Les Poésies d’Auguste Angellier

La bibliothèque libre.
Les Poésies d’Auguste Angellier
Revue des Deux Mondes5e période, tome 51 (p. 827-838).
LES POÉSIES
DE
M. AUGUSTE ANGELLIER

Il faut connaître M. Auguste Angellier. Il n’est pas assez connu, bien qu’il ait été publié quelquefois ici même. Un des deux ou trois plus grands poètes contemporains vient chez moi. Il me trouve un livre d’Angellier à la main. Il me dit : « Angellier ? Qui est-ce ? » Cependant la Clarendon Press d’Oxford, qui reproduit une série des Pages choisies de nos classiques, vient de donner, en un joli volume, les Pages choisies d’Auguste Angellier : sans y être encore populaire, il est aussi connu là-bas qu’il l’est peu chez nous.

A quoi tient cette pénombre ? À ce que M. Angellier l’aime de tout son cœur. M. Angellier aime à n’être pas connu autant que M. X… aime à faire croire qu’il est célèbre. La foule est femme et, sans désirer qu’on la violente, elle veut très violemment qu’on la désire. M. Angellier ne la désire aucunement et elle le laisse bien tranquille. Voulez-vous être célèbre ? Célébrez-vous. Voulez-vous être inconnu ? Connaissez-vous. M. Angellier se connaît comme inférieur à Lamartine, et il juge que, dès lors, il ne vaut pas la peine de se faire connaître. Il vit pour lui, c’est-à-dire pour l’art ; et pour l’art, c’est-à-dire pour lui. Il vit au milieu de ses trois ou quatre cent quatre-vingt-quinze objets d’art, et il y ajoute de temps en temps un sonnet bien ciselé ou des stances lavées joliment ; et puis il croit que sa mission ici-bas est parfaitement remplie.

Ce n’est même pas modestie ; c’est indifférence au succès et « au bruit qui frappé l’air. » Je suis absolument persuadé qu’il n’a publié son étude sur Burns que parce que c’était sa thèse de doctorat, et qu’il n’a publié ses vers que parce que… mon Dieu, si vous avez eu une amie de qui les fatalités de la vie vous ont séparé et si vous avez fait des vers qui, pour la plupart, lui étaient adressés et qui tous étaient inspirés par elle, je n’ai aucun besoin de vous expliquer pourquoi M. Angellier a publié ses vers.

Mais M. Angellier a beau être obscur par vocation, il faut, pour l’amour départ, que le grand public le connaisse. Vous me direz que pour qu’une telle modestie puisse s’excuser, il faut que l’on soit un très grand poète. Peut-être bien. À ce compte, M. Angellier serait un peu dans son tort. Il n’est pas un très grand poète. Mais il a assez de mérite pour pouvoir se permettre d’être modeste comme un grand homme ; et il est très loin d’être de ceux qui sont si petits qu’on trouve tout naturel qu’ils soient pleins d’eux, et qui sont si dignes de silence qu’on n’est point étonné qu’ils soient bruyans.

Il est né à Boulogne-sur-Mer en 1848. De son pays il a… il n’a rien du tout. Il faut croire qu’il a tellement horreur de faire parler de lui, qu’il a voulu frustrer les critiques des considérations, à son propos, sur la race, le milieu, l’habitat et les entours. Il nous coupe nos développemens. Il est de Boulogne, et il a l’air d’un Maure ou tout au moins d’un Catalan ; et il est de nature brusque et expansive. Mettons que ses arrière-ascendans étaient du Midi, ce qui est possible et ce que je crois qu’il ignore.

Il fit des études parfaitement irrégulières à Boulogne, puis un peu plus suivies au lycée Louis-le-Grand. Il fut bachelier, licencié, soldat en 1870 et un peu journaliste, entre temps ; puis se décida pour l’anglais, fut placé comme professeur de littérature anglaise à la Faculté de Douai-Lille, se fit recevoir docteur et a continué de professer à Lille jusqu’à nos jours. Il n’y a rien de plus dans sa vie extérieure. — Sa thèse sur Burns, décidément trop longue, est le plus souvent admirable, comme peinture des pays et villes habités par Burns ; comme psychologie d’un artiste, minutieuse, sûre et merveilleusement inventive en même temps ; comme critique proprement dite enfin, qui est telle qu’on y sent un poète expliquant un poète et s’entendant aux œuvres d’un autre comme s’il les avait faites lui-même et comme s’il y revenait, beaucoup d’années passées, avec des yeux frais.

Cette thèse fut, d’autre part, un manifeste. Elle fut un factum vigoureux, quoique respectueux, pour la critique esthétique et contre la critique prétendument scientifique. M. Angellier y démontrait magistralement, d’abord que les prétendues causes d’un orateur, race, milieu, moment, étaient trop formidablement multiples et complexes pour qu’on pût se flatter d’en saisir trois sur trois mille ; ensuite que le meilleur moyen de ne pas faire connaître un auteur, c’est de le replonger dans les causes d’où on le prétend sorti et, ce qui est inévitable, de l’y noyer, alors qu’il n’est lui-même que précisément par ce qui l’en distingue et parce qu’il s’en distingue.

Ces choses ont été bien des fois répétées depuis ; on peut dire même qu’elles avaient été répétées avant ; mais enfin elles n’ont jamais été dites ni plus fortement ni plus complètement que par M. Angellier. Vous les trouverez dans les Pages choisies de l’édition d’Oxford, si vous êtes effrayés par les proportions de l’étude sur Burns elle-même.

A partir de cette étude, M. Angellier n’a plus rien publié en prose. M. Legouis, dans sa fine introduction aux Pages choisies, dit spirituellement : « Pour comble d’originalité, Angellier est un prosateur mort jeune à qui le poète survit. » Il publia, en 1896, A l’Amie perdue, avec cette épigraphe tout à fait dans le goût du XVIe siècle : Amicæ amissæ. En 1903, il publia le Chemin des Saisons ; en 1905 : Dans la lumière antique, les dialogues d’amour ; et, en 1906 : Dans la lumière antique, les dialogues civiques ; et, en 1909 : Dans la lumière antique, les épisodes. Il continue et il continuera, n’en doutez point, jusqu’à ce que vienne


Le couvercle obscur et noir du cercueil.


A l’Amie perdue est une manière de roman en vers, comme le Bonheur manqué de M. de Porto-Riche. Le poète a distingué une jeune femme pensive et triste. Longtemps, sans se parler, sans saborder, sans se connaître, au sens bourgeois du mot, ils se sont aimés dans l’échange des regards lointains. Elle est mariée, elle a des enfans ; les difficultés sont grandes de se rapprocher. On finit pourtant par converser, par se promener ensemble, tantôt aux bords de la mer, tantôt dans les champs pacifiques. Joies empoisonnées par l’idée de l’impossibilité qu’elles soient durables. Une querelle même. Il a été calomnié auprès de son amie. Longue retraite de celle-ci. Inimica recessit. Entrevue accordée, attendrissement, réconciliation. Mais voici que les années ont passé ; les enfans ont grandi ; les obstacles se multiplient. Ils rompent, elle se sacrifiant à la famille, lui au bonheur de l’autre. Il vieillira dans le culte du souvenir, cette lampe mortuaire des vivans.

A l’Amie perdue est presque tout entier d’une admirable beauté sentimentale. La première phase du roman d’amour a pour caractéristique le sonnet suivant :


Nos yeux seuls ont été les muets interprètes
Du sentiment caché qui croissait dans nos cœurs.
Les tiens m’ont révélé tes tristesses secrètes ;
J’ai su tes longs combats en devinant leurs pleurs,

Et compris ta tendresse aux clartés inquiètes
Dont se troublaient parfois leurs rêveuses douceurs ;
Et les miens t’ont redit les incertaines fêtes
Dont mon âme était ivre en voyant tes pâleurs.

Maintenant un amour grandissant se déroule
Entre nous, sans avoir d’autre langage qu’eux.
Quand nous nous rencontrons au milieu de la foule,

Nos regards, se croisant, échangent des aveux,
Comme à travers l’espace et par-dessus la houle,
Des phares éloignés se parlent par leurs feux.


Réfléchissant sur ce langage des yeux et sur ce qu’il a non seulement de charmant (Musset : « Avec deux yeux bavards parfois j’aime à jaser ») mais d’infiniment profond, le poète spiritualiste rêve ainsi qu’il suit :


Les caresses des yeux sont les plus adorables ;
Elles apportent l’âme aux limites de l’être ;
Et livrent des secrets autrement ineffables,
Dans lesquels seul le fond du cœur peut apparaître.

Les baisers les plus purs sont grossiers auprès d’elles ;
Leur langage est plus fort que toutes les paroles ;
Rien n’exprime que lui les choses immortelles
Qui passent par instans dans nos êtres frivoles.

Lorsque l’âge a vieilli la bouche et le sourire,
Dont le pli lentement s’est comblé de tristesse,
Elles gardent encor leur limpide tendresse.

Faites pour consoler, enivrer et séduire,
Elles ont les douceurs, les ardeurs et les charmes.
Et quelle autre caresse a traversé des larmes ?

« Parmi ce grand amour », comme dit Corneille, il ne laisse pas d’aimer la nature et d’autant plus, comme quelque chose qui fut associé à son amour et qui a donné à cet amour un caractère particulier et qui aussi de cet amour a reçu comme une couleur nouvelle ou du moins une nuance inconnue jusqu’alors. Il est aux bords des flots bleus, en Italie sans doute ; et, comme Joachim du Bellay, de Rome, songe à son cher Lire, M. Angellier songe à son Artois ou à sa Flandre française, et il écrit :


Oui, ce pays est beau, de soleil surchargé ;
Une lumière riche et triomphante y brûle,
Dès que l’argent de l’aube au bord des flots ondule,
Jusqu’au soir brusquement dans la nuit submergé.

Et cependant mon cœur de regrets affligé,
Lassé d’azur, soupire après le crépuscule
Où le jour lentement au fond du ciel recule,
Comme un espoir pâli qui meurt découragé.

O la mélancolie immense de nos plaines,
Quand de grises vapeurs flottent sur les saulaies,
Que de pourpres clartés, tristes et incertaines,

Traînent sur les étangs parmi les oseraies ;
Et qu’entre des toits bas et des meules lointaines
Le mince croissant d’or se lève au ras des haies.


Mais il est revenu au pays où il a aimé ; il aime encore ; seulement c’est l’hiver, et c’est tout seul qu’il parcourt la vallée à la fois chère et cruelle à ses souvenirs. Rarement « un paysage » a été « un état d’âme » plus que celui-ci. Il y a concordance absolue entre la solitude du cœur et la solitude des lieux, et entre la dépression de l’âme et l’écrasement du paysage.


Je m’en suis venu seul revoir notre vallée.
Elle est déserte ; elle est muette, c’est l’hiver.
Dans ses bois dépouillés comme elle est désolée !
La crête des coteaux dans le brouillard se perd,

Les talus ont à peine un peu de gazon vert ;
La petite rivière au flot vif est gelée ;
La cascade est un bloc de glace amoncelée.
Sous son vieux pont de bois, de givre recouvert,

Les oiseaux sont blottis ; seul un martin-pêcheur,
Venu près du moulin chercher une eau courante
S’envole ; des corbeaux traversent le ciel froid.


Nul bruit, que le fusil éloigné d’un chasseur ;
Déjà le soir étreint de tristesse navrante
Le paysage nu qui semble plus étroit,


A peine ai-je besoin de dire, « les plus désespérés étant les plus beaux, » que les vers d’adieu, après la séparation définitive, sont les plus marqués du caractère de la grandeur. Ce qui m’en plaît, c’est qu’ils ne sont pas touchans, attendrissans ; ils sont fermes, graves et d’une douleur qui, pour un peu plus, serait sans parole. S’il y a un paysage intérieur, comme dit M. Zyromski, celui du poète, à ce moment, était un mont âpre et nu d’où la vue s’étendait sur un désert :


Ainsi nous resterons séparés dans la vie,
Et nos cœurs et nos corps s’appelleront en vain
Sans se joindre jamais en un instant divin
D’humaine passion d’elle-même assouvie.

Puis quand nous gagnerons le suprême sommeil,
Ils t’enseveliront loin de mon cimetière ;
Nous serons exilés l’un de l’autre en la terre
Après l’avoir été sous l’éclat du soleil.

Des marbres différens porteront sur leur lame
Nos noms, nos tristes noms à jamais désunis ;
Et le puissant amour qui brûle dans notre âme,

Laissant de soi bien moins que le moindre des nids,
Sans avoir allumé d’autre vie à sa flamme
Tombera dans l’horreur des néans infinis.


Le Chemin des saisons, moins tendre, moins passionné, moins pathétique, plus pittoresque, plus varié et d’une facture plus assurée, nous offre des pièces d’anthologie qui sont exquises. Un peu forcé de choisir les plus courtes, je citerai le Vieux pont.


Sur le vieux pont verdi de mousse
Et tout rongé de lichen roux,
Deux amans parlaient à voix douce :
Et c’étaient nous.

Lui penché tendrement vers elle
Lui disait l’amour et la foi
Qu’il portait en son cœur fidèle ;
Et c’était moi.


Elle semblait pâle, incertaine,
Tremblante et pourtant sans effroi,
Écouter une voix lointaine :
Et c’était toi.

Sur le vieux pont, toujours le même,
Deux amans ont pris rendez-vous :
Il lui dit, elle croit qu’il l’aime.
Ce n’est plus nous !


Ce qu’il y a d’amusant, c’est que la dernière stance a deux sens possibles, et que tous deux sont très beaux. Elle peut signifier qu’elle et lui ne viennent plus au vieux pont et sont remplacés par d’autres (« Oui d’autres à leur tour viendront, couples sans tache… ») Elle peut signifier qu’elle et lui viennent encore au vieux pont, se disent encore qu’ils s’aiment, le croient encore à peu près ; mais que « ce n’est plus cela ; » et que lui n’est plus lui et qu’elle n’est plus elle : « Ce n’est plus nous. » Vous l’entendrez comme vous voudrez. L’auteur l’a peut-être fait exprès. Dessein ou inadvertance, le résultat est très piquant.

Vous vous rappelez les admirables vers philosophiques de Sully Prudhomme sur l’Habitude :


L’habitude est une étrangère
Qui supplante en nous la raison ;
C’est une ancienne ménagère
Qui s’intronise en la maison…


M. Angellier a sur cette ancienne ménagère des idées originales qu’il exprime avec une subtilité sûre et une exactitude ingénieuse :


La tranquille habitude aux mains silencieuses
Panse, de jour en jour, nos plus grandes blessures ;
Elle met sur nos cœurs ses bandelettes sûres
Et leur verse sans fin ses huiles oublieuses ;

Les plus nobles chagrins, qui voudraient se défendre,
Désireux de durer pour l’amour qu’ils contiennent,
Sentent le besoin cher et dont ils s’entretiennent,
Devenir, malgré eux, moins farouche et plus tendre.

Et, chaque jour, les mains endormeuses et douces,
Les insensibles mains de la lente habitude,
Resserrent un peu plus l’étrange quiétude
Où le mal assoupi se soumet et s’émousse.


A chaque heure apaisant la souffrance amollie,
Otant de leur éclat aux voluptés perdues,
Elle rapproche ainsi, de ses mains assidues,
Le passé du présent et les réconcilie.

La douleur s’amoindrit pour de moindres délices ;
La blessure adoucie et calme se referme ;
Et les hauts désespoirs, qui se voulaient sans terme,
Se sentent lentement changés en cicatrices.

Et celui qui chérit sa sombre inquiétude,
Qui verserait des pleurs sur sa douleur dissoute
Plus que tous les tourmens et les cris vous redoute,
Silencieuses mains de la douce habitude.


Cette très belle pièce, indépendamment de sa beauté, est un document. Elle n’est pas dans : A l’Amie perdue, et elle y pourrait être, elle y ressortit. Elle montre que, longtemps après l’Amie perdue, le souvenir amoureux est resté au cœur du poète. Cette observation s’applique tout de même, et encore plus précisément, à la pièce suivante qui est également dans le Chemin des Saisons. Elle est intitulée : Séparation.


Ainsi donc tu t’en es allée,
Tu suivis, sans te retourner,
La pâle et jaunissante allée
Qu’octobre allait découronner.

Tu marchais, la tête penchée,
Le regret, peut-être, un instant,
De notre tendresse arrachée
Ralentit ton pas hésitant ;

Et peut-être même une larme
Tremblait-elle en tes chers yeux bleus
Au moment où mourait le charme
Dont nous aurions pu vivre heureux.

Ah ! peut-être un regard rapide,
Un seul, t’eût remise en mes bras,
Et rendue à mon cœur avide ;
Mais tu ne te détournais pas.


Tu marchais, la tête penchée
Sur le jaune et fauve tapis,
Dont l’avenue était jonchée
Sous les grands ormes assoupis ;

Je t’ai jusqu’au bout regardée
Dans la brume et dans le lointain,
Voyant ta forme dégradée
Flotter dans l’air plus incertain,

Jusqu’à l’âpre minute obscure,
Où, dernier adieu des adieux,
Le point d’or de ta chevelure
Mourut dans les pleurs de mes yeux.


À la même inspiration, mais plus généralisée, ce semble, et se revêtant d’un symbole très expressif et très bien trouvé, se rapporte la pièce intitulée les Chrysanthèmes. Je suis heureux pour ces fleurs mélancoliques, ou plutôt pour ces fleurs qui, tout en annonçant l’hiver, mettent un sourire dans la tristesse de ses approches ; je suis heureux pour ces fleurs, amies du vieillard, qu’un poète les ait chantées. Elles ne l’avaient été, ce me semble, par personne. M. Angellier les a admirablement comprises. Il a démêlé leur charme triste et doux. Sa pièce, de toutes sortes de manières, rappelle singulièrement les admirables Limbes de Casimir Delavigne. Les chrysanthèmes sont des cœurs de limbes ; et on les verrait très bien, aussi bien que les asphodèles, frôlés par les ombres pensives dans la Nécuia d’Homère.


Le jardin n’a plus que des chrysanthèmes.
Les rosiers sont morts, et les diadèmes
Des derniers « soleils »
Tombent, en pliant leurs tiges séchées,
Dans l’herbe où les fleurs sont déjà couchées
Pour les longs sommeils.

Les géraniums, les phlox, les colchiques,
Les lourds dahlias et les véroniques
Et les verges d’or,
Gisent dans l’humus sous les feuilles mortes,
En proie au hideux peuple des cloportes,
Ouvriers de mort.

Le jardin n’a plus que des chrysanthèmes !
Mais l’année a mis ses grâces suprêmes
Dans ces pâles fleurs ;

Leur seule rosée est la fine pluie ;
Parfois un rayon, presque froid, essuie
Leur visage en pleurs.

Leur blancheur de cire a des teintes mauves ;
Les rideaux fanés des vieilles alcôves
Ont leur incarnat ;
Leur plus tendre rose est teint d’améthyste,
Et même leur or le plus clair est triste,
Et n’a point d’éclat.

Le jardin n’a plus que des chrysanthèmes !
Quel chagrin pensif, en leurs roseurs blêmes,
De leurs froids destins !
Quel délicat rêve en leur blancheur chaste !
Quels nobles et fiers ennuis dans le faste
De leurs ors éteints !

Elles ont grandi……..


Il est singulier que M. Angellier fasse chrysanthème du féminin. Après tout, cela ne me fait rien ; et puis, c’est peut-être symbolique…


Elles ont grandi sans pouvoir connaître
L’ivresse d’un or qui flotte et pénètre
Leurs sœurs de l’été,
Quand vibre partout le vol des insectes ;
Douloureuses fleurs calmes et correctes
Dans l’air déserté.

Le jardin n’a plus que des chrysanthèmes.
Allons en cueillir puisque tu les aimes
A l’égal des lis,
Des amaryllis de larmes trempées,
Et des sombres cœurs entourés d’épées
De tes chers iris.

Nous rapporterons en tremblantes gerbes
Leurs troublantes fleurs, humbles ou superbes :
Nous en remplirons
Le verdâtre et vieux vase de la Chine
Où s’enfuit sans cesse et se dissémine
Un vol de hérons.

Le jardin n’a plus que des chrysanthèmes.
Nous devinerons les profonds problèmes
D’obscure douleur,
Qui vivent au fond de ces douces âmes,
Dont l’effort d’aimer éclate en des flammes
Qui sont sans chaleur.

Quand le soir hâtif emplira la chambre,
Nous regarderons ces fleurs de novembre
Ces fleurs de souci,
Ces fleurs sans espoir, comme des emblèmes.
Le jardin n’a plus que des chrysanthèmes ;
Et nos cœurs aussi.


Par la profondeur du sentiment ; par la grandeur triste des pensées ; par la découverte facile ou la rencontre heureuse des idées poétiques ; par la concordance de ses états d’âme avec les états de la nature ; par l’originalité, souvent, et la nouveauté de ses images ; quelquefois par l’invention heureuse des symboles, M. Angellier est un grand poète. — Il lui manque, non pas toujours, puisqu’il a écrit la pièce précédente et quelques autres du même mérite, mais quelquefois, l’instinct sûr ou le maniement facile du rythme. M. Legouis, qui me paraît avoir l’habitude de ne pas se tromper en français plus qu’en anglais, a très bien remarqué qu’il est plus poète que musicien. Les méchans signaleront qu’au point de vue rythmique, ses sonnets sont parfois défectueux, que cette règle y est parfois violée, ou plutôt cette nécessité musicale, qui veut qu’il y ait une idée par quatrain, et une idée au développement plus large dans le sixain final ; que, par exemple, si le second sonnet que j’ai cité est parfait à cet égard, dans le premier que j’ai cité, l’idée des troisième et quatrième vers déborde sur le second quatrain et n’est plus en équilibre avec l’idée symétrique, laquelle ne remplit que les deux derniers vers du second quatrain. Voyez :


Nos yeux seuls ont été les muets interprètes
Du sentiment caché qui naissait dans nos cœurs.
LES TIENS m’ont révélé les tristesses secrètes,
J’ai su tes longs combats en devinant leurs pleurs,

Et compris ta tendresse aux clartés inquiètes
Dont se troublaient parfois leurs rêveuses douceurs,
ET LES MIENS t’ont redit les incertaines fêtes
Dont mon âme était ivre en voyant les pâleurs.


Or cette faute rythmique se renouvelle trop souvent dans les sonnets de M. Angellier. — On peut trouver aussi que l’expression, encore qu’elle ne soit jamais impropre, est quelquefois faible, atone plutôt, et insuffisamment tendue, en prenant le mot dans un sens favorable, comme l’a fait une fois Mérimée. Rien n’est plus insupportable que ces poèmes qui visent toujours à être en marbre de la tête aux pieds ; mais encore, ceux de M. Angellier n’ont pas assez de prétentions marmoréennes. — En un mot, dans le poète de haute et de profonde inspiration qu’est M. Angellier, il y a un artiste très expert, certes, et très habile, mais qui n’est pas assez exigeant.

Il n’en est pas moins que M. Angellier a des parties considérables de grand poète ; que chacun de ses poèmes donne l’impression d’une colline un peu escarpée, mais aux formes hardies et nobles, peu fleurie, mais au sommet de laquelle frissonnent, au vent un peu âpre, quelques arbres de forte sève, de feuillage riche et sombre et de parfum salubre.

M. Angellier ne sera pas inconnu de la postérité, cette bonne chercheuse, puisqu’il ne l’est pas de l’étranger, cette postérité contemporaine. Je voudrais qu’il fût plus connu des Français contemporains, ne fût-ce que par coquetterie de leur part, puisqu’il s’obstine à fuir leurs yeux, au lieu, comme tant d’autres, d’y jeter de la poudre.


EMILE FAGUET.