Les Poètes du terroir T I/H. de Latouche

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Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 184-188).

HENRI DE LATOUCHE

(1785-1851)


Hyacinthe-Joseph-Alexandre Thabaud de Latouche (dit Henri de Latouche) naquit à la Châtre, au Blanc selon Sainte-Beuve, le 2 février 1785, et mourut à Aulnay, dans sa propriété de la Vallée aux Loups, près Paris, le 17 février (d’autres disent le 1er mars) 1851. Il fut un écrivain des premières années du romantisme. Son œuvre est injustement oubliée de nos jours.

Publiciste ardent, mêlé à toutes les manifestations littéraires de l’époque, non seulement il publia des volumes de vers, des romans, mais encore des articles de critique dans divers journaux et revues. La gloire du littérateur s’est effacée complètement derrière le souvenir souvent scandaleux du journaliste. Gloire éphémère, triste souvenir ! Celui que seules feront survivre — cruelle ironie du temps ! — une critique amère de Sainte-Beuve et une polémique assez récente, touchant la noble Desbordes-Valmore, dont il avait été l’amant, n’est, à bien considérer, qu’une épave de ces années de fièvre où tant d’autres, mieux doués, succombèrent dans le tourbillon qui les emporta. Son nom appartient plus à l’histoire bibliographique qu’au mouvement littéraire qui marqua la première partie de ce siècle. Henri de Latouche eut peut-être le seul grand mérite de populariser des talents qu’on ignorait autour de lui. Il fut chargé d’éditer André Chénier et eut l’heureuse initiative de découvrir un des plus brillants écrivains de son temps : nous voulons parler de George Sand.

« L’habitude de se substituer aux autres et de parler sous leur nom, a-t-on écrit[1], devint son fait. Il y eut toujours un peu de mystification dans sa manière d’être ; il se plut à faire des faux en matière de littérature. La Correspondance dont, sur la foi d’une anecdote racontée par l’abbé Galiani, il fit échanger les lettres entre le pape Clément XIV et l’arlequin Carlin Bertinazzi, en est un des plus hardis, mais ajoutons des plus habiles. Le roman qu’il prête au Girondin Grangeneuve, dans les deux volumes dont son nom est le titre, rentre aussi dans cette série. Il y faut ranger encore, et à la moins honorable place, sa scandaleuse nouvelle d’Olivier, qu’il voulut faire passer pour une autre, au titre pareil, mais d’un sentiment tout coutraire, dont il savait que Mme de Duras avait fait mystérieusement lecture à ses amis. Quand il ne prêtait pas, il empruutait, et son jeu mystificateur restait le même. Sa Fragoletta, qui fit si grand bruit et qu’on faillit saisir, n’est guère qu’une imitation de la Princesse Brambilla d’Hoffmann, auquel il avait déjà pris, en démarquant le titre, son Olivier Brussion… »

Ses vers, au point de vue moral, et peut-être aussi au sens littéraire, contiennent ce qu’il a produit de plus pur et de meilleur. On lui en connaît quatre recueils : Vallée aux Loups, souvenirs et fantaisies, contenant des traditions populaires et des fragments de prose (Paris, A. Levavasseur, 1833, in-8o) : Adieu (Paris, Lacour, 1843, in-8o) ; Les Agrestes (ibid., s.{{lié}n. d’édit., 1845, in-12) ; enfin Encore adieu (ibid., 1852, in-8o), publié par {{Mlle|Pauline de Flaugergues, son amie des derniers jours.

Tout ce dont il s’est souvenu du passé dans sa retraite de la « Vallée aux Loups », les sites de son enfance, les grandes plaines, les champs d’orge et de seigle du Berry, les mignons en fleurs au printemps, les chênes noueux, les maisons de chaume du pays natal, tout, jusqu’au courant de la Creuse, jusqu’aux buissons « que la Sédelle arrose », est décrit là avec une émotion contenue, une tendresse, un enthousiasme sentimental qu’on s’étonne de trouver chez cet écrivain amer, qui ne chercha jamais, dans la solitude, qu’un aliment à sa misanthropie.

Bibliographie. — Sainte-Beuve, Causeries du lundi, III. — George Sand, Articles sur H. Latouche ; Le Siècle, 18, 19 et 20 juillet 1851. — Ed. Pilon, Pauline de Flaugergues ; Mercure de France, 15 août 1906.


À LA RIVIÈRE DE MON PAYS
I

Fille des vieux rochers, onde claire et rapide,
Source qui n’as jamais, sur tes bords escarpés,
Vu les enfants des arts de leur gloire occupés,
Ni le peintre essayer les crayons historiques,
Ni le barde chercher sous quels gazons rustiques
Dorment les oppresseurs que la ronce a couverts,

Jamais ton nom français n’a brillé dans un vers !
Quoi ! jamais ? Dédaigneux de ton humble mémoire,
La lyre ou les pinceaux n’apprendront à la gloire
Quel nom te fut cherché dans les antres profonds,
Dans les flots écunieux, dans les gouffres sans fonds,
Ton nom mystérieux : la Creuse ?
Oh ! vers nos rives
Ramenez sans dédain vos traces fugitives,
Orgueilleux voyageurs qui, par d’âpres chemins,
Vous ouvrez l’Helvétie ou les tombeaux romains ;
Enchaînez votre amour sous le ciel bleu des Gaules.
Rome, j’ai vu le Tibre : et là-bas, sous des saules,
Du fleuve paternel que les bords sont plus beaux !
Heureux qui, vers le soir, errant sur nos coteaux,
Réveillera le vol de la plaintive orfraie.
Verra fuir l’écureuil sous la châtaigneraie,
La lune sur nos buis endormir sa blancheur.
Plus loin trembler dans l’eau les torches du pêcheur :
Puis, l’aube ranimant nos fleurs et nos ruines,
Les pâtres suspendus sur le flanc des collines ;
Remonter la rosée entre ces arbres noirs,
£t le milan qui plane au fond des vieux manoirs.

II

Ô génie inconnu ! poète que j’implore,
Pour trouver des accents que l’avenir honore,
De nos chastes vallons viens consulter les fleurs,
Famille aux doux parfums, peuple aux mille couleurs ;
Viens parcourir ces monts qui jamais sur les ondes
N’ont vu fuir en vaisseaux leurs forêts vagabondes…

III

Oh ! viens rendre à nos bords l’amour des pèlerins.
Là, la vieille romance a gardé ses refrains ;
Là, le fier laboureur redit encor la honte,
La fuite des Anglais que la Creuse raconte ;
Et quand, le front paré de grâce et de rougeur,
La jeune fille aura pour l’errant voyageur
Etendu son manteau sur nos âpres rivages,
Apaisé de son chien les aboîments sauvages,

Elle te redira les récits d’alentour,
Et les vieux fabliaux de terreur et d’amour.
Là, sous les hauts noyers, près de la chènevière,
Écoute des hameaux l’aïeule filandière :
« Ne passez point, mon fils, si le ciel n’est serein,
Près du pont de Glénis et des Piles d’airain ;
Car c’est là, voyez-vous, (jue de ce roc sauvage
S’élance le sorcier qui monte sur l’orage. »

IV

Sous notre doux soleil, ému par ses rayons,
Viens du barde écossais surpasser les crayons.
Essayer de rapprendre aux pâtres des cabanes
Les noms des Lusignan, des Coucy, des Chabannes,
Vous, surtout, nom si cher au peuple des hameaux,
Jeanne d’Arc, dont le sang teignit ces nobles eaux.
Viens, viens frapper ces flots des éclairs de la lance,
Des accents du clairon peupler le vieux silence ;
Sur ces rocs si longtemps consacrés au repos,
Faire éclater la guerre et flotter les drapeaux.
On verra, des hauteurs de ce Rocher-qui-tremble,
Le vaincu, le vainqueur, lutter, tomber ensemble ;
Et quand des flots sanglants surgira le vainqueur,
Les échos rediront et France et Jacques Cœur.
Heureux, ô du talent puissance que j’envie !
Heureux qui peut, fidèle à son humble patrie,
Lui rendre en des écrits de l’oubli triomphants
Quelque lustre emprunté du nom de ses enfants !

V


Et toi que sur ses bords la Creuse aussi vit naître,
Toi qu’en nous comparant l’amitié voit peut-être
Si divers de pensers, si semblables de cœur,
De soins ambitieux las, victime ou vainqueur,
Qu’un champêtre palais sur ces bords te ramène :
Et tu viendras savoir, visitant mon domaine,
Quels de nos arbrisseaux verdiront les premiers :
À mes pommiers en fleur comparer tes pommiers.
Nous irons de Crozan visiter les décombres ;
Voir, lorsqu’un soleil d’or en percera les ombres,

Seul roi, seul habitant des foyers entr’ouverts,
Le lézard au soleil livrer ses anneaux verts.
Quand la fleur de Noël, au fond de nos vallées,
Frémira sous le dard des premières gelées,
Nous irons de l’automne entendre encor la voix ;
Fouler d’un pied rêveur la couronne des bois ;
Près des flots jaunissants, sur le roc séculaire,
Voir passer des corbeaux le vol triangulaire.
Observer quel orage emprunte leur essor.
Ou les jette un moment sur ces paillettes d’or
Qu’enflamme le matin sur la rive opposée ;
S’encliaînant d’arbre en arbre et blanchis de rosée,
Admirer ces trésors, ces fils mystérieux
Qu’aurait tissus la Vierge et qui tombent des cieux.

VI

Là, sur cette contrée obscurément heureuse
Et du monde oubliés, nous dirons à la Creuse :
— Le bonheur était là, près du même rocher
D’où nous étions tous deux partis pour le chercher.
Source vierge, âme errante en ce vallon tranquille.
Ne va point à la mer, ne va point à la ville.
À la ville ? Tes flots voudraient-ils, dans leur cours,
Désaltérer l’esclave ou le tyran des cours ?
À la mer ? Quoi ! ton onde et si douce et si claire
Apprendrait à mugir et deviendrait amère ?
Qui, toi, porter la crainte aux pâles matelots !
Enferme en nos déserts tes destins et tes flots :
Reste avec deux amis ; longtemps leur paix profonde
Verra tes bords en fleurs et le ciel dans ton onde.
Et peut-être, enchaînant des destins éternels.
Ton cours réfléchira deux tombeaux fraternels.

Vallée aux Loups, Souvenirs et fantaisies, 1833.



  1. Édouard Fournier, Souvenirs poétiques de l’École romantique ; Paris, Laplace, 1886.