Les Poèmes barbares de Leconte de Lisle/13

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Société Française d’Éditions Littéraires et Techniques (p. 178-193).


XIII

LES POÈMES BARBARES DEVANT LA CRITIQUE


La Revue des Deux-Mondes avait publié en 1855 trois des quatre premiers poèmes qui parurent après les Poèmes Antiques : les Hurleurs, la Jungle, les Damnés de l’Amour. Elle semblait recommander ainsi par avance les pièces qui se joindraient à celles-ci pour former le recueil des Poésies Barbares. Mais des pièces qui suivirent celles que la vénérable revue avait admises à l’honneur de figurer dans ses pages, elle-même n’en publia aucune. Peut-être ne voulut-elle point les recevoir. Peut-être n’en fut-elle pas sollicitée. En tout cas, un fait significatif est que ni le recueil des Poésies Barbares en 1862, ni celui des Poèmes Barbares en 1872 ne furent honorés d’un article. La Revue des Deux-Mondes n’estima point que leur apparition fût un événement valant d’être signalé à ses lecteurs.

De fait, jusqu’aux environs de l’année 1880, alors que les amis du poète le vénèrent comme un chef, le grand public le lit assez peu et la critique l’ignore presque. La bibliographie d’Hugo Thieme en fournit une preuve frappante : avant 1873 elle signale seulement six études et dix articles sur Leconte de Lisle.

Beaucoup de ceux qui avant 1880 lisent Leconte de Lisle ne veulent voir en lui qu’un peintre. C’est l’opinion que Barbey d’Aurevilly a exposée avec verve dans une étude faite avant les Poésies Barbares de 1862, mais après les Poésies Complètes de 1858, où il a lu (il les cite) les Éléphants, les Hurleurs, la Ravine Saint-Gilles, les Jungles, le Manchy[1].

Chez M. Leconte de Lisle, nous dit-il, « il n’y a certainement qu’un descriptif. Il l’est purement et simplement, mais son relief est si vigoureux et si plein qu’il a fait battre des mains à toutes les paumes épaisses de tous les matérialistes contemporains ». Midi, si admiré, « n’était après tout qu’un tableau, et il n’y a que cela dans ce volume qui ose bien s’appeler Poèmes : il n’y a que des tableaux et des vignettes quand il n’y a plus de tableaux. On parla de Poussin, on parla d’Ingres, on parla aussi de Delacroix, quand M. Leconte de Lisle fit les Jungles et peignit les bras d’ambre de ses femmes et le tacheté de sa panthère. Mais quel triste destin pour un poète d’être comparé même à de grands peintres, dont il n’est jamais avec des mots que le pâle reflet ! »

Ce peintre n’est pas un philosophe… « Il a traversé des doctrines, mais il n’a foi en rien, pas même dans l’erreur. Également mythologue antique et mistagogue indien, il va des sveltes symboles de la Grèce au vaste symbolisme lourd et confus de l’Inde, et pour les mêmes raisons, affaire de métaphore, besoin d’images. »

« Et d’amour, il n’en a pas plus que de foi ! Le sentiment qui a inspiré tant de poésies à tant de poètes et qu’on retrouve à travers tout dans le cœur des hommes, l’amour, l’âme du lyrisme humain, il ne le connaît pas, il ne l’a jamais éprouvé !… La seule pièce élégiaque du recueil est le Manchy — un souvenir créole — et tous les détails de ce morceau, qui sont charmants et délicieusement rendus, sont descriptifs. »

D’autres, à la même date, voient en Leconte de Lisle autre chose qu’un descriptif. Mais ils se refusent à retrouver en lui rien de ce qu’ils sentent, de ce qu’ils voient, de ce qu’ils aiment, rien d’humain, en un mot. C’est ce que prétend établir Armand de Pontmartin dans un article sur la Poésie en 1862, écrit au mois de décembre, après qu’il a lu les Poésies Barbares[2]. Pontmartin, sans doute, n’hésite pas à classer Leconte de Lisle parmi « les mieux doués et les plus forts ». — Vous êtes poète, lui dit-il, mais ce serait une raison de plus pour être homme. Or, ce poète ne vit pas de notre vie, ne donne pas une voix à l’âme universelle ; il est un être exceptionnel ; il aime les cosmogonies confuses ; « il s’égare dans les jungles sous le feu d’un soleil implacable » ; ses paysages « nous étonnent et nous épouvantent » ; pour lui, l’amour est un enfer, ses victimes sont des damnés ; « dans ce terrible inventaire de toutes les forces hostiles ou funestes à l’humanité, les chiens eux-mêmes… se changent en spectres affamés qui parcourent les grèves et dont les hurlements sinistres forment, avec le grondement des vagues, l’hymne de la désolation et du chaos. »

Le critique, on le voit, n’est pas insensible à ce qu’il y a de force et d’âpre émotion dans ces hymnes de la désolation. Il a remarqué particulièrement quelques-uns des poèmes les plus originaux du recueil : les Hurleurs, les Jungles, les Damnés. Mais il estime qu’une organisation spéciale serait nécessaire « pour supporter ces excès de température poétique ».

Non, l’auteur des Poèmes Barbares n’est pas « purement et simplement un descriptif ». Non, il n’est pas un ancien attardé dans notre temps, un être exceptionnel, étranger à tout ce que pensent, voient, aiment les autres hommes : voilà ce qu’entreprennent de découvrir au grand public, entre 1880 et 1894, de jeunes critiques, dont la voix fut écoutée.

Jules Lemaître eut le mérite de commencer cette révélation dans un article que publia la Revue Bleue en 1880 et qui fut reproduit en 1886 dans le tome II des Contemporains.

Dans la Mort de Sigurd, l’Épée d’Angantyr, le Cœur de Hialmar, la Légende des Nornes, Néférou-Ra, Nurmahal, dans bien d’autres pièces encore, il saluait des poèmes « dignes du siècle de l’histoire », des évocations « qui enchantent l’imagination et satisfont le sens critique ». Il en proclamait donc hautement la valeur historique et par cette valeur en reconnaissait le caractère moderne.

Il analysait longuement Qaïn. Il admirait l’auteur d’avoir si bien exprimé « la protestation du corps contre la douleur, du cœur contre l’injustice et de la raison contre l’inintelligible », qui devient « plus ardente à mesure que l’industrie humaine combat la souffrance, que l’idée de justice passe dans les institutions et que la science entame les frontières de l’inconnu. » Il l’admirait aussi d’avoir eu assez de sens critique pour reconstruire l’immense tragédie humaine. « Je trouve tout cela dans Qaïn et c’est par là qu’il est si complètement moderne… On songe au Ve livre de Lucrèce ; puis, on se dit qu’il y a là autre chose encore qu’une intuition de poète, que la science contemporaine, l’archéologie, l’anthropologie ont seules rendu possibles de pareilles résurrections, et que, de toutes façons, un tel poème sonne glorieusement l’heure où nous sommes. »

Si intelligent qu’il fût, ce plaidoyer pour une œuvre encore mal comprise n’était pas complet. Lemaître ne niait pas la sensibilité du poète. « Peu de choses, disait-il, m’émeuvent autant que les derniers vers, si simples, du Manchy et la fin de la Fontaine aux lianes ». Pourtant, il n’apercevait pas assez avec combien de passion au cœur le poète se promenait à travers l’histoire, surtout l’histoire du Moyen Âge. Il estimait même que dans ses évocations le magicien gardait « un singulier sang-froid ». Il semble bien aussi que Lemaître ne se demande point si dans les paysages et les poèmes animaliers on pouvait retrouver les idées professées alors par les naturalistes, comme on retrouvait dans les poèmes historiques les idées professées par les historiens.


Ce que Lemaître avait dit de plus important, Paul Bourget le répéta avec plus de précision dans un article publié par la Nouvelle Revue en 1885, puis reproduit par les Nouveaux Essais de Psychologie contemporaine. Et il ajouta des choses que Lemaître n’avait pas dites.

Il répéta que Leconte de Lisle dans des sujets antiques ou barbares était un moderne par l’esprit philosophique qui animait les récits. Il répéta que c’était un historien, un historien qui avait illustré en maître cette idée empruntée aux théories les plus récentes de l’histoire des religions ; toute religion fut vraie à son heure ; vraie, c’est-à-dire une chose vivante, adaptée aux besoins d’âmes vivantes, en accord avec les mœurs des peuples, avec le climat où ces mœurs s’étaient développées,

Mais une autre idée, d’après Bourget, avait dominé l’intelligence de l’écrivain. Celle-ci, il l’avait empruntée à la doctrine évolutionniste de l’unité des espèces dans la nature. Croyant qu’il n’y a qu’une seule âme éparse à travers les formes de la vie, et que « dans cette hypothèse les facultés spirituelles qui s’agitent en nous ne sont pas distinctes de celles qui frémissent, plus obscures et plus inconscientes, dans les cerveaux rudimentaires des bêtes inférieures », Leconte de Lisle avait trouvé une volupté à participer quelques moments au débordement d’instincts sauvages des bêtes de proie, lions et tigres. Il avait éprouvé avec le roi du Sennaar la joie de l’instant où le chasseur aiguise ses ongles et flaire sa proie. Il avait connu l’ivresse de l’infini libre avec l’oiseau


Qui dort dans l’air glacé les ailes toutes grandes.


Il avait ressenti la sérénité nostalgique des éléphants, compati au sanglot des chiens, pleurant


Devant la lune errante aux livides clartés.


Ces poèmes animaliers, où Lemaître ne trouvait guère encore que des peintures impassibles, Bourget les voyait pleins à la fois et de science et de passion.


Les articles de Lemaître et de Bourget furent très remarqués. On en trouve l’écho dans presque tout ce qui s’est écrit sur Leconte de Lisle au moment où il se préparait à prendre place dans le fauteuil de Victor Hugo.

Une des études les plus chaleureuses, bien que l’auteur fût un chrétien, très affligé par l’incrédulité du poète, fut celle que P. Lallemand publia dans le Correspondant avant la réception académique[3].

Après Lemaître, P. Lallemand reconnaît que Leconte de Lisle est bien un moderne, qu’ « il se penche sur notre époque pour en surprendre, en traduire la maladie ; ce nihilisme moral, énervant, que hante le désir de l’immortalité, l’apaisement dans la mort ou, plutôt, dans le néant. » Après Lemaître, il reconnaît aussi que « par les lèvres de Qaïn, c’est l’homme moderne qui parle ; l’homme qui, à la fin du XIXe siècle, sans croyance et sans foi, blessé par les choses, désenchanté de ses ambitions, saturé d’amertume, ne comptant guère sur l’utilité de l’action ou de la pensée, se retourne contre Dieu, l’auteur du monde et de la vie, pour le maudire ».

Avec plus de décision que Lemaître, il se refuse à voir « un impassible au cœur marmoréen » dans ce poète qui sait « pâtir, s’indigner, se révolter jusqu’au blasphème, jusqu’aux plus âpres malédictions ».

Cependant il ne retrouve pas dans les paysages les passions dont lui paraissent animés les tableaux d’histoire : « De quelques couleurs qu’il charge sa palette pour reproduire ces pages, il ne les contemple que dans un détachement absolu de toute émotion… Il ignore l’art d’animer par le sentiment les objets matériels et les tableaux que lui offre la nature. Il décrit ce qu’il voit avec vérité, mais comme un simple enchantement de l’œil ; il se repaît des couleurs, des jeux d’ombre et de lumière, uniquement curieux du mot exact, de l’image pittoresque, du rythme sonore, Sa poésie n’atteint point l’âme des choses ; laborieuse et plastique, elle ne s’attache qu’à leur surface. »

À défaut de vers qui les animent, le critique découvre du moins dans les paysages de Leconte de Lisle des vers qui ouvrent des horizons immenses, ou qui provoquent l’âme au rêve, comme ceux-ci, qui sont si simples :


Et dans le ciel couleur de perle
La lune monte lentement.


Il n’y eut peut-être rien de plus dans la conférence de Ferdinand Brunetière (17 mai 1893) que ce qu’on avait déjà vu dans les articles de Lemaître et de Bourget : là, de nouveau, l’auteur des Poèmes Barbares fut proclamé et un véritable historien et un naturaliste très averti ; là, il fut, de nouveau, loué d’avoir réalisé admirablement l’accord de la poésie et de la science. Beaucoup de citations, empruntées pour la plupart aux Poèmes Barbares, éclairaient la thèse du conférencier, et son éloquence, il m’en souvient, suscita aux poèmes qu’il lisait et commentait des applaudissements répétés, les plus chauds sans doute qui aient jamais salué des vers de Leconte de Lisle[4].


Parmi les études publiées sur Leconte de Lisle dans les années qui précèdent ou suivent de près son entrée à l’Académie Française, celle d’Anatole France se distingue des autres, non par une admiration moindre, mais par une admiration fondée sur des motifs assez différents,

Alors qu’on paraît s’accorder à voir dans les poèmes de Leconte de Lisle des œuvres dignes du siècle de l’histoire, Anatole France met en doute l’autorité d’un historien si passionné. Il n’est pas plus chrétien que l’auteur des Poèmes Barbares, mais connaissant bien, lui, le Moyen Âge, il en prend la défense contre la haine du poète. Il écrit son article peu avant le discours de réception[5]. Il prédit qu’il y aura dans le discours un morceau sur le Moyen Âge. Il devine que ce morceau sera concis et violent ; car « M. Leconte de Lisle poursuit le Moyen Âge de sa haine. Et, comme c’est une haine de poète, elle est très grande et très simple. » Mais le critique croit que « cette haine qui est bonne pour faire des vers serait mauvaise pour faire de l’histoire ». « M. Leconte de Lisle ne voit dans le Moyen Âge que les famines, l’ignorance, la lèpre et les bûchers. C’est assez pour écrire des vers admirables quand on est un poète tel que lui. En réalité, il y a bien autre chose dans ces temps qui nous sembleraient moins obscurs si nous les connaissions mieux. Il y a des hommes qui firent sans doute beaucoup de mal, car on ne peut vivre sans nuire, mais qui firent plus de bien encore, parce qu’ils préparaient le monde meilleur dont nous jouissons aujourd’hui[6]. »

Ce n’est pas seulement l’histoire du Moyen Âge, qui chez Leconte de Lisle semble à Anatole France fort contestable, c’est toute son histoire. Et la raison en est que l’auteur des Poèmes Barbares ne sort pas de soi-même. « Ce poète impersonnel, qui s’est appliqué avec un héroïque entêtement à rester absent de son œuvre, comme Dieu de la création, qui n’a jamais soufflé mot de lui-même et de ce qui l’entoure, qui a voulu taire son âme, et qui, cachant son propre secret, rêva d’exprimer celui du monde, qui a fait parler les dieux, les vierges, les héros de tous les âges et de tous les temps en s’efforçant de les maintenir dans leur passé profond… ce poète finalement ne peint que lui, ne montre que sa propre pensée, et, seul présent dans son œuvre, ne révèle sous toutes ces formes qu’une seule chose : l’âme de Leconte de Lisle. »

Mais c’est assez, conclut France, les plus grands n’ont pas fait davantage ; ils n’ont parlé que d’eux.

France mettait donc Leconte de Lisle parmi les plus grands, ou bien près d’eux ; non pas parce qu’il avait introduit la science dans la poésie, mais parce qu’il n’y avait introduit que Leconte de Lisle.

Peu après la mort du poète (juillet 1894), Gaston Deschamps publiait un article dont le dernier mot était en somme que Leconte de Lisle avait mis surtout dans son œuvre sa souffrance personnelle. « Toute œuvre d’art, vraiment digne de mémoire, implique une conception de l’univers et renferme, que l’artiste le veuille ou non, la confession d’une douleur intime… Leconte de Lisle, si impassible qu’il parût à ceux qui n’apercevaient que le calme de son visage et l’extérieur de son génie, a souffert lui aussi cruellement[7]. »

Dans une première période, qui va de la publication des Poésies Barbares jusqu’aux années quatre-vingts, la critique, celle du moins que lit le grand public, ou réduit presque Leconte de Lisle à être un descriptif ou méconnaît ce qu’il a de moderne et d’humain. Dans une deuxième période, qui va des années quatre-vingts jusqu’aux premières années du XXe siècle, elle réhabilite les Poèmes Barbares : elle découvre dans leur auteur un moderne, un historien, un naturaliste. Dans une troisième période, elle recherche ce qu’il faut reconnaître au juste d’histoire, de science, de personnalité, d’émotion vraie dans ces œuvres sur lesquelles les commentateurs de la période précédente, Lemaître, Bourget, Brunetière, s’étaient prononcés seulement d’après leurs impressions.

Leconte de Lisle est-il un véritable historien ? Pour répondre, l’essentiel est d’abord de savoir quels documents il a utilisés, et quel emploi il en a fait. L’auteur d’un livre sur les Sources de Leconte de Lisle croit avoir apporté beaucoup d’éléments qui permettent de répondre à la question[8]. Lui-même et d’autres ont complété ces recherches.

Or, elles ont ébranlé la confiance excessive que sur la foi d’un Lemaître, d’un Bourget et d’un Brunetière, on avait accordé au « sens critique » de Leconte de Lisle. Elles l’ont montré, non seulement acceptant comme authentiques (d’ailleurs avec les meilleurs historiens de son temps) des documents qui ne l’étaient pas (Néférou-Ra, le Massacre de Mona), mais modifiant plus ou moins pour satisfaire ses aversions des légendes et des histoires (Vision de Snorr, la Runoïa, etc.). Pourtant, Leconte de Lisle, après ces enquêtes rigoureuses, continue à nous apparaître très curieux des choses du passé et respectueux des documents, au point même d’en tirer jusqu’à des détails qui rebutent le lecteur français. En dépit de leurs réserves, ceux qui ont bien étudié la question, E. Estève, Martino, M. Souriau, M. Buffenoir, ne contestent point que l’auteur des Poèmes Barbares ait eu le goût de l’histoire et l’intelligence des époques[9].

La valeur du naturaliste a été, depuis Bourget et Brunetière, ébranlée davantage. Sans doute, nul ne songe à nier que l’auteur du Condor et du Jaguar a une connaissance admirable du physique des animaux, de leur figure, de leurs gestes, de leurs mœurs, du décor où ils se meuvent. Et cette connaissance suppose beaucoup de visites au Jardin des Plantes, beaucoup de lectures.

Mais il ne semble pas que pendant longtemps Leconte de Lisle ait vraiment connu la doctrine de l’évolution[10]. Plusieurs de ses poèmes animaliers sont antérieurs au livre de Darwin (1859). Ils sont, évidemment, animés par cette idée que les animaux ressemblent aux hommes, mais sans que le poète nous conduise à nous demander si c’est d’eux que nous descendons. Et quelques-uns, conformément aux traditions de la poésie, sont peut-être surtout des symboles où l’auteur exprime ses rêves ou ses souffrances.

En même temps que des critiques recherchaient si Leconte de Lisle avait des titres solides aux noms d’historien et de naturaliste, d’autres, ou les mêmes, estimant, avec France, que dans son œuvre ce poète ne révèle jamais qu’une seule chose, ont étudié les caractères, les aspects, les origines de cette chose : l’âme de Leconte de Lisle.

Déjà à la date de 1909, René Doumic, qui dégage les résultats des Derniers Travaux sur Leconte de Lisle, dans un article aussi lumineux que substantiel, n’hésite pas à conclure : « C’est le cri de sa propre détresse que pousse le poète… Son œuvre est toute passion[11]. »

De toutes les enquêtes il est sorti bien des révélations. On a pu constater des souvenirs de l’île natale dans des poèmes où l’on ne se doutait pas qu’elle eût apporté quelque chose. On a pu reconnaître dans les cris douloureux de ses tigres affamés l’écho des propres souffrances d’un homme qui poursuivait laborieusement le pain quotidien. Edmond Estève a pu expliquer l’originalité de son pessimisme par une tendance précoce à la mélancolie, par un caractère de créole à la fois indolent, orgueilleux et passionné, qui mit un grand déséquilibre entre ses rêveries et ses actes, une disproportion singulière entre l’infini de ses désirs et l’étroitesse de ses rêves. M. Flottes, servi par une rare pénétration d’esprit, a su faire de son livre, où il y a d’ailleurs bien d’autres choses, une explication de la poésie de Leconte de Lisle par l’histoire de sa vie intellectuelle et sentimentale.

L’année même où paraissait ce livre, qui fut très remarqué, M. André Thérive nous apportait quelques pages vigoureuses sur Leconte de Lisle[12], et c’est là, je crois, qu’il faut chercher ce que pense des Poèmes Barbares l’élite des lecteurs entrés dans la vie littéraire depuis la grande guerre. Ils s’intéressent moins à l’histoire que les gens de la génération précédente ; mais ils demandent que, blasés sur le pittoresque et la diversité des choses et des âges, les gens d’aujourd’hui ne soient pas pourtant injustes pour le beau travail de défrichement qu’ont opéré les artistes amis de l’histoire. Ils veulent qu’on soit reconnaissant à Leconte de Lisle d’avoir été le « seul initiateur de l’exotisme poétique en un temps où le livresque et le chiqué auraient bien suffi. » Ils veulent que « dans le plus grand poète pessimiste de langue française » on reconnaisse le Lucrèce français, et, « si le mot semble gros, on songera qu’il est le seul de son siècle à avoir traduit une philosophie durable dans une forme qui ne saurait vieillir. » Ils ne mettent pas en doute sa sincérité. « Une continuité semblable dans le nihilisme ne peut venir que d’une conviction forte, ingénue, originale, native, bref d’un tempérament. » Aussi « la haute probité de son art a-t-elle enfin reçu sa récompense, qui est la célébrité sans discussion. »

De cette célébrité incontestée le petit volume que nous publions est, quoi qu’il vaille, une preuve : il atteste que dans la Collection des Grands Événements littéraires une étude a paru s’imposer sur le recueil le plus original de Leconte de Lisle : les Poèmes Barbares.



  1. Les Œuvres et les Hommes, 1862, tome III.
  2. Nouvelles semaines littéraires, M. Lévy, p. 863 ; la Poésie en 1862, p. 223-271 ; les Poésies Barbares sont étudiées p. 259-262.
  3. Correspondant, 1887, tome X de la nouvelle série.
  4. Évolution de la poésie lyrique, 1894.
  5. L’article est reproduit en 1889 dans La Vie littéraire, t. I.
  6. La défense du Moyen Âge et du Christianisme fut reprise avec émotion, le jour de la réception, par le directeur de l’Académie, A. Dumas fils. Elle fut reprise énergiquement plus tard par V. Delaporte, Études et causeries littéraires, 1899.
  7. La Vie et les Livres, 1895, t. II.
  8. J. Vianey, Les Sources de Leconte de Lisle, Montpellier, Coulet. 1907.
  9. Voir Maximilien Buffenoir, Leconte de Lisle et l’évocation du passé. (Revue Bleue, 1919, nos 14-15). L’auteur de ce remarquable article a très bien vu la valeur historique et les origines des évocations du poète.
  10. Voir N. Smidt, L’accord de la science et de la poésie dans la deuxième moitié du XIXe siècle, 1928
  11. Revue des Deux-Mondes, 15 juillet 1909 : Les Derniers travaux sur Leconte de Lisle.
  12. Le Parnasse (Collection, le XIXe siècle), 1929, p. 112-117.