Les Plaisirs du hasard/Acte III

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Éditions de la nouvelle revue française (p. 63-99).

ACTE TROISIÈME

Chez le Docteur Denis.

Scène I

LE DOCTEUR, SA FEMME, SON FILS

Le Docteur. — Il a bien dit qu’il viendrait aujourd’hui ?

Le Fils. — Comme tous les jours.

Le Docteur. — Des malades vont arriver. Je ne le verrai pas. On aurait dû l’avoir à déjeuner.

La Femme du Docteur. — Cinq fois de suite. Il finirait par être gêné.

Le Docteur. — Mais c’est ce qui me gênerait le moins.

Le Fils. — Fiance-le avec ta fille. Il aura son couvert.

Le Docteur. — Je n’aime pas beaucoup qu’on plaisante sur ce sujet.

La Femme du Docteur. — Ce n’est pas de très bon goût.

Le Fils. — J’ai fait une gaffe ?

Le Docteur. — Ne l’aggrave pas.

Le Fils. — Dois-je me retirer dans mes appartements ?

Le Docteur. — Idiot !… À quelle heure Ève rentre-t-elle ?

La Femme du Docteur. — Son train arrive à cinq heures dix… Qu’est-ce que je dis : trois heures dix… Seize heures dix, c’est bien… ? Ah ! non, je me trompe encore : c’est quatre heures dix.

Le Docteur. — On ne peut pas dire que tu aies le sens de la réplique nette.

La Femme du Docteur. — Je ne suis évidemment pas une femme de théâtre !

Le Docteur. — Et je ne te le reproche pas, ma pauvre amie. Tu étais déjà ce que tu es, quand je t’ai épousée, et je t’ai épousée pour ce que tu étais.

La Femme du Docteur. — Recommencerais-tu ?

Le Docteur. — Tout de suite. Nous sommes deux créatures prosaïques, faites l’une pour l’autre. Et si j’avais un frère de vingt ans qui me ressemble bien, je lui donnerais ta fille, qui est ton portrait… Car il faudra la marier, malgré les ricanements de Monsieur son frère…

Le Fils. — Moi, je… ?

Le Docteur. — Monsieur son frère nous jette comme un défi : « Fiancez-la donc à Emmanuel !… »

(On sonne.)

La Femme du Docteur. — C’est lui !

Le Docteur. — À la bonne heure : je le verrai… Il ne se doute pas, ce frère, que si je ne songeais qu’à moi, je n’hésiterais pas à suivre ce beau conseil.

Le Domestique. — Monsieur, un Monsieur.

Le Docteur. — Ce n’est pas lui : je ne le verrai pas !

Le Domestique. — Monsieur fait dire qu’il est absent ?

Le Docteur. — Je ne parle pas du client : qu’il attende le client ! (Le Domestique sort) Quelle vie !… Jamais une minute pour causer, pour rêver !

La Femme du Docteur. — C’est vrai que les hommes ne sont pas heureux !

Le Fils. — Hélas !

Le Docteur. — Puis, ce domestique m’horripile : il est raide ; il est guindé ; il est laid ; il n’a pas de fantaisie.

La Femme du Docteur. — Préfèrerais-tu le service original de la charmante fille du dessus ?

Le Docteur. — Je ne sais plus ce que j’aime !

La Femme du Docteur. — Tu m’effraies !

Le Docteur. — À part ma femme et mes enfants.

Le Fils. — Et Emmanuel, papa ! Tu adores Emmanuel !

Le Docteur. — Continue à me narguer ! N’empêche qu’il y a peu d’hommes qui aient ce cran-là ! Te rappelles-tu ton oncle de Bordeaux ?

Le Fils. — Il est mort avant ma naissance.

Le Docteur. — Je parle à ta mère.

La Femme du Docteur. — Il était étonnant. En a-t-il fait, des farces !

Le Docteur. — Ah ! non, justement : il n’en faisait aucune ! En paroles… oui, il possédait le monde. Mais de là à passer aux actes !… Tandis que lui, Emmanuel…

Le Fils. — Le jour où il dira : « j’épouse votre fille ! » il l’épousera sur l’heure et l’enlèvera sur un coursier, dont les naseaux jetteront du feu !

Le Docteur. — L’image n’est pas heureuse.

La Femme du Docteur. — Non, ce n’est guère son genre.

Le Docteur. — Et il ne l’épousera pas, parce que, malheureusement, elle ne voudra pas de lui.

Le Fils. — Permettez-moi, mes chers parents, de ne pas être de votre avis.

Le Docteur. — Tu es de l’avis de tes dix-sept ans, qui ne représentent pas une grande expérience.

Le Fils. — J’ai la prétention de connaître ma sœur.

Le Docteur. — Prétention. Tandis que moi, je suis sûr de la connaître.

La Femme du Docteur. — Moi aussi, un peu.

Le Docteur. — Ta sœur est une petite fille, qui a des qualités rares, mais avec sa stricte conscience et son minutieux sens de l’ordre…

La Femme du Docteur. — Devant ce garçon primesautier…

Le Docteur. — Ce sera l’effarement !

Le Fils. — Vous ne la connaissez pas du tout : il n’y a pas de cœur plus ardent que celui d’Ève !

Le Docteur. — Ah ! Ah !

Le Fils. — Moi je l’ai vue rentrer du bal.

Le Docteur et sa Femme. — Quel bal ?

Le Fils. — Nous avons, la dernière fois, causé dans ma chambre jusqu’au petit jour.

Le Docteur. — Causé de quoi ?

Le Fils. — Elle me parlait jeunes gens ; je lui parlais jeunes filles.

La Femme du Docteur. — Et alors ?

Le Fils. — Nous faisions l’un par l’autre la preuve de nos jugements.

Le Docteur. — Et après ?

Le Fils. — Elle ne pense qu’à se marier ; elle désire de toutes ses forces se marier.

La Femme du Docteur. — Ève ?

Le Fils. — Ta fille ! Mais elle a son petit idéal. Et elle préférerait le couvent qu’épouser un jeune bourgeois rangé, renté, diplômé comme j’ai voulu l’être, et… abêti comme je le serai sans le vouloir, si je subis encore quelques années nos chers professeurs nationaux !

(Un temps.)

Le Docteur, à sa femme. — Fais-lui donc faire un bol de tilleul ; qu’il prenne un lavement à la guimauve ; qu’il mijote dans un bain de quarante degrés, pendant cinquante minutes ; qu’il se couche ; qu’il dorme ; et demain j’espère qu’il sera plus calme et plus cohérent. Je vais voir mon malade. Si Emmanuel vient, fais-moi prévenir.

(Il sort.)


Scène II

LA FEMME DU DOCTEUR, SON FILS

La Femme du Docteur. — Grand fou ! Viens m’embrasser ! Pendant ce temps-là, tu ne diras pas de sottises.

Le Fils. — Maman, ne me traite pas toujours comme quand j’avais trois ans.

La Femme du Docteur. — Il y a si peu de temps que tu les as eus. On croit tenir encore un bébé !

Le Fils. — Et vous êtes surpris qu’Ève et moi aimions nous échapper chez des amis ! Mais les étrangers causent avec nous ! Ils nous écoutent ! Ils ne nous rabrouent pas !

La Femme du Docteur. — Ici, on vous rabroue ?

Le Fils. — On nous diminue. Devant moi, on dit que ma sœur est une petite fille bien mignonne. Devant ma sœur, on vante son petit frère bien sage. C’est puéril, ma pauvre mère, et c’est faux. Car sans parler de moi, le jour où elle viendra te dire dans les yeux : « Maman, c’est fait : je suis fiancée !… »

La Femme du Docteur. — Es-tu fou !

Le Fils. — Rien que l’idée te met à l’envers !… Pourtant, c’est fatal.

La Femme du Docteur. — Qu’est-ce qui est fatal ? Que ta sœur, élevée comme elle l’a été…

Le Fils. — Est-ce que cela compte ?

La Femme du Docteur. — Oh ! tiens… j’aime mieux ne plus parler !

Le Fils. — Et une fois de plus, je suis idiot ?

La Femme du Docteur. — Complètement !

Le Fils. — Je me retire de nouveau dans mes appartements.

(On sonne.)

La Femme du Docteur. — Non, c’est moi qui me retire, car voici Emmanuel, je connais son coup de sonnette ; je fais prévenir ton père.

(Elle sort.)


Scène III

EMMANUEL, LE FILS

Emmanuel. — Bonjour ! Votre sœur est-elle enfin rentrée ?

Le Fils. — Ah ! Ah !… Ah ! Ah ! Ah !

Emmanuel. — Dites vite.

Le Fils. — Si je vous dis oui, et que ce ne soit pas vrai ?

Emmanuel. — Je ne vous revois de ma vie !

Le Fils. — Alors je dis non.

Emmanuel. — Mais, pour l’amour de Dieu, quand rentre-t-elle ?

Le Fils. — S’agit-il de l’amour de Dieu ?

Emmanuel. — Ah ! mon cher, je suis si bien ici ! J’aime la maison, les meubles, le père, la mère, le frère…

Le Fils. — Je me demande si vous aimerez la fille ?

Emmanuel. — C’est fatal.

Le Fils. — Qu’est ce qui est fatal ? Que ma sœur, élevée comme elle l’a été…

Emmanuel. — La vie culbute les prévisions.

Le Fils. — Ma sœur est une petite fille bien consciencieuse…

Emmanuel. — Qui prendra conscience d’elle-même.

Le Fils. — … Avec un sens si minutieux de l’ordre…

Emmanuel. — Comme la nature ! Elle doit être exquise ! Avant même de la voir, je ne suis plus libre. Vos parents sont d’une si chaude cordialité, je me dis : « Si tu n’épouses pas leur enfant, tu ne seras qu’un ingrat !… et tu rateras ton existence ! » Il y a de la fatalité dans mon cas. Puis, une jeune fille élevée ici, parmi ces gravures, sur ces tapis, ne peut avoir que de grands yeux et une démarche divine !… D’avance je suis ému. N’ai-je pas raison ?


Scène IV

EMMANUEL, LE DOCTEUR, SA FEMME, LE FILS
(Entrée du Docteur et de sa femme.)

Le Fils. — Voici le père et la mère. Demandez-leur. Eux seuls connaissent leur enfant.

Le Docteur. — Salut, grand homme ! J’avais un client… il venait me payer une note ! Entrevue courte et bienfaisante. Nous allons pouvoir causer une minute, partir avec vous au pays de la féerie. (On sonne) Oh ! j’ai trop de guigne.

Emmanuel. — C’est peut-être le même qui vient repayer : maladie comme une autre !

Le Domestique. — Madame Martin.

Le Docteur. — Encore ! J’y vais.

Emmanuel. — Voulez-vous que j’y aille ?

Le Fils. — Oh ! oui, papa, laisse-le y aller !…

Emmanuel. — Qui est Madame Martin ? Qu’est-ce qu’elle a ?

Le Docteur. — Envie de vomir.

Emmanuel. — Vos soins la soulagent-ils ?

Le Docteur. — Du tout.

Emmanuel. — C’est que vous allez contre sa nature.

Le Docteur. — Comment ?

Emmanuel. — Laissez-moi voir Madame Martin. Je lui dirai : « Madame Martin, vous affirmez avoir envie de vomir ? Prouvez-le. »

Le Docteur. — Pardon ?

Emmanuel. — « Vomissez, Madame Martin, vomissez sur les tapis ! Ne vous gênez pas ! »

La Femme du Docteur. — Ah ! Dites donc !

Emmanuel. — Et Madame Martin, sommée de vomir, ne vomira pas. À quoi je dirai : « Madame Martin, vos envies sont chimériques. Vous êtes guérie. C’est cinquante francs. »

Le Docteur. — Le pire est qu’il le ferait !… et que l’autre ne s’en trouverait pas mal.

Emmanuel. — Alors, Docteur, n’hésitez plus !… Hein ?… (Au fils et à sa mère) Oh ! il est sur la pente…

Le Fils. — Il glisse…

Emmanuel. — Il a fait des progrès considérables en huit jours !

Le Docteur. — Oui, mais…

La Femme du Docteur. — Qu’est-ce qu’il va dire de monstrueux ?

Le Docteur. — Je suis né irrévocablement sérieux. Je n’ai pas eu, comme vous, un grand-père chevau-léger. (On sonne.) Encore ! On ne s’appartient pas une minute dans cette maison ! Je cours voir Madame Martin.

(Il sort.)

Emmanuel, au fils. — N’est-ce pas votre sœur ?

Le Domestique. — Madame, le bottier.

Emmanuel. — Que le diable l’emporte !

Le Fils. — Ma sœur ?

Emmanuel. — Non, vous !

La Femme du Docteur, à son fils. — Il vient pour tes chaussures. J’espère que tu es décidé à lui dire…

Le Fils. — Tu sais bien qu’il n’écoute pas ce que je lui dis.

La Femme du Docteur. — Alors, je vais m’en mêler et me fâcher.

Emmanuel. — Oh ! Madame…

La Femme du Docteur. — Cher Monsieur, voilà un homme à qui on dit ? « Je souffre à crier dans vos chaussures… »

Emmanuel. — Si ce sont les siennes…

La Femme du Docteur. — Ne plaisantez pas.

Le Fils. — Ce n’est pas lui qui souffre !

Emmanuel. — Souffrez-vous beaucoup ?

Le Fils. — Une torture !

Emmanuel. — Et que dit cet homme de l’art ?

La Femme du Docteur. — Que ce n’est pas possible : ses mesures sont bien prises.

Emmanuel. — Depuis qu’il y a des marchands, ils parlent ainsi.

Le Fils. — Celui-là est spécialement haïssable : mesquin, tatillon…

Emmanuel. — Laissez-moi régler l’affaire.

Le Fils. — Sans rire ?

Emmanuel. — Au contraire, en riant.

Le Fils. — C’est que moi, je vous prends au mot.

Emmanuel. — Où sont vos bottines ?

Le Fils. — Je cours les chercher.

(Il sort.)

La Femme du Docteur. — Qu’allez-vous faire ?

Emmanuel. — Les mettre.

(Il ôte les siennes.)

La Femme du Docteur. — Et puis ?

Emmanuel. — Souffrir, mais chrétiennement, sans revendications.

La Femme du Docteur. — Et alors ?

Emmanuel. — Le bottier sera ému.

La Femme du Docteur. — Vous n’êtes décidément pas sérieux !

Emmanuel. — Et ce commerçant l’est trop. Nous allons établir une moyenne.

(On sonne.)

La Femme du Docteur. — Deux coups ! Ma fille !

(Elle sort en courant.)

Emmanuel. — Au moment où je suis sans chaussures ! C’est ma vie manquée !… (Au fils qui rentre) Donnez vite ! Vite !… Votre sœur !…

Le Fils. — Où ?

Emmanuel. — Elle a sonné.

Le Fils. — Elle ne viendra pas ici. Je vais au-devant d’elle et on vous fait entrer le bottier.

(Il sort.)


Scène V

EMMANUEL, LE BOTTIER

Emmanuel. — Quelle situation ! Je l’attends depuis huit jours. Elle arrive enfin. Mon cœur s’arrête. Une porte s’ouvre. Et c’est un marchand de bottines en veau qui fait son apparition. (Il se retourne) Bonjour, Monsieur… je suis à la fois ravi et désolé.

Le Bottier. — Monsieur ?

Emmanuel. — Ravi de vous voir, mais désolé, car on vous dérange pour rien. Les bottines de mon ami, le jeune Denis, c’est moi qui les porte.

Le Bottier. — Comment ?

Emmanuel. — Vous avez un client nouveau… Oh !… Oh !… Aïe !… Aïe !… Oui, mon ami, le jeune Denis, souffrait dans ses chaussures et s’énervait : c’est un garçon agréable, mais qui ne se domine pas. Or, comme j’ai exactement son pied, à un millimètre près… Ah !… Oh !… Je vous demande pardon…

Le Bottier. — Souffririez-vous aussi, Monsieur ?

Emmanuel. — Affreusement !… Mais ce n’est pas le même cas ; car moi, je sais que vous avez pris des mesures exactes. Donc, pour moi, ce n’est pas la chaussure qui me fait mal, c’est le pied.

Le Bottier. — Mais, Monsieur, c’est tout le pied.

Emmanuel. — Non, le pied, il disparaît, le pied. Je me chausse pour le cacher ; c’est donc la chaussure qui est tout. Or, mathématiquement, elle ne peut pas me faire mal ; donc, je ne réclame rien, mais… j’ai des élancements !

Le Bottier. — C’est que, Monsieur, vos élancements ne vont pas disparaître avec la main.

Emmanuel. — Ils ne disparaîtraient même qu’avec le pied… Seulement, j’ai l’esprit scientifique : quelle aide dans la vie ! Donc…

Le Bottier. — Monsieur, il n’y a pas de donc !… Vous avez devant vous un jeune bottier, épris de son métier, attaché à ses clients, et qui souffre quand ils souffrent. Je vous prie instamment d’enlever ces chaussures…

Emmanuel. — Oh ! Attendez ! Ne me touchez pas quand je suis en pleine crise !

Le Bottier. — Ainsi, c’est intolérable ?

Emmanuel. — Non, c’est fini… ça finit toujours pour recommencer… Mais comme je sais que les mesures…

Le Bottier. — Ah ! Monsieur, peu importent les mesures ! Vous me feriez fâcher avec les mesures ! Vous êtes torturé : laissons les mesures.

Emmanuel. — Alors ?

Le Bottier. — Il n’y a qu’à faire plus grand ! Déchaussez-vous, je vous en supplie !

Emmanuel. — Et vous allez ?…

Le Bottier. — En mettre d’autres en train, carrément ! Je ne suis pas un homme tatillon.

Emmanuel. — Si c’est ainsi, je vous suis très reconnaissant…

Le Bottier. — Monsieur, c’est moi qui m’excuse. Les bottines que je livre ne doivent pas faire souffrir. Je vous enverrai des chaussures parfaites dans une huitaine, ici ou…

Emmanuel. — Ici.

Le Bottier. — Au nom de ?

Emmanuel. — Monsieur Emmanuel Denis.

Le Bottier. — Ah ! ce n’est pas à votre nom ?

Emmanuel. — C’est mon nom.

Le Bottier. — Vous êtes-de la famille ?…

Emmanuel. — Oui.

Le Bottier. — Un… cousin ?

Emmanuel. — Un ami.

Le Bottier. — Ah !… Vous n’êtes pas ?…

Emmanuel. — Je suis un ami de la famille. J’ai le même nom et le même pied.

Le Bottier. — Monsieur, je suis doublement heureux de vous connaître. Si les clients étaient tous aussi raisonnables, le commerce serait aisé. Des bottines ne vont pas : on s’explique et on les refait. Je vous salue !

Emmanuel. — Et moi je vous remercie.

(Le Bottier sort.)


Scène VI

LE FILS, puis LA FEMME DU DOCTEUR, ÈVE, JACQUELINE, LE DOCTEUR

Le Fils. — Il est parti ? Voici ma sœur !

Emmanuel. — Non ?… Je suis encore sans chaussures ! Laissez-moi fuir ! L’affaire est gagnée !

(Il sort, et aussitôt entrent la femme du docteur, Ève et Jacqueline.)

Le Fils. — Maman, l’affaire est gagnée !

La Femme du Docteur. — Il est inouï ! Où se cache-t-il ?

Le Fils. — Vous allez le voir tout de suite.

Ève. — Enfin ! Enfin !

Le Fils. — Cher ange, tu soupires après lui ?

Ève. — D’abord. Ensuite, j’ai envie de me payer une petite pinte de bon sang. Vous doutez-vous du comique de vos lettres ? Quand je vous ai quittés il y a huit jours, la fureur régnait. Puis, peu à peu, vous m’avez fait un tableau enchanteur de cet homme détestable.

La Femme du Docteur. — Nous ne l’avons jamais détesté ! Nous l’avons trouvé charmant le premier jour… à notre première visite… (Entrée du Docteur) Demande à ton père.

Le Docteur. — Bonjour, ma fille.

Ève. — Bonjour, papa.

Le Docteur, à Jacqueline. — Oh ! Et cette chère mignonne !… Que c’est gentil de nous avoir ramené ce petit bout d’enfant-là !… L’oncle et la tante vont bien ?

Jacqueline (5 ans). — Voui.

Ève. — Oui qui ? Oui, mon chien ?

Le Docteur. — Que tu es sévère !… Cette pauvre chérie !… Et le petit chat ?

Jacqueline. — Il est grand.

Le Docteur. — Parfait Et la campagne ? Jolie ?

Jacqueline. — Voui.

Le Docteur. — Beau temps ? Bonne humeur ? (Regardant Ève) C’est vrai que tu as l’œil sévère.

La Femme du Docteur. — Et elle nous juge sévèrement.

Le Docteur. — C’était prévu… je la connais… Emmanuel l’irrite d’avance ?

Ève. — Pas plus qu’il ne vous a irrités.

Le Docteur. — Nous… nous sommes aperçus que… nous l’avions provoqué…

Mme Denis. — C’est ton père qui lui avait dit : « Venez à cet examen… »

Le Docteur. — Et ensuite, c’est lui qui, désolé, a offert à ton frère… un voyage… un cadeau.

Le Fils. — Il a même parlé de me prendre avec lui.

Ève. — Qu’est-ce qu’il fait ?

Le Fils. — Rien.

Ève. — Et vous trouvez cela drôle ?

Le Fils. — Très drôle.

Le Docteur. — C’est un mot d’artiste.

Ève. — Artiste ! Alors, il faut croire que je ne le suis à aucun degré !

Le Fils. — Ne te calomnie pas. Tu t’ignores.

Ève. — Espérons-le.

Le Docteur. — Sois-en sûre : il n’y a que ton frère qui te connaît.

Le Fils. — Vous le vérifierez d’ici peu.

Le Docteur. — Enfin, que tu sois ou non méconnue, tu es trop gentille, tu as trop de bon sens et d’éducation pour être désagréable avec notre ami. Donc, s’il ne te plaît pas, il ne te plaira pas, mais tu ne lui en laisseras rien voir. Bon. Je crois d’ailleurs que toi, tu lui plairas.

Le Fils. — Hum !

Le Docteur. — Quoi ?

Le Fils. — Permets-moi, mon cher papa, de ne pas être de ton avis. J’ai refait à Emmanuel, il y a cinq minutes, le portrait de ma sœur, tel que vous me l’aviez fait…

La Femme du Docteur. — Comment ?

Le Fils. — Avec exactitude. Et il n’a pas paru transporté.

Le Docteur. — Mais c’est une peste, ce garçon !

La Femme du Docteur. — Qu’est-ce que tu as été lui raconter ?

Le Fils. — Qu’elle était, selon vous, une jeune fille parfaitement élevée, toute en qualités profondes…

Ève. — C’est idiot !

Le Fils. — Bonne, douce, consciencieuse…

Ève. — Autrement dit stupide !

Le Docteur. — Ne te fâche donc pas ; il ne lui a rien dit.

Le Fils. — Je vous jure que je lui ai dit ce que je répète là.

Ève. — Et qui t’en a chargé ?

Le Fils. — Comment ? Mes parents me dépeignent ma sœur ; ils m’affirment qu’ils sont sûrs…

Le Docteur. — Je suis sûr que je vais te tirer les oreilles.

Le Fils. — Voilà ! Troisième essai de conversation. Troisième échec. Pour la troisième fois je me retire dans mes appartements.

(Il sort.)

Ève. — Il est révoltant !

La Femme du Docteur. — Allons, du calme.

Le Docteur. — Ce n’est pas au moment où tu vas faire la connaissance de notre ami…

Ève. — Oh ! Je ne veux même plus le voir !

(Elle s’enfuit.)

Le Docteur. — Et allez donc !… Mademoiselle Jacqueline, ma nièce, vous voyez comme on traite les vieux parents… Vous ne le voyez que trop… Vous ne dites rien, mais vous me dévisagez avec de petits yeux observateurs qui m’intimident… Vous prenez une leçon pour plus tard. Parlons vite d’autre chose. Racontez-moi encore ce que devient ce petit chat ?

Jacqueline. — Il est grand !

Le Docteur. — Qu’est-ce qu’il fait ?

Jacqueline. — Il a mangé un p’tit z’oseau.

Le Docteur. — Le méchant ! Alors, tu ne l’aimes plus ?

Jacqueline. — Si.

Le Docteur. — Voyez-vous ça !… Et qu’est-ce que tu aimes encore ?

Jacqueline. — Le chocolat… dans ton grand tiroir.

Le Docteur. — Petite rusée !… Et où est-il mon grand tiroir ?

Jacqueline. — Dans ton cabinet.

Le Docteur. — Pas possible ? Et vous voulez y venir, dans mon cabinet ?

Jacqueline. — Voui !

Le Docteur. — On ne peut rien refuser à cette frimousse-là… Mademoiselle veut-elle passer ?

La Femme du Docteur. — Ne lui en donne pas trop. Fais semblant. Ou laisse-moi le lui donner.

(Ils sortent tous trois.)


Scène VII

EMMANUEL, puis JACQUELINE

Emmanuel. — Personne ! C’est fort ! Je l’ai entendue parler. Elle me fuit donc ?… C’est intolérable ! Cette fois, je ne bouge plus… avant d’être fiancé. Car je vais être fiancé : je n’ai plus le choix. Histoire terrible et charmante. Qu’elle soit blonde, brune, belle, laide, elle va m’enchanter ! (Prenant le téléphone) Allô ! Allô ! Donnez-moi le cinquième. Est-ce vous, Antoinette ?… Je ne rentrerai pas dîner… Non… sûrement pas. (Il raccroche) Tout est hasard, mais tout s’enchaîne. Un thé servi… par terre, m’amène à passer un examen, qui me conduit ici… où m’attendent mes fiançailles ! Par où va-t-elle entrer ? Cette porte me plaît, donc elle viendra par l’autre… à moins que ce ne soit par la troisième… Est-elle grande ?… Petite ?… (Jacqueline entre) Oh ! elle est toute petite !… Qui est cette enfant-là ?… Bonjour, petite fille !

Jacqueline. — Bonzour, Monsieur.

Emmanuel. — Vous cherchez quelque chose ?

Jacqueline. — Ma poupée… Ze la vois.

Emmanuel. — Vous étiez donc déjà venue ? Vous êtes une petite amie ?… Savez-vous où est Mademoiselle Denis ?

Jacqueline, riant. — Ah ! voui !

Emmanuel. — Où donc ?

Jacqueline. — C’est moi.

Emmanuel. — Hein ?

Jacqueline. — Monsieur, vous êtes drôle.

Emmanuel. — Pourquoi ?

Jacqueline. — Vous faites des grimaces. Voulez-vous jouer avec moi ?

Emmanuel. — Jouer ?… Oui, je veux bien jouer. (Il s’assied) Dites-moi, petite fille ?

Jacqueline. — Voui, Monsieur.

Emmanuel. — Vous avez l’air mignonne et intelligente. Pourquoi racontez-vous que vous êtes Mademoiselle Denis ?

Jacqueline. — Mais c’est moi.

(Un temps.)

Emmanuel. — Petite fille…

Jacqueline. — Voui, Monsieur.

Emmanuel. — Mon petit doigt me dit que vous êtes un petit démon.

Jacqueline. — Ah ! c’est votre petit doigt qui l’est !

Emmanuel. — Ne mentez pas. Regardez-moi bien. Où étiez-vous ce matin ?

Jacqueline. — À la campagne.

Emmanuel. — Non ? Est-ce bien vrai ?

Jacqueline. — Voui, bien vrai.

Emmanuel. — Vous en arrivez ?

Jacqueline. — Voui… Pourquoi vous avez peur, dites, Monsieur ?

Emmanuel. — Ah ! parce que… (Il se lève) Serait-ce possible ?… Si c’est possible, d’abord je ne sens plus mon cœur à la même place : quelle chute ! Ensuite, c’est ce que je connais de plus éclatant dans le genre ! Maison hors ligne ! Je les croyais des élèves en fantaisie. Ils m’ont dupé de main de maître !

Jacqueline. — Monsieur, voulez-vous jouer ?

Emmanuel, ricanant. — Ah ! oui, ma petite, oui, vraiment !

Jacqueline. — On va jouer à se marier.

Emmanuel. — Riche idée, de premier ordre… (Il se promène de long en large) Tout, maintenant, me revient ! La première fois que j’ai dit au père : « Vous avez une fille ? » « Oui ». Rien d’autre. — Quand je suis venu dîner ici, le premier soir, j’ai demandé : « Vais-je voir Mademoiselle Denis ? » — « Partie pour la campagne », sans plus. — À dix reprises j’ai questionné : « Elle va bien ? » — « Très, très bien », simplement. — Aujourd’hui : « Elle revient ? » — « Elle revient ». Et c’est tout. Non, ce n’est pas tout. Le fils, ce cher garçon à l’innocent visage, m’a dit il y a dix minutes (j’ai les mots dans l’oreille) : « C’est une petite fille bien consciencieuse… » Et je l’écoutais avec attendrissement ! (Il s’assied, rageur) Oh ! là !

Jacqueline, pleurant. — Ah !… le Monsieur qu’a cassé ma poupée !…

Emmanuel. — Allons, allons, ne pleurez pas.

Jacqueline. — Ma poupée !…

Emmanuel. — Je vous en paierai une autre.

Jacqueline. — Ma belle poupée !…

Emmanuel. — Entendez-vous, mon chou, mon amour ?

Jacqueline. — Hi ! Hi ! Ma poupée est cassée !

Emmanuel. — Ne hurlez pas, je vous en donnerai deux autres… Comme je ne remettrai pas les pieds dans la maison !

Jacqueline. — Veux pas qu’on me touche !

Emmanuel. — Elle est bien de la famille… Petit poison !… Elle était complice, parbleu !… Tenez. Vous pouvez la reprendre la tête de votre poupée… je les casse mais ne les garde pas !

Jacqueline. — N’en veux plus. Hi ! Hi ! Hi !

(Elle se sauve.)

Emmanuel, la tête de la poupée dans la main. — C’est déjà femme ! La fuite dans les larmes, et l’homme qui reste penaud… Oui, penaud, quoique au fond ce soit pour eux une réussite sans élégance… C’est gros ; c’est bourgeois. Je me rappelle maintenant : le Docteur m’avait averti : « Prenez garde ! Je deviendrai aussi fort que vous !… » Vantard !… à moins qu’il ne soit surtout bête. Il ne discerne pas ce qui est drôle à faire et… ce qui frise l’indélicatesse… Encore qu’il n’ait pas fait grand’chose. Moi seul ai tout rêvé. Ils m’ont laissé marcher dans mon rêve. Et je dégringole ! (Prenant le téléphone) Allô ! Allô ! le cinquième… Est-ce vous, Antoinette ? Tout est changé, je rentre dîner… oui, dîner… À tout à l’heure ! (Il raccroche) Je suis partagé entre la colère et… l’admiration, deux attitudes funestes, car avec la colère je fais leur jeu… mais… mon admiration me révolte. Le mieux serait l’indifférence… Impossible !… J’étais amoureux, oui, déjà amoureux… De qui ?… Je ne sais pas… Si, ils m’avaient tous parlé… Eh ! non !… ils parlaient sans parler… Alors ?… Les voici, et je n’ai pris aucune résolution.


Scène VIII

EMMANUEL, LE DOCTEUR

Le Docteur. — Je vous cherche partout. Qu’est-ce que vous tenez ? Vous avez tué un enfant ?

Emmanuel. — Hélas !

Le Docteur. — Seigneur ! Qui est la mère ?

Emmanuel. — Devinez ?

Le Docteur. — Jacqueline ?

Emmanuel. — Je ne l’appelle pas encore par son petit nom.

Le Docteur. — Enfin, ma nièce ?

Emmanuel. — Quoi ?

Le Docteur. — Ma petite nièce ?

Emmanuel. — C’est votre… ? Ah !…

Le Docteur. — Hein ?

Emmanuel. — Ah !… C’est… Ah !…

Le Docteur. — Qu’est-ce que vous avez ?

Emmanuel. — Oui, oui, oui. Et c’est une petite Denis.

Le Docteur. — Bien entendu.

Emmanuel. — Elle s’appelle comme vous ?

Le Docteur. — Et même un peu comme vous.

Emmanuel. — Un peu… Bien entendu… mais arrive-t-elle de la campagne ?

Le Docteur. — Ma fille l’a ramenée.

Emmanuel. — Votre ?… Ah !

Le Docteur. — Enfin, quoi ?

Emmanuel. — Ah !… Et… il y a une différence d’âge avec votre fille ?

Le Docteur. — Seize ans.

Emmanuel. — Ah !…

Le Docteur. — Mais qu’est-ce qu’il a ?… À quoi pense-t-il ?… Il n’a plus l’air d’y être du tout !

Emmanuel. — Au contraire. M’y revoici.

Le Docteur. — Poète !

Emmanuel. — Avec une imagination… inimaginable !

Le Docteur. — Pourquoi ?

Emmanuel. — Je vous raconterais…

Le Docteur. — Racontez.

Emmanuel. — Vous me trouveriez fou.

Le Docteur. — Allez-y !

Emmanuel. — Docteur, j’ai pour vous, si sérieux, une affection de caniche.

Le Docteur. — Mais…

Emmanuel. — Pour vous et les vôtres.

Le Docteur. — Croyez bien…

Emmanuel, s’exaltant. — Parce que chez vous on se sent en sécurité !… Ah !… Je me rappelle votre saine colère, dans cette salle d’examen, quand vous bondissiez sur moi, vous croyant mystifié !… Que vous aviez raison !… Chez vous, on ne craint jamais cela. Ce qui fait le charme profond de cette maison, c’est qu’on est entouré de cœurs droits, bien aimants, qui ne songent qu’à vous aimer !… Ici, je me sens rafraîchi, rajeuni.

Le Docteur. — Allons ! Allons !

Emmanuel. — Je vous jure…

Le Docteur. — On ne sait jamais s’il se moque !

Emmanuel. — Ne me faites pas de peine.

Le Docteur. — Cet œil !…

Emmanuel. — Il m’arrive une aventure inouïe !

Le Docteur. — Dites vite !

Emmanuel. — Vous ne comprendrez pas si je dis vite… Scientifiquement, Docteur, croyez-vous à l’influence du milieu ?

Le Docteur. — Dame !

Emmanuel. — Que vous me faites du bien ! Ne croyez-vous pas, toujours scientifiquement…

Le Docteur. — Il se paye ma tête.

Emmanuel. — Docteur, je suis aussi sérieux qu’heureux.

Le Docteur. — Vous, sérieux ?

Emmanuel. — Ne croyez-vous pas qu’on puisse, parfois, prévoir à coup sûr l’amour et ses conséquences ?

Le Docteur. — Comment ? Précisons.

Emmanuel. — Je n’ai pas encore vu votre fille…

Le Docteur. — Cher ami, elle arrive : vous allez la voir !

Emmanuel. — Mais la simple idée que je me fais d’elle…

Le Docteur. — Méfiez-vous des idées préconçues : je vous jure qu’elle n’est pas n’importe qui.

Emmanuel. — Comment ! Je le jure avec vous !

Le Docteur. — Son frère vous a parlé d’elle ?

Emmanuel. — Un peu. Trop peu.

Le Docteur. — Il ne faut pas croire son frère.

Emmanuel. — Je crois à l’hérédité et à la fatalité, et je prétends qu’une fille de vous ne peut qu’être charmante !

Le Docteur. — Merci… quoique la chère petite, grâce à Dieu, ne me ressemble pas. Elle a le cœur ardent… et un idéal.

Emmanuel. — Je la devine si bien ! Cette aventure m’émerveille.

Le Docteur. — Toutefois, cher ami, c’est le père qui parle, peut-être avec trop de chaleur. Soyez raisonnable : attendez que vous l’ayez vue.

Emmanuel. — Du tout. On prend son billet pour les Indes avant de les connaître.

Le Docteur. — C’est de la beauté garantie !

Emmanuel. — Votre fille est du bonheur sûr.

Le Docteur. — Tant qu’on ne le tient pas, le bonheur est incertain !

Emmanuel. — Mais la destinée ne l’est pas : sentez-vous comme elle nous mène. On se croit libres : on ne l’est que pour un premier geste ; après, tout devient fatal. Elle va entrer fatalement, et fatalement je vais être sans voix… Mais en étant bien ému, je suis bien content. Et vous, Docteur ?

(Un temps.)

Le Docteur, lui tendant les deux mains. — Moi aussi !

(On sonne.)

Le Docteur. — C’était sûr ! Dès que je suis dans la poésie, la réalité vient me tirer par la manche ! À tout à l’heure !… Car vous restez à dîner ?

Emmanuel. — Vous êtes gentil.

(Le Docteur sort.)


Scène IX

EMMANUEL, LE CURÉ, puis LA FEMME DU DOCTEUR

Emmanuel. — Il faut encore que je téléphone à Antoinette… Je vais avoir l’air idiot… Tant pis ! (Prenant le téléphone) Donnez-moi le cinquième… Une porte ! C’est elle !… (Dans le téléphone) Non, gardez… Vous me l’avez donné ?… Reprenez-le. (Il raccroche et se retourne) Ce n’est pas elle !

Le Domestique. — Si Monsieur le Curé veut entrer, je préviens Madame.

Le Curé, saluant Emmanuel. — Monsieur…

Emmanuel. — Monsieur le Curé, le sort me désigne pour vous tenir compagnie deux minutes.

Le Curé. — Très flatté !

Emmanuel. — Je ne vous connais pas, donc je vous aime.

Le Curé. — Oh ! Monsieur, vous êtes sévère !…

Emmanuel. — Du tout, Monsieur le Curé, et vous me le rendez.

Le Curé. — Moi ? Même si je vous connaissais…

Emmanuel. — Alors vous êtes extrêmement bon.

Le Curé. — Je ne suis pas très méchant.

Emmanuel. — Vous n’allez pas avec votre siècle.

Le Curé. — Il vaut les autres.

Emmanuel. — Monsieur le Curé, on ne se confesse donc pas dans votre paroisse ?

Le Curé. — Pourquoi ?

Emmanuel. — Ou on se confesse mal ; on vous ment.

Le Curé. — On ne ment pas, quand on meurt…

Emmanuel. — Mais quand on se marie ?… Se marie-t-on beaucoup ?

Le Curé. — Tous les jours, deux ou trois mariages. Voyez mon carnet. Nous sommes le deux. Jusqu’au vingt-huit, pas une heure libre.

Emmanuel. — Et le vingt-huit ?

Le Curé. — Si. Le vingt-huit à midi… Auriez-vous envie d’en profiter ?

Emmanuel. — Ah ! je n’y pensais pas, mais…

Le Curé. — Mais ?

Emmanuel. — Volontiers.

Le Curé. — Je vous inscris ?

Emmanuel. — Entendu.

Le Curé. — Si je vous prenais au mot ?

Emmanuel. — Monsieur le Curé, je vous en prie…

Le Curé. — Non ? Seriez-vous fiancé ?

Emmanuel. — Je vais l’être ; ça ne peut plus tarder. Gardez-moi l’heure en question.

Le Curé. — Voilà, par exemple, qui est original !

Emmanuel. — Je vais vous donner mon nom : Denis Emmanuel.

Le Curé. — Comment, vous êtes parent ?…

Emmanuel. — Du tout. Coïncidence.

Le Curé. — Ah !… Je me sens de plus en plus dans le domaine du merveilleux !… Mais vous épouserez quelqu’un qui s’appellera ?…

Emmanuel. — Madame Denis Emmanuel.

Le Curé. — C’est juste ! Ma curiosité est en échec.

Emmanuel. — Et je garde ainsi toute liberté.

Le Curé, écrivant. — Vingt-huit à midi, mariage Denis Emmanuel. Je le marque, ne serait-ce que pour suivre l’affaire. Je suis friand de tout ce qui n’est pas banal.

Emmanuel. — En ce cas, Monsieur le Curé, si je ne me marie pas, je me fais vicaire dans votre paroisse !

La Femme du Docteur, entrant. — Bonjour, Monsieur le Curé !

Le Curé. — Madame, mes hommages.

Mme Denis. — Je vous croyais seul. Vous ne vous ennuyez pas ?

Le Curé. — Positivement, non.

La Femme du Docteur. — Monsieur Emmanuel va nous excuser : passons à côté faire nos comptes. Notre association, Monsieur le Curé, est comme le pays : on danse sur un volcan.

Le Curé. — Monsieur, je vous salue bien !

Emmanuel. — Moi aussi, Monsieur le Curé. Alors, midi ?

Le Curé, à mi-voix. — Mais quand me confirmez-vous ?

Emmanuel. — Vous restez un instant ?

Le Curé. — Oui.

Emmanuel. — Lorsque vous partirez.

(Le Curé sort avec la femme du docteur.)


Scène X

EMMANUEL, puis ÈVE

Emmanuel. — Et maintenant tous les habitants de la maison vont redéfiler… Quant à elle, bernique !… Voici le pas du fils. (Se retournant) Alors, jeune vieux de mon cœur ?… Oh !… Mademoiselle, je vous demande infiniment pardon… Mademoiselle Denis, n’est-ce pas ?

Ève, gaîment. — Oui, Monsieur.

Emmanuel. — Je suis honteux !

Ève. — De quoi donc ?

Emmanuel. — De… vous voir rire.

Ève. — On ne vous a pas dit que j’étais gaie ?

Emmanuel. — Non.

Ève. — À moi on m’a dit que vous étiez spirituel.

Emmanuel. — Oh !… Qui ?

Ève. — Mon père, ma mère, mon frère et le domestique.

Emmanuel. — Quelle réputation ! Je ne m’en remettrai pas !

Ève. — Si. Nous allons nous asseoir et causer à bâtons rompus ; ce sera très drôle. D’ailleurs, je m’amuse toujours, tant qu’on ne me présente pas un mari.

Emmanuel. — Parole sage !

Ève. — Vous aussi, redoutez les présentations ?

Emmanuel. — Et les scènes d’amour… Des mots !… La vie est un enchevêtrement de petites histoires, parmi lesquelles il faut rester coi et se laisser faire, de peur d’emmêler tout. Soudain, on épouse qui on doit épouser… On le sent. Rien à dire.

Ève. — Et c’est en somme très simple.

Emmanuel. — Mademoiselle, tout est simple.

Ève. — Sauf quand votre malice complique tout.

Emmanuel. — Ma malice ?

Ève. — Je connais de vos exploits.

Emmanuel. — Qui précisément n’en sont pas. Je m’en tiens à la bonne nature, et fais familièrement ce qu’elle commande.

Ève. — D’où confusion des gens !

Emmanuel. — Ah ! c’est leur faute ! Connaissez-vous l’histoire de mon patron Saint-Denis ?

Ève. — Un peu.

Emmanuel. — De lui seul je m’inspire. Vous savez ce qu’il a fait, qui a tant étonné ses ennemis ?

Ève. — Non.

Emmanuel. — Quand ils lui eurent coupé la tête, il ne l’a pas replacée sur ses épaules : d’abord, elle n’aurait peut-être pas tenu ; puis ces imbéciles eussent été dans l’admiration ; ce n’était pas assez. Il a donc pris sa tête, puis, comme une boîte ou un livre, cette bonne tête il l’a mise sous son bras ; et les autres en ont eu une stupeur humiliée, que je m’efforce, par mes faibles ressources, de ressusciter chez leurs descendants, nos contemporains.

Ève. — Vous êtes spirituel : la famille a raison.

Emmanuel. — Le domestique aussi.

Ève. — C’est dommage que vous ne soyiez pas mon grand-oncle, mon confesseur ou mon romancier préféré.

Emmanuel. — Vous me demanderiez quoi ?

Ève. — Un mari…

Emmanuel. — À vous présenter ?

Ève. — À épouser tout de suite : j’aurais confiance.

Emmanuel. — Oh !… Et moi j’aurais tant de joie à vous rendre ce service ! Vous êtes gaie, indépendante, courageuse. Volontiers je vous donne un conseil… si vous jurez de le suivre.

Ève. — Je… le jure.

Emmanuel. — Mais vous ne riez plus ?

Ève. — Le temps de jurer.

Emmanuel. — Eh bien, Mademoiselle, prêtez l’oreille à votre conscience, simplement, et soyez bien naïve et bien sincère avec vous-même. Y a-t-il un homme vers lequel vous sentiez que votre vie est en train de s’incliner presque malgré vous ?

Ève. — Peut-être…

Emmanuel. — Épousez-le.

Ève. — Quand ?

Emmanuel. — Le vingt-huit.

Ève. — Hein ?

Emmanuel. — Dans trois semaines, tout de suite.

Ève. — Pourquoi ?

Emmanuel. — Parce que tôt ou tard vous y viendrez, que la vie est courte, qu’il n’y a que ce jour-là de libre, et que toute remise serait une sottise.

Ève. — Mais…

Emmanuel. — Riez donc ! Vous ne riez plus !

Ève. — Vous avez un tel accent…

Emmanuel. — Celui de la vérité. Elle vous effraie ?

Ève. — Elle… m’émeut !

Emmanuel. — Ah ! vous êtes une créature charmante ! Mon cœur le savait. Il battait comme un fou de vous attendre. Donnez vos mains que je les embrasse !

Ève. — Monsieur…

Emmanuel. — Vous verrez : nous aurons une plaisante vie, qui sera toujours comme un voyage. Ne vous inquiétez de rien. Votre père se doute et a la fièvre ; votre mère, ravie, en pleurera de joie ; votre frère est un farceur qui nous est tout acquis ; et le Curé a nos noms sur son calepin, pour le jour que je vous annonce.

Ève. — Le vingt-huit ?… Est-ce que je rêve ?… Laissez-moi m’asseoir.

Emmanuel. — Et je vais me mettre à vos pieds.


Scène XI

LES MÊMES, LE DOCTEUR

Emmanuel. — … ou à ceux du Docteur… Docteur, êtes-vous libre le vingt-huit à midi ?

Le Docteur. — Vous avez donc vu votre feuille ?

Emmanuel. — Ma feuille ?

Le Docteur. — On me l’a remise par inadvertance. (Pathétique) Encore cette confusion de noms !

Emmanuel. — Je ne comprends rien, mais vous avez la tête du frère d’Atrée, quand il eut mangé ses enfants !

Le Docteur. — Tenez ! Lisez ! (Il lui tend un papier) Ah ! Je l’avais prévu ! Je ne voulais rien dire, mais ces gens-là sont rancuniers !

Emmanuel. — Je ne peux pas lire. Merci. (Il lui repasse te papier) Ça ne m’intéresse pas.

Le Docteur. — C’est pourtant clair ! Le vingt-huit à midi, vous êtes cité devant la Huitième Correctionnelle. Affaire Faculté de Paris contre Emmanuel. Conclusion lamentable et prévue d’une histoire stupide.

Emmanuel. — Ce n’est que cela ? J’ai le vingt-huit à midi un projet plus brillant.

Le Docteur. — Dans l’eau, puisque vous êtes cité…

Emmanuel. — Je saurai pourvoir aux deux.

Le Docteur. — Vraiment ? Quel est ce projet ?

Emmanuel. — Docteur, d’abord égayez-vous ! Correctionnelle ne veut pas dire Nouvelle-Calédonie, et même au cas de la Nouvelle-Calédonie, puisque nous ferons un voyage de noces…

Le Docteur. — Un voyage ?…

Emmanuel. — C’est vrai. Je m’explique mal. Je vais épouser votre fille !

Le Docteur. — Eh quoi ? Êtes-vous d’accord ?

Emmanuel. — Comme si le mariage était réglé depuis le premier jour du monde.

Le Docteur. — Ah ! ma petite Ève ! Ton frère a beau dire : il n’y a encore que ton papa qui te connaît !


Scène XII

LES MÊMES, puis LE CURÉ et LA FEMME DU DOCTEUR

Emmanuel. Monsieur le Curé, je vous avais prié de me réserver le vingt-huit.

Le Curé. — Vous y renoncez ?

Emmanuel. Je le prends ferme.

Le Curé. — Voulez vous rire ?

Emmanuel. — Je veux bien, car je suis dans la joie.

La Femme du Docteur. — Qu’est-ce qu’ils chuchotent tous deux ?

Le Curé. — Madame, ce Monsieur est un personnage des Mille et Une Nuits. Ma religion m’interdit de croire à ses miracles. Je fuis… Au revoir, Docteur !… Mademoiselle.

La Femme du Docteur. — Qu’est-ce que vous lui racontiez ?

Emmanuel. — Je lui disais que pierre qui roule…

La Femme du Docteur. — N’amasse pas mousse…

Emmanuel. Comment ?

La Femme du Docteur. — J’achève votre pensée.

Emmanuel. — Ah ! non. Au contraire !

Le Docteur. — Tu as toujours la prétention de le connaître !

Emmanuel. — Je suis la pierre : je roule, et j’amasse si bien que je suis en train de me faire un nid…

La Femme du Docteur. — Qu’est-ce qu’il dit ?

Emmanuel. — Asseyons-nous… Madame, il y avait une fois un Docteur charmant, qui avait une charmante femme et une fille charmante…

Le Fils, entrant. — Vive Emmanuel !

La Femme du Docteur. — Qu’il m’a fait peur !

Ève. — Comme c’est fin !

Le Docteur. — C’est ce qu’il appelle de la fantaisie !

Emmanuel. — Madame, je ne reprends pas pour la troisième fois une histoire que vous comprenez. Êtes-vous libre le vingt-huit ?

Ève. — À midi ?

La Femme du Docteur. — Le vingt-huit ?… à midi ?…

Emmanuel. — Midi, midi et demi, car j’aurai en même temps, paraît-il, une affaire de justice assez imbécile qui pourrait me mettre en retard…

RIDEAU