Les Plaisirs du hasard/Acte I

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Éditions de la nouvelle revue française (p. 7-32).

LES PLAISIRS DU HASARD

ACTE PREMIER

Chez Emmanuel.

Un atelier, qui est un composé de plusieurs pièces, car les ameublements de plusieurs pièces y voisinent.


Scène I

EMMANUEL, ANTOINETTE.

(Emmanuel sonne la femme de chambre qui ne vient pas. Il resonne. Il sonne une troisième fois.)

Emmanuel. — C’est une fille sur qui l’électricité n’a plus aucun effet… (Il appelle :) Antoinette !… La voix humaine pas davantage. (Il recommence, grossissant chaque fois sa voix) …Oinette !… Toinette !… Antoinette !…

Antoinette. — Voilà ! Voilà ! Voilà ! Qu’est-ce qu’il faut ?

(Un temps.)

Emmanuel. — Rien.

Antoinette. — Monsieur m’a sonnée ?

Emmanuel, très doucement. — Non.

Antoinette. — Monsieur m’a appelée ?

Emmanuel. — Je n’en ai aucun souvenir.

Antoinette. — Oui ou non, est-ce que Monsieur désire quelque chose ?

Emmanuel. — Oui. (Un temps) Je désirerais une femme de chambre qui eût un peu de monotonie dans l’esprit. Antoinette, pourquoi ce sombre aspect ?… Vous êtes chez un homme sans fiel. Les journaux, ce matin, n’annoncent aucune déclaration de guerre. Souriez… comme moi.

Antoinette. — Ah ! moi, malheureusement, je ne suis pas maître ! Je suis domestique, moi ! Monsieur passe sa journée sur des coussins : il peut chanter et rire. Moi, du matin au soir, je traîne dans la poussière et la crasse.

Emmanuel. — Et vous m’enviez ? Enfantillage ! Car si je vous disais : « Antoinette, changeons. Je me charge de votre crasse. Occupez mes coussins. » Comme vous avez le cœur excellent, vous tiendriez bientôt à me rendre la pareille et… nous nous retrouverions au même point. Antoinette, ne vous prenez pas au sérieux. À quoi voulez-vous prétendre ?

Antoinette. — À travailler moins.

Emmanuel. — Pourquoi faire ?

Antoinette. — Pour m’amuser plus.

Emmanuel. — En quoi faisant ?

Antoinette. — Monsieur s’amuse bien. Je m’amuserais comme Monsieur.

Emmanuel. — Je m’amuse de tout ce qui embête les autres. Ah ! Antoinette, vous me connaissez. Je n’ai ni phonographe, ni maîtresse… …Vous savez fort bien que je n’ai aucune maîtresse : vous lisez mes lettres. Pourtant, vous m’entendez tout seul éclater de rire…

Antoinette. — Donc, Monsieur s’amuse ?

Emmanuel, le doigt sur le front. — Avec ce qu’il y a là-dedans, Antoinette. La grande misère de ce monde, c’est le manque de bonne humeur.

Antoinette. — Dame, quand on travaille !…

Emmanuel. — Vous travaillez pour moi : c’est une compensation. Je ne vous ai pas encore dit un mot sévère, Antoinette. Or, songez à ce qu’il a fallu de hasards, depuis six mille ans, pour que vous et moi nous trouvions face à face…

Antoinette. — Oui… Oh ! Monsieur peut parler jusqu’à ce soir ! Il ne m’étourdira pas. Je sais ce que coûte la vie.

Emmanuel. — Qu’est-ce qu’elle coûte ?

Antoinette. — Avec mes gages, je n’y arrive plus !

Emmanuel. — À quoi ?

Antoinette. — Et je le dis carrément à Monsieur : je quitte Monsieur… si Monsieur ne m’augmente pas.

Emmanuel. — Mais je vous ai augmentée !… Par exemple ! Ne vous ai-je pas avertie ?… Antoinette, je m’excuse… Je vous ai augmentée hier, à quatre heures, en traversant la place de la Concorde. À ce moment précis j’ai pensé à vous. Ne sachant ce que vous désiriez…

Antoinette. — Trente francs de plus.

Emmanuel. — Je vous ai gratifiée de quarante : si c’est trente…

Antoinette. — Oh ! je dis trente…

Emmanuel. — Pour en avoir vingt ? Vous les aurez. Et je ne vous demande même pas, là-dessus, de payer mes repas.

Antoinette. — Je pense ! Ce matin la volaille est encore augmentée.

Emmanuel. — Comme vous ? Tant mieux ! Il faut cela pour qu’elle rebaisse. L’avenir est beau.

Antoinette. — Et il n’y aura plus de lait pour Monsieur.

Emmanuel. — Tant pis. La marchande le boit ?

Antoinette. — Elle le donne aux nouveaux-nés et aux vieillards.

Emmanuel. — La sainte femme !

Antoinette. — Alors, pour Monsieur qui est fort, il faut une ordonnance du médecin.

Emmanuel. — Certifiant que je suis malade ? Je l’aurai. On sonne. C’est peut-être un docteur. Courez ouvrir. Et puisque vous êtes une fille comblée, faites votre sourire le plus fin à l’inconnu qui est derrière cette porte. Son coup de sonnette m’a paru mou. (On resonne) Mais il est suivi d’un autre plus sec. C’est pressé… Peut-être la fortune ! Vite, Antoinette, faites entrer !


Scène II

EMMANUEL, LE DOCTEUR, puis ANTOINETTE.

Le Docteur. — Monsieur, excusez-moi de m’introduire, sans vous connaître…

Emmanuel. — Mais, Monsieur, si vous n’êtes pas cambrioleur, je suis ravi.

Le Docteur. — Je suis le locataire du dessous, et je vous entends chanter.

Emmanuel. — Est-ce que je vous dérange ?

Le Docteur. — Au contraire. Vous m’égayez. Je ne vois que des visages tristes : je suis docteur.

Emmanuel. — Docteur ? Je l’ai deviné à votre coup de sonnette !

Le Docteur. — Il était d’un homme qui vous trouve sympathique à travers le plafond, et vient vous rendre un petit service.

Emmanuel. — À moi ? Prenez le meilleur fauteuil. Mettez-vous à l’aise. Voulez-vous vous rafraîchir ?

Le Docteur. — Je désire vous dire deux mots.

Emmanuel. — Ce n’est pas beaucoup.

Le Docteur. — C’est peut-être trop. Cher Monsieur, votre femme de chambre vous trompe.

Emmanuel. — Moi ?… Non, Monsieur.

Le Docteur. — Votre femme de chambre vous trompe.

Emmanuel. — Cher Monsieur, je vous jure que je n’ai avec elle aucun rapport permettant cette appréciation.

Le Docteur. — Oh ! ce n’est pas ce que je veux dire… Quelle horreur !… Je veux dire que dans son service elle vous dessert.

Emmanuel. — Cela…

Le Docteur. — Et vous nuit.

Emmanuel. — Peut-être.

Le Docteur. — C’est bien elle, qui, la semaine passée, a renversé un encrier sur votre lit ?

Emmanuel. — Elle-même.

Le Docteur. — C’était exprès. C’est encore elle qui, hier, a cassé un carreau, perdu trois lettres, mis le feu à ses torchons ?

Emmanuel. — Toujours elle.

Le Docteur. — C’était exprès. Et elle va faire mieux !

Emmanuel. — Diable !

Le Docteur. — Après s’être vantée de ce passé de saboteuse, elle a, ce matin, annoncé en ricanant à la concierge (je l’entendais de l’escalier) que la prochaine fois que vous offririez le thé à des amis, elle lâcherait à leur nez et au vôtre plateau, gâteaux, théière et tasses.

Emmanuel. — Ah ! oui ?… Et dans quel but ?

Le Docteur. — Lutte des classes ! Cher Monsieur, j’ai des domestiques comme vous. Si mes domestiques me trompaient… au sens que j’entends… je serais heureux qu’on m’avertît. C’est pourquoi ayant pour maxime : « Fais aux autres ce que tu voudrais qu’on te fît »…

Emmanuel. — Vous êtes charmant. Docteur !

Le Docteur. — J’ai tenu à vous mettre en garde…

Emmanuel. — Docteur, vous êtes charmant !

Le Docteur. — Ne sommes-nous pas du même côté de la barricade ?… Notre devoir est de nous unir et de nous tenir.

Emmanuel. — Je vous tiens et m’unis.

Le Docteur. — Nous devrions former un syndicat patronal.

Emmanuel. — Formons.

Le Docteur. — Car, encore un détail important… que vous excuserez : votre femme de chambre, cher Monsieur, vous considère comme un cornichon.

Emmanuel. — Elle n’est pas bête.

Le Docteur. — Elle parle de vous faire frire des crottes de lapin et que vous direz : « C’est exquis ! »

Emmanuel. — Elle se vante : je n’aime pas la friture.

Le Docteur. — Enfin elle répète qu’à chacune de ses sottises, vous riez, et elle conclut : « La bourgeoisie : des pieds plats ! »

Emmanuel. — Vous ne sauriez croire, cher Docteur, comme je vous trouve instructif et plaisant !

Le Docteur. — Vous ne sauriez croire, cher Monsieur, comme je vous trouve philosophe et délicieux !

Emmanuel. — C’est une fille qui se croit de l’importance. Le shah de Perse aussi, et tous les Messieurs décorés (il voit que le Docteur l’est) Oh ! pardon… Docteur, pardon… je…

Le Docteur. — Vous avez tout à fait raison !

Emmanuel. — Pour la troisième fois, vous êtes charmant !

Le Docteur. — Puis-je l’être une quatrième ?

Emmanuel. — Oui : auscultez-moi le poumon.

Le Docteur. — Comment ?

Emmanuel. — Si ce n’est pas abuser…

Le Docteur. — Souffrez-vous ?

Emmanuel. — J’aimerais votre avis.

Le Docteur. — Volontiers.

Emmanuel. — Là.

Le Docteur. — Respirez fort… Pas si fort… Diable !… Il est magnifique ce poumon !

Emmanuel. — Et l’autre ?

Le Docteur. — L’autre ?… Toussez !

Emmanuel. — Peux pas…

Le Docteur. — Il ne peut même pas tousser. Vous avez des poumons à vivre cent ans !

Emmanuel. — C’est court, quand on ne s’ennuie pas. Et le cœur ? Écoutez le cœur.

Le Docteur. — Régulier… exemplaire.

Emmanuel. — Vrai ? Alors, Docteur, palpez-moi le ventre !

Le Docteur. — Le ventre aussi ?

Emmanuel. — Qu’est-ce qu’il y a là ?

Le Docteur. — Le foie.

Emmanuel. — Et là ?

Le Docteur. — Le colon.

Emmanuel. — Ça tourne, le colon ?

Le Docteur. — Oui.

Emmanuel. — Chez moi, ça tourne bien ?

Le Docteur. — Voyez votre mine.

Emmanuel. — En sorte que, d’après vous, je n’ai rien ?

Le Docteur. — De la santé.

Emmanuel. — Docteur, vous êtes admirable ! Je veux devenir votre ami.

Le Docteur. — Craigniez-vous donc si fort d’être malade ?

Emmanuel. — Moi ? Je n’ai pas même un malaise.

Le Docteur. — Comment ? Alors ?

Emmanuel. — J’avais parié qu’étant médecin, vous me trouveriez une maladie.

Le Docteur. — Ah ! vous vous êtes payé ma tête !

Emmanuel. — Je jure que non !

Le Docteur. — Ne vous en défendez pas ! Vous m’enchantez ! Je ne vois que des gens sérieux et respectueux, parmi lesquels je mène une existence d’âne, grave et respectable. Quelle joie d’être chez un fantaisiste, qui joue avec la vie comme avec un ballon…

Emmanuel. — Et vous l’envoie par la figure… Excusez-moi. Mais on me refuse mon lait quotidien, et j’ai besoin d être reconnu malade.

Le Docteur. — Encore un tour de votre domestique. Vous allez vous débarrasser de cette fille-là.

Emmanuel. — J’ai horreur des décisions violentes.

Le Docteur. — Alors, vous la laisserez briser votre vaisselle ?

Emmanuel. — Oui.

Le Docteur. — Quoi ?

Emmanuel. — Docteur, il ne faut jamais aller contre la nature ! On ne guérit la bêtise que par la bêtise. Puisqu’elle veut renverser le thé, nous allons le lui commander. Elle va tout précipiter par terre avec fracas. Nous n’aurons même pas l’air d’entendre, et nous continuerons de causer.

Le Docteur. — Riez-vous ?

Emmanuel. — Pas encore ! Mais je vais me rattraper. (Il a sonné. Antoinette paraît) Voulez-vous nous préparer le thé, mon enfant ?

Antoinette. — Bien, Monsieur.

(Elle sort, enchantée.)

Le Docteur. — Je crois rêver… Mais j’admire ! Vous dépassez mes espérances ! Cher Monsieur, toute ma vie en étant prosaïque et rangé, j’ai souhaité d’être extravagant.

Emmanuel. — Que n’avez-vous suivi votre inspiration !

Le Docteur. — Je voudrais que ma femme vous entendît !

Emmanuel. — Où est-elle ?

Le Docteur. — En dessous.

Emmanuel. — Courez la chercher.

Le Docteur. — Vous permettez ? Elle sera si heureuse ! C’est une femme tranquille comme moi, mais qui aime la gaieté et les caprices.

Emmanuel. — Elle doit être charmante ! Ramenez-la vite.

Le Docteur. — Nous remontons dans cinq minutes.

(Le Docteur sort.)


Scène III

EMMANUEL, ANTOINETTE, puis LE TAILLEUR (M. RAT).

Emmanuel. — Antoinette ! (Entrée d’Antoinette) Vous ferez trois tasses de thé. Lait, beurre, gâteaux, vous n’oublierez rien : que le plateau soit bien rempli. Vous ai-je dit que je vous augmentais ?… Oui, je m’en souviens. Tout est donc pour le mieux. On sonne encore. Un coup guilleret. Ce doit être un homme qui vient m’offrir de l’argent.

(Antoinette sort et revient.)

Antoinette. — Monsieur, le tailleur.

Emmanuel. — Vient-il prendre le thé ?

Antoinette. — Il apporte sa note.

Emmanuel. — Ce ne sera jamais un homme du monde. Amenez-le !

(Entrée de M. Rat.)

M. Rat, très humble. — Bonjour, Monsieur…

Emmanuel. — Monsieur Rat, faisons un pari !

M. Rat. — Volontiers.

Emmanuel. — Je parie quatre cents francs que vous voulez l’argent de votre complet.

M. Rat. — C’est exact.

Emmanuel. — Donc, j’ai gagné et ne vous dois rien.

M. Rat. — Plaît-il ?

Emmanuel. — Puisque le complet est de quatre cents francs.

M. Rat. — Monsieur plaisante… Je voudrais aussi plaisanter, mais il faut que je boive et mange.

Emmanuel. — Antoinette !

Antoinette. — Monsieur ?

Emmanuel. — Servez donc quelque chose à Monsieur Rat, qui a faim et soif.

M. Rat. — Oh !… Monsieur continue de plaisanter… mais il faut de l’argent pour vivre.

Emmanuel. — Antoinette, il y a erreur. Vous pouvez vous retirer.

(Antoinette sort.)

Emmanuel. — Monsieur Rat, asseyez-vous. Voulez-vous fumer ? Voulez-vous lire ? Voulez-vous penser ? Si vous voulez penser, je vous laisse… mais non, vous ne voulez pas que je vous laisse. Sans souci de l’immensité des mondes, vous êtes obsédé par cette idée minuscule : votre somme à toucher, et vous entrez chez moi, l’air funèbre !… Ah ! Monsieur Rat, j’aime les gens gais. Faut-il donc recommencer l’éternelle scène entre le tailleur et le taillé ?… (Brusque) Tenez Monsieur Rat, je ne peux pas, je vais vous rendre votre complet.

M. Rat. — Mais, Monsieur…

Emmanuel, qui ôte son veston. — Il n’est pas défraîchi : je l’ai porté une heure.

M. Rat. — Est-ce qu’il s’agit de cela !

Emmanuel. — Je vais endosser un uniforme de la Garde, qui vient de mon aïeul, et que j’ai dans cette vitrine.

M. Rat. — Monsieur, Monsieur, je vous en prie !…

Emmanuel. — Quoi ?

M. Rat. — Ne prenez pas mal ma démarche… gardez votre complet… Je reviendrai pour la note.

Emmanuel. — Ce n’est pas une solution : je vais souffrir davantage. Monsieur Rat, j’ai dans les veines le sang de tous mes grands-pères. Chacun d’eux eut de la peine à payer son tailleur. Moi, qui les résume, je ne peux plus… Il vaut mieux que je vous rende votre complet. (Il l’enlève de nouveau).

M. Rat. — Je m’en vais.

Emmanuel. — On vous le portera

M. Rat. — Je ne le recevrai pas.

Emmanuel. — Monsieur Rat, finissons.

M. Rat. — C’est fini.

Emmanuel. — Contre ma nature je ne puis pas lutter.

M. Rat. — Vous êtes original, Monsieur, je sais.

Emmanuel. — Ne me méprisez pas.

M. Rat. — Oh ! dans mon esprit…

Emmanuel, se décidant. — Alors, pour la seconde fois je remets mon complet, mais… soyez courageux ; et faites pour moi, que vous connaissez, ce que vous avez fait pour l’État, que vous ne connaissez pas.

M. Rat. — Je n’ai rien fait pour l’État.

Emmanuel. — Vous ne lui demandez jamais d’argent et vous lui en prêtez.

M. Rat. — Contre intérêts !

Emmanuel. — Bien. Quand vous lui donnez quatre cents francs, au bout d’une année, dans sa gratitude, lui vous en rend vingt. Faites de même : donnez-moi votre complet. Dans douze mois vous aurez un louis.

M. Rat. — Pardon. L’État, si je veux, me rend mon capital.

Emmanuel. — Avec un louis, je vous rendrai votre complet.

M. Rat. — Mais il aura servi !

Emmanuel. — Et votre argent ne sert pas ?

M. Rat. — Il ne s’use guère.

Emmanuel. — Je n’use guère non plus. Monsieur Rat, vous vivez gauchement. Vous m’apportez une note et n’osez pas la toucher. Je ne paye pas votre complet : vous hésitez à le reprendre. Vous vénérez l’État et vous craignez de le dire. Mais, sapristi ! décidez-vous et ayez le courage de votre fantaisie ! Soyez un peu inspiré, Monsieur Rat ! Si vous saviez de quel charme l’audace et l’inspiration rehaussent nos pauvres mœurs ! Voulez-vous prendre le thé avec moi tout à l’heure ?

M. Rat. — Le thé ?

Emmanuel. — Le thé.

M. Rat. — Comment, Monsieur ?

Emmanuel. — Ah ! comme on le servira !… Vous refusez ? Vous avez peur ? Ce n’est pas votre métier ? Revenons à votre métier, Monsieur Rat : la hausse des vêtements continue-t-elle ?

M. Rat. — Sans cesse.

Emmanuel. — Ce veston de quatre cents, aujourd’hui qu’est-ce qu’il vaut ?

M. Rat. — Quatre cent soixante-quinze.

Emmanuel. — Je vous le revends.

M. Rat. — Comment ?

Emmanuel. — Avez-vous de l’argent sur vous ?

M. Rat. — De l’argent ?

Emmanuel. — Vous ne voulez pas le donner ? Signez-moi un billet.

M. Rat. — Plaît-il ?

Emmanuel. — Un billet en blanc, Monsieur Rat, sans rien dessus : qu’est-ce qui vous effraie ?… Vous refusez encore ? Me forcerez-vous d’imiter votre signature ?

M. Rat. — Monsieur…

Emmanuel (il écrit). — Voilà qui est fait ! Et vous paierez au vu du papier, quand j’enverrai le veston ?

M. Rat. — Le ves…

Emmanuel. — Ainsi qu’il est convenu ?

M. Rat, désespéré. — Je ne comprends rien !

Emmanuel. — Rien ! Juste ciel !

M. Rat. — Monsieur, ne vous fâchez pas !

Emmanuel. — Ah ! je ne me fâche pas, Monsieur Rat, mais vous êtes le contraire de la poésie ! (brusque) Allons, au revoir !

M. Rat. — Euh… Au revoir, Monsieur !

(Et M. Rat s’enfuit.)

Emmanuel, seul. — Il est parti ! Il ne revient pas ! Et sa femme va lui persuader que je suis une canaille !… Je ne veux pas de son complet. (Il enlève son veston et sort de la vitrine le costume de la Garde. Puis il court à l’escalier et il appelle :) Monsieur Rat !… Monsieur Rat !…

(Rentrée de M. Rat.)

Emmanuel. — Monsieur Rat, prenez ce billet, qui est un faux. Je n’en veux faire aucun usage.

M. Rat. — Ah !… Je me disais aussi…

Emmanuel. — Vous disiez-vous quoi que ce fût ?… Monsieur Rat, si vous lisez dans votre journal que le peuple est souverain, payez-vous une bonne petite rigolade devant votre glace !… Laissez-moi parler… Savez-vous qu’un homme indépendant comme je veux être, qui a décidé de se payer doucement la tête des gens graves, n’a pas une minute à soi : il est débordé… Quand je vous regarde, Monsieur Rat, je déborde. Madame votre mère ne vous a donc jamais promené, petit, tête nue, au clair de lune ? Monsieur votre père aurait-il été maître d’études ? N’avez-vous jamais aucun caprice ? Jamais ne vous passe-t-il par la tête quelqu’une de ces bonnes saines idées que le monde appelle folies ? Vous croyez à la Société avec sa morale, ses Académies et ses échéances ? Monsieur Rat, vous êtes une force. Maintenant que vous me faites rire, je suis heureux de vous payer. Voici vos quatre cents francs. Si j’osais, j’en mettrais cinq, d’autant plus que j’endosse à la place de votre complet correct, ce vieux costume, brillant d’une fantaisie charmante. Regardez-le bien, Monsieur Rat. Ne faites pas des yeux ronds, comme si la Terre allait rencontrer Vénus… Rentrez chez vous… Essayez de lire les poètes. Aimez Madame Rat avec un peu de passion. Et, d’abord, dites-moi bonsoir gentiment, drôlement, avec esprit !… Bien. Ça pourrait être mieux… Si j’ai besoin d’un costume pour le Carnaval, ai-je besoin de vous dire que je courrai chez vous ? Monsieur Rat, je vous salue. Mes hommages à Madame.

(Il le pousse doucement dehors et referme la porte.)


Scène IV

EMMANUEL, ANTOINETTE, puis LE DOCTEUR et SA FEMME

(Antoinette entre et étend un napperon sur la table. Emmanuel la regarde.)

Emmanuel. — Elle n’a pas l’air encore très heureuse… Elle souffre de son état… Ah ! Antoinette, sans vous approuver je vous comprends ! Il est vrai que si vous aviez eu une autre mère, un autre père et un autre sexe, et si, au lieu d’être née il y a vingt ans je ne sais où, vous étiez née il y a un siècle à Besançon, vous auriez pu vous appeler Victor Hugo !

Antoinette. — Monsieur, je n’ai jamais dit cela.

Emmanuel. — Dites-le. Il n’y a aucune raison pour ne pas le dire. Vous n’avez pas eu de chance. Mais c’est irrévocable. Alors, au lieu d’écrire la Légende des Siècles (On sonne) il faut aller ouvrir, mon enfant. Pas d’impatience ! C’est le Docteur, encore. Désormais, il reviendra souvent. Nous avons décidé d’être amis.

(Entrée du Docteur et de sa femme.)

Emmanuel, saluant. — Madame, que c’est gracieux de monter jusqu’à moi ! Le Docteur ne vous a pas dit que j’avais la tête un peu fêlée ?

La femme du docteur. — Monsieur, que c’est indulgent de m’accueillir ! Mon mari ne vous a pas prévenu que j’étais une toute ronde et simple personne ?

Emmanuel. — Avec des yeux qu’aurait aimés Musset.

La femme du docteur. — Alfred ?

Emmanuel. — Vous l’appelez déjà par son petit nom ! Madame, excusez mon costume. Le Docteur m’a connu dans un veston moderne, mais je viens d’avoir une scène fâcheuse avec mon tailleur et je voulais l’humilier par des vêtements historiques.

Le docteur. — Charmant, d’ailleurs, cet uniforme !

Emmanuel. — Il a cent ans. C’est pour me rajeunir que je l’ai endossé. Mon grand-père était chevau-léger sous l’Empire.

La femme du docteur. — Chevau-léger ? Quel joli nom !

Le docteur. — Et quelle époque exquise !

Emmanuel. — La nôtre ne l’est pas moins.

Le docteur. — Merci ! Avec les domestiques…

Emmanuel. — Ma femme de chambre a résolu de casser mon service à thé. Je vais voir si l’évènement se prépare. (Il sort).


Scène V

LE DOCTEUR, SA FEMME

La femme du docteur. — Tu as raison : il est impayable !

Le docteur. — C’est une cervelle d’artiste.

La femme du docteur. — Où tout pousse à l’envers…

Le docteur. — À l’envers de notre vie ; mais nous vivons bêtement. J’ai toujours été sérieux comme un Pape en adorant les blagues…

La femme du docteur. — T’ai-je empêché d’en faire ?

Le docteur. — Même pas. C’est vrai. Et je continue avec mon fils, qui passe son bachot dans une heure !

La femme du docteur — Notre fille, heureusement, a plus de fantaisie…

Le docteur. — Non.

La femme du docteur. — Si.

Le docteur. — Ma pauvre amie, c’est ton portrait.


Scène VI

LES MÊMES, EMMANUEL

Emmanuel, gravement. — Je vous annonce que les temps sont proches… N’ayons l’air de rien voir ni de rien entendre. Madame, admirez mon chez-moi. Il tient ici tout entier. À gauche, salle à manger, salon à droite, ma chambre, là. Et devant la porte, un espace libre pour l’antichambre. C’est tout ce que j’ai déniché dans Paris.

La femme du docteur. — Chaque détail est spirituel. Qui est ce vieux Monsieur ?

Emmanuel. — Le Bon Dieu, à l’image de l’homme, dans le Paradis terrestre…

Le docteur. — Et cette dame gracieuse ?

Emmanuel. — La femme que j’aime le plus au monde.

Le docteur. — Ah ! Ah !… Parfait ! Félicitations. (bas) Peut-on se permettre de vous demander si elle porte votre nom ?

Emmanuel. — Exactement.

Le docteur. — Heureux homme ! (Il lui serre la main).

Emmanuel. — Asseyons-nous. Vous ne m’avez rien dit de votre famille.

La femme du docteur. — Nous avons un grand fils.

Emmanuel. — Pas de fille ?

Le docteur. — Et une fille.

Emmanuel. — Ah ! Bravo !


Scène VII

LES MÊMES, ANTOINETTE

(Antoinette entre avec un immense plateau.)

La femme du docteur. — Notre grand fils passe son bachot dans une heure.

Emmanuel. — Ça, ce n’est pas drôle.

Le docteur. — En effet, s’il est refusé…

(Antoinette renverse son plateau avec fracas. Personne ne bouge et Emmanuel reprend : )

Emmanuel. — Ah ! ça ce serait plus drôle ! Car bachelier, il pourrait se faire ingénieur ou juge de paix : métiers funèbres. Tandis que pas bachelier il peut devenir pâtissier ou poète de génie : choix admirable pour un homme libre !

Antoinette, tremblant comme une feuille. — Monsieur… Monsieur…

Emmanuel. — Quoi donc ?

Antoinette. — J’ai tout renversé !

Emmanuel, très calme. — Eh bien ?… Que voulez-vous que nous y fassions !… (Il se lève) Docteur, le cas de cette fille est curieux. Elle n’a pu résister à sa volonté, qui est passionnelle, et vous constatez le trouble où elle se met elle-même. Certains diraient : « sabotage » ; ce mot n’explique rien. Elle vient de réduire en miettes de la vaisselle qui ne peut pas finir autrement. La vaisselle n’est pas libre. Antoinette non plus. Si on est né d’un père alcoolique, comment avoir le cerveau de Voltaire ? Antoinette, votre père fut-il… ? Elle ne sait pas… Elle m’intéresse beaucoup. Pour rien au monde je ne me séparerais d’elle. Ramassez ces débris, ma fille, nettoyez… et oubliez. Vous avez des qualités magnifiques : vous êtes à la fois possédée et audacieuse. Le jour où Antoinette ne sera plus possédée et où il ne restera que l’audace, ma maison sera la première de Paris. Aussi, je suis résigné pour elle à des sacrifices… Antoinette, je vais fonder avec vous une Coopérative fraternelle et centrale pour résoudre nos conflits. Les détails demain. Ce soir, prenez de l’eau de fleur d’oranger.

Antoinette, toujours tremblante. — Monsieur…

Emmanuel. — Quoi ?

Antoinette. — Je ne l’ai pas fait exprès…

Emmanuel. — C’est bien ce que je dis. Allez, jeune fille toute jeune et trop sensible… et surtout, reposez-vous, Je ne dînerai pas.

(Elle sort.)


Scène VIII

LES MÊMES, moins ANTOINETTE

Le docteur, allant à Emmanuel. — Cher ami… laissez-moi vous appeler cher ami… car vous réalisez ce que j’ai rêvé toujours, mais dans le genre, vous êtes un maître !

La femme du docteur. — Étonnant !

Le docteur. — Hélas ! Je vous entends dire que vous ne dînez pas chez vous ?

Emmanuel. — Non.

Le docteur. — Malchance.

Emmanuel. — Pourquoi ?

Le docteur. — Si vous aviez été libre, je vous aurais dit : « Sans façon, venez dîner chez nous. »

Emmanuel. — Comment ? Dînant chez moi, je n’aurais pas été libre, tandis que n’y dînant pas…

Le docteur. — Vous dînez ailleurs ?

Emmanuel. — Chez vous !

La femme du docteur. — Ah ! tu n’auras jamais le dernier !

Le docteur. — Je m’en moque. Je le tiens ! Bien entendu, vous venez dîner avec l’heureuse personne du portrait ?…

Emmanuel. — Elle ne vit pas avec moi.

Le docteur. — Elle ne ?…

Emmanuel. — Ma mère aime sa tranquillité.

Le docteur. — Ce n’est pas votre femme ? Vous m’avez dit qu’elle portait votre nom ?…

Emmanuel. — Eh bien ?

Le docteur. — Oui… enfin… c’est vous qui portez le sien. Et… vous vous êtes encore offert ma tête. Patience !… je saurai m’assouplir et vous rendre la pareille !

La femme du docteur. — Le plus admirable, c’est que votre mère paraît votre âge.

Emmanuel. — Elle l’a, Madame… sur le portrait.

Le docteur. — De sorte que vous êtes célibataire ?

La femme du docteur. — Indiscret !

Emmanuel. — Le Docteur commence à trembler pour sa fille ! Trop tard ! Je suis invité.

Le docteur. — Cher ami, ma fille part ce soir pour la campagne, après l’examen de son frère.

Emmanuel. — Me fuirait-elle ? Je l’attendrai… Car j’ai omis de vous dire, chère Madame, que j’aime à la folie le parasitisme.

La femme du docteur. — Et la crème fouettée, l’aimez-vous ?

Le docteur. — Oui, nous avons une cuisinière qui sait fouetter la crème… Mais ce n’est pas pour manger, c’est pour causer que je veux le voir chez moi. Vous venez de nous faire assister là à une épreuve sociale, qui mériterait d’être faite devant tous les Français.

Emmanuel. — Je les inviterai la prochaine fois.

La femme du docteur. — Mon mari dit vrai ; c’est en public qu’il faut donner ces leçons-là.

Le docteur. — Parbleu ! Cette Antoinette n’est qu’un spécimen d’une race, qui est tout entière de mauvaise humeur… Mon fils passe son bachot dans un instant. Je parie (je lui dis le contraire, bien entendu) qu’il va tomber sur des fauves !

Emmanuel. — Il faut les dompter !

La femme du docteur. — Comment ?

Emmanuel. — Comme cette fille-là. En les laissant faire, jusqu’à ce qu’ils soient effrayés d’eux-mêmes.

Le docteur. — Je voudrais vous y voir,

Emmanuel. — J’y vais de ce pas.

La femme du docteur. — Mais vous n’êtes pas inscrit ?

Emmanuel. — L’Université est une entreprise publique. Je vais d’abord entrer ; je verrai bien.

Le docteur. — Il est inouï !

La femme du docteur. — Heureusement que notre fils ne vous entend pas.

Le docteur. — Il vous embrasserait !

Emmanuel. — Il aime donc le naturel ?

Le docteur. — Et les bonnes blagues…

Emmanuel. — Ah ! Docteur, je ne fais aucune blague ! C’est vous qui vous prêtez à l’immense blague qu’est la Société, laquelle, en organisant, en hiérarchisant, en administrant, en jugeant, en enseignant, en soignant… euh !… non… je… veux dire… en s’installant, en s’imposant, en y croyant, tue l’originalité du Créateur. Songez, Madame, que la nature n’est ni comme la Sorbonne, ni comme l’institut : la nature est fantasque.

La femme du docteur. — Oh !…

Le docteur. — Si ! Si !

Emmanuel. — Donc, il faut s’adapter, prendre le vent, se laisser pousser. Vous sonnez chez moi : vous êtes bons et doux : je suis ravi. Antoinette entre : elle est furieuse et destructrice : je me résigne. Vous m’invitez à visiter la Faculté : j’y cours ! (Il va vers la porte).

Le docteur. — Pas dans ce costume de chevau-léger !

Emmanuel. — Pourquoi ? Parce que je n’ai pas de cheval ? Alors une minute ; je me change.

Le docteur. — Vous nous retrouverez.

Emmanuel. — Entendu.

Le docteur. — Je crains que ce pauvre petit, là-bas, ne s’énerve.

La femme du docteur. — Moi, j’ai déjà le cœur comme une breloque.

Le docteur. — Oh ! toi, je vais t’asseoir au Luxembourg et on viendra te dire le résultat. Au revoir, grand homme d’esprit, au revoir, magicien ! Au revoir…

Emmanuel. — Un point.

Le docteur. — À tout à l’heure : on compte sur vous !

Emmanuel. — Madame, mes hommages.

Le docteur. — Et à ce soir pour dîner !

(Ils sortent.)


Scène IX

EMMANUEL, ANTOINETTE

Emmanuel, appelant. — Antoinette… voulez-vous me donner mon complet moderne, mon enfant ?

Antoinette, très humble. — Oui, Monsieur.

(Pendant quelle va le chercher dans un coin de l’atelier.)

Emmanuel. — Et… et… au fait pourquoi changer ?… Antoinette, donnez-moi simplement mon manteau de voyage pour recouvrir les restes d’une époque disparue… (Il le met) Bon. Chapeau : Bien. Canne : Merci. Antoinette, je m’en vais. La vie, voyez-vous, est bizarre. Je sens s’agiter mon âme, comme si j’allais vers quelque chose de nouveau et de définitif… Connaissez-vous la fille de ce docteur ?

Antoinette. — Monsieur, je ne connais que son fils, que j’ai rencontré dans l’escalier.

Emmanuel. — Ah !… Et il est bien ce jeune homme ?

Antoinette. — Mais oui, Monsieur.

Emmanuel. — Donc, si sa sœur lui ressemble, elle n’est pas mai. Antoinette, je pars. Je vais par la ville voir un peu comme on vit. Surveillez mon chez moi. Si un raseur sonne, faites entrer, servez le thé, et dites carrément que je suis là ! Et s’il vient des voleurs… n’hésitez pas : tuez-les.

Antoinette. — Ah ! Monsieur…

Emmanuel, avec solennité. — Antoinette, je vous en prie !

RIDEAU