Les Poëtes français/Les dames des Roches

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Les Poëtes français, Texte établi par publié sous la direction de M. Eugène CrépetGide, librairieTome deuxième : deuxième période : de Ronsard à Boileau (p. 195-202).


LES DAMES DES ROCHES[1]


.... — 1587



Ces deux muses, Madeleine, la mère, et Catherine, sa fille, ne seraient guère célèbres si certaine puce n’avait aidé à leur renommée de beauté et d’esprit, et piqué d’émulation à leur sujet les faiseurs d’éloges et de petits vers galants.

Toutes deux, la mère en la fraîche maturité de ses charmes, la fille en leur fleur à peine épanouie, vivaient modestement à Poitiers, relevant par le culte des Muses et par le renom discret qu’elles y trouvaient le lustre d’une noblesse un peu bourgeoise, lorsqu’en l’année 1579, la froide et triste ville prit tout à coup un air d’animation et de gaieté inaccoutumé. Il n’y avait cependant rien que de solennel et même de sinistre dans ce qui allait s’y passer. Des commissaires nommés par le roi venaient y tenir, sous la présidence d’Achille de Harlay, ces assises d’exception, qu’on appelait les Grands Jours, dont la principale mission était de remettre sous la main de la justice les coupables qui avaient une première fois pu lui échapper, ou qui étaient d’un rang trop élevé pour qu’un tribunal ordinaire pût les atteindre. Les drames à juger étaient la plupart d’une gravité terrible, mais en vertu de la loi si française des contrastes, plus la pièce était sérieuse, plus on voulait que les entr’actes fussent amusants. L’usage était donc pour les magistrats de mener de front, pendant ces Grands Jours, la rigueur et le rire, et, s’ils le pouvaient, d’y faire œuvre d’esprit galant, après y avoir fait acte de sévère justice. C’est sur quoi l’on comptait dans le monde des beaux esprits : « Les grands jours étoient renommés alors pour produire du nouveau, comme autrefois l’Afrique. » Pasquier, qui a dit cela dans une de ses lettres, figurait justement parmi les commissaires envoyés à Poitiers en 1579. Magistrat de la plus haute et de la plus judicieuse compétence en même temps qu’homme du plus vif esprit, il était fait pour y briller de toutes les manières.

Une de ses premières visites fut pour les dames Des Roches, dont le renom poétique lui était parvenu jusqu’à Paris ; elles l’attendaient en grande parure, c’est-à-dire la gorge assez immodestement découverte suivant l’usage mondain de cette époque. Pendant la conversation qui fut sans doute assaisonnée de ces subtilités gaillardes qu’on se permettait si bien alors, même dans les entretiens avec les femmes, et dont les Ordonnances d’Amour de maître Estienne Pasquier sont le modèle un peu risqué[2], une puce téméraire se vint placer sur le sein nu de la belle Catherine, et en tacher la blancheur par une légère piqûre. De là grands éclats de rire, nouveaux propos galants de la part de l’aimable magistrat, puis de petits vers sur « cette puce très-hardie et très-prudente à la fois, puisqu’elle s’étoit mise en si belle place et en lieu de franchise. » Il les fit lire à ses amis, et les dames Des Roches, très-friandes d’hommages, se mirent de leur côté à les répandre par la ville. Les beaux esprits en prirent de l’émulation, ce fut à qui dirait son mot et ferait au moins son distique sur ce thème singulier, dont se révolterait notre temps, qui, ayant moins de vertu, a bien plus d’une certaine pudeur.

Chacun écrivit dans la langue qui lui était le plus familière, ceux-ci en français ou en italien, ceux-là, tels que Nicolas Rapin et le président Brisson, en vers latins, d’autres en vers grecs. Enfin, comme l’a dit Garasse en son style burlesque : « Cette puce a tant couru et sauté dans les esprits frétillants des Français, des Italiens et des Flamands, qu’ils en ont fait un Pégase. » L’événement désiré pour donner à ces Grands Jours de 1579 une célébrité comparable, sinon supérieure à celle des autres, n’était plus à chercher ; et Pasquier, pour renvoyer à qui de droit un peu de la gloire qui allait en résulter pour les graves assises, s’empressa de dédier au président des Grands Jours, Achille de Harlay, le recueil qu’il fit de toutes les pièces composées pour ce tournoi poétique et polyglotte : « Tu en riras, dit-il au lecteur dans la préface de la pièce qui est de lui, tu en riras, je m’assure ; aussi n’a été fait ce petit poëme que pour te donner plaisir. » Jacques de

  • Sourdrai, Poitevin, donna un peu plus tard, chez Abel l’Angelier, à

Paris, une édition in-4o des mêmes pièces, avec ce titre : La Puce de madame Des Roches, qui est un Recueil de divers poëmes grecs, latins et françois, composés par plusieurs doctes personnages, Paris, 1583.

La mère et la fille étaient alors en pleine célébrité. Leur talent et leur grâce l’avaient commencée, le petit événement tant chanté avait fait le reste. Auparavant elles avaient semblé craindre de courir les chances d’une publication ; depuis, elles s’y étaient hardiment livrées. On vit paraître : Les premières œuvres de Mesdames Des Roches, de Poitiers, mère et fille, dont une seconde puis une troisième édition ne se firent pas attendre, celle-ci augmentée de six dialogues avec une tragi-comédie de Tobie et autres œuvres[3]. Elles avaient encore d’autres écrits en réserve, que Lacroix du Maine vantait bien haut par avance. « Ces deux dames, disait-il, sont tellement savantes et ont si grande connoissance de toutes bonnes lettres que (oultre le temoignage qu’en ont donné par escript les plus doctes de France) leurs escripts en sont les seuls vrais et fidèles témoins, tant de ce qui a été imprimé à Paris et autres lieux que ce qu’ils n’ont encore mis sur la presse, composé par elles et en prose et en vers, sur plusieurs divers sujets. » Il finissait par dire : « Elles florissent à Poitiers cette année 1584[4]. » Deux ans après, elles publièrent leurs missives, avec le ravissement de Proserpine, prins du latin de Claudian et autres imitations et meslanges poétiques, Paris, Abel l’Angelier, 1586, in-4o. Puis le silence se fit autour des deux muses. La mort les avait visitées le même jour.

En 1587, la peste désolait Poitiers, Madeleine Des Roches succomba la première, et sa fille la suivit peu d’heures après[5] ; fin touchante, par laquelle sembla se continuer dans la tombe une union dont rien, tant qu’elles avaient vécu, n’avait rompu ni même altéré la sympathie. La mère, qui était savante, comme une femme pouvait l’être alors, en toutes sortes de langues, même en latin et en grec, s’était elle-même occupée de l’éducation de sa fille ; elle y avait mis tous les soins de son esprit et de son cœur, et ce ne fut pas son moins parfait ouvrage.

Madeleine, qui par le doux exercice de son affection de mère, s’était pu livrer à l’un des plus chers sentiments du cœur des femmes, a répandu dans ses vers une douceur et une tendresse qui ne se trou vent peut-être pas dans ceux de Catherine. Elle était mère, et le sentiment maternel est, quoi qu’on dise, bien plus fort comme inspiration que le sentiment filial. Elle avait aimé, et rien ne prouve, même sa poésie, que Catherine, qui mourut fille, ait jamais éprouvé d’amour. Madeleine d’ailleurs avait souffert, et Catherine, sans en avoir autrement le contre-coup, n’avait été que la consolation de cette souffrance. Or, l’inspiration est à celle qui souffre, non à celle qui console. Madeleine est donc bien plus une muse que Catherine : elle l’est par le cœur, sa fille ne l’est que par l’éducation. Dans l’épître qui se trouve en tête des œuvres, et qui est adressée par la mère à sa fille, Madeleine Des Roches exprime bien tout cet amour maternel, qui est son génie, et dont la reconnaissance qu’elle ressentit des bons soins de sa fille a pour ainsi dire doublé la force, a Nous sommes, lui dit-elle, semblables d’esprit et de visage, et l’on croit que de là vient notre attachement, mais non :

Ni pour nous voir tant semblables de corps,
Ni des esprits les gracieux accords,
Ni cette double aimable sympathie
Qui faict aymer la semblable partie,
N’ont point du tout causé l’entier effect
De mon amour, envers toy si parfaict ;
Ny les efforcts, mis en moi par nature,
Ny pour autant qu’es de ma nourriture ;
Mais le penser qu’entre tant de mal-heurs,
De maux, d’ennuis, de peines, de douleurs,
Subjections, tourments, travail, tristesse,
Quy puis treize ans ne m’ont pas donné cesse ;
Tu as, enfant, apporté un cœur fort
Pour résister au violent effort
Qui m’accabloit, et m’offrir dès l’enfance
Amour, conseil, support, obéissance.
Le Tout-Puissant, à qui j’eus mon recours,
A fait de toi naistre mon seul secours :
Or, je ne puis, de plus grands bénéfices
Recompenser tes louables offices
Que te prier de faire ton devoir
Envers la muse et le divin savoir.

Cette préoccupation du savoir et des Muses était la principale pensée de Madeleine des Roches. Elle n’ignorait pas que dans le monde jaloux on disait grand mal de ses désirs de science, de ses hautes visées poétiques, et qu’on la renvoyait au fil et aux aiguilles, comme fit Chrysalde plus tard pour Philaminte et Bélise. Mais, faisant bon marché de ces méchants commérages de l’impuissance, elle continuait son doux labeur de poésie. Sa seule vengeance contre les jaloux fut d’écrire dans sa troisième ode :

Quelque langue de satyre
Qui tient banque de mesdire,
Dira tousjours : « Il suffit,
« Une femme est assez sage
« Qui file et faict son mesnage :
« L’on y faict mieux son profit. »
...............
Mais quelque chose plus dine
A la dame poitevine
Que le brave accoutrement,
Et déjà ell’fait coustume,
De choisir l’encre et la plume
Pour l’employer doctement.

Catherine aimait et admirait sa mère. C’était pour elle la femme forte de Salomon ; aussi, lui adressant l’imitation qu’elle avait faite de cette œuvre du sage roi, elle disait à Madeleine :

Je vous fais un présent de la vertu supresme,
Depeinte proprement par un roy très parfaict,
Ma mère : en vous ofi’rant cet excellent pourtraict,
C’est vous offrir aussy le pourtraict de vous mesme.

Moins portée aux choses de la poésie, Catherine, savait mieux que sa mère, concilier avec leur doux caprice les devoirs du ménage. On le pourra voir par le sonnet de la Quenouille que nous donnons plus loin. La raison tempérée de poésie de Catherine Des Roches se trouve là tout entière, comme le cœur aimant de Madeleine nous semble avoir sa plus tendre expression dans le sonnet sur la mort d’une amie. On croirait lire une poésie de madame Desbordes-Valmore, mêlée au plus vieux langage.

Édouard Fournier.
SONNETS

À UNE AMIE

Las ! Où est maintenant ta jeune bonne grâce,
Et ton gentil esprit plus beau que ta beauté ?
Où est ton doux maintien, ta douce privauté ?
Tu les avois du ciel, ils y ont repris place.

Ô misérable, hélas ! toute l’humaine race
Qui n’a rien de certain que l’infelicité !
Ô triste que je suis, ô grande adversité !
Je n’ai qu’un seul appui, en cette terre basse.

Ô ma chère compagne, et douceur de ma vie,
Puisque les cieux ont eu sur mon bonheur envie,
Et que tel a esté des Parques le descret ;

Si, après nostre mort le vrai amour demeure,
Abaisse un peu les yeux de leur claire demeure,
Pour voir quel est mon pleur, ma plainte et mon regret.


À MA QUENOUILLE

Quenouille, mon soucy, je vous promets et jure
De vous aimer toujours, et jamais ne changer
Vostre honneur domestic pour un bien estranger
Qui erre inconstamment et fort peu de temps dure.


Vous ayant au costé, je suis beaucoup plus seure
Que si encre et papier se venoient arranger
Tout à l’entour de moy : car, pour me revenger,
Vous pouvez bien plustost repousser une injure.

Mais, quenouille, ma mie, il ne faut pas pourtant
Que, pour vous estimer, et pour vous aimer tant.
Je délaisse de tout[6] ceste honneste coustume

D’escrire quelquefois : en escrivant ainsy,
J’escris de vos valeurs[7], quenouille, mon soucy,
Ayant dedans la main le fuseau et la plume.


Adieu, jardin plaisant, doux objet de ma veüe,
Je prends humble congé de l’esmail de vos fleurs,
De vos petits zephirs, de vos douces odeurs,
De vostre ombrage frais, de vostre herbe menüe.

Astres aymez du ciel, qui voisinez la nue »
Vous avez escouté mes chansons et mes pleurs,
Tesmoins de mes plaisirs, tesmoins de mes douleurs ;
Je vous rends les mercis de la grâce receue[8].

Hostesse des rochers, belle et gentille Echo,
Qui avez rechanté[9] Charite et Sincero[10],
Dedans ce beau jardin, si quelqu’un vous incite,

Nymphe, pour vous faire et chanter et parler ;
Resonnez[11], s’il vous plaist, ces doux noms dedans l’air :
Charite et Sincero, Sincero et Charite.

CHANSON

Souz un laurier triomfant,
Amour regarde la belle,
Puis, fermant l’une et l’autre aile,
Il la suit comme un enfant.

Il repose dans son sein
Et joue en sa tresse blonde,
Frisotée[12] comme l’onde
Qui coule du petit Clein[13] ;

Il regarde par ses yeux,
Parle et respond par sa bouche,
Par ses mains les mains il touche,
N’espargnant hommes ni dieux.

Quand il s’en vient entre nous,
Un soub-ris luy sert d’escorte ;
Mais qui n’ouvriroit sa porte,
Le voyant si humble et si doux ?

Ha Dieu ! quelle trahison,
Souz une fraude tant douce !
Je crains beaucoup qu’il me pousse
Hors de ma propre maison.

  1. Les dates de leur naissance étant inconnues, nous ne pouvons fixer que par approximation le rang dans lequel elles doivent venir d’après l’ordre chronologique. Nous les plaçons dans le voisinage de leurs contemporains les plus proches, tels que Nicolas Rapin, qui les chanta en vers latins. [Note de l’Éditeur.)
  2. V. nos Variétés histor. et litt., t. II, p. 169-196.
  3. Viollet-le-Duc, Bibliothèque poétique, p. 292.
  4. Lacroix du Maine, Bibliothèque françoise, art. Madeleine des Roches.
  5. Dreux Du Radier, Bibliothèque historique et critique du Poitou. 1751, in-12, tom. II, p. 438.
  6. Entièrement.
  7. Pris ici dans le sens de mérites.
  8. Pour : reçue.
  9. Répété les noms de…
  10. Personnages allégoriques d’un dialogue mêlé de vers et de prose qui fait partie des œuvres des dames Des Roches.
  11. Faites résonner.
  12. Frisée, ondulée.
  13. Le Clain, rivière qui coule à Poitiers.