas.
C’est de monsieur…
Adieu.
Léandre.
C’est de monsieur…
À se faire écouter : je suis tout hors d’haleine.
Ah ! L’Intimé, pardonne à mes sens étonnés ;
Donne.
Vous me deviez fermer la porte au nez.
Et qui t’aurait connu déguisé de la sorte ?
Mais donne.
Aux gens de bien ouvre-t-on votre porte.
Eh ! donne donc.
La peste !
Avec votre billet retournez sur vos pas.
Tenez. Une autre fois ne soyez pas si prompte.
Scène III.
Oui, je suis donc un sot, un voleur, à son compte !
Un sergent s’est chargé de la remercier ;
Et je lui vais servir un plat de mon métier.
Je serais bien fâché que ce fût à refaire,
Ni qu’elle m’envoyât assigner la première.
Mais un homme ici parle à ma fille ! Comment !
Elle lit un billet ! Ah ! c’est de quelque amant.
Approchons.
Le croirai-je ?
Que l’on ne gagne rien à plaider contre lui.
C’est mon père !
Que si l’on nous poursuit nous saurons nous défendre.
Comment ! C’est un exploit que ma fille lisoit !
Ah ! tu seras un jour l’honneur de ta famille :
Tu défendras ton bien. Viens, mon sang ; viens, ma fille.
Va, je t’achèterai le Praticien françois.
Mais, diantre ! il ne faut pas déchirer les exploits.
Au moins, dites-leur bien que je ne les crains guère :
Ils me feront plaisir ; je les mets à pis faire.
Eh ! ne te fâche point.
Adieu, monsieur.
Scène IV.
Verbalisons.
Elle n’est pas instruite ; et puis, si bon vous semble,
En voici les morceaux que je vais mettre ensemble.
Non.
Je le lirai bien.
J’en ai sur moi copie.
Mais je ne sais pourquoi, plus je vous envisage,
Et moins je me remets, monsieur, votre visage.
Je connais force huissiers.
Je m’acquitte assez bien de mon petit emploi.
Soit. Pour qui venez-vous ?
Monsieur, qui vous honore, et de toute son âme
Voudrait que vous vinssiez, à ma sommation,
Lui faire un petit mot de réparation.
De réparation ? Je n’ai blessé personne.
Je le crois : vous avez, monsieur, l’âme trop bonne.
Que demandez-vous donc ?
Que devant des témoins vous lui fissiez l’honneur
De l’avouer pour sage, et point extravagante.
Parbleu, c’est ma comtesse !
Elle est votre servante.
Je suis son serviteur.
Monsieur.
Lui doit porter pour moi tout ce qu’elle demande.
Eh quoi donc ! les battus, ma foi, paieront l’amende.
Voyons ce qu’elle chante. Hon… Sixième janvier,
Pour avoir faussement dit qu’il fallait lier,
Étant à ce porté par esprit de chicane,
Haute et puissante dame Yolande Cudasne,
Comtesse de Pimbesche, Orbesche, et cætera,
Il soit dit que sur l’heure il se transportera
Au logis de la dame ; et là, d’une voix claire,
Devant quatre témoins assistés d’un notaire,
Zeste ! ledit Hiérome avoûra hautement
Qu’il la tient pour sensée et de bon jugement…
Le Bon. C’est donc le nom de votre seigneurie ?
Le Bon ! Jamais exploit ne fut signé Le Bon.
Monsieur Le Bon…
Monsieur ?
Vous êtes un fripon…
Monsieur, pardonnez-moi, je suis fort honnête homme.
Mais fripon le plus franc qui soit de Caen à Rome.
Monsieur, je ne suis pas pour vous désavouer :
Vous aurez la bonté de me le bien payer.
Moi, payer ? En soufflets.
Vous me le paîrez bien.
Tiens, voilà ton payement.
Lequel Hiérome, après plusieurs rébellions,
Aurait atteint, frappé, moi sergent, à la joue,
Et fait tomber, du coup, mon chapeau dans la boue.
Ajoute cela.
J’en avais bien besoin. Et de ce non content,
Aurait avec le pied réitéré. Courage !
Outre plus, le susdit serait venu, de rage,
Pour lacérer ledit présent procès-verbal.
Allons, mon cher monsieur, cela ne va pas mal !
Ne vous relâchez point.
Coquin !
Quelques coups de bâton, et je suis à mon aise.
Oui-da : je verrai bien s’il est sergent.
Frappez : j’ai quatre enfants à nourrir.
Monsieur, pour un sergent je ne pouvais vous prendre ;
Mais le plus habile homme enfin peut se méprendre.
Je saurai réparer ce soupçon outrageant.
Oui, vous êtes sergent, monsieur, et très-sergent.
Touchez là : vos pareils sont gens que je révère ;
Et j’ai toujours été nourri par feu mon père
Dans la crainte de Dieu, monsieur, et des sergents.
Non, à si bon marché l’on ne bat point les gens.
Monsieur, point de procès.
Bâton levé, soufflet, coup de pied. Ah !
Rendez-les-moi plutôt.
Je ne les voudrais pas donner pour mille écus.
Scène V.
Voici fort à propos monsieur le commissaire.
Monsieur, votre présence est ici nécessaire.
Tel que vous me voyez, monsieur, ici présent,
M’a d’un fort grand soufflet fait un petit présent.
À vous, monsieur ?
Item, un coup de pied ; plus, les noms qu’il me donne.
Avez-vous des témoins ?
Le soufflet sur ma joue est encore tout chaud.
Pris en flagrant délit, affaire criminelle.
Foin de moi !
A mis un mien papier en morceaux, protestant
Qu’on lui ferait plaisir, et que d’un œil content
Elle nous défiait.
L’esprit de contumace est dans cette famille.
Il faut absolument qu’on m’ait ensorcelé :
Si j’en connais pas un, je veux être étranglé.
Comment ! battre un huissier ! Mais voici la rebelle.
Scène VI.
Vous le reconnaissez ?
C’est donc vous qui tantôt braviez notre officier,
Et qui si hautement osiez nous défier ?
Votre nom ?
Isabelle.
Écrivez. Et votre âge ?
Dix-huit ans.
Mais n’importe.
Êtes-vous en pouvoir de mari ?
Non, monsieur.
Vous riez ! Écrivez qu’elle a ri.
Monsieur, ne parlons pas de maris à des filles ;
Voyez-vous, ce sont là des secrets de familles.
Mettez qu’il interrompt.
Prends bien garde, ma fille, à ce que tu diras.
Là, ne vous troublez point. Répondez à votre aise.
On ne veut pas rien faire ici qui vous déplaise.
N’avez-vous pas reçu de l’huissier que voilà
Certain papier tantôt ?
Oui, monsieur.
Bon cela.
Avez-vous déchiré ce papier sans le lire ?
Monsieur, je l’ai lu.
Bon.
Que mon père ne prît l’affaire trop à cœur,
Et qu’il ne s’échauffât le sang à sa lecture.
Et tu fuis les procès ? C’est méchanceté pure.
Vous ne l’avez donc pas déchiré par dépit,
Ou par mépris de ceux qui vous l’avaient écrit ?
Monsieur, je n’ai pour eux ni mépris ni colère.
Écrivez.
Elle répond fort bien.
Pour tous les gens de robe un mépris évident.
Une robe toujours m’avait choqué la vue ;
Mais cette aversion à présent diminue.
La pauvre enfant ! Va, va, je te marîrai bien,
Dès que je le pourrai, s’il ne m’en coûte rien.
À la justice donc vous voulez satisfaire ?
Monsieur, je ferai tout pour ne vous point déplaire.
Monsieur, faites signer.
Soutiendrez-vous au moins vos dispositions ?
Monsieur, assurez-vous qu’Isabelle est constante.
Signez. Cela va bien, la justice est contente.
Çà, ne signez-vous pas, monsieur ?
À tout ce qu’elle a dit, je signe aveuglément.
Tout va bien. À mes vœux le succès est conforme :
Il signe un bon contrat écrit en bonne forme
Et sera condamné tantôt sur son écrit.
Que lui dit-il ? Il est charmé de son esprit.
Adieu. Soyez toujours aussi sage que belle :
Tout ira bien. Huissier, remenez-la chez elle ;
Et vous, monsieur, marchez.
Où, monsieur ?
Suivez-moi.
Où donc ?
Vous le saurez. Marchez, de par le roi.
Comment !
Scène VII.
Quel chemin a-t-il pris ? la porte ou la fenêtre ?
À l’autre !
Et pour le père, il est où le diable l’a mis.
Il me redemandait sans cesse ses épices[4],
Et j’ai tout bonnement couru jusqu’aux offices
Chercher la boîte au poivre ; et lui, pendant cela,
Est disparu.
Scène VIII.
Paix ! paix ! que l’on se taise là.
Eh ! grand Dieu !
Le voilà, ma foi, dans les gouttières.
Quelles gens êtes-vous ? Quelles sont vos affaires ?
Qui sont ces gens en robe ? Êtes-vous avocats ?
Çà, parlez.
Vous verrez qu’il va juger les chats.
Avez-vous eu le soin de voir mon secrétaire ?
Allez lui demander si je sais votre affaire.
Il faut bien que je l’aille arracher de ces lieux.
Sur votre prisonnier, huissier, ayez les yeux.
Ho, ho, monsieur !
Et suis-moi.
Scène IX.
Dépêchez, donnez votre requête.
Monsieur, sans votre aveu l’on me fait prisonnier.
Eh, mon Dieu ! j’aperçois monsieur dans son grenier.
Que fait-il là ?
Le champ vous est ouvert.
Monsieur, on m’injurie ; et je venais ici
Me plaindre à vous.
Monsieur, je viens me plaindre aussi.
Vous voyez devant vous mon adverse partie.
Parbleu ! je veux me mettre aussi de la partie.
Monsieur, je viens ici pour un petit exploit.
Eh ! messieurs, tour à tour exposons notre droit.
Son droit ? Tout ce qu’il dit sont autant d’impostures.
Qu’est-ce qu’on vous a fait ?
On m’a dit des injures.
Outre un soufflet, monsieur, que j’ai reçu plus qu’eux.
Monsieur, je suis cousin de l’un de vos neveux.
Monsieur, père Cordon vous dira mon affaire.
Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire.
Vos qualités ?
Je suis comtesse.
Huissier.
Messieurs…
Parlez toujours, je vous entends tous trois.
Monsieur…
Bon ! le voilà qui fausse compagnie.
Hélas !
Je n’ai pas eu le temps de lui dire deux mots.
Scène X.
Messieurs, voulez-vous bien nous laisser en repos ?
Monsieur, peut-on entrer ?
Non, monsieur, ou je meure.
Eh, pourquoi ? j’aurai fait en une petite heure ;
En deux heures au plus.
On n’entre point, monsieur.
C’est bien fait de fermer la porte à ce crieur.
Mais moi…
L’on n’entre point, madame, je vous jure.
Ho, monsieur, j’entrerai.
Peut-être.
J’en suis sûre.
Par la fenêtre donc ?
Par la porte.
Il faut voir.
Quand je devrais ici demeurer jusqu’au soir…
Scène XI.
On ne l’entendra pas, quelque chose qu’il fasse.
Parbleu : je l’ai fourré dans notre salle basse,
Tout auprès de la cave.
On ne voit point mon père.
Sur toute cette affaire, il faut que je le voie...
Quoi ! Par le soupirail ?
Il a le diable au corps.
Monsieur…
L’impertinent ! Sans lui j’étais dehors.
Monsieur…
Retirez-vous, vous êtes une bête.
Monsieur, voulez-vous bien…
Vous me rompez la tête.
Monsieur, j’ai commandé…
Taisez-vous, vous dit-on.
Que l’on portât chez vous…
Qu’on le mène en prison.
Certain quartaut de vin.
Eh ! je n’en ai que faire.
C’est de très-bon muscat.
Redites votre affaire.
Il faut les entourer ici de tous côtés.
Monsieur, il va vous dire autant de faussetés.
Monsieur, je vous dis vrai.
Mon Dieu, laissez-la dire.
Monsieur, écoutez-moi.
Souffrez que je respire.
Monsieur…
Vous m’étranglez.
Tournez les yeux vers moi.
Elle m’étrangle… aye ! aye !
Prenez garde, je tombe.
L’un et l’autre encavés.
Courez à leur secours. Mais au moins je prétends
Que monsieur Chicaneau, puisqu’il est là dedans,
N’en sorte d’aujourd’hui. L’Intimé, prends-y garde.
Gardez le soupirail.
Va vite, je le garde.
Scène XII.
Misérable ! il s’en va lui prévenir l’esprit.
Il n’a point de témoins ; c’est un menteur.
Que leur contez-vous là ? Peut-être ils rendent l’âme.
Il lui fera, monsieur, croire ce qu’il voudra.
Souffrez que j’entre.
Oh non ! personne n’entrera.
Je le vois bien, monsieur, le vin muscat opère
Aussi bien sur le fils que sur l’esprit du père.
Patience, je vais protester comme il faut
Contre monsieur le juge et contre le quartaut.
Allez donc, et cessez de nous rompre la tête.
Que de fous ! je ne fus jamais à telle fête.
Scène XIII.
Monsieur, où courez-vous ? C’est vous mettre en danger.
Et vous boitez tout bas.
Je veux aller juger.
Comment, mon père ! Allons, permettez qu’on vous panse :
Vite, un chirurgien.
Qu’il vienne à l’audience.
Eh ! mon père ! arrêtez…
Tu prétends faire ici de moi ce qu’il te plaît ;
Tu ne gardes pour moi respect ni complaisance :
Je ne puis prononcer une seule sentence.
Achève, prends ce sac, prends vite.
Mon père. Il faut trouver quelque accommodement.
Si pour vous, sans juger, la vie est un supplice,
Si vous êtes pressé de rendre la justice,
Il ne faut point sortir pour cela de chez vous :
Exercez le talent, et jugez parmi nous.
Ne raillons point ici de la magistrature :
Vois-tu ! je ne veux point être juge en peinture.
Vous serez, au contraire, un juge sans appel,
Et juge du civil comme du criminel.
Vous pourrez tous les jours tenir deux audiences :
Tout vous sera chez vous matière de sentences.
Un valet manque-t-il de rendre un verre net,
Condamnez-le à l’amende, ou, s’il le casse, au fouet.
C’est quelque chose. Encor passe quand on raisonne.
Et mes vacations, qui les payera ? Personne ?
Leurs gages vous tiendront lieu de nantissement.
Il parle, ce me semble, assez pertinemment.
Contre un de vos voisins…
Scène XIV.
Arrête ! arrête ! attrape !
Ah ! c’est mon prisonnier, sans doute, qui s’échappe !
Non, non, ne craignez rien.
Votre chien… vient là-bas de manger un chapon.
Rien n’est sûr devant lui : ce qu’il trouve il l’emporte.
Bon; voilà pour mon père une cause. Main-forte !
Qu’on se mette après lui. Courez tous.
Tout doux. Un amené sans scandale suffit.
Çà, mon père, il faut faire un exemple authentique.
Jugez sévèrement ce voleur domestique.
Mais je veux faire au moins la chose avec éclat.
Il faut de part et d’autre avoir un avocat.
Nous n’en avons pas un.
Voilà votre portier et votre secrétaire :
Vous en ferez, je crois, d’excellents avocats ;
Ils sont fort ignorants.
J’endormirai monsieur tout aussi bien qu’un autre.
Pour moi, je ne sais rien ; n’attendez rien du nôtre.
C’est ta première cause, et l’on te la fera.
Mais je ne sais pas lire.
Eh ! l’on te soufflera.
Allons nous préparer. Çà, messieurs, point d’intrigue.
Fermons l’œil aux présents, et l’oreille à la brigue.
Vous, maître Petit-Jean, serez le demandeur ;
Vous, maître l’Intimé, soyez le défendeur.
ACTE TROISIÈME.
Scène première.
Oui, monsieur, c’est ainsi qu’ils ont conduit l’affaire.
L’huissier m’est inconnu, comme le commissaire.
Je ne mens pas d’un mot.
Mais si vous m’en croyez, vous les laisserez là.
En vain vous prétendez les pousser l’un et l’autre,
Vous troublerez bien moins leur repos que le vôtre.
Les trois quarts de vos biens sont déjà dépensés
À faire enfler des sacs l’un sur l’autre entassés ;
Et dans une poursuite à vous-même contraire…
Vraiment vous me donnez un conseil salutaire,
Et devant qu’il soit peu je veux en profiter :
Mais je vous prie au moins de bien solliciter :
Puisque monsieur Dandin va donner audience,
Je vais faire venir ma fille en diligence.
On peut l’interroger, elle est de bonne foi ;
Et même elle saura mieux répondre que moi.
Allez et revenez, l’on vous fera justice.
Quel homme !
Scène II.
Mais mon père est un homme à se désespérer,
Et d’une cause en l’air il le faut bien leurrer.
D’ailleurs j’ai mon dessein, et je veux qu’il condamne
Ce fou qui réduit tout au pied de la chicane.
Mais voici tous nos gens qui marchent sur nos pas.
Scène III.
Çà, qu’êtes-vous ici ?
Ce sont les avocats.
Vous ?
Je viens secourir leur mémoire troublée.
Je vous entends. Et vous ?
Moi, je suis l’assemblée.
Commencez donc.
Messieurs.
Si vous soufflez si haut, l’on ne m’entendra pas.
Messieurs…
Couvrez-vous.
Oh ! mes…
Couvrez-vous, vous dis-je.
Oh ! monsieur, je sais bien à quoi l’honneur m’oblige.
Ne te couvre donc pas.
Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement.
Messieurs, quand je regarde avec exactitude
L’inconstance du monde et sa vicissitude ;
Lorsque je vois, parmi tant d’hommes différents,
Pas une étoile fixe, et tant d’astres errants ;
Quand je vois les Césars, quand je vois leur fortune ;
Quand je vois le soleil, et quand je vois la lune ;
Quand je vois le Japon…
Quand aura-t-il tout vu ?
Oh ! pourquoi celui-là m’a-t-il interrompu ?
Je ne dirai plus rien.
Que ne lui laissiez-vous finir sa période ?
Je suais sang et eau, pour voir si du Japon
Il viendrait à bon port au fait de son chapon ;
Et vous l’interrompez par un discours frivole !
Parlez donc, avocat.
J’ai perdu la parole.
Achève, Petit-Jean : c’est fort bien débuté.
Mais que font là tes bras pendants à ton côté ?
Te voilà sur tes pieds droit comme une statue.
Dégourdis-toi. Courage : allons, qu’on s’évertue.
Quand… je vois… Quand… je vois…
Dis donc ce que tu vois.
Oh dame ! on ne court pas deux lièvres à la fois.
On lit…
On lit…
Dans la…
Dans la…
Métamorphose…
Comment ?
Que la métem…
Que la métem…
Psycose…
Psycose…
Hé ! le cheval !
Et le cheval…
Encor !
Encor…
Le chien !
Le chien.
Le butor !
Le butor…
Peste de l’avocat !
Voyez cet autre avec sa face de carême !
Va-t’en au diable.
Du fait.
Ils me font dire ici des mots longs d’une toise,
De grands mots qui tiendraient d’ici jusqu’à Pontoise.
Pour moi, je ne sais point tant faire de façon
Pour dire qu’un mâtin vient de prendre un chapon.
Tant y a qu’il n’est rien que votre chien ne prenne ;
Qu’il a mangé là-bas un bon chapon du Maine ;
Que la première fois que je l’y trouverai,
Son procès est tout fait, et je l’assommerai.
Belle conclusion, et digne de l’exorde !
On l’entend bien toujours. Qui voudra mordre, y morde.
Appelez les témoins.
Les témoins sont fort chers, et n’en a pas qui veut.
Nous en avons pourtant, et qui sont sans reproche.
Faites-les donc venir.
Tenez : voilà la tête et les pieds du chapon ;
Voyez-les, et jugez.
Je les récuse.
Pourquoi les récuser ?
Monsieur, ils sont du Maine.
Il est vrai que du Mans il en vient par douzaine…
Messieurs…
Serez-vous long, avocat ? dites-moi.
Je ne réponds de rien.
Il est de bonne foi.
Messieurs, tout ce qui peut étonner un coupable ;
Tout ce que les mortels ont de plus redoutable,
Semble s’être assemblé contre nous par hasard,
Je veux dire la brigue et l’éloquence. Car
D’un côté le crédit du défunt m’épouvante,
Et de l’autre côté, l’éloquence éclatante
De maître Petit-Jean m’éblouit.
De votre ton vous-même adoucissez l’éclat.
Que nous doive donner la susdite éloquence
Et le susdit crédit, ce néanmoins, messieurs,
L’ancre de vos bontés nous rassure. D’ailleurs
Devant le grand Dandin l’innocence est hardie ;
Oui, devant ce Caton de basse Normandie,
Ce soleil d’équité qui n’est jamais terni :
Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni.
Vraiment, il plaide bien.
Je prends donc la parole, et je viens à ma cause.
Aristote, primo, peri Politicon,
Dit fort bien…
Et non point d’Aristote et de sa Politique.
Oui ; mais l’autorité du Péripatétique
Prouverait que le bien et le mal…
Qu’Aristote n’a point d’autorité céans.
Au fait.
Pausanias, en ses Corinthiaques…
Au fait.
Rebuffe…
Au fait, vous dis-je.
Le grand Jacques…
Au fait, au fait, au fait.
Harmenopul, in Prompt…
Oh ! je te vais juger.
Il y trouve un chapon, lequel a bonne mine.
Or celui pour lequel je parle est affamé,
Celui contre lequel je parle autem plumé ;
Et celui pour lequel je suis prend en cachette
Celui contre lequel je parle. L’on décrète :
On le prend. Avocat pour et contre appelé ;
Jour pris. Je dois parler, je parle, j’ai parlé.
Ta, ta, ta, ta. Voilà bien instruire une affaire !
Il dit fort posément ce dont on n’a que faire,
Et court le grand galop quand il est à son fait.
Mais le premier, monsieur, c’est le beau.
A-t-on jamais plaidé d’une telle méthode ?
Mais qu’en dit l’assemblée ?
Il est fort à la mode.
Qu’arrive-t-il, messieurs ? On vient. Comment vient-on ?
On poursuit ma partie. On force une maison.
Quelle maison ? maison de notre propre juge !
On brise le cellier qui nous sert de refuge.
De vol, de brigandage on nous déclare auteurs.
On nous traîne, on nous livre à nos accusateurs,
À maître Petit-Jean, messieurs. Je vous atteste :
Qui ne sait que la loi Si quis canis, Digeste,
De Vi, paragrapho, messieurs… Caponibus,
Est manifestement contraire à cet abus ?
Et quand il serait vrai que Citron, ma partie,
Aurait mangé, messieurs, le tout ou bien partie
Dudit chapon, qu’on mette en compensation
Ce que nous avons fait avant cette action.
Quand ma partie a-t-elle été réprimandée ?
Par qui votre maison a-t-elle été gardée ?
Quand avons-nous manqué d’aboyer au larron ?
Témoin trois procureurs, dont icelui Citron
A déchiré la robe. On en verra les pièces.
Pour nous justifier, voulez-vous d’autres pièces ?
Maître Adam…
Laissez-nous.
L’Intimé…
Laissez-nous.
S’enroue.
Hé ! laissez-nous. Euh, euh !
Et concluez.
Haleine, et que l’on nous défend de nous étendre,
Je vais, sans rien omettre et sans prévariquer,
Compendieusement énoncer, expliquer,
Exposer à vos yeux l’idée universelle
De ma cause, et des faits renfermés en icelle.
Il aurait plus tôt fait de dire tout vingt fois
Que de l’abréger une. Homme, ou qui que tu sois,
Diable, conclus ; ou bien que le ciel te confonde !
Je finis.
Ah !
Avant la naissance du monde…
Avocat, ah ! passons au déluge.
La naissance du monde et sa création,
Le monde, l’univers, tout, la nature entière
Était ensevelie au fond de la matière.
Les éléments, le feu, l’air, et la terre, et l’eau,
Enfoncés, entassés, ne faisaient qu’un monceau,
Une confusion, une masse sans forme,
Un désordre, un chaos, une cohue énorme :
Unus erat toto naturæ vultus in orbe,
Quem Græci dixere Chaos, rudis indigestaque moles[5].
Quelle chute ! Mon père !
Ay, monsieur ! Comme il dort !
Mon père, éveillez-vous.
Monsieur, êtes-vous mort ?
Mon père !
Certes, je n’ai jamais dormi d’un si bon somme.
Mon père, il faut juger.
Aux galères.
Aux galères !
De monde, de chaos, j’ai la tête troublée.
Eh ! concluez.
Venez, pauvres enfants qu’on veut rendre orphelins
Venez faire parler vos esprits enfantins.
Oui, messieurs, vous voyez ici notre misère :
Nous sommes orphelins, rendez-nous notre père,
Notre père, par qui nous fûmes engendrés ;
Notre père, qui nous…
Tirez, tirez, tirez.
Notre père, messieurs…
Ils ont pissé partout.
Monsieur, voyez nos larmes.
Ouf ! Je me sens déjà pris de compassion
Ce que c’est qu’à propos toucher la passion !
Je suis bien empêché. La vérité me presse ;
Le crime est avéré ; lui-même il le confesse.
Mais s’il est condamné, l’embarras est égal :
Voilà bien des enfants réduits à l’hôpital.
Mais je suis occupé ; je ne veux voir personne.
Scène IV.
Monsieur…
C’est ma fille, monsieur.
Hé ! tôt, rappelez-la.
Vous êtes occupé.
Monsieur…
Je suis tout réjoui de voir cette jeunesse.
Ce n’est pas tout, ma fille, il faut de la sagesse.
Savez-vous que j’étais un compère autrefois ?
On a parlé de nous.
Ah ! monsieur, je vous crois.
Dis-nous : à qui veux-tu faire perdre la cause ?
À personne.
Parle donc.
Je vous ai trop d’obligation.
N’avez-vous jamais vu donner la question ?
Non, et ne le verrai, que je crois, de ma vie.
Venez, je vous en veux faire passer l’envie.
Eh ! monsieur, peut-on voir souffrir des malheureux ?
Bon ! Cela fait toujours passer une heure ou deux.
Monsieur, je viens ici pour vous dire…
Je vous vais en deux mots dire toute l’affaire :
C’est pour un mariage. Et vous saurez d’abord
Qu’il ne tient plus qu’à vous, et que tout est d’accord.
La fille le veut bien ; son amant le respire ;
Ce que la fille veut, le père le désire.
C’est à vous de juger.
Dès demain, si l’on veut ; aujourd’hui, s’il le faut.
Mademoiselle, allons, voilà votre beau-père :
Saluez-le.
Comment ?
Quel est donc ce mystère ?
Ce que vous avez dit se fait de point en point.
Puisque je l’ai jugé, je n’en reviendrai point.
Mais on ne donne pas une fille sans elle.
Sans doute ; et j’en croirai la charmante Isabelle.
Es-tu muette ? Allons, c’est à toi de parler.
Parle.
Je n’ose pas, mon père, en appeler.
Mais j’en appelle, moi.
Vous n’appellerez pas de votre signature ?
Plaît-il ?
C’est un contrat en fort bonne façon.
Je vois qu’on m’a surpris ; mais j’en aurai raison :
De plus de vingt procès ceci sera la source.
On a la fille ; soit : on n’aura pas la bourse.
Eh, monsieur ! qui vous dit qu’on vous demande rien ?
Laissez-nous votre fille, et gardez votre bien.
Ah !
Mon père, êtes-vous content de l’audience ?
Oui-da. Que les procès viennent en abondance,
Et je passe avec vous le reste de mes jours.
Mais que les avocats soient désormais plus courts.
Et notre criminel ?
Grâce ! grâce ! mon père.
C’est en votre faveur, ma bru, ce que j’en fais.
Allons nous délasser à voir d’autres procès.
- ↑ Il s’agit probablement du fameux Tiberio Fiurelli, créateur du personnage de Scaramouche, et qui le joua sur l’ancien théâtre italien, à Paris, jusqu'à l'âge le plus avancé.
- ↑ Plaids est un vieux mot dont on a fait plaider, et qui signifie aujourd’hui plaidoirie, audience. (L. R.)
- ↑ Les hommes du temps de Louis XIV faisaient beaucoup d’usage des rubans.
- ↑ Épices, de species, drogues. Nos anciens écrivains l’ont employé dans le sens de dragées et confitures. De là vient, suivant Ménage, qu’on appelle épices l’argent que prennent les juges pour les jugements des procès : car, anciennement, les parties qui avaient obtenu gain de cause faisaient présent à leurs juges de dragées et de confitures.
- ↑ « L’univers n’offrait qu’un aspect uniforme, masse grossière et confuse, à laquelle les Grecs donnèrent le nom de Chaos. » (Métamorphoses d’Ovide, liv. I, v. 6 et 7.) — Le mot Græci n’est pas dans Ovide, et ce vers a un pied de trop. Peut-être Racine a-t-il voulu se moquer des avocats qui citaient à tous propos, et citaient souvent mal.