Les Poëmes de l’amour et de la mer/Épilogue

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XXXIV.

ÉPILOGUE

Plein d’espoir, affamé d’un plus large horizon,
J’ai traversé le monde. Ô forêts séculaires,
Dans l’âme épouvanté, j’ai scruté vos mystères,
Et vos enchantements ont troublé ma raison.

Comme une chèvre, au flanc des roches escarpées,
Je me tenais debout, les bras tendus aux cieux :
Dans le couchant j’ai vu des guerriers furieux
Qui brandissaient en l’air leurs sanglantes épées.


Des hommes dans le vent hurlaient échevelés,
Des sorcières passaient et chevauchaient les nues,
Et quand le soir tombait plein d’horreurs inconnues,
Un souffle m’enlevait jusqu’aux cieux étoilés.

La mer avait des voix terribles et profondes
Qui me bouleversaient et me faisaient pâlir ;
Dans des rêves sans fin je me sentais mourir
Et je roulais parmi le tourbillon des ondes.

J’avais saisi le verre à mes lèvres tendu ;
Je buvais, chancelant d’une ivresse sublime, —
Et la nature était un effrayant abîme
Sur lequel se penchait mon esprit éperdu.




Ah ! quand mon cœur blessé d’une douleur cruelle,
Se sentant las d’aimer pour la première fois,
S’était réfugié vers sa mère immortelle
Croyant trouver la paix à l’ombre des grands bois,


Il ne se doutait pas que tant de solitude
Épuiserait sa vie et le dessécherait,
Et le rendrait pareil aux arbres noirs et rudes
Quand la dent de l’hiver a mordu la forêt.

Il ne comprenait pas que l’âme tout entière
S’absorbe au sein profond des choses, que les cieux
Emplissent nos regards d’une telle lumière
Que rien n’existe plus devant nos faibles yeux.

Et lorsque, fatigué d’errer comme un fantôme
Sur l’eau silencieuse et sur les monts déserts,
Les yeux en vain tournés vers l’immuable dôme
Les bras en vain tendus dans le vide des airs,

J’ai voulu reposer mon front sur la poitrine
D’un être qui m’aimât et qui pût me parler,
Je n’ai vu devant moi qu’une splendeur divine,
Qu’un sourire infini qui ne peut consoler.





Que devenir, puisque la vie
N’était point lasse de fleurir,
Et puisque ma chair assouvie
Ne pouvait même plus souffrir ?

J’ai fui loin des bois solitaires
Dont le parfum m’est un poison
Et des sentiers pleins de mystères
Qui m’ont égaré la raison.

Je suis revenu vers les foules
À l’étourdissante clameur
Qui sait, mieux que le bruit des houles,
Étouffer les cris de douleur.


Mais la ville m’était déserte !
Les femmes passaient et riaient,
Et du fond de leur tombe ouverte
Mes vieux souvenirs s’écriaient :

« Laisse la jeunesse enivrée
Saluer la gloire du jour,
Toute ta joie est enterrée
Sous les débris du vieil amour. »

Quelle tristesse et quel silence !
J’ai dépensé tout mon matin
À remuer sans espérance
Les cendres d’un amour éteint.

Et pourtant, dois-je le maudire ?
Pourquoi l’ai-je tant blasphémé,
Si je vois quelquefois sourire
Le fantôme du temps aimé ?

Ce n’est pour moi qu’un rêve étrange
Qui traverse mes sombres nuits,
Mais le rayonnement d’un ange
A laissé mes yeux éblouis,


J’aime encor les nuits sans pareilles
Et les soirs pleins d’enchantements
Où résonnait à mon oreille
La musique de nos serments.

Tendresse de la femme aimée
Qui m’enchaînait près de son cœur
Dans une étreinte parfumée,
Ton souvenir reste vainqueur !

Et toi, grand océan sublime,
Mouvante lumière des flots,
Vagues énormes dont la cime
Lançait au ciel les matelots,

Ce que j’ai dépensé de vie
De souffrance et de plaisir fou,
Double chimère poursuivie,
Vous m’avez tout pris — gardez tout !

Défunt amour, sans épouvante
Je descendrai dans ton caveau ;
Ô mer, qu’il éclaire ou qu’il vente,
Je te serai toujours dévot.


Et vous serez mes deux idoles,
Parce que j’ai vers vous lancé
Mes rêves comme des gondoles
Au clair de lune du passé.


FIN.