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Les Poètes sociaux/Homme ! Regarde en bas !…

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Les Poètes sociaux
Les Poètes sociaux, Texte établi par Georges Normandy et Mafféo Charles PoinsotLouis-Michaud (p. 62-68).


SÉBASTIEN-CHARLES LECONTE


HOMME ! REGARDE EN BAS !…

LE ROI SUR SA TERRASSE


Ô Maître centenaire assis sur ta terrasse !
Le Monde depuis tant de jours est sous ta loi
Qu’il a presque oublié quelle heure te fit Roi,
Et ton profond regard, où couve l’ombre, embrasse
Les horizons conquis par le glaive et la foi.

Des plateaux de l’Iran jusqu’au Touran des steppes,
Liant, comme des bœufs, les peuples subjugués,
Tu marches sur le front des despotes ligués ;
Les nomades ont fui comme un essaim de guêpes,
Tes tours veillent sur eux aux passages des gués.

Tu fus puissant ainsi qu’Assuérus, tu règnes
Comme ont régné Saül, Nemrod et Salomon ;
Ton palais, de son aire énorme, couvre un mont,
Et tu passes si grand, sous tes pourpres enseignes,
Qu’on te croit fils de la Sybille ou d’un Démon.

Au ciel où flamboyaient les destins de l’Empire,
Tu lisais autrefois les signes familiers,
Comme les mots inscrits aux grains de tes colliers…
Ce soir, sur les créneaux que frôle le vampire,
Tu vois les astres poindre en feux multipliés.

Mais ne reconnais-tu plus tes Dieux…. Tu les nommes
Pourtant du même nom dont tu les nommais, seul !
Ô toi, l’Aîné des Rois, toi l’Ancêtre et l’Aïeul !
Tu sens bien que tu dois mourir, comme les hommes,
Mais tu veux la nuit, tout entière, pour linceul.


Ta pensée invisible et redoutable hante
Le disque éblouissant de tes miroirs de fer
Où se réfléchit l’arche immense de l’éther…
D’où vient donc que tes mains se sèchent d’épouvante,
Comme si tu touchais les grilles de l’enfer ?

Pourquoi donc, sous la paix des étoiles, la Terre
Te semble-t-elle plus vivante qu’autrefois ?
Est-ce que, dans le gouffre aux nocturnes parois,
Tout ce qui te parlait jadis vient de se taire ?
Est-ce que les Esprits d’en haut n’ont plus de voix ?

Pourquoi donc, cette nuit, toute l’angoisse humaine,
Cet océan, que tu croyais avoir sondé,
Bat-elle de son flot hurlant et débordé,
Marée inévitable, et sourde, et souterraine,
L’inexorable roc où ton trône est fondé ?

Pourtant son cri vers toi va depuis des années !
Le flot de ta pitié, qu’elle a tant attendu,
Hier, comme ce soir, à sa lèvre était dû,
Les mêmes pleurs brûlaient ses paupières tannées…
Pourquoi, jusqu’à ce soir, n’as-tu rien entendu ?

Est-ce donc que les Dieux ont trompé ta science ?
Muraient-ils, aux défis des bras désespérés,
Les portes aux grands arcs de tes palais sacrés ?
Est-ce donc qu’aujourd’hui, parce qu’ils font silence,
Ton oreille perçoit des bruits d’elle ignorés ?

Ô Conquérant ! l’azur n’est plein que de ton songe !
Et tout savoir est vain, si tu ne sais cela :
C’est ta Ville à tes pieds dont l’âme te parla,
Elle souffre, et sa plainte en échos se prolonge…

N’écoute plus marcher les astres… L’Homme est là.


LE PRÊTRE SUR SA TOUR


Sur la plus haute tour du Temple aux sept étages,
Magnifique en ta gloire empourprée, et debout,

Tu contemples la Nuit sacrée, ô chef des Mages !
À l’horizon, le noir désert, peuplé d’images,
Sous les embruns du sable ardent, écume et bout.

Entends monter le chant aigu des hiérodoules,
Les sistres mugir et ronfler les tympanons,
Les danses enchaîner la démence des foules,
Et gronder, submergeant la cime que tu foules,
La clameur, qui célèbre Isis aux mille noms ;

Pendant que, sur ton front, dans l’ombre plus opaque,
Le ciel tourne sur ses essieux de diamant,
Et que, sur l’épouvante et la joie orgiaque,
Liés aux moyeux d’or sanglant du zodiaque,
Douze monstres muets gardent le firmament.

Mais voici trop longtemps, ô Sage ! que tu veilles,
Que, chaque soir, tu viens songer sur ce haut lieu ;
Mais voici trop longtemps qu’à des heures pareilles,
Autour de toi, l’encens aux volutes vermeilles
Imprègne l’air brûlé de parfums et de feu,

Pour que toi, qui sais tant de choses, tu ne saches
Que cette porte est close où nos poings ont frappé…
Les victimes, en bas, baisent le fer des haches ;
C’est leur cri que tu fuis dans l’ombre où tu te caches,
Et tu pleures leur rêve impuissant et trompé.

Car la science amère est en toi descendue :
Tu connais maintenant que, si haut et si loin
Qu’elle s’élève au creux de la sourde étendue,
Notre plainte éternelle expire inentendue,
Et qu’il n’est à nos maux ni recours ni témoin.

Dis-le nous ! Nous pouvons enfin t’entendre. Essuie
Les larmes corrodant ta face aux plis de fer.
La flamme des autels n’est plus qu’un peu de suie,
Et, comme un arbre étrange aux bras chargés de pluie,
L’ouragan désolé s’est levé sur la mer.


Tu ne peux plus garder ton secret lourd, ô Maître !
Nous courberons le front devant la vérité.
Et les saints Immortels, dont on te croit le prêtre,
Auront, avec le doute et l’espoir, cessé d’être,
Du jour où tu compris qu’ils n’ont jamais été.

Vois ! toute œuvre d’erreur d’elle-même s’abroge ;
Le temps coule. Le vent du désert syrien,
Goutte à goutte, a tari l’eau claire de l’horloge :
Sur le mur étoilé qu’en vain l’homme interroge,
Les Dieux n’ont rien écrit, et Dieu n’écrira rien.

Tu l’as enfin senti qu’il nous faut ta parole !
Puisque tu t’es dressé sur le Monde à genoux,
Sors de l’antre de gloire où ta douleur s’isole :
Comme on tire un rideau sur la mort d’une idole,
Ton geste va fermer les cieux… Descends vers nous !


L’HOMME SUR LA MONTAGNE


Mes pas avaient franchi le cercle de l’enceinte.
La pierre était carrée et fruste où je m’assis,
Sur le plus haut gradin de la montagne sainte.
À mes pieds s’entr’ouvrait la fleur de l’hyacinthe.
Et je songeais tout bas à d’anciens récits,

À ces tables de bronze où l’antique Mémoire
Du vieil Esprit de l’Homme inscrivit les pensers,
Et grava, les gardant au rêve évocatoire,
Parmi les bas-reliefs mutilés de l’Histoire,
Les rites abolis et les fastes passés.

Autrefois les Autels fumaient sur cette cime ;
Les foules entouraient les Sacrificateurs,
Et couvraient les chemins menant au roc sublime,
Et le ciel sur leurs fronts, ouvert comme un abîme,
Aspirait l’âcre encens offert sur les hauteurs.


Et, des sommets sacrés dépassant les arêtes,
Feux dont le fixe éclair jamais ne s’est éteint,
Les constellations flamboyant sur leurs têtes
Par delà cette zone où flottent les tempêtes,
Traçaient en signes d’or le verbe du Destin.

Les Sages y lisaient au livre de prestige.
Et, quand leurs bras, tendus en gestes surhumains,
Appelaient le mystère ou tentaient le prodige,
Les Prophètes sentaient les vapeurs du vertige
Vers le gouffre d’en haut attirer leurs deux mains.

La Terre, dans ces jours d’espérance et de doute,
Disque plat qu’enserrait, de son orbe écumant,
Un fleuve où nulle nef ne connaissait de route
N’était que le pavé d’un Temple, dont la voûte
Se nommait l’immobile et profond firmament.

Grasse du sang impur des rouges hécatombes,
Et de l’égorgement en sueur des taureaux,
Chaude de lourds parfums et de vols de colombes,
Son haleine, du sol bossué par les tombes,
S’élevait vers des Dieux pareils à des Héros.

Aujourd’hui nous avons rompu ces arcatures
Géantes, qui rivaient les astres à leurs flancs,
Et les créations, prisons des créatures,
S’effondrant sur l’amas de leurs architectures,
Ne sont qu’un peu de rouille entre nos doigts tremblants.

Notre pensée, avec les soleils, roule et tangue
Sur un sombre infini sans rivage et sans flots,
Notre âme nue a froid d’avoir brisé sa gangue,
Un nouvel inconnu, qui veut une autre langue,
S’éveille dans notre être et cherche encor ses mots.

Les autels sont éteints avec les sacrifices,
La dernière victime a fini de pourrir,
Entre les murs glacés des mornes édifices,
Les Dieux sont morts, avec les Destins leurs complices.
Dieu, qui fut le dernier des Dieux, vient de mourir.


Mais le ciel brûle en vain de flammes de merveille.
Assiégeant le rocher où je viens de m’asseoir,
L’angoisse, comme un vent, flagelle mon oreille.
Il semble que, jamais, par une nuit pareille,
La clameur des maudits n’ait tant voulu d’espoir.

Ils sont là, les troupeaux de Mammon, les esclaves,
Ils sont là, ceux qui crient et souffrent par millions,
Et l’énorme marée, aux flancs du pic de laves,
Se hausse, de la plaine aux nocturnes emblaves,
Et de toute la mer inerte des sillons.

La pitié vient troubler ton rêve d’orgueil… Songe
À toute la douleur que tu ne connais pas !
Homme ! dont le regard au fond des siècles plonge,
Puisque c’en est fini de l’antique mensonge,

Ne lève plus les yeux au ciel !… Regarde en bas !


(Le Sang de Méduse.

(Mercure de France)