Les Poètes du terroir T I/B. de La Monnoye

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Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 279-286).

BERNARD DE LA MONNOYE

(1641-1728)


Bernard de la Monnoye naquit à Dijon, le 15 juin 1641, de Nicolas de la Monnoye et de Catherine Homard, son épouse. Après avoir fait ses études au collège des jésuites de sa ville natale, il suivit la carrière du barreau, afin d’obéir à la volonté paternelle. Par la suite, il délaissa la pratique du droit et devint correcteur à la Chambre des comptes, charge qu’il exerça jusqu’au mois d’août 1696. Il s’est fait en son temps une grande réputation, non seulement par ses écrits, mais par son esprit et son érudition. Ses connaissances étaient si vastes qu’il n’ignorait rien des langues latine, grecque, italienne, espagnole, etc., et qu’il joignait à l’étude des textes la science de la critique et de l’histoire. Il a fait de nombreux commentaires sur des œuvres littéraires, ce qui ne l’a point empêché de composer en divers genres des ouvrages originaux. Lié avec tous les personnages distingués que Dijon produisait alors, il quitta sa province sur les pressantes sollicitations de ses intimes, en 1707, se rendit à Paris et fut reçu à l’Académie française en 1713. Ruiné peu après, par le système de Law, il vendit sa bibliothèque — dont l’acquéreur lui laissa l’usage pendant sa vie — et mourut le 15 octobre 1728, dans sa quatre-vingt-huitième année. Il n’oublia jamais son pays natal. Ses productions en font foi. Parmi ces dernières, il faut citer ses Noëls bourguignons, qui ont plus fait pour porpétuer sa mémoire que tels de ses autres travaux, où l’érudition abonde. On a raconté comment il fut amené à les écrire. Il en dut l’idée à un pari tenu entre lui et Aimé Piron. Mais laissons parler son dernier éditeur : « Aimé Piron avait fait dans ce genre nombre de petites pièces, des chansons surtout, celles-ci la plupart politiques et de circonstance, et ces spirituelles bluettes jouissaient de la vogue la plus extraordinaire. Un jour la Monnoye en parlait avec lui : « C’est plein d’esprit, lui dit-il, mais c’est négligé ; vous faites cela trop vite. — Vré ? lui répond l’apothicaire, en le regardant ironiquement du coin de l’œil. — Vrà ! réplique la Monnoye, en appuyant plus fort sur son mot. — E bé ! reprend l’autre, en continuant de parler patois, i vorô bé t’i vói. — Parguienne ! repart aussitôt le poète dijonnais, tu m’i voirai. » Et peu de temps après (1700) il publiait ses treize premiers Noei. Seize autres suivirent ceux-là au commencement de l’année suivante… Et dés lors on n’entendit plus guère parler des chansons bourguignonnes d’Aimé Piron ! Tout le monde lisait, tout le monde chantait, tout le monde apprenait les Noei borguignon de Gui Baràzai. Gui Barôzai était (et est encore) le chantre populaire de la Bourgogne. Et en effet, dès l’apparition de ces cantiques d’un nouveau genre, on ne pouvait trop admirer avec quel art l’auteur avait su faire disparaître le trivial et la grossièreté de l’idiome, pour y substituer le coloris et la grâce et le rendre familier avec les plus grandes images. La renommée de la Monnoye fut complète. Les Noei pénétrèrent jusqu’à la cour ; ils y furent accueillis, on les y chanta, et un beau jour seigneurs et grandes dames se prirent plaisamment à essayer de parler bourguignon[1]… » Aussi bien ces Noëls sont-ils de petits chefs-d’œuvre de goût et de malice, qui durent leur succès non seulement à ce qu’ils contiennent, mais encore à ce qu’il laissent deviner d’audacieux et de satirique.

On a compté jusqu’ici vingt éditions des Noëls bourguignons. Une des meilleures est sans contredit celle qui fut faite à Dijon en 1720, et qu’on doit au président Bouhier, ami intime de l’auteur. La plupart sont suivies d’un glossaire donné par la Monnoye comme étant d’un de ses familiers, où l’auteur a introduit une foule de remarques curieuses d’étymologie, de dissertations philologiques et de citations piquantes. Voici d’ailleurs une liste sommaire des principales impressions de ce livre qu’il nous a été donné de connaître. Noei tô nôvea compôzai en lai rüe du Tillô ; Dijon, Ressayre, 1700, in-12 ; Noei tô nôvea compôzai en lai rüe de lai Roulôte. Ans aune lé Noci compôzai ci-devant an lai rüe du Tillô. Le Tôt du moime auteu ; Dijon, Ressayre, 1701, in-12 ; Noei compôzai l’an MDCC an lai rüe du Tillô, deuz. édicion pu meglieure que lai première ; Dijon, Ressayre, 1701, in-12 ; Noei tô nôvea compôzai en lai rüe de lai Rôlôte. Ans. aune lé noei compôzai ci devan en lai rüe du Tillô. Nôv. ed. revuë et corigie por l’auteu, s. l. n. d. (Dijon, 1704, in-12) ; Noei borguignon de Gui Barôzai (Bernard de la Monnoye) dont le contenun at an Fransoi aipié ce feuillai, suivi d’un glossaire alphabétique, etc. Ai Dioui, ché Abran Lyron de Modène ; 1720, in-12 ; Les mêmes ; Dijon, Sirot, 1727 ; Traduction des Noëls bourguignons ; 1735, in-12 ; Noei borguignon de Gui Barôzai ; An Bregogne, 1738, in-12 ; Les mêmes, Ai Dioni, ché Abran Lyron de Modène, 1776, in-8o » ; Les mêmes, s. l. n. d. (1780, in-12) ; Dijon, de Fay, 1792, in-16 ; Noei borguignon, etc.; quatorzième édit., Châtillon-sur-Seine, Cornillac-Lambert, 1817, et Cornillac, 1825, in-12 ; Les Noëls bourguignons de Bernard de La Monnaye {Gui Barôzai) publiés pour la première fois avec une traduction littérale en regard du texte patois par F. Fertiault ; Paris, Lavigne, 1842, in-8o ; Paris, Vaaier, 1858, in-12, et Dijon, Lamarche, 1866, in-12 (cette dernière illustrée de 24 dessins). Voyez, en outre, la traduction des Noels bourguignons, par le duc d’Aiguillon (Bruxelles, Mertens, 1865, in-12), réimpression du texte publié dans le Recueil des pièces choisies, rassemblées par les soins du Cosmopolite, etc.

On a fait un curieux rapprochement d’Aimé Piron et de la Monnoye. Nous en détachons les lignes suivantes. Elles nous dispenseront de tout commentaire sur notre poète : « Le xviiie siècle s’ouvre par la fabrication de Noëls pleins de sel et d’esprit, où l’on se gausse aux dépens d’autrui, où l’on coule toutes sortes de malices à l’adresse non plus seulement des hommes et des anges, mais de Dieu même. On rit du saint mystère ; et c’est la Monnoye qui ouvre le feu dès 1700. Il ne faut pas aller loin dans ses Noëls pour que tout cela se démasque. Dès le deuxième, le poète remarque malicieusement qu’on ne voit plus d’anges ni de chérubins apparaître dans le ciel durant la nuit de la Nativité ; et pourquoi cela ? dit-il. « C’est que maintenan ai crainde le serin ». Ailleurs, Dieu est critiqué pour avoir pris le long détour de la rédemption ; il était si simple de ne pas laisser Adam mordre à la pomme ou de pardonner tout de suite sans avoir recours à la sanglante tragédie de la croix ! Avec ce genre de critique, on plait à une certaine classe de citadins ; on leur agrée davantage encore par le style et la composition quand l’un et l’autre sont l’œuvre d’un homme supérieur qui sait que le fin du métier est de cacher l’art… Son livre ira donc jusqu’à la cour, tandis que celui d’Aimé Piron s’arrêtera à mi-chemin dans les antichambres et les cuisines des grands, ou dans les arrière-boutiques des commerçants. Si nous empruntons une comparaison toute bourguignonne, je dirais volontiers que la poésie d’Aimé Piron ressemble à ce bon vin de table qu’on nomme passc-tous-grains, vin quotidien, franc, robuste et agréable au goût… Quant aux vers de la Monnoye, nous parlons de ceux qu’il lit en langue bourguignonne, ils sont assez semblables à ces vins délicats qu’on ne présente qu’au dessert, dans de petites coupes, les jours où il y a festin. Ce sont des vins de première cuvée [2]

La Monnoye a laisse des poésies françaises où se trouvent, avec quelques contes plaisants, la traduction de plusieurs poèmes touchaut le terroir. Elles se trouvent daus l’édition de ses Œuvres choisies, publiées par Rigoley de Juvigny en 1769 et en 1770 ; La Haye, chez Charles le Vier (et Dijon, chez François des Ventes), 3 vol. in-8o.

Bibliographie. — Rigoley de Juvigny, Mémoires historiques sur la vie et les écrits de M. de La Monnoye, édit. des Œuvres choisies de cet auteur ; La Haye, 1769 et 1770, t. Ier. — J. Durandeau, Aimé Piron et la Vie littéraire à Dijon pendant le dix-huitième siècle ; Dijon, Librairie nouvelle, 1888, in-8o ; Catalogue de la bibliothèque de M. Louis Mallard ; Dijon, librairie Nourry, 1903, in-8o.


NOËL
pour la conversion de blaizotte et de gui son ami,
faite vers ce saint temps
Sur l’air : Quitte ta musette.


Vers Noël, Blaizotte, — Jadis si joliette, — Vers Noël, Blaizotte — (Comme tout change enfin !), — Vieille et cassée. — Bien confessée, — Prit la pensée, — Par un matin, — De rompre avec Gui, son ami.

« Quittons, lui fit-elle, — Le monde et sa séquelle, — Quittons, lui fit-elle, — Le monde sans retour. — Le fruit de vie, — Né de Marie, — Nous y convie — En ce saint jour ; — Il est temps qu’il soit le plus fort.

« Devers lui, j’enrage, — Vieille, laide et mal-sage, — Devers lui, j’enrage — De me tourner si tard. — J’ai tort sans doute ; — Toi seul eus toute — La mère goutte ; — Lui, pour sa part, — N’aura désormais rien que le marc.

« Quand je me souviens — De nos dits, de nos bourdes, — Quand je me souviens, — De notre désordre. — J’en ai tant de honte — Que je m’épouvante — D’en rendre compte… — Faut-il mourir — L’âme noire et les cheveux gris ?

« Durant tant d’années — Que tu m’as gouvernée, — Durant tant d’années, — Combien nous avons failles fous ! — En cachette, — Que de pinceries ! — Que de caresses ! — Ah ! c’en est trop… — Nous avons de quoi gémir notre saoul.

« Au pied de la Crèche, — Pleurons, lavons nos tâches, — Au pied de la Crèche, — Prions le saint Enfant. — Le cœur sans feinte, — Percé de pointes, — Les deux mains jointes, — Prions-le tant, — Que de noirs il nous rende blancs.

« J’ai quelques retailles — Qu’il faut que je lui donne. — Jai quelques retailles — Propres à l’emmailloter. — J’ai pour sa mère — Quelques jarretières, — Quelques brassières ; — Et pour Joseph, — Ton bonnet qui m’est resté !

« Toi qui fais des rimes — Que la Roulotte estime, — Toi qui fais des rimes, — Offre-lui des chansons. — Sur la pavane, — Sur la bocane — Son bœuf, son âne, — En danseront, — Lui dormira peut-être au son.

« Il vient à notre aide, — Profitons du remède, — Il vient à notre aide, — Ami, sauve qui peut. — Mes jours s’envolent — Les tiens s’écoulent, — Songe à ton rôle, — Et que tous deux — Nous sommes sur le même penchant. »

Gui, dont le cœur tendre — Ne pouvait se déprendre, — Gui, dont le cœur tendre — Tenait encore à la glu, — En fin finale, — Sur le modèle — De sa donzelle, — Pour son salut, — Fit de nécessité vertu.

En réjouissance — D’une telle repentanee, — En réjouissance — Louons le fils de Dieu. — C’est la droiture ; — Pour moi, je jure, — Et je rejure — Mon grain de sel — Que j’en dirai toujours Noël.




NOËL
po la conversion de blaizote et de gui son aimin,
faite vé ce sain tam

Vé Noei, Blaizôto,
Jaidi si joliôte,
Vé Noei, Blaizôte
(Comme tô chainge anfin !),
Veille et cassée,
Bé confessée.
Prin lai pansée,
Par ein maitin,
De rompre aivô Gui, son aimin.

» Quilton, li li-t-elle.
Le monde et sai séquelle,
Quilton, li fi-t-elle,
Le monde san retor.
Le Fru de vie,
 Né de Mairie,
 Nos y convie
 Ai ce sain jor ;
El a tam qu’ai sô le pu for.

« Devé lu, j’anraige,
 Veille, pente et maussaige,

Devé lu, j’anraige
De me tonai si tar,
J’ai ter sans dote ;
Toi seul u tôte
Lai meire gôte ;
Lu, po sai par,
N’airé mazeù tan que le mar.

 « Quant i me récode
Do no di, de no bode.
Quant i me récode
De note trigori,
J’an ai tan d’onte,
Que je m’éponte
D’an randre conte…
Fau-t-i meuri
L’ame noire et lé cheveu gri ?

 « Duran tan d’année,
Que tu m’é gouvanée,
Duran tan d’année
Combé j’ou fai le fô !
An caichenôte,
Que de pinçôte !
Que d’aimorôte !
Ha ! ç’an a trô !…
J’on de quoi gémi note sô.

 « Au pié dei lai Creiche,
Pleuron, laivon no teiche,
Au pié de lai Creiche,
Prion le saint Anfan,
Le cœur sans fointe.
Parcé de pointe.
Lé deu main jointe,
Prion-le tan.
Que de noir ai no rande blan.

 « J’ai quelque retaille,
Qu’ai fau que je li baille,
J’ai quoique retaille
Prôpre à l’ammaillôtai.

J’ai po sai Meire
Quelque jaterre,
Quelque braisseire ;
Et po Jozai,
Ton bôno qui m’a demeurai.

 « Toi qui fai dé rime
Que lai Roulôte estime,
Toi qui fai dé rime,
Ofre-li dé chanson.
Su lai pavane,
Su lai bôcane.
Son beu, son ane
An danseron.
Lu dormiré petétre au son.

 « Ai vén ai note eide,
Prôfiton du remeide ;
Ai vén ai note oide,
Aimin, sauve qui peu !
Mé jor s’anvôle,
Lé ton s’écôle ;
Songe ai ton rôle,
Et que tô deu
Je son su le moime lizeu. »

Gui, dont le cœur tarre,
Ne peuvô se déparre,
Gui, dont le cœur tarre
Tenoo encor auglu,
An fin fignelle,
Su le môdelle
De sai donzelle
Po son salu.
Fi de nécessitai vatu.

An réjouissance
D’éne tai repentance,
An réjouissance,
Louon le Fi de Dei.
Ç’a lai droiture ;
Por moi, je jure,
Et je rejure
Mon grain de sel,
Que j’an dirai tôjor Noei !

NOËL
Sur l’air : Ma mère, mariez-moi.

Guillot, prends ton tambourin, — Toi, prends ta flûte, Robin ; — Au son de ces instruments. — Turelurelu, patapatapan, — Au son de ces instruments, — Nous dirons Noël gaiement.

C’était la mode autrefois — De louer le Roi des Rois : — Au son de ces instruments, — Turelurelu, patapatapan, — Au son de ces instruments. — Il nous en faut faire autant.

Ce jour le Diable esta cul, — Rendons-en grAce à Jésus :

— Au son de ces instruments, — Turelurelu, patapatapan, — Au son de ces instruments, — Faisons la nique à Satan.

L’homme et Dieu sont plus d’accord — Que la flûte et le tambour : — Au son de ces instruments, — Turelurelu, patapatapan, — Au son de ces instruments, — Chantons, dansons, sautons-en !


NOEI

Guillò, pran ton tamborin,
Toi, pran tai floùte, Rôbin
Au son de ces instruman,
Turelurelu, patapatapan
Au son de ces instruman,
Je diron Noei gaiman.

C’éto lai mode autrefoi
De loüé le Roi dé Roi :
Au son de ces instruman,
Turelurelu, patapatapan.
Au son de ces instruman.
Ai nos an fau faire autan.

Ce jor le Diabo à ai cu,
Randons-an gràice ai flésu :
Au son de ces instruman,
Turelurelu, patapatapan,
Au son de ces instruman,
Fezon lai nique ai Satan.

L’home et Dei son pu d’aicor
Que lai fleùte et le tambor :
Au son de ces instruman,
Turelurelu, patapatapan.
Au son de ces instruman,
Chanton, danson, sautons-an.


NOËL
Sur l’air : Si le destin te condamne à l’absence.

Voisin, c’est fait. — Les trois messes sont dites ; — Deux heures ont sonné, — Le boudin a hâte, — L’andouille est prête, allons déjeuner. — Si la loi judaïque — Défend le lard comme hérétique, — Ce n’est pas de même en chrétienté, — Mangeons du porc frais, — Mangeons ; nous aurons bruit — D’être meilleurs catholiques, — Plus — Nous serons friands de goret.

(Les Noëls bourguignons, édit.  de 1812.)

NOEI

Voizin, c’a fai.
Lé troi messe son dite ;
Deus heure on senai ;
Le boudin é couïte,
L’andouille à prote, allon déjeunai.
Si la loi judaïcle
Défan le lar coine héréticle,
Ce n’a pas de moime an Chretiantai.
Maingeon du por frai :
Maingeon ; j’airon bru
D’être pu bon Catôlicle
Pu
Je seron frian de gorai.



  1. F. Fertiault, Notice sur La Monnoye, édit. des Noëls bourguignons, 1842.
  2. J. Durandeau, Aimé Piron, etc.