Les Plateaux de la balance/L’Esprit de contradiction
L’ESPRIT DE CONTRADICTION
Depuis que je suis au monde je vois les hommes se disputer, et vous aussi, sans doute. Le fait universel, c’est une universelle contradiction. J’ai vu la contradiction et l’injustice dans la cité, dit l’Écriture. Le rapprochement de ces deux mots contient un enseignement profond. L’injustice est fille de la contradiction.
La division couvre la terre. Ce ne sont pas les ennemis qui sont le plus profondément divisés, ce sont les amis. Là où l’union semble exister, la division existe, plus radicale et plus intime.
Je ne m’étends pas sur ce fait. Je le constate sans le discuter. L’état intellectuel du genre humain est le chef-d’œuvre de la division.
Est-ce à dire que personne ne s’entende avec personne sur aucun sujet ?
Non, il n’en est pas ainsi.
Les hommes, si je les regarde en eux-mêmes, au fond de leur âme, ne sont pas aussi profondément divisés que dans leur vie extérieure et dans leurs discours.
Si je pouvais les regarder au fond d’eux-mêmes, solitaires et recueillis, je ne les trouverais pas aussi éloignés les uns des autres, aussi séparés, aussi divisés qu’ils y apparaissent quand je les considère dans la mêlée de la vie.
Pourquoi se font-ils plus ennemis qu’ils ne le sont réellement ?
Ils sont faits pour l’union, et la division est leur malheur.
Pourquoi augmentent-ils leur malheur, qui est d’être divisés ?
La question est d’une importance énorme, d’une importance universelle : c’est qu’il y a dans le monde un monstre qui s’appelle l’Esprit de contradiction.
Si je considère toutes les personnes ou toutes les choses de ce monde, je peux les considérer sous plusieurs faces, et vous aussi.
Paul voit une chose d’un certain côté ; il la voit blanche.
Pierre voit la même chose d’un autre côté ; il la voit noire.
Tous deux ont raison, tous deux ont tort, car la chose est blanche d’un côté et noire de l’autre.
Elle est blanche ! s’écrie Paul.
Elle est noire ! s’écrie Pierre.
Et voilà deux ennemis.
Paul et Pierre, au lieu de s’entr’aider et de compléter le regard de l’un par le regard de l’autre, s’acharnent l’un et l’autre à nier ce qu’il ne voit pas lui-même.
C’est l’esprit de contradiction qui ferme les yeux et qui aigrit le cœur, qui aveugle et sépare les âmes.
Plus Paul voit la chose blanche, plus Pierre la voit noire.
Pierre la voit horriblement noire, parce que Paul l’a vue excessivement blanche.
Leurs regards, au lieu de se prêter secours, s’irritent les uns contre les autres.
C’étaient deux hommes intelligents, faits pour s’entendre.
Ce sont maintenant deux ennemis, stupidement entêtes, stupidement aveuglés, parce que le serpent de la contradiction a levé sa tête entre eux deux.
La chose est si simple que sa simplicité dissimule son importance.
Pour que Pierre puisse montrer utilement à Paul la face noire qu’il voit, il faut d’abord qu’il voie aussi parfaitement que Paul la face blanche que Paul a vue et qu’il le lui dise.
S’il ne le lui dit pas, chacun se cantonnera irrémédiablement dans son point de vue séparé.
C’est pourquoi la bonté du cœur aurait un rôle immense dans la réconciliation des esprits.
Si vous vous irritez contre votre ennemi, qui est peut-être votre ami, vous ne le convaincrez jamais.
N’oublions jamais les leçons profondes contenues dans la langue humaine, dans la science des mots.
Haïr, en latin, se dit : Invidere, « In, videre » : ne pas voir.
Il n’y a peut-être pas une seule vérité dont l’application soit plus universelle que cette vérité si simple :
Si vous voulez montrer à un homme ce qu’il ne voit pas, commencez par voir ce qu’il voit, et dites-le lui.
Pourtant le contraire arrive.
On commence par se dire non, les uns aux autres, et on arrive à cette confusion épouvantable des intelligences.
Le mal que je constate est un mal effroyable et universel duquel souffre horriblement l’humanité tout entière.
Pierre s’imagine que s’il accordait à Paul tout ce qu’il peut lui accorder sans mentir, Paul profiterait contre lui de cet aveu.
C’est le contraire absolu de la vérité.
Paul verra ce que voit Pierre, quand Pierre aura vu ce que voit Paul et l’aura proclamé.
J’étais encore enfant quand l’occasion me fut donnée de me tromper beaucoup, parce que j’étais beaucoup contredit.
Et, depuis ce temps, j’ai vu que l’esprit de contradiction était Satan lui-même, père de tous les mensonges.
Le P. Faber, oratorien, dit que jamais on ne convaincra un homme si on ne lui prouve d’abord qu’on a parfaitement saisi toutes ses objections, et si on n’est entré profondément dans l’intelligence de son état.
Rien n’est plus vrai.
Le P. Faber dit encore qu’il y a une chose sur la terre qui ne peut jamais, en aucun cas, faire de bien.
Cette chose unique, c’est l’ironie.
Vous avez un antagoniste : moquez-vous de son point de vue. Jamais il n’entrera dans le vôtre. Jamais. Voilà un homme à qui vous fermez les sources de la vie.
Le P. Faber dit encore que si tout à coup un homme regardait avec amitié les autres hommes, et envisageait leur conduite avec l’interprétation favorable, cet homme changerait d’existence aussi complètement que s’il était tout à coup transporté dans une nouvelle planète.
Cet homme aurait tout à coup une puissance de persuasion qui étonnerait lui-même et les autres, parce qu’il aurait l’esprit contraire à l’esprit de contradiction.
L’esprit de contradiction peut être un instinct.
Il peut être aussi un système. Dans les deux cas, il donne la mort.
Vous parlez à un jeune homme qu’une générosité mal dirigée va entraîner dans de grand périls Choquez cette générosité, heurtez-la, traitez-la légèrement.
Il n’écoutera plus rien ; vous aurez perdu sa confiance, il vous traitera désormais en ennemi, et peut-être ira se perdre loin de vous. Comme vous avez paru mépriser son point de vue, il méprisera le vôtre. Vous aviez besoin de sa confiance ; il avait besoin de votre expérience.
L’esprit de contradiction vous a perdu tous deux.
Si vous l’aviez écouté avec bonté, il vous eût écouté avec reconnaissance. Vous auriez profité de sa jeunesse ; lui, de votre sagesse.
Car chacun a besoin de tous, et il suffirait peut-être, pour obtenir des secours énormes, de vouloir bien en donner.
Dans l’éducation, dans la discussion, dans la science, dans la critique, dans la vie publique, dans la vie privée, partout, partout, se remarque la même loi :
La terre est couverte de ruines, et c’est l’esprit de contradiction qui les a faites.
C’est l’esprit de contradiction qui arme le fils contre le père, l’ami contre l’ami.
Sainte Madeleine de Pazzi avait adopté ceci pour règle de vie :
Ne jamais rien refuser à personne, quand l’impossibilité d’accorder n’est pas une impossibilité absolue.
Voilà l’esprit opposé à l’esprit de contradiction.
L’expérience des siècles apprend que l’homme a besoin de consolation d’abord, d’enseignement ensuite.
Et il n’entend l’enseignement que quand il a reçu la consolation. L’esprit de contradiction viole cette loi.
Il veut parler d’abord de la chose irritante : il met en avant d’abord l’obstacle. Il débute par le reproche. Il irrite, avant d’apaiser. C’est pourquoi son enseignement est stérile et fatal, eût-il cent fois raison.
L’autre esprit, l’esprit de lumière, enseigne et console. Et comme c’est la consolation qui a ouvert la porte, l’enseignement passe. Il passe, il entre ; il est accepté. Ce n’est pas la discussion qui est le principe de l’activité humaine, c’est la charité.
Commencez par la discussion, tout sera stérile.
Commencez par la charité, tout sera fécond.
Il faut faire l’unité avant d’aborder les détails, afin de ramener ensuite les détails dans l’unité faite, qui les attend.
Tout ce qui commence par l’accord finira par l’accord.
Tout ce qui commence par la division finira par la division.
L’esprit de contradiction crée un immense malentendu, qui va s’aggravant de jour en jour par l’effet qu’il produit.
La division, livrée à elle-même, avait mille chances d’être guérie.
Mais l’esprit de contradiction a tout envenimé, et, au bout d’un certain temps, le sujet même sur lequel il porte est oublié.
L’esprit de contradiction subsiste, quand les légères et insignifiantes occasions autour desquelles il s’est produit ne subsistent plus.
L’esprit de contradiction est dans l’âme, et donne un certain ton à celui qui parle. Si le ton est si important dans la parole, c’est que le ton c’est l’esprit. Le ton est plus important que la parole.
Satan signifie l’adversaire.
Supposez que l’hypothèse du P. Faber se réalise.
Supposez que les hommes adoptent aujourd’hui, pour principe d’activité, la bienveillance.
Demain, en effet, nous habiterons une autre planète.
Mais, direz-vous, les dissentiments intellectuels subsisteront.
Je ne dis pas qu’ils disparaîtront tous. Mais nous serons stupéfaits, si nous voyons un jour dans quelles proportions ils seront réduits.
Si l’immense malentendu créé par l’esprit de contradiction allait disparaître, nous serions stupéfaits de voir dans quelle mesure l’union des intelligences suivrait l’union des cœurs.
Aimer, c’est deviner ; haïr, c’est ne pas voir.