Les Plateaux de la balance/Isolement et Solitude
ISOLEMENT ET SOLITUDE
Où donc est la terre d’exil ? là où n’est pas la Patrie.
Or la Patrie c’est la Lumière pour laquelle nous sommes nés. L’exil c’est la nuit.
Christophe Colomb fut exilé tant que ne retentit pas à ses oreilles le cri : terre, terre ! cet homme était chargé de découvrir sa patrie.
Toute chose a sa parodie, et plus grande est une lumière, plus noire est l’ombre qui veut la contrefaire.
Or la parodie de la Patrie c’est un certain chez soi, celui qui est la demeure isolée et noire de l’égoïsme.
La Patrie est la demeure éclairée de l’homme lumineux.
Le chez soi dont je parle est le souterrain de l’homme qui fuit le jour.
La Patrie est une forme de la communion ; le chez soi est la fermeture et l’arrêt de la communion.
La Patrie est une puissance qui loin de vous isoler, vous met en relation avec les autres puissances. Le chez soi est une borne qui vous parque dans votre néant.
Quelquefois l’homme s’imagine qu’il se perdra s’il se communique, et qu’il se gardera s’il se réserve. Il craint que l’expansion ne soit pour lui la dissolution.
Or le contraire arrive avec une précision qui fait frémir.
Savez-vous quel est le chez soi de l’homme, le chez soi par excellence, le symbole et le triomphe de l’homme muré ?
Ce lieu s’appelle le tombeau. Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière, dit l’Église un certain jour.
Il est certain que le chez soi de l’homme, absolument parlant, c’est le tombeau. Donc, si l’égoïsme avait raison, si celui qui se mure dans la prison de lui-même, garanti contre le grand air, garanti contre le dehors, si celui-là se gardait pur et intact, le tombeau serait la demeure inviolable, la demeure de l’intégrité.
Admirez ce qui se passe ! L’égoïsme est si bien la mort, que le tombeau livre à la décomposition, à la désorganisation, à la pourriture celui qu’il préserve de l’air et de la vie. Il garde enfin celui qui lui est confié, mais il le garde pour les vers qui attendent leur proie.
Le tombeau, c’est l’homme qui s’enferme en lui-même.
Vous souvenez-vous de la Parole qui fut prononcée, après les quatre jours historiques ? Lazare, veni foras.
La même voix parle à tous les cœurs morts et leur dit incessamment, dans la plénitude de l’amour :
Sors de chez toi.
Sors de chez toi : veni foras.
Le don de soi est la condition de la vie. Plus l’homme s’épanche, plus il se fortifie ; plus sa vie est communiquée, plus elle est concentrée : plus elle est généreuse, plus elle est maîtresse d’elle-même ; plus elle est rayonnante, plus elle est centrale.
Et l’absorption en soi-même, qui se donne comme une garantie, une sécurité, une prudence de la vie qui se garde, est la condition même de la pourriture.
Mais il faut bien se garder de confondre l’isolement et la solitude.
L’isolement est la mort, la solitude est quelquefois la vie. L’isolement, c’est le chez soi.
La solitude est la patrie des forts, disait le P. de Ravignan.
L’homme d’affaires égoïste qui coudoie ses ennemis dans la foule affairée et pressée des égoïstes, n’a pas la solitude, mais il a l’isolement.
L’anachorète du désert vivait dans la solitude, personne moins que lui n’était isolé ; il était en communion avec l’humanité, dans son passé, dans son présent, dans son avenir ; car il était uni intimement à Celui en qui communiquent les êtres.
Aussi l’homme d’affaires qui vit entouré et isolé dans la foule égoïste, plus égoïste qu’elle, se corrompt et pourrit dans le tombeau de son cœur. Et comment s’envolerait-il, comment chanterait-il, lui qui vit sans air et sans souffle ? Numquid narrabit aliquis in sepulcro misericordiam tuam ? sion, et, à cette condition, il est son ami intime.
Enfin, si nous cherchons le sommet de la solitude, notre pensée découvre la croix qui fut dressée sur le Calvaire.
Pourtant le Crucifié réconcilie toutes choses, et attire tout à lui. Si exaltus fuero, omnia ad me traham.
Domitien se croyait maître de toutes les créatures. Cependant, le 6 mai de l’an 92, il fut désobéi par l’huile bouillante. Saint Jean sortit intact de la chaudière vaincue. Alors, Domitien l’envoya en exil dans l’île de Pathmos. Mais l’exil fut au moins aussi impuissant contre saint Jean que l’huile chaude. Domitien ne savait pas quel spectacle attendait à Pathmos le condamné : il n’avait pas pressenti l’Apocalypse. Il ignorait les horizons que la Lumière éternelle allait découvrir aux regards éblouis de son Aigle triomphant. Dans l’île où Domitien le croyait peut-être isolé, saint Jean se trouva avec l’avenir dans une communion merveilleuse, et entendit les grands secrets. Il connut l’Amen des Anges.
Pendant que Domitien se trompait si grossièrement, un homme, qui voit d’en haut, comprit la situation. Saint Denys écrivit à saint Jean :
« Je vous salue, ô âme sainte, vous êtes mon bien-aimé, et je vous donne plus volontiers ce titre qu’à tous les autres. Je vous salue encore, ô bien-aimé, si cher à Celui qui est véritablement beau, plein d’attraits et digne d’amour. Faut-il s’étonner que le Christ ait dit la vérité, et que les méchants chassent ses disciples des villes, et que les impies se rendent à eux-mêmes la justice qu’ils méritent, en se retranchant de la société des saints ? Vraiment, les choses visibles sont une frappante image des choses invisibles ; car, dans le siècle à venir, ce n’est pas Dieu qui accomplira la séparation méritée, mais les mauvais s’éloigneront eux-mêmes de Dieu. Je ne suis donc pas assez insensé pour imaginer que vous ayez de la douleur… Au reste, tout en adressant un blâme légitime à ceux qui vous persécutent, et qui pensent follement éteindre le soleil de l’Évangile, je prie Dieu qu’ils cessent enfin de se nuire, qu’ils se convertissent au bien, et vous attirent à eux, pour entrer en participation de la Lumière. Mais, quoi qu’il arrive, rien ne nous ravira les splendeurs éblouissantes de l’apôtre Jean, etc., etc. »
Ce coup d’œil jeté par saint Denys sur saint Jean dans son exil, me paraît digne de celui qui regardait et digne de celui qui était regardé. Il semble à saint Denys que la société païenne n’a pas éloigné d’elle-même saint Jean, mais que, se rendant justice, elle s’est éloignée de lui. Ainsi, pour saint Denys, la Patrie devenait Pathmos, puisque Pathmos gardait l’enfant chéri de la Lumière éternelle, et César s’était exilé dans la cour où régnait l’obscurité. Cette image symbolique et anticipée de la justice définitive est sublime, et je ne la lis pas sans frissonner. Vraiment les choses visibles sont une frappante image des choses invisibles. Pathmos ne vous apparaît-il pas comme un tabernacle entouré de flammes et de gloire ? Au fond du tableau apparaît la société païenne, qui se détourne comme pour ne pas voir de ses yeux impurs l’ami particulier de la Lumière éblouissante.
Et, dans sa clémence, le glorieux saint Denys prie pour que ces pauvres hommes, qui persécutent l’ami de Jésus-Christ, cessent de se nuire. Ils demandent qu’ils attirent à eux celui qu’ils ont repoussé, celui qui a dormi sur la poitrine du maître, il le demande, non par pitié pour le glorieux saint Jean, qui transporte là où il va sa patrie invisible, mais par pitié pour les persécuteurs qui se sont exilés et privés de saint Jean. Il demande que ces hommes consentent enfin à se faire grâce, et miséricordieux envers eux-mêmes, attirent à eux l’ami de la Lumière, afin d’entrer en participation d’elle-même.
Cette charité a un caractère auguste, et l’application que saint Denys fait de la pitié, nous montre la conception qu’il a du bonheur et de la gloire.
Écoutez ce mot : la communion des saints. Les saints communient ensemble ; leur union est formée sur le type de l’union, sur le modèle de la Trinité divine, et pourtant le mot : saint, se dit en grec agios (a-gè), séparé de la terre.
Ce sont donc les séparés qui vivent par excellence en communion. L’assemblée des fidèles est l’assemblée des hommes séparés, et ceux-là seuls sont les hommes unis. Ils sont séparés de l’élément qui sépare et unis pour toujours au principe qui rassemble.
La mort a séparé d’une vie inférieure. Mais voici la résurrection qui sépare de la mort. Il y a deux parties dans tout sacrifice. L’initié se couche d’abord, mais ensuite il se relève.
Lazare a été séparé deux fois. Il a été séparé par la mort, séparé de sa première vie. Puis il a été séparé de la mort, séparé par la résurrection. Dans sa seconde vie, le ressuscité a certainement goûté au milieu des vivants, qui n’étaient pas encore morts, une certaine solitude sublime contraire à l’isolement ; la solitude d’une gloire étrange.
La mort lui avait dit le nom de l’homme.
La résurrection lui a dit le nom de Dieu.
Et, à côté de ce mot : Résurrection, j’éprouve le besoin d’écrire le mot : Amen.