Les Plaines/L’Inondation

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Deman (Les Plainesp. 23-27).


L’Inondation


I

Voici le mois des eaux mornes et croupissantes
Autour des bourgs, parmi les routes et les sentes,
Au long des clos, sur les labours et sur les prés,
Voici le mois humide et fiasque et macéré
Dans la pluie et la brume et les neiges fondues.
Les rivières qui font le tour des étendues :
Le Rupel et la Lys, la Durme et le Démer
Gorgent trop lourdement le grand Escaut nocturne
Pour que là-bas, au loin, en Hollande, ses urnes
Puissent, avant le flux, se déverser en mer.

Et brusquement, à l’heure où les campagnes dorment,
Une digue se rompt, on ne sait où, la nuit.

Amas de boue, amas de bruit,
Troncs emportés, souches énormes,
Le flot,
Tel un mont d’eau,
Croule sur les champs noirs jusqu’au prochain village.

Un cri ! et puis soudain des tumultes d’abois,
Et de longues clameurs et des plaintes sauvages.
Puis un arrêt — et la crainte que tout soit mort.

II

Pourtant ceux qui, là-haut, habitent les bruyères,
Et dont le flot bourbeux vient d’épargner le sort,
Sont descendus, le cœur battant, vers la rivière.

Bornes, portes, pavés, poteaux, murs et cloisons,
Tout ce qui fut barrière ou bloc, montagne ou côte,
Gît renversé, tandis que l’eau, toujours plus haute,
Monte sinistrement assiéger les maisons.

On voit à peine. Un ciel d’hiver, gris et funèbre,
Un ciel de morne hiver à l’infini s’étend ;
Les pieds butent, les mains tatent et l’on entend
Ici, là-bas, partout, des chocs en des ténèbres.

Et le flot monte et le tocsin bat dans la tour !

Pour sauver Dieu, le vieux curé
Court vers l’église :
Dans la fange du cimetière
Ses pas s’enlisent.

Les trois meules du bord du pré
Croulent — et les épis sacrés
Et les avoines d’or de la moisson dernière
Sont balayés à plein torrent dans la rivière.

Et le flot monte et se gonfle toujours !

Des malades crient au secours
Avec des voix si lasses,
Qu’elles s’épuisent ou se cassent
Avant d’être entendues ;
Des aieules, portant l’enfant entre leurs bras,
S’enfuient vers l’étendue.

Les bœufs, au fond des prés, là-bas,
Meuglent et meuglent.
Au coin d’un mur s’est appuyé l’aveugle,
Et son bâton noueux

Frappe, d’un geste vain, le vide, à l’aventure
Une flamme, soudaine, envahit les pâtures :
Le sot du bourg, sans qu’on le voie, a mis le feu
À la grange du coin, où s’étendent les mares ;
Il danse, et ses deux poings entrechoquent deux jarres.

Et le flot monte encor et monte
D’une poussée infatigable et prompte.

Là-haut, de vieilles gens sont grimpés sur leur toit ;
On les surprend, à la lueur de l’incendie,
Levant éperdument vers Dieu, leurs mains grandies.
Le chaume entier s’enfonce et cède sous leur poids.
Leurs pieds brûlent ; l’horreur bouleverse leurs faces ;
Leurs poings pour ne plus voir s’enfoncent dans leurs yeux ;
La poutre craque et puis se fend par le milieu ;
Alors un cri si noir troue au cœur tout l’espace,
Et tant de peur humaine en ce seul cri s’amasse,
Qu’à l’entendre monter le silence se fait.

Enfin, l’aube paraît :
Au bas d’un ciel d’encre et de cendre,
Le flot, sombre et sournois,
Qui s’acharna contre ce coin de Flandre,
À bout de rage et de haine sauvage,
Décroît.

III

Sur la plaine de deuil, de vase et de ruine,
Immensément, ne choit que l’ombre et la bruine ;
Le bourg, qui s’exaltait déjà vers le printemps,
Est encombré de crasse et de fumiers flottants ;
Volets fendus, seuils crevassés, ferrailles tortes,
La mort putride a défoncé toutes les portes
Et charrié, vers la rivière et ses remous,
Les meubles vieux fixés aux murs, avec des clous,
Les horloges, les bancs, les lits et les armoires ;
On a peur de rentrer dans les étables noires,
De monter aux greniers, où s’entassaient les grains,
De constater que tant d’efforts ont été vains.

Mais déjà, sur la berge, en aval du village
Cordiers, pêcheurs, vanniers, cardeurs et tisserands,
Se disputent entre eux, au détour des courants,
Quelques fuyants débris de leur défunt ménage.

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