Les Poètes du terroir T I/Introduction

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Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. v-xv).
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INTRODUCTION



Ce livre est le fruit de plusieurs années de labeur.

À l’heure où l’on se préoccupe de l’origine des individus, où l’on détermine l’influence du milieu dans les moindres manifestations de la vie sociale, il nous a paru utile de réunir quelques documents glanés au cours de longues recherches dans le domaine de notre ancienne poésie et d’indiquer les ressources de plusieurs siècles d’évolution littéraire. L’intérêt d’un tel genre d’étude n’échappera à personne. Ce n’est point d’hier seulement que date la suprématie provinciale et que l’on est admis à penser que la petite patrie, le terroir, si l’on veut, a été sans cesse le sous-sol qui a fait germer, croitre et épanouir la plus belle flore du génie français. Il y a là-dessus d’éloquentes phrases, si répandues, qu’à les répéter nous nous ferions l’interprète de véritables lieux communs. Aussi bien la province n’est-elle, à proprement parler, qu’un cadre où vinrent se grouper, au cours des âges, les menus faits de la tradition nationale. Cadre factice, sans doute[1], et que prolongent ou débordent les anciens pagi de la Gaule, mais cadre indispensable à quiconque tente de retrouver les foyers de cultuye, les centres de notre civilisation gréco-latine[2]. Il y a en France, on ne saurait le nier, des frontières naturelles qui non seulement s’accommodent d’une délimitation de nos richesses d’art, mais doivent à ces dernières leur unique raison d’être. L’influence du sol, du paysage, se retrouve sans peine chez les écrivains les plus personnels. On écrirait de curieuses pages sur le caractère racial de nos chefs-d’œuvre. Il suffit que l’on prononce les noms de François Villon, Rabelais, La Monnoye, La Fontaine, pour que nous évoquions tour à tour l’Île-de-France, la noble et douce Touraine, la joyeuse Bourgogne et la blanche et lumineuse Champagne ! Le clair génie français n’est pas fait d’une unique aspiration vers un idéal commun, mais de contrastes harmonieux, et l’on ne sait si « l’esprit gaulois » doit plus à la malice septentrionale qu’à l’exubérance gasconne ou languedocienne. Il y a, semble-t-il, un enchaînement mystérieux qui relie, à plusieurs siècles de distance, les tempéraments les plus opposés et associe l’art d’un François Villon à celui de Baudelaire. Pourquoi n’observerait-on pas dans le domaine des lettres, et à propos de quelque individualité retentissante, les mêmes lois ethniques qui dominent les races et différencient les groupes sociaux ? Ce sera, si l’on veut, notre point de départ pour expliquer la méthode du présent ouvrage. L’histoire littéraire ne s’écrira plus demain comme elle s’écrivait hier. De nouveaux éléments intervenant, on sera peut-être obligé de recourir à l’étude de nos monuments locaux pour définir clairement telles particularités des grands mouvements d’art. Alors on se souviendra qu’il y eut une renaissance bourguignonne et lyonnaise au xvie siècle, que la société précieuse de l’hôtel de Rambouillet ne fut à proprement parler qu’une réunion de provinciaux, et que le romantisme ne s’affranchit jamais de ses origines « départementales ». On recherchera impatiemment l’ascendance de nos grands hommes, et il se trouvera bien quelque Aristarque pour découvrir que Paris, ville cosmopolite du xxe siècle, n’aura été pendant longtemps qu’un centre de l’esprit et de manifestations provinciales !

C’est un fait incontestable que tout génie créateur doit plus au terroir qu’on ne l’a cru jusqu’ici. Il lui doit le meilleur de son inspiration et cette part d’originalité qui le rend international. Chaque écrivain, élevé ou non à l’ombre du clocher, a subi, avec l’empreinte du milieu où il s’est développé, diverses contingences qui échappent à sa propre analyse. Ce qu’il traduit n’est pas seulement le reflet de tous les aspects du sol natal, mais la réalisation d’une foule d’impressions ancestrales. En lui sourdent et grondent les voix d’un passé indéterminé. Songe-t-on à ce qu’il faut de ces « voix » pour produire un chef-d’œuvre ? M. Maurice Barrès a dit que nous sommes l’aboutissement de nos morts ; il eût pu ajouter que nous nous transmettons, en la modifiant selon les principes d’une évolution psychique, une antique parole soumise à des rythmes nouveaux. La littérature n’est pas exclusivement une expression esthétique, mais un témoignage traditionnel destiné à se perpétuer de génération en génération. On comprend ce qu’une telle pensée a fait pour la vertu de nos dialectes. C’est une vérité un peu banale à émettre que les patois ont symbolisé la puissance du terroir. Ils furent si nombreux qu’on en comptait, il y a un siècle, près de trente mille, soit à peu près autant que de communes. On prétend, non sans raison, que, sauf dans le Midi, le Cotentin, la Bretagne et les Vosges, ils tendent à disparaître[3]. Faut-il attribuer leur déchéance à la suprématie de la langue officielle ou bien à l’indifference de ceux qui en reçurent le précieux dépôt, et croire que leur mort précédera de peu celle de nos coutumes locales ? Cette question est trop complexe pour prendre place ici. S’il y a des causes profondes et diverses de l’extinction des patois, telles que l’enseignement primaire, la multiplicité des moyens de communication, qui uniformisent du Nord au Midi toutes nos sous-préfectures, l’obligation au service militaire et surtout la centralisation des pouvoirs administratifs, il ne faut pas croire pour cela que ce qui faisait le charme de nos vieilles cités et la personnalité de leurs habitants puisse disparaître avec eux. Il y a, certes, une transformation de nos mœurs, mais la province ne périra pas. Déjà, au contraire, nous lui découvrons une vitalité nouvelle. De ce que le français règne en maitre, il ne doit pas s’ensuivre une interruption du génie local.

Est-il nécessaire, après cela, de rappeler l’intérêt qui s’attache à la connaissance des patois ? Nous avons fait une assez large place à ceux-ci pour que l’on ne nous accuse pas de les avoir négligés. On se rendra compte de ce qu’ils ont produit de vraiment particulier en parcourant notre « choix », lequel s’étend des premières années du xvie siècle jusqu’à nos jours. Leur éloge d’ailleurs n’est plus à faire. Charles Nodier s’écriait en exaltant leur mérite : « Tout homme qui n’a pas soigneusement exploré les patois de sa langue ne la sait qu’à demi. » Nul n’ignore les ressources que nos meilleurs écrivains en ont tirées[4]. Aussi ont-ils été sans cesse l’objet de nombreux et savants travaux, parmi lesquels il faut compter l’admirable Atlas linguistique de la France publié par MM. Gilliéron et E. Edmont[5]. On a fait plus encore que d’en activer la connaissance. Un patient érudit a songé à les soumettre à une méthode nouvelle de classification. Le vénérable baron de Tourtoulon, connu par ses patientes recherches et ses travaux d’histoire locale, a donné, il y a quelques années, une délimitation des langues d’oc et d’oil dont on a dit qu’ils découlaient[6]. Nous nous contenterons de renvoyer le lecteur à ce beau travail, qui a soulevé des polémiques sans nombre, ne désirant pas prendre part à une querelle qui a trop duré et pour laquelle nous nous sentons incompétent. Nous saisissons cette occasion pour déclarer qu’au cours du présent livre nous nous sommes gardé de prendre part à toute discussion entretenue par les poètes et les linguistes, préférant apporter des textes là où d’autres n’eussent donné que de stériles commentaires. Sans examiner les causes qui ont rendu inadmissible à quelques-uns la délimitation de nos dialectes, il est bon de faire observer que la manière d’étudier l’œuvre analogiquement avec le milieu où elle a pris naissance, est encore trop récente pour, imposer des lois définitives.

Tant d’agents ignorés peuvent intervenir dans la création d’une géographie littéraire, qu’on ne saurait s’attarder à une opinion ingénieusement émise, dût-elle flatter nos idées et nos convictions les plus chères. Ainsi la même méthode de classification des dialectes appliquée à la connaissance et au groupement des chansons populaires donnerait un résultat encore plus inattendu, déconcertant. En fait, il n’y a pas de chanson originaire d’un lieu unique[7], jaillie spontanément du sol, mais des thèmes généraux sur lesquels l’imagination du peuple a brode d’infinies variations et qui se sont localisées (c’est le mot) en passant par telle ou telle contrée. On comprendra pourquoi, dans ce recueil des Poètes du terroir, notre goût s’est fixé sur les textes les moins répandus. S’il nous fallait dresser une carte de nos ressources intellectuelles, loin de correspondre à l’ancienne division provinciale vulgairement admise, elle en différerait autant que la carte des chemins de fer diffère de celle des montagnes et des fleuves.

Il y a de nombreux modes d’expression poétique ; par contre, les terroirs littéraires sont infiniment restreints. Nous n’en donnerons qu’une rudimentaire esquisse. Voici tout d’abord réunies en une seule et même contrée, noyau traditionnel de la langue nationale, l’Île-de-France, la Champagne proprement dite, le Maine, et tous les pays que baigne la Loire. Plus loin c’est la terre celtique : Bretagne et Auvergne ; ailleurs, l’îlot pittoresque de la Normandie, dont l’âme est pénétrée des mythes Scandinaves. Voici maintenant la Flandre et les campagnes picardes, ces dernières se rattachant avec l’Ardenne aux pays wallons. Le Centre intervient, conciliateur, pour limiter les territoires d’oïl et d’oc, large frontière flottante qui s’étend de la Saintonge maritime à la Bourgogne vineuse. Nous distinguons en outre la Franche-Comté et la Lorraine, avec leurs patois aux réminiscences de bas latin, terres indépendantes que leur isolement nous permet de grouper. Le Midi tient une place à part et réunit en une aspiration commune ces sœurs jalouses. Limousin, Guyenne, Gascogne, Languedoc, Savoie, Lyonnais, Dauphiné, comté de Foix, Roussillon, etc., et la Provence, au génie si fécond, qui les commande toutes. Certes, notre délimitation est incomplète ; c’est une brève énumération, sans plus. Nous y ajouterons le pays basque, petite terre enclavée entre l’Océan et le Béarn, où, mystérieux vestige, dit-on, de l’Atlantide, se parle une langue agglutinante, semblable à celle des peuples du pôle, expression linguistique, en tout cas, la plus originale qu’on puisse rencontrer sous notre ciel.

Jusqu’ici nous n’avons pas fait intervenir l’influence du paysage et de la nature du sol sur le caractère des dialectes. C’est un tout autre domaine à connaître. Libre à de plus audacieux et de mieux informés que nous de s’y adonner, afin de savoir si les poètes naissent plus fréquemment sur les terrains primaires que sur les jurassiques ou crétacés. Thèse chère à M. Remy de Gourmont[8]. On sent tout ce qu’un tel programme promet de curieux et de neuf, ce qu’il pourrait fournir à un enseignement soucieux de rompre avec des théories désuètes, et de renouveler la somme de nos connaissances. Ceci ne peut être que l’œuvre d’une longue et ardente méditation. Les matériaux indispensables ont été réunis ici par nos soins, et grâce à des bonnes volontés qui ne se sont pas démenties. L’effort ne sera pas vain si ces matériaux sont, quelque jour, utilisés. Nous n’ignorons rien des objections que notre tentative va soulever. Aussi bien viseront-elles plutôt un sujet qui nous est cher que notre zèle. Nous essayerons d’en faire notre profit. On aurait peu de peine à rappeler tous les lieux communs désobligeants dont le « provincialisme » a été sans cesse l’objet. Il est si facile de se railler de ce qu’on ignore, et parce que notre amour-propre est en jeu, de méconnaître ce que nos genres littéraires les plus variés doivent au terroir. Qui dira ce que nos écrivains illustres ont emprunté à l’obscur génie de la glèbe ? Les meilleurs vers d’un Ronsard, pour ne citer que ceux-là, abondent d’expressions villageoises, d’images rustiques où se reflète l’aimable sentimentalité du paysan vendômois. Le reste n’est que de la virtuosité, de l’érudition et de cette politesse acquise au contact d’une société d’élite.

« On pourrait tracer, s’écrie M. Charles Brun [9], une histoire littéraire inconnue ou méconnue qui n’aurait pas moins d’attraits que l’officielle. La Monnoye et Goudouli ont écrit aux siècles classiques. »

En vain dira-t-on que l’œuvre d’un caractère nettement régional est inférieure parce qu’elle rétrécit le domaine de notre vision, et incompréhensible pour les non-initiés au terroir qu’elle exalte. Est-ce à dire qu’il faille condamner une production sur ce qu’elle offre d’original et parce qu’elle ne satisfait pas les exigences de certaines âmes ? À quoi se rattachent-ils donc, ceux-là, pour n’avoir pas la faculté de saisir aussi bien la grâce sylvestre d’un Béarnais que la sensualité mystique d’un Breton ? Le souffle de toutes nos provinces passe dans l’Âme française et la fait vibrer harmonieusement. Les formules entrent les unes dans les autres. Il n’y a pas de génie universel qui ne porte la marque de son origine. N’opposons pas chez le concepteur les dons de la civilisation et ceux que lui a départis la nature. Il y a sans doute deux courants, l’un ascendant, en avance sur nos idées actuelles, et l’autre attardé aux rives du passé. Faut-il confondre ces deux sources parallèles, mais inégales, torrent impétueux et rivière à demi tarie, dont les eaux ne se réuniront jamais ? Faut-il frapper de discrédit des ouvrages étincelants parce que des faussaires ont dénaturé l’œuvre des maîtres et fait du Marot, du Ronsard, du Mathurin Régnier, après Marot, Ronsard et Régnier ? Faut-il marquer de stérilité nos patois naguère encore si savoureux, parce que de méchants rimeurs ont infligé à leurs parlers locaux l’imitation des Grecs et des Latins et mis en vers gascons, limousins, etc., Homère, Anacréon et Virgile ? À Dieu ne plaise que nous accueillions ici de fâcheux et turbulents folliculaires, rebut de toutes les littératures ! Nous savons ce que le mauvais goût a inspiré çà et là de médiocre ; mais devons-nous rendre responsables Brizeux, Lamartine, Hugo et Mistral des misérables productions de leurs imitateurs ? Nos patois sont-ils coupables de toutes les fausses interprétations de nos Littrés de sous-préfecture qui, sans aucune préparation, nous ont offert des glossaires erronés, véritables monuments de leur sottise ? On dit que ces derniers sont légion, que le Midi, à lui seul, les compte par centaines. Qui l’ignore ? Mais aussi qui songe à s’en émouvoir ? Laissons ces critiques de détail. Laissons aussi le passé pour ce qu’il vaut ; il a donné ses chefs-d’œuvre, et, pour conclure, supputons ce que le présent nous offre et l’avenir nous réserve.

Il est indéniable qu’un retour à la terre, un besoin d’exprimer plus directement ce qui nous environne, se fait sentir. Maniérisme et hermétisme ne sont plus de rigueur. Le poète a délaissé les chambres closes et ouvert sa maison sur les champs. Une forte odeur monte de la terre. Un chant résonne de l’aurore au crépuscule. Un hosanna couvre la plaine du Midi au Septentrion. Immense appel de voix humaines qui répond à l’harmonie universelle des choses. Et c’est une fin merveilleuse, un but lumineusement tracé pour les générations nouvelles, dans un siècle qui commence, après un siècle qui a connu le classicisme agonisant, le romantisme, le parnassisme, le symbolisme, que ce retour à la nature. Là, rien d’artificiel, de forcé. Point de culte exclusif, de christianisme, d’espoir social, etc., mais un panthéisme ardent qui met à sa place dans la création l’homme sans cesse dupé par l’élévation de la pensée, confondant trop souvent ses aspirations et le concept divin.

Tout à l’heure des jeunes hommes sont venus avec un idéal ignoré et ils ont proclamé impérieusement une nouvelle manière d’être. Mais ils se sont égarés. Ce qu’ils ont pris pour l’interprétation du sens rustique n’était en somme qu’un archaïsme de sentiment, un goût très vif pour d’autres hommes qui avant eux avaient exalté la terre. Leur amour du sol, ils le devaient au mirage trompeur des livres. Ils eurent peur d’assister à l’éveîl du jour, aux travaux de la moisson et de la vendange ; leur poitrine délicate craignait l’âpreté des éléments, les brouillards du matin, la brume du soir. Des noms erraient sur leurs lèvres : Jean-Jacques Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre… Ils ne furent guère écoutés.

Ce n’est pas un tel exemple que nous proposons, mais la poursuite d’un but plus haut, quelque chose comme une montée vers les sommets où la bise automnale fait tressaillir les cimes, ainsi que des lyres.

Traduisons en prose ce que la fantaisie du poète laisse entrevoir dans ses strophes, et nous aurons donné une rationnelle définition du provincialisme. Diversité du climat, de la flore, de la faune, de la lumière qui illumine notre sensibilité, les ressources du lyrisme sont infinies. « Une littérature ne sera vraiment régionale et ne nous satisfera pleinement, a-t-on dit[10], que si, au lieu d’apporter l’éternelle peinture des sites connus, l’éternelle évocation des mêmes thèmes, elle nous offre des conceptions originales, elle nous montre une façon propre de réagir et, pour reprendre la formule de M. Maurice Barrès, « une nuance d’âme particulière ». Les provinces, de qui les gens superficiels croient le génie éteint, poursuit M. Barrès[11], fournissent encore les grandes lumières intérieures qui échauffent et qui animent la France. Nous avons vu le reflet des Ardennes sur Taine, le reflet de la Bretagne sur Renan, le reflet de la Provence sur Mistral, le reflet de notre Alsace-Lorraine sur Erckmann-Chatrian… Voici la Lorraine et son ciel : le grand ciel tourmenté de novembre, la vaste plaine avec ses bosselures et cent villages pleins de méfiance. Ô mon pays, ils disent que tes formes sont mesquines ! Je te connais chargé de poésie ! »

Ad. B.
  1. Voyez ce qu’en a dit M. Armand Brette dans son beau livre, Les Limites et les Divisions territoriales de la France en 1789 (Paris, Cornély, 1907, in-8o). Nous ne reprocherons qu’une chose à cet auteur, c’est de ne pas avoir tenu compte suffisamment des particularités géographiques de la « province ». Aussi bien son travail vise-t-il une France historique et administrative.
  2. Les unités locales de la France, s’écrie M.  Pierre Foncin (cf. Les Pays de France, Paris, Colin, 1908, in-12), ne seraient autre chose, selon nous, que ces régions naturelles qui ont conservé le nom clair et net de pays… Parlez de « pays » à un paysan : il est de la maison, il vous entend aussitôt. Vous l’étonneriez en lui disant que le pays est l’ancien pagus gaulois. Peu lui importe ; mais, étant plus près que nous de la nature, il en a gardé le sens, et, plus conservateur que nous, il est resté attaché a la tradition du vieux langage français. Cela suffit pour que le terme de pays ait à son oreille une signification très précise. C’est en vain qu’ont passé sur la Gaule tant de dominations étrangères, tant de régimes politiques ; c’est en vain que la carte de France a été grattée et regrattée, obscurcie de surcharges et de ratures. Le pays a survécu à tout ; comme ces vieilles monnaies retirées de bonne heure de la circulation, il subsiste dans tout l’éclat encore neuf de son ancienneté. Sous les caprices des délimitations les plus contradictoires, il a maintenu ses frontières presque aussi visibles qu’aux anciens âges. Il s’appelle ici la Maurienne, ailleurs le pays de Caux, là le Velay, la Bresse, la Thiérache, le Gâtinais, la Cerdagne. Il continue sous nos yeux ces petites contrées naturelles que le climat, la géologie, le relief, etc., avaient distribuées comme berceaux aux peuplades antiques de la Gaule. »
  3. Albert Dauzat, Essai de Méthodologie linguistique dans le domaine des langues et des patois romans ; Paris, Champion, 1906, in-8° ; La Question des patois, La Revue du mois, 10 janvier 1908.
  4. « La connaissance des parlers provinciaux, écrit M. Mario Roques (Journal des Débats, 5 févr. 1903), est le complément nécessaire de l’étude du français. Celui-ci n’est, à l’origine, qu’une variété, propre à l’Île-de-France, du latin importé par la conquète romaine, et la comparaison avec les autres représentants du latin en Gaule peut seule éclairer bien des points de son histoire. Si d’ailleurs, grâce aux hasards de la politique, le français conquit la prééminence, ce ne fut pas sans avoir emprunté aux autres parlers gallo-romans, ses frères et égaux, nombre de mots, tours ou particularités de prononciation. Par contre, en devenant langue d’État et langue littéraire, il abandonnait peu à peu aux patois beaucoup de mots de l’héritage commun. Les études dialectales nous permettent de retrouver l’origine des uns, les traces des autres.

    « Même dans sa gloire de langue nationale, le français continua ses emprunts, De tout temps les écrivains ont francisé des provincialismes:les auteurs du xvie siècle en sont pleins; Malherbe les interdira, mais, chez lui-même, Ménage trouvera à blämer des expressions normandes. Plus près de nous, V. Hugo a rapporté de Guernesey quelques mots, pieuvre, par exemple, et toute l’école réaliste, de G. Sand au Jacquous Le Croquant de M. Le Roy, a librement puisé dans le vocabulaire provincial. Sans le témoigmage des parlers locaux, ce serait là autant de points obscurs dans l’histoire de la langue littéraire elle-même. »

  5. Paris, Champion éditeur.
  6. Cf. Étude sur La limite géographique de la langue d’oc et de la langue d’oil, avec une carte, par M. Ch. de Tourtoulon et M. 0. Bringuier, Paris, Imprim. Nationale extr. des Archives des missions scientif et littér.), 1876, in-8o ; Des Dialectes, de leur Classification et de leur Délimitation géographique, etc., par Ch. de Tourtoulon, Paris, J. Maisonneuve, 1890, in-8o.

    « Voici, concluait M. Ch. de Tourtoulon dans une fouille locale, La Farandole, les résultats sommaires d’une série d’observations faites sur les lieux mèmes où les patois du Nord confinent aux patois du Midi, où la terre d’oïl finit et où la terre d’oc commence.

    « En partant de l’Ouest, la limite commune aux deux langues de la France suit le cours de la Gironde, depuis l’embouchure du fleuve jusqu’à six kilomètres en amont de Blaye. À ce point elle pénètre dans les terres et reste à peu près parallèle au cours de la Dordogne jusqu’à Libourne, dont elle effleure le territoire au nord ; puis elle remonte vers le nord-nord-est, dans la direction générale du chemin de fer de Bordeaux à Tours, se tenant à une distance de quelques kilomètres à l’est de cette ligne, dont elle se rapproche et s’éloigne tour à tour. Arrivé à la limite nord du département de la Charente, notre frontière linguistique tourne au nord-est, détache un coin des départements de la Vienne et de l’Indre, se dirige vers l’est entre l’Indre et la Creuse, coupe l’Allier au-dessus de la Palisse, remonte vers Mâcon, qu’elle laisse au pays d’oc, se prolonge jusqu’à une petite distance au sud de Vesoul ; la elle se recourbe sur Montbéliard et coupe la frontière française en s’avançant vers la ville suisse de Bienne, à la pointe du lac de ce nom.

    « La ligne que je viens de tracer est la plus septentrionale où l’on puisse faire remonter la langue d’oc. On comprend que la limite puisse varier suivant les caractères que l’on attribue à cette langue. Cependant, de l’embouchure de la Gironde jusqu’au-dessus d’Angoulême la différence des idiomes en contact est si tranchée que le doute n’est pas permis et que le partage peut être fait avec une précision mathématique, au point que l’on doit diviser des communes où se parle d’un côté un dialecte d’oïl, de l’autre un dialecte d’oc. Mais dans la partie nord-est du département de la Charente commence une zone mixte dont nous avons indiqué plus haut la limite supérieure. La limite inférieure, c’est-à-dire la ligne où disparaissent les derniers caractères d’oïl, part d’un point situé à 15 kilomètres environ au nord-est d’Angoulème, à l’extrémité supérieure de la forêt de la Braconne, se dirige vers le nord-est, laissant Confolens en pays d’oc, passe au-dessus de Bellac, contourne Guéret au sud, sépare le Puy-de-Dôme de l’Allier, touche par leur limite nord aux territoires de Roanne et de Lyon pour rejoindre la frontière à peu près au point où le Rhône pénètre en France.

    « On voit que plusieurs contrées du département de la Gironde sont de langue septentrionale, tandis que la langue du Midi occupe incontestablement une portion de la Charente. Si l’on considérait comme devant être rattachée au Nord la zone mixte dont j’ai parlé, les dialectes d’oc occuperaient encore une partie des départements de la Creuse, de la Loire et du Rhône ; mais si on rattachait au Midi cette sorte de marche linguistique, ils empiéteraient légèrement sur la Vienne et sur l’Indre, et d’une façon notable sur l’Allier, la Saône-et-Loire, le Jura, la Haute-Saône et le Doubs. »

  7. On consultera utilement à ce sujet le livre de George Doncieux : Le Romancero populaire de la France, etc. ; Paris, Bouillon, 1904, in-8°.
  8. Épilogues. Réflexions sur la vie, 3e série, 1902-1904, Paris, Société du Mercure de France, 1905, in-18. (Cf. Carte intellectuelle de la France.) Donnons ici la conclusion de cette page originale : « Y a-t-il vraiment une région des poètes, une région des savants, une région des philosophes ? Malgré quelques apparences, non. C’est probablement que le régime géologique est fort varié en France, sauf en certaines régions. On serait cependant tenté d’attribuer au terrain primaire une certaine productivité en poètes non musicaux, mais de pensée, en poètes à la manière de Chateaubriand et de Renan : la Bretagne et l’extrémité ouest de la Normandie sont des roches primaires. Un des terrains les plus féconds en hommes de forte intellectualité serait le jurassique : c’est celui de la Bourgogne et de partie de la Lorraine. Le terrain tertiaire, qui règne en haute Normandie et dans une large partie du Sud-Ouest, semblerait également apte à de belles productions humaines. Le crétacé donnerait volontiers des mystiques, soit en poésie, soit en religion et en politique. Enfin, le terrain volcanique représenterait la stérilité, une stérilité tempérée par quelque rare floraison : Pascal… »
  9. Les Littératures provinciales, etc. ; Paris, Bloud et Cie, 1907, in-16.
  10. Charles Brun, édit. citée.
  11. La Terre et les Morts ; Paris, à la Patrie française, s. d., p. 26.