Les Poètes du terroir T I/E. Le Mouël

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Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 470-474).

EUGÈNE LE MOUËL

(1859)


M. Eugène-Louis-Hyacinthe-Mathurin Le Mouël est né à Villedieu, dans le Cotentin, le 24 mars 1859, d’un père Breton et d’une mère Normande. Son grand-père paternel était avoué. Il appartenait du côté maternel à une lignée de notaires normands. Il passa une partie de son enfance à Granville, et par la suite fit de longs séjours à Lorient et à Saint-Brieuc, où son père exerçait les fonctions de conservateur des hypothèques. Il vécut aussi à Pontivy, berceau de la famille qui porte son nom. M. Eugène Le Mouël fit ses études à Granville et à Caen, son droit à Paris, et, après avoir été inscrit au barreau, prit un emploi au contentieux des chemins de fer de l’État. Par la suite il démissionna, afin de se consacrer exclusivement au dessin et à la littérature. Il a collaboré à diverses revues, entre autres la Revue des Deux Mondes, à des journaux humoristiques, a publié tout à la fois des romans au Temps, à la Voix nationale, etc., et des ouvrages illustrés. On lui doit de plus une série de recueils poétiques qui l’ont classé parmi les évocateurs les plus éloquents de l’école littéraire de Bretagne. Voici la liste succincte de ses ouvrages : Feuilles au vent (Paris, Lemerre, 1879, in-18) ; Bonnes Gens de Bretagne (ibid., 1887, in-18) ; Stances à Brizeux (ibid., 1888, in-18) ; Une Revanche (ibid., 1889, in-18) ; L’Incroyable Rencontre (ibid., 1889, in-18) ; La Vieille Yvonne Plemer (ibid., 1890, in-18) ; Enfants bretons (ibid., 1890, in-18) ; Le Nain Goémon, conte illustré par l’auteur (ibid., 1890, in-4o) ; Fleur de blé noir (ibid., 1893, in-18) ; Kemener, drame en 3 actes représenté le 23 janvier 1894 au Théâtre des Poètes (ibid., 1894, in-18) ; Le Fiancé de la mer, drame lyrique, mus. de Bordier, repr. sur la scène du Casino de Royan, le 10 sept. 1895 (Paris, Beaudoux, 1895, in-8o) ; Dans le manoir doré (Paris, Lemerre, 1901, in-18). « Le mérite d’Eugène Le Mouël, a dit, il y a déjà longtemps, Armand de Pontmartin, dans la Gazette de France, c’est que, en parlant, comme Brizeux, le français le plus pur, il nous donne la sensation de la poésie bretonne aussi complète, aussi intense que s’il parlait bas-breton. »


MARIVONNIK


« Marivonnik, étes-vous belle !
Que votre corsage est joli,
Et, dessus, quelle ribambelle
De boutons en cuivre poli !

« Oh ! les gentils oiseaux à huppe
Brodés sur votre tablier !
Quel drapier vendit votre jupe ?
Votre croix, quel joaillier !

« Petite, vous voilà superbe,
Et vos sabots de bois sculpté
Doivent à peine froisser l’herbe,
Tant ils ont de légèreté !

« Pourquoi vous hâter vers la roule
Sans flâner parmi les épis ?
Ô Marivonnik, je m’en doute,
À vous voir en ces beaux habits :

« Vous allez suivre la bannière
Et chanter la messe au Pardon
De quelque vierge printanière
Patronne de votre canton ;

« À la sainte, martyre et vierge,
Et de son sexe l’ornement,
Vous allez apporter un cierge
Et la prier dévotement

« De garder le bleu de turquoise
À vos yeux plus bleus que l’azur,
Et la couleur d’une framboise
À voire bouche au dessin pur ;

« De conserver pour les noisettes
Vos dents de perle et de granit,
Et d’élargir les deux fossettes
Où votre rire a fait son nid ;

« Sur vos yeux bleus de clématite
D’embroussailler vos cheveux blonds,
Et de rester toujours petite
Pour qu’ils vous tombent aux talons ;


« De vous garder l’âme naïve,
Le cœur tendre et l’esprit flottant,
Pour passer ainsi que l’eau vive
Qui passe toujours en chantant !

— Oh ! non, m’a-t-elle dit sans feinte,
Je ne m’en vais pas au Pardon
Pour offrir un cierge à la sainte
Patronne de notre canton ;

« Je vais acheter des amandes
Dont mon père Efflam est friand,
Et pour mes sœurs, qui sont gourmandes.
Des galettes de Lorient.

« Je verrai le grand feu de joie
Qu’allume monsieur le recteur,
Un si grand feu qu’il se déploie
Jusqu’à cent mètres de hauteur ;

« Je verrai la face de brique
Du viel ivrogne Kosmao,
Sonnant, debout sur sa barrique,
La Ronde ou le Jabadao ;

« Je montrerai ma robe neuve
Aux demoiselles du manoir
Qui, depuis que leur mère est veuve,
Portent du noir, rien que du noir ;

« Et quand j’irai sur les pelouses
Danser le passe-pied, je crois
Que je ferai bien des jalouses.
Avec mon corsage et ma croix ! »

M’ayant fait cette confidence,
Marivonnik, son cotillon
Relevé comme pour la danse,
Disparut derrière un sillon…

Et je n’ai rien vu, par le monde,
Qui m’ait plus doucement troublé
Que cette petite enfant blonde
Parmi les blonds épis du blé !

(Enfants bretons.)
SUPPLIQUE AU LUTTEUR DE SCAËR.


Lutteur trapu, terreur des hommes et des bêtes,
Qui portes, sans faiblir, un poulain de deux ans
Et dont le torse nu, marqué de doigts pesants,
Fume au soleil parmi la poussière des fêtes,

Ô lutteur de Scaër, aux cheveux plantés bas,
Dont le col de taureau se gonfle sous l’outrage,
Chôme, un de ces matins ! — Quitte ton labourage,
Marche vers mon logis armé de ton penn-baz ;

Suis, vers le haut des monts, la route forestière
D’où l’on voit, par instants, la mer à l’horizon ;
Tes pieds seront moins las en foulant le gazon ;
Tu gorge s’emplira de la brise côtière.

Ménage ton haleine ; arrive avec lenteur.
Je t’attendrai dans mon courtil, clos d’aubépines ;
Le merle noir, en paix, y vit de ses rapines,
L’abeille y va dormir dans les pois de senteur.

Tu le reconnaîtras à son calme, à son ombre,
Le jardin broussailleux que négligent mes bras :
Regarde par-dessus la haie, — et tu verras
Un rêveur au front blanc sous le feuillage sombre.

Je suis un fou d’amour, de ceux dont tu souris !
Et j’incline ma tête où tournent des chimères,
Des songes fugitifs pareils aux Éphémères
Virant sans fin dans l’air profond des soirs fleuris !

L’aurore, en mon enclos, se parfume de menthe,
Midi ruisselant d’or s’empourpre aux groseilliers,
La nuit tombe en faisant chanter les peupliers ;
À quoi bon ? Plus jamais n’y viendra mon amante !

Donc, par-dessus la haie, ô lutteur inclément,
Tu me verras pleurer. — Raille-moi, je t’en prie !
Sois amer, sois cruel ! Trouble ma rêverie !
Que ton brutal défi ravive mon tourment !

Insulte mon amour ! Je veux que tu l’insultes !
Pour que, malgré les yeux injectés de sang vil,

Moi, que ton poing massif peut tordre ainsi qu’un fil,
Je franchisse d’un bond les broussailles incultes !

Alors, lutteur, prends-moi. Frappe, renverse, étreins !
Le craquement des os est doux à ton oreille ;
Comme le vigneron les grappes de la treille,
Écrase allègrement ma poitrine et mes reins !

Je sentirai mon cœur se vider goutte à goutte :
Mon cœur, tel que l’épi battu par les fléaux,
Que la feuille séchée aux pignons des préaux,
Tel que le fruit tombé sur l’ajonc de la roule !

Quand tu l’auras broyé dans un suprême effort,
Arrête-toi. — Remets ta ceinture et ta veste,
Et puis va-t’en, — Je veux que le souffle me reste ;
Je pourrai vivre heureux, car mon cœur sera mort.

Tu t’en retourneras, vaniteux de ta force,
Ô lutteur, provoquant à des combats nouveaux,
Abattant méchamment la tête des pavots
Et dépouillant les troncs légers de leur écorce.

Et moi, dans mon courtil en fleurs j’irai m’asseoir.
Ne portant plus en moi la peine accoutumée,
Je me réjouirai de l’aube parfumée,
Des midis empourprés et des chansons du soir.

(Fleur de blé noir.)