Les Plateaux de la balance/Gœthe

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Texte établi par Perrin et CiePerrin et C.ie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 265-286).


GŒTHE



Si la paix était possible sans Dieu. Gœthe l’eût conquise et donnée au monde. Le jour où Napoléon s’arrêta devant lui pour dire : « Monsieur Gœthe, vous êtes un homme, » ce jour-là mit en présence deux hommes dont les destinées, si elles s’étaient croisées en un certain sens dans le monde invisible, auraient pu produire dans le monde visible des combinaisons extraordinaires. Tous deux en naissant avaient reçu la force sous deux formes différentes, qui pouvaient devenir les deux accords d’une harmonie merveilleuse.

Ne parlons que de Gœthe. Peu d’hommes sont aussi difficiles à saisir : il n’a laissé nulle part la forme complète de sa pensée. Il ne nous a pas donné le résumé de lui-même. Poète, philosophe, romancier, critique, que n’a-t-il pas été ? Et dans toutes les routes où il a marché, il a marché seul. Son nom a rempli le monde, et il n’a pas eu un disciple. Aucune école ne le réclame comme sien. Sur la surface de la terre, nul ne peut dire : Gœthe est avec moi, ni même : Je suis avec Gœthe, car son nom, qui réveille tant de choses, n’en personnifie cependant aucune. Nulle doctrine, philosophique ou littéraire, ne s’est abritée sous son ombre, et pourtant il a remué le monde intellectuel. Il a regardé la bataille sans se mêler à elle ; mais ses regards ont suffi pour troubler la mêlée. Il n’a combattu pour aucune personne et pour aucune chose ; il a contemplé froidement.

Mais ce spectateur était plus terrible qu’un acteur. Ses yeux étaient des armes. Autour de lui, Fichte, Schelling, Hegel posaient leurs négations comme des dogmes, renversaient les principes de la pensée et faisaient sur leur route des ruines précises et déterminées. Leurs négations avaient des formules. Ils ont un caractère que l’histoire constate ; leur place est marquée dans les œuvres de la destruction.

Mais qui connaît la doctrine de Gœthe ? Il ne fut ni hégélien ni kantiste, et de son nom, à lui Gœthe, aucun adjectif ne s’est formé pour désigner une manière d’être. Il fut Gœthe, et ne fut pas autre chose.

J’ai longtemps cherché le nom qu’il porte dans l’ordre des idées, sans trouver le mot qui résume sa vie, son âme, son esprit, son œuvre. Si ce mot m’avait manqué toujours, Gœthe n’eût pas pris place dans ces études : car elles ont pour but de saisir l’homme qu’elles étudient dans sa forme totale, abrégée, synthétique ; elles essayent de caractériser, par un seul mot qui contienne tout l’homme, tous les détours d’une âme, et tous les circuits d’une vie. Obligé par la nature de mon travail d’écrire un mot sur le vaste front de Gœthe, j’ai rencontré ce mot et le voici : Isolement.

Sa vie, telle qu’elle fut, réalisa l’isolement. Sa vie, telle qu’elle devait être, qu’eût-elle pu réaliser ?

La paix.

Car l’homme qui tombe, tombe dans la direction qu’il devait suivre pour monter.

L’abîme qui menace chaque homme ressemble par sa forme et sa nature, à la hauteur qui attend ce même homme, s’il veut monter.

Notre chute a la forme renversée de notre grandeur possible.

Le genre de mal que nous faisons est la parodie directe du genre de bien que nous étions appelés à faire.

Or l’isolement est la parodie de la paix.

La paix domine ; l’isolement sépare.

La paix enferme l’homme dans le domaine tranquille de l’Être ; l’isolement enferme l’homme dans le domaine mort du néant. Gœthe n’était encadré dans aucune école : il promenait de tous côtés un regard investigateur et détaché qui scrutait les choses sans entrer dans leur dépendance ; il restait au dehors pour regarder au dedans.

Il n’était pas emporté comme Alfred de Musset ou lord Byron par un mouvement rapide et accidentel ; il ne vivait pas au jour le jour. Non ; il regardait vivre le genre humain comme on assiste à un spectacle. S’il avait connu le sens du grand drame, il l’eût contemplé dans la paix, en le rapportant à Dieu. N’en connaissant pas le sens, il le contempla dans l’isolement, en le rapportant à lui-même. Son œil était fait pour voir haut et loin ; s’il eût vu juste, il aurait eu cette belle forme de la paix intellectuelle qui s’appelle l’impartialité. Mais ne vivant pas dans la lumière, et ne rapportant pas à l’unité les éléments multiples qu’il embrassait du regard, au lieu de l’impartialité, il eut l’indifférence qui en est la parodie.

Voici une coïncidence profonde qui n’est pas due au hasard.

Quel est le caractère général de cette philosophie allemande qui a enveloppé Gœthe sans le pénétrer intérieurement, qui a été son atmosphère, sinon son pain quotidien ? Le caractère général de cette philosophie est l’indifférence théorique. De Kant à Hegel, la philosophie allemande monte les degrés de l’indifférence qu’elle confond avec la sagesse, et sur le frontispice du temple achevé, elle pose la formule qui est l’expression même de l’indifférence absolue : l’être et le néant sont identiques.

Or que fit Gœthe ? Homme plutôt que philosophe, il fit passer dans la vie la formule hégélienne.

Il fut, dans l’ordre de la vie, ce que fut Hegel dans l’ordre de la science. Il regarda successivement et continuellement les hommes et les choses, et les choisit, et les traita dans ses actes, dans ses drames, dans ses vers, dans ses romans, comme Hegel les traitait dans ses pensées métaphysiques. Hegel proclamait L’égalité et l’identité des choses. Gœthe proclame le même dogme, à force de tout mépriser : car si tout doit être confondu dans un même sentiment, ce sentiment-là sera le mépris. Si le mal n’est qu’un développement bizarre, mais nécessaire, du bien, le bien qui devient la raison du mal est méprisable comme lui. Aussi Gœthe, qui devait être le contemplateur, devient le contempteur universel.

Gœthe, en effet, méprise tout, lui qui devait être la demeure et le temple du respect. Impartial, il eût respecté ; indifférent, il méprise. Il raconte avec la même indifférence le bien et le mal qu’il a faits. Il n’a point de repentir, il n’a pas même de remords. Il semble regarder tous ses actes comme le développement nécessaire et Légitime de la même force : celle force, c’est le moi. Si la théorie du panthéisme méconnaît théoriquement la Liberté de l’homme, qu’il traite comme un des rouages de la machine universelle, la pratique du panthéisme méconnaît pratiquement la même vérité : or, le panthéisme pratique, c’est Gœthe, sa science et son art. Cet homme, si peu fait pour être ridicule, devient ridicule quand il se contemple. Il a l’air de se regarder comme le fils aîné du dieu Pan. Le Panthéisme étant la formule scientifique d’une doctrine dont le paganisme est l’expression poétique, je m’explique un fait qui pourrait paraître inexplicable : Gœthe était païen. Comme homme, il est l’expression vivante du panthéisme. Il le regarde comme le principal ressort de la machine du monde, il étudie ce ressort en lui-même et dans ses relations avec les autres ressorts, il étudie le jeu de tout le mécanisme avec une froide curiosité : voilà Gœthe savant. Comme artiste, il personnifie les forces de la nature qu’il a analysées comme savant ; comme artiste, il les met en scène ; ayant dépouillé les personnes de leur valeur morale, il ne peut plus les considérer que dans leur beauté matérielle : voilà Gœthe poète. Cet homme, si admirablement doué pour admirer la beauté invisible, perd ce sens qui était le sien par excellence, et rencontre la limite qu’il était destiné à franchir. L’indifférence de Gœthe penseur et savant conduit Gœthe artiste au culte exclusif de la beauté matérielle. Voilà par quelle route cet homme, qui se regardait comme l’incarnation de l’avenir, voilà par quelle route cet homme en est venu à adorer Jupiter. Il est intéressant d’entendre le même phénomène expliqué par M. Renan. »

« Païen par nature, dit-il, et surtout par système littéraire, Gœthe devait peu goûter l’esthétique, qui a substitué la gausape de l’esclave à la toge de l’homme libre, la vierge maladive à la Vénus antique, et à la perfection idéale du corps humain, représentée par les dieux de la Grèce, la maigre image d’un supplicié tiraillé par quatre clous. Inaccessible à la crainte et aux larmes, Jupiter était vraiment le dieu de ce grand domine, et on n’est pas surpris de voir placer devant son lit, exposée au soleil levant, afin qu’il puisse le matin lui adresser sa prière, la tête colossale de ce dieu. »

Vous voyez que M. Renan ne s’étonne nullement de voir le panthéiste devenir païen. Il a même presque jusqu’à donner, sans la comprendre, l’explication du fait. Païen par nature, dit-il (voilà le panthéiste), et surtout par système littéraire (voilà l’adorateur de Jupiter). La manière dont M. Renan raconte le fait est plus singulière que le fait lui-même. Il semble dire que la philosophie de Gœthe le conduisait naturellement à prier le matin, au soleil levant, Jupiter ; mais il ne tire de ce fait, contre cette philosophie, aucune conclusion. Pourquoi donc, en effet, ne pas adorer Jupiter ? Les hommes du progrès ne s’étonnent pas pour si peu de chose ! Écoutez ces deux faits, plus instructifs l’un que l’autre. Le grand homme de l’Allemagne moderne, Gœthe, priait Jupiter tous les matins, et M. Renan, l’examinateur critique des religions, déclare qu’il n’en est pas surpris. Que faudrait-il donc pour le surprendre ? En fait d’abaissement, à quoi donc s’attend-il de la part de la philosophie hétérodoxe et panthéiste ? Que sera-t-elle réduite à faire pour étonner M. Renan, qui peut voir sans surprise Gœthe adorer Jupiter ?

Suivons bien l’enchaînement.

L’isolement est la solitude sans Dieu, Gœthe représenté l’isolement. Il a élevé l’égoïsme à la hauteur d’une science. La fleur de l’isolement, c’est l’indifférence. La doctrine scientifique de l’indifférence, c’est le panthéisme, qui ne fait pas de différence entre les choses, puisqu’il les englobe toutes dans l’universelle divinité.

L’expression poétique du panthéisme, c’est la mythologie, qui, au lieu de voir dans la rose ou dans le cèdre deux créations du Créateur, y voit deux divinités créatrices d’elles-mêmes. La mythologie est obligée de voir dans la fontaine une naïade, n’ayant pas la force de remonter à l’idée d’une cause. La mythologie adore le dieu Tout, le dieu Pan, ne faisant pas de différence entre ceci et cela.

Voilà comment Gœthe en vient à adorer Jupiter. Il finit par regarder Jupiter comme son frère, fils comme lui du dieu Pan. L’œuvre de Gœthe est l’œuvre même de l’orgueil. Aussi ressemble-t-elle beaucoup à la tour de Babel.

Dans cette œuvre multiforme et qui vise à une unité impossible, l’homme Gœthe regarde l’humanité, et voudrait lui donner pour principe et pour fin Gœthe ; le savant Gœthe regarde l’humanité, et il la regarde comme s’il l’avait créée ; il voudrait la rapporter à lui Gœthe, comme principe et comme fin ; le poète Gœthe regarde Jupiter, et finit par se prendre lui-même pour un des dieux de l’Olympe.

Chacun de ces éléments est une des pierres du monument qu’il élève. Il voudrait élever ce monument jusqu’au ciel. Mais les ouvriers qui le construisent, c’est-à-dire les passions de Gœthe, ne s’entendent pas entre eux, ils ne parlent pas la même langue. Tous ces ouvriers travaillent sous les ordres du même maître, car toutes ces passions se rapportent à l’orgueil, comme à leur principe commun ; mais l’orgueil n’a pas le secret de l’unité, et jamais ses serviteurs ne se sont accordés entre eux. Ils se divisent et se déchirent. Chacun tire à lui ; nul d’entre eux ne veut obéir, car tous sont façonnés à l’image dit maître. Aussi voyez les pierres du monument. Elles se contrarient, se heurtent et se renversent.

L’une a pour inscription Faust, l’autre Wilhem Meister, l’autre Affinités électives ; d’autres s’appellent tragédies, et veulent entrer dans le moule d’Euripide. Jupiter et Méphistophélès se rencontrent, se choquent et se moquent l’un de l’autre.

Tous ces éléments sont rapprochés et non unis. Le terrain de l’orgueil est le terrain de l’isolement. L’unité est impossible, parce que Dieu est absent. Le monument ressemble à la tour de Babel. Le maître et les ouvriers, l’orgueil et les passions qui le servent, tout cela porte le même nom, tout cela s’appelle légion.

L’isolement, puisqu’il est la solitude sans Dieu, s’appelle toujours légion.

La société ou la solitude, armées l’une et l’autre de la présence de Dieu, s’appellent unité.

Werther est isolé dans la passion ; Faust est isolé dans la science ; Wilhelm Meister est isolé dans la foule.

L’isolement mène Werther au suicide, Faust à la honte, Wilhelm Meister à l’anéantissement.

Werther reçoit en partage le désespoir, sous la forme de la jalousie ; Faust, le désespoir, sous la forme du crime ; Wilhelm, le désespoir, sous la forme de l’ennui.

Werther semble représenter l’amour loin de la lumière ; Faust, la science loin de la lumière ; Wilhelm, l’expérience loin de la lumière.

Tous les héros de Gœthe semblent mourir comme il est mort, et crient comme il criait en mourant : De la lumière ! de la lumière ! Faites que plus de lumière entre ! Mais, dans la bouche des hommes qu’il fait parler, ce cri n’est qu’un cri, ce n’est pas une prière. Ce cri ne s’adresse pas à Dieu. Faust semble l’adresser à Méphistophélès ; Werther, à son pistolet, et Wilhelm au néant.

Le même cri retentit dans les Affinités électives : c’est ici la fatalité qui semble chargée de l’entendre. Cri terrible, stérile, fatal, que le désespoir lance au lieu de la prière, et qui, au lieu d’ébranler les portes du ciel, frappe la voûte sourde et muette d’une prison inexorable.

Chez Gœthe, les cris des désirs retentissent aux quatre horizons, mais leurs échos se réunissent pour y mourir étouffés dans le tombeau universel, dans l’abîme silencieux de l’orgueil.

Gœthe semble croire que, possédant la science de la vie et la source de la force, il peut voir sans trouble tous les troubles de la terre. Il semble croire qu’il sait le mot de l’énigme, et que, s’il ne nous le dit pas, c’est pour se mettre à la portée de notre taille humaine.

On dirait qu’il a arraché son secret non à Dieu, mais à la nature qui le remplace, et qu’il voit l’histoire du monde du haut d’une tour.

Mais cette tour est l’illusion d’un rêve. Gœthe est l’incarnation du protestantisme. Il ne représente pas l’apparence, mais il représente admirablement la réalité du protestantisme.

Cet homme est tout entier dans cette parole qu’il a pu écrire :

Je me fis une religion à mon usage[1].

N’est-il pas étrange de prononcer ces mots sans être averti par eux-mêmes du crime étrange qu’ils contiennent ? N’est-il pas étrange de faire sa religion, et d’oser le dire, et de la regarder en face, sans rire, quand on la regarde comme son œuvre ? La vie de Gœthe est contenue dans cette phrase, qui exprime dans sa brièveté la nature même et la pratique de l’hérésie (Αἵρεσις, choix). L’ hérésie choisit dans la vérité. Elle fait une religion à son usage, mais elle a rarement la franchise de déclarer son intention et de nommer son procédé. Cette franchise, Gœthe l’a eue, et après l’avoir eue, il l’a caractérisée. Ecoutez-le parler de Rome :

« Ce jour-là, dit-il, nous vîmes, dans l’église de Saint-Pierre, le Pape, à la tête de tout le clergé, présider au service divin sur son trône ou à l’autel. Ce spectacle est unique dans son genre. Il ne manque ni de pompe ni de dignité. Mais j’ai déjà vieilli dans mon cynisme protestant. »

Si l’isolement donnait sa formule, je lui porterais le défi solennel de la donner plus exacte et plus naïve !

« Je me fis une religion à mon usage ! » Et quelle croûte Gœthe s’était-il donc placée sur les yeux, pour n’avoir pas vu que la religion faite par un homme pour son usage particulier ne peut pas servir à cet usage ? N’est-ce pas exactement la théorie et la pratique de l’idolâtre qui adore un morceau de bois taillé, qui adore l’œuvre de sa main ?

Voilà pourquoi ce philosophe éthéré, qui demande dans une de ses lettres une religion plus sublime et plus pure que la religion catholique, priait, au soleil levant, la statue de Jupiter. Voilà aussi pourquoi M. Renan constate le fait sans étonnement.

C’est qu’il s’est fait, lui aussi, une religion à son usage. Et toutes ces religions particulières contiennent des éléments disparates.

L’isolement renferme en lui même le principe de toutes ces contradictions.

L’homme n’est jamais d’accord avec une religion qui est son ouvrage.

Il entend au fond de lui la protestation du Dieu inconnu.

Les opinions littéraires de Gœthe constituent aussi le tableau sensible de l’isolement Il n’a pas de doctrine. Toutes les écoles peuvent le revendiquer, aucune cependant ne le peut avec raison. Ce n’est pas parce qu’il les domine du haut de la vérité, c’est parce qu’il les accepte et les trahit tour à tour. Il parle dans ses Mémoires d’un projet de drame relatif à Mahomet, et il parle en ces termes :

« Mon plan se rapprochait des formes du drame régulier, vers lequel me ramenait déjà mon inclination, quoique j’y fisse, avec une certaine réserve, usage de cette liberté récemment acquise à notre théâtre, de disposer librement des temps et des lieux. » (Traduction de M. Aubert de Vitry.)

Au bas de la page, j’aperçois une note probablement due au traducteur. L’auteur de cette note s’empare avec joie de cet aveu, et dit :

« Voici donc l’auteur de la révolution dramatique, le créateur du genre dit romantique en Allemagne, avouant la prédilection que son jugement exquis lui inspire pour le drame régulier. »

L’auteur de cette note triomphe trop vite. Il a traduit Gœthe, mais il ne l’a pas deviné ; il eût constaté avant tout l’impossibilité de le ranger sous aucun drapeau. S’il l’eût deviné, il eût su que le fond des jugements de Gœthe consiste dans une contradiction perpétuelle. L’auteur de la note croit que Gœthe professe définitivement cette théorie littéraire qu’il appelle la théorie classique.

Pourtant, dans ses lettres qu’il a traduites, il eût pu dire, à propos d’Iphigénie, tragédie classique et signée par Gœthe :

« Il faut dire un mot de l’effet qu’a produit la lecture de ma pièce. Nos jeunes gens, accoutumés à la véhémence, à la chaleur de mes premières compositions, s’attendaient à trouver l’auteur de Gœtz de Berlichingen. Ils ne se reconnaissent plus à la marche calme de ma tragédie....

« .....Le Tasse est dans le même genre : le sujet et l’action sont encore plus simples, les détails devront donc être encore plus soignés. Je ne sais pourtant comment je m’y prendrai, certainement je ne conserverai rien de ce que j’ai fait : ce travail a marché trop lentement, il est déjà suranné. Les caractères, le plan, le style, rien de tout cela n’a maintenant le moindre rapport avec mes idées.

« En arrangeant mes papiers, il m’est tombé en main une de vos lettres, dans laquelle vous me reprochez de me contredire dans ma correspondance. Comme je vous adresse successivement mes feuilles, je ne peux pas reconnaître sur quoi portent mes contradictions. Mais je crois votre remarque fondée. »

Gœthe reconnaît qu’il se contredit accidentellement : il ignore qu’il se contredit essentiellement. La contradiction n’est pas chez lui un détail, une distraction : elle est la nature même de sa science, si ce mot peut lui être appliqué. Elle est le seul caractère permanent et fixe qui demeure saisissable à travers les vagabondages de sa pensée. La contradiction est le fruit de l’isolement. Pour être d’accord avec lai-même, il faut que l’homme soit d’accord avec le principe de l’harmonie.

Nous avons entendu Gœthe protestant demander une religion plus sublime et plus pure que la religion catholique, et se faire une religion à son usage.

Cette religion, faite par un homme pour son usage particulier, et qui a la prétention de surpasser en pureté le catholicisme, c’est le protestantisme.

Voici Gœthe au VIIe livre de ses Mémoires :

« Pour que la religion, telle qu’elle est consacrée par le culte public, pénètre au fond des âmes, il faut que toutes les parties du système religieux soit coordonnées entre elles, qu’elles se prêtent un appui réciproque, et forment un ensemble parfait. Le culte protestant n’a aucun de ces avantages. Le vide, les lacunes, le défaut d’harmonie y sont sensibles ; de là, la facilité avec laquelle ceux qui le professent s’éloignent les uns des autres. On se plaignait déjà de la diminution progressive de ceux qui fréquentaient le temple et la sainte table ; examinons quelle était la cause de ce refroidissement.

« Il en est de la vie morale et religieuse comme de la vie physique et civile : l’homme n’agit pas volontiers impromptu. Ce qu’il fait, il doit être amené et en quelque sorte contraint à le faire par une série d’actes d’où résulte l’habitude. Ce qu’on veut lui faire aimer et pratiquer, il ne faut pas l’y laisser penser seul et à part. Les sacrements sont ce qu’il y a de plus élevé dans la religion. Ce sont les symboles sensibles d’une faveur, d’une grâce extraordinaire de la divinité. Le culte protestant a trop peu de sacrements. Il n’en a proprement qu’un, la communion, car on ne peut pas compter le baptême auquel celui qui le reçoit est toujours étranger. On ne le connaît qu’en le voyant administrer. Mais un sacrement tel que la communion ne peut rester isolé. Où est le chrétien capable de jouir pleinement des joies de la sainte table, si l’on a négligé de nourrir en lui le sens symbolique ou sacramentel, s’il n’est pas habitué à voir dans l’union de la religion interne du cœur avec la religion extérieure de l’Église un seul tout, une harmonie parfaite, un sacrement sublime et universel qui se divise en plusieurs symboles à chacun desquels il communique sa sainteté ?

« Le protestantisme n’a-t-il pas rompu cette harmonie en rejetant comme apocryphes la plupart de ces symboles et en n’admettant que le plus petit nombre ? L’indifférence à l’égard d’un seul était-elle un bon moyen de nous accoutumer à respecter la haute dignité des autres ? » Traduction de M. Aubert de Vitry.) Celle citation est précieuse. L’aveu de Gœthe est d’une haute portée. Voilà donc Gœthe, le plus protestant des hommes, avouant que le protestantisme sépare l’homme de Dieu, par l’atteinte qu’il porte aux sacrements catholiques ! Voilà Gœthe le plus isolé des hommes, avouant que l’homme ne doit pas penser à la religion seul et à part, c’est-à-dire réclamant la communion des saints qu’il déteste habituellement ! Voilà Gœthe qui, tout à l’heure, demandera une religion plus sublime et plus pure que la religion catholique, c’est-à-dire une religion dépourvue du culte extérieur, le voilà déclarant que le protestantisme a rompu l’harmonie, en détruisant dans l’âme le sens sacramentel ! Il me semble que la lecture de cette page peut être aux protestants d’une très grande utilité. La signature qu’elle porte n’est pas suspecte à leurs yeux. Le nom de Gœthe n’éveille pas dans leur esprit l’idée d’un fils de l’Église. Il me semble qu’ils sont obligés d’entendre avec attention l’aveu de leur propre cœur, quand cet aveu sort de la bouche de Gœthe.

Gœthe devait représenter la foi, c’est-à-dire l’harmonie. Il représente l’isolement, c’est-à-dire la contradiction. Pour chercher la raison profonde de sa chute, et la nature possible de son type redressé, c’est encore à lui que je vais m’adresser. Ses aveux me suffiront.

Il nous dit dans ses Mémoires :

« Je m’accoutumai à me concentrer en moi-même, soit pour rectifier mes idées sur les objets extérieurs, soit pour rétablir le calme dans mon âme. »

Voilà tout Gœthe.

Gœthe est l’homme cherchant la paix en lui-même.

Il trouve la parodie de la paix, l’isolement.

Gœthe, en effet, se regarde comme l’alpha et l’oméga de toutes choses, considérant la création comme un spectacle offert à sa curiosité et à son intelligence ; il croit que les acteurs jouent pour lui, et rapporte le drame à lui-même, à lui Gœthe, principe et fin de toute action.

Voilà son calme : C’est le calme de l’homme qui, assis dans sa stalle, jouit des douleurs que la scène lui montre, et ne prend de la pitié que ce qu’il en faut pour le plaisir. Le théâtre de Gœthe, c’était l’histoire et le monde. Le calme menteur fut contagieux, parce qu’il parodiait le calme dont l’Allemagne a besoin, parce qu’il ressemblait aux théories philosophiques qu’elle buvait en les savourant, comme un poison agréable.

Voulez-vous savoir par quelle paix profonde, supérieure, admirable, Gœthe devait se manifester au monde ? Voulez voir le vrai drame qu’il devait faire, le drame qu’il devait vivre (car je ne veux pas me servir ici du mot jouer), le drame dont sa vie fut la parodie ?

C’est encore à lui que je vais m’adresser puni lui demander le secret de son cœur, si son cœur eût été pur. Mais je suis obligé de demander à l’enfant le secret de l’homme, car l’homme l’a oublié : c’est à Gœthe âgé de sept ans que je vais demander le vrai nom de son âme. Écoutez-le !

« Mon intention, dit-il, s’était particulièrement fixée sur notre premier article de foi. Dieu, cette union intime avec la nature qu’il chérit comme son ouvrage, me paraissait bien ce même Dieu qui se plaît à entretenir des rapports habituels avec l’homme. Pourquoi, en effet, cet être tout-puissant ne s’occuperait-il pas de nous tout aussi bien que du mouvement des astres, qui règle l’ordre des jours et des saisons, que des bois, des plantes et des animaux ? Des passages de l’Évangile s’expriment à ce sujet d’une manière positive.

« Ne pouvant me figurer cet être suprême, je le cherchai dans ses œuvres, et je voulus, à la manière des patriarches, lui ériger un autel. Les productions de la nature devaient me servir à représenter l’âme de l’homme s’élevant vers son Créateur. Je choisis donc les objets les plus précieux dans la collection des raretés naturelles que j’avais sous la main. La difficulté était de les disposer de manière à en former un petit édifice. Mon père avait un beau pupitre à musique en laque rouge, orné de fleur d’or en forme de pyramide, à quatre faces, avec des rebords pour exécuter des quartelli. On s’en servait peu depuis quelque temps. Je m’en emparai, j’y disposai par gradation, les uns au-dessus des autres, mes échantillons d’histoire naturelle, de manière à leur donner un ordre clair et significatif. C’est au lever du soleil que je voulais offrir mon premier acte d’adoration. Je n’étais pas encore décidé sur la manière dont je produirais la flamme symbolique qui devait en même temps exhaler un parfum odorant.

« Je réussis enfin à accomplir ces deux conditions de mon sacrifice. J’avais à ma disposition de petits grains d’encens. Ils pouvaient, sinon jeter une flamme, au moins luire en brûlant et répandre une odeur agréable Cette douce lueur d’un parfum allumé exprimait même mieux à mon gré ce qui se passe en notre âme, dans un pareil moment. Le soleil était déjà levé depuis longtemps, mais les maisons voisines en interceptaient encore les rayons. Il s’éleva enfin assez pour que je pusse, à l’aide d’un miroir ardent, allumer mes grains d’encens, artistement disposés dans une belle tasse de porcelaine. Tout réussit selon mes vœux. Mon autel devint le principal ornement de la chambre où il était placé. Les autres n’y voyaient qu’une collection de curiosités nouvelles, distribuées avec ordre et élégance ; moi seul j’en connaissais la destination. »

Ainsi cet enfant qui adorait, voulut à la fois le culte extérieur et le secret de l’adoration. Chose admirable !

Quand il dressa cet autel, Gœthe avait sept ans ! À peine sept ans, six ans peut-être ! Cet étrange enfant voulut chercher la paix en Dieu et nous indique clairement la route que l’homme devait suivre, Cet étrange enfant voulait unir l’adoration de l’âme et le parfum de l’encens ; cet étrange enfant voulait adorer in spiritu et in veritate ; cet étrange enfant cherchait le catholicisme, et le catholicisme le cherchait, et ils allaient se rencontrer quand l’orgueil plaça entre eux la pierre froide du tombeau.

L’enfant de sept ans avait cherché le calme, non dans lui-même, mais dans l’adoration, dans le sacrifice de louange ; l’enfant de sept ans avait senti frémir en lui les prémisses de l’amour ! L’enfant de sept ans avait seul en son âme les parfums de l’encens qui brûle.

L’enfant de sept ans avait élevé un autel au Dieu inconnu qui allait devenir le Dieu de saint Denys !

L’homme rétracta la parole que l’enfant avait donnée au Seigneur. Il remplaça l’adoration par l’amour-propre, et plus tard il écrivit :

« L’œuvre journalière qui m’est imposée et qui me devient de jour en jour plus difficile, appelle, dans la veille et dans le rêve, ma vigilance. Ce devoir me devient plus cher chaque jour, et je voudrais en cela ne rester inférieur en rien aux plus grands hommes… Ce désir d’élever aussi haut que possible dans les airs, la pyramide de mon existence, dont la base est indiquée et demeure établie, passe avant toute chose, et me laisse à peine sujet à des oublis passagers. Je ne dois pas différer, je suis déjà avancé en âge, et peut-être la destinée me brisera-t-elle, au milieu de mon ouvrage, laissant inachevée et tronquée la Tour babylonienne. »

Voilà le plus solennel des aveux de Gœthe. Ainsi son œuvre est, à ses yeux, la tour babylonienne ! Comme l’orgueil et le mépris de soi vont bien ensemble ! Son œuvre est la tour babylonienne ! Voilà pourquoi toutes les voix qui parlent en lui se contredisent ! Voilà pourquoi, suivant sa propre parole, la philosophie trouble en lui la poésie.

Si Gœthe avait été fidèle au souvenir de sa septième année, au lieu d’une tour babylonienne, il eût eu le désir de construire un temple. Le catholicisme lui eût ouvert les portes de la grande cathédrale, où la création adore le Père en esprit et en vérité. Sa tour babylonienne resta tronquée et inachevée. Le temple eût été terminé et couronné par une coupole d’encens.

Car voici une loi générale : Nul homme ne trouvera la paix en dehors de l’adoration.



  1. Mémoires de Gœthe, liv. XV.