Les Poisons de l’intelligence/01

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Les Poisons de l’intelligence
Revue des Deux Mondes3e période, tome 19 (p. 816-840).
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LES
POISONS DE L'INTELLIGENCE

I.
L’ALCOOL. — LE CHLOROFORME.


I.

Rien n’est plus instructif pour la connaissance des phénomènes de la vie que l’étude des troubles produits dans les fonctions organiques par les divers poisons. A vrai dire, le sens de ce mot poison doit être singulièrement élargi : un poison n’est pas, comme on serait tenté de le croire d’après l’usage vulgaire du mot, une substance toujours mortelle et funeste; au contraire, presque toutes les substances médicamenteuses sont toxiques, et réciproquement. L’opium, qui est un admirable médicament, en même temps est un redoutable poison. L’alcool, qui, ingéré en petite quantité, est un stimulant salutaire à la digestion, à forte dose produit des désordres graves qui ont souvent entraîné la mort : aussi serait-on fort embarrassé, si l’on voulait séparer la classe des médicamens de la classe des poisons. M. Claude Bernard définit un poison une substance qui ne peut entrer dans la composition du sang, ni pénétrer dans l’organisme sans y causer des désordres passagers ou durables. C’est là une définition claire et formelle qui nous permettra de distinguer un poison d’un aliment. Un aliment est une substance assimilable qui doit, à un moment donné, faire partie de notre sang ou de nos tissus; un poison au contraire doit s’éliminer et disparaître, car, s’il existe dans le sang, ce n’est qu’accidentellement. Un œuf est un aliment, parce que les substances contenues dans l’œuf seront absorbées pour passer ensuite dans le torrent circulatoire; mais si on donne à un malade un grain d’émétique, on lui aura donné un poison, parce que l’émétique sera nécessairement éliminé, et que l’organisme ne peut supporter la présence d’émétique dans le sang. En tout cas, l’action de l’émétique, comme médicament, n’est pas différente de son action comme poison : c’est tout simplement du poison à faible dose. On le voit, la distinction entre un poison et un médicament est artificielle, et doit être absolument bannie du langage scientifique.

L’étude des poisons est donc aussi utile au médecin qu’au physiologiste. Au médecin qui veut guérir les organes qui fonctionnent mal, elle montre comment agissent les substances qu’il peut employer, en sorte que la toxicologie, ou science des poisons, n’est pas autre chose que la thérapeutique expérimentale. Autrefois, du temps d’Orfila, les expériences sur les poisons étaient destinées seulement à éclaircir les problèmes les plus délicats de la médecine légale. Aujourd’hui elles servent à la médecine tout entière. Comme l’a dit encore M. Claude Bernard, un organe sain et un organe malade ne fonctionnent pas différemment, et l’action d’un poison sur l’organisme sain peut devenir une action médicamenteuse sur l’organisme malade.

Un grand progrès a été réalisé le jour où on a cherché à limiter le rôle des poisons à un organe ou à un tissu. Il nous semble maintenant que cette donnée est élémentaire, et que rien n’était plus simple que de chercher si telle ou telle substance agissait plus spécialement sur le sang, ou sur le muscle, ou sur le cerveau; mais cette recherche, qui semble être le premier pas de la toxicologie, ne date guère que d’une vingtaine d’années, et on peut presque dire que les belles études de M. Claude Bernard sur le curare en ont été le point de départ. C’est qu’en effet auparavant, au lieu d’analyser les fonctions des organes ou des tissus, on en considérait surtout l’ensemble. On cherchait à voir dans tous les phénomènes physiologiques le résultat d’une force spéciale agissant sur les organes, et on appelait propriétés vitales toutes les propriétés de ces organes. Aujourd’hui, qui pense encore à soutenir ces doctrines? Le principe de la vie n’est pas unique, il est disséminé dans toutes les parties vivantes, et personne ne voudrait ressusciter les théories de l’ancienne école de Montpellier, qui admettait une force vitale présidant aux fonctions organiques. Un être vivant est un composé d’organes vivans, lesquels peuvent mourir isolément. Ces organes sont composés de tissus; ces tissus sont constitués par des cellules, et toutes ces parties peuvent disparaître successivement sans que la fin des unes entraîne nécessairement la mort des autres. Prenons un exemple qui éclaircira cette proposition. La combustion du charbon dans un air confiné produit un gaz toxique, l’oxyde de carbone. C’est par l’oxyde de carbone que meurent les infortunés qui tentent de se suicider en brûlant du charbon dans une chambre hermétiquement fermée. Or l’oxyde de carbone agit spécialement sur un élément anatomique particulier, sur les globules rouges du sang, et tous les symptômes de la mort par l’oxyde de carbone sont la conséquence de cet empoisonnement du sang. Cela signifie que le sang meurt avant les autres tissus, et que, si ceux-là finissent par mourir, cela tient seulement à ce qu’ils sont privés de sang vivant, ce sang vivant étant indispensable à leur existence propre. Aussi la mort par hémorrhagie présente-t-elle les mêmes phénomènes que la mort par l’oxyde de carbone, et on peut dans l’un et l’autre cas rendre toutes les apparences de la vie à l’animal empoisonné, en restituant à son organisme le sang dont il est privé dans le premier cas, et qui dans le deuxième cas est impropre à la vie. L’analyse physiologique a même été plus loin; on a non-seulement reconnu que le sang était empoisonné, mais encore on a déterminé quelle était la partie du sang atteinte, et on a vu que c’étaient les globules rouges du sang, et dans ces globules la substance que les chimistes ont appelée hémoglobine, laquelle prend l’oxygène de l’air pour l’apporter dans les tissus.

Certes il serait à souhaiter que nous eussions de tous les poisons des notions aussi précises que nous en avons de l’oxyde de carbone. Malheureusement il est loin d’en être ainsi. Nous savons que le sang, les muscles, les nerfs, la moelle épinière, ont des propriétés qui sont détruites ou perverties par certains poisons spéciaux, mais nos connaissances ne vont que rarement au-delà de cette première localisation. Je vais tenter ici d’étudier les poisons qui agissent sur une certaine partie de l’organisme, une des plus nobles sans contredit, puisque c’est sur l’organe de l’intelligence, sur l’encéphale. Mais je ne chercherai pas à préciser le lieu même où se fait cet empoisonnement. Le siège des fonctions intellectuelles n’est pas assez bien déterminé pour qu’il soit permis de faire une autre étude que celle des symptômes. Nous allons donc voir quels sont les symptômes de l’empoisonnement de l’intelligence; peut-être cette investigation sera-t-elle profitable aux philosophes comme aux physiologistes, l’union du physique et du moral étant si intime qu’il n’y a que des inconvéniens à en séparer l’étude.

Cette sorte d’introduction était nécessaire pour faire comprendre ce que nous entendons par le mot de poison de l’intelligence. Nous ne voulons pas dire par là qu’un poison agit uniquement sur l’intelligence, sans porter son action sur les autres organes et les autres fonctions : nous entendons seulement qu’il porte primitivement son action sur l’intelligence ; que si plus tard les autres fonctions sont troublées, cela ne change en rien la propriété qu’il a eue d’altérer dès le commencement les facultés intellectuelles. Ce n’est donc pas une action exclusive, c’est seulement une action prédominante, car pour les faits physiologiques il n’y a pas de classification absolue, et toute démarcation rigoureuse est nécessairement arbitraire et entachée d’erreur. Ainsi, pour rester dans l’exemple déjà cité, à la période dernière de l’empoisonnement par l’oxyde de carbone, il y a de l’agitation intellectuelle, du délire et d’autres symptômes de la perversion de l’intelligence ; mais ces troubles ne surviennent que consécutivement, ils sont la suite de l’empoisonnement complet du sang. Le cerveau privé de sang vivant est troublé dans sa fonction, et de même qu’on observe du délire dans l’anémie cérébrale à la suite des grandes hémorrhagies, de même à la suite de l’empoisonnement par l’oxyde de carbone on observe des troubles intellectuels produits par l’absence d’un sang vivant et oxygéné. Aussi l’oxyde de carbone n’est-il pas un poison de l’intelligence, c’est un poison du sang qui n’agit sur le cerveau que parce qu’il a tout d’abord agi sur le sang. Il en est autrement de certains corps qui troublent primitivement les fonctions du cerveau, l’alcool et le chloroforme par exemple. Avant qu’il existe ailleurs des troubles fonctionnels quelconques, l’intelligence est atteinte, — l’intelligence ou la sensibilité, ce qui est tout un. Il n’y a rien du côté des muscles, ou du sang, ou du cœur, ou des poumons, mais il y a une action du poison sur les facultés intellectuelles, action qui se traduit par l’ivresse et le délire. Il est vrai que plus tard, si l’intoxication est poussée plus loin, le cœur, l’estomac, les muscles finissent par se ressentir de la perversion des centres nerveux, mais ces troubles ne sont que secondaires, et l’alcool, comme le chloroforme comme l’éther, le hachich, l’opium et le café sont de véritables poisons intellectuels.

Nous ne devons pas d’ailleurs nous étonner de voir que les poisons qui altèrent d’abord l’intelligence finissent par porter leur action sur d’autres fonctions. En effet, le système nerveux central, qui est l’organe atteint par le poison, préside à presque toutes les grandes fonctions vitales, et, de même qu’il est l’organe de l’intelligence, il est l’organe qui excite les mouvemens musculaires et qui régit les fonctions du cœur, du tube digestif et des glandes sécrétoires éparses dans l’organisme. Aussi, parmi les poisons du système nerveux central, en est-il qui agissent sur telle ou telle fonction plutôt que sur telle autre, et cependant, à la dernière période de leur action, toutes ces fonctions finissent par être profondément troublées. Ainsi le chloroforme, qui agit tout d’abord en supprimant la volonté, la mémoire et le sentiment, c’est-à-dire en troublant les fonctions du cerveau, finit par paralyser plus tard les mouvemens du cœur et de la respiration, c’est-à-dire la moelle épinière, tandis que la strychnine agit en sens inverse, d’abord sur la moelle épinière et ensuite sur le cerveau. De même l’émétique n’agit sur l’estomac que par l’intermédiaire du système nerveux: si on coupe les nerfs vagues qui se rendent de la moelle épinière à l’estomac, on empêche les vomissemens consécutifs à l’empoisonnement par l’émétique, et cependant l’émétique laisse l’intelligence intacte, au moins quand il est donné à faible dose, car à dose plus forte il agit sur le cœur d’abord et ensuite sur l’intelligence.

Ainsi il existe des poisons du système nerveux central qui portent leur action sur des parties différentes de ce tissu, et si nous considérons au système nerveux trois fonctions principales, l’intelligence, qui dépend du cerveau, les mouvemens volontaires, qui dépendent de la moelle épinière, les mouvemens organiques du cœur du tube digestif et des glandes, qui dépendent du bulbe rachidien intermédiaire à la moelle épinière et au cerveau, nous aurons des poisons agissant d’abord sur l’une ou l’autre de ces parties et par conséquent sur les fonctions qui en dépendent, mais portant plus tard leur action sur toutes les parties du système nerveux. Nous ne nous occuperons ici que des poisons agissant d’abord sur le cerveau et troublant les fonctions intellectuelles. Nous ne chercherons pas à déterminer pourquoi ils agissent ainsi, car leur mode d’action est encore inconnu. Il est certain que le poison est porté au cerveau par le sang, et que l’action intime du sang chargé de la matière toxique sur les cellules nerveuses des circonvolutions les modifie de manière à troubler la pensée; mais quelle est cette action? Est-ce une combinaison chimique du poison avec les cellules? est-ce un trouble mécanique dans la circulation cérébrale? Voilà ce que nous ignorons absolument et ce que des expériences ultérieures pourront peut-être un jour nous apprendre. Toutefois, avant de connaître le pourquoi des choses, il est facile de connaître le comment et si nous ne savons pas la cause dernière des empoisonnemens du cerveau, nous pouvons du moins en étudier les résultats et les symptômes.


II.

L’étude des poisons qui agissent sur les facultés intellectuelles ne présente pas seulement un intérêt physiologique et psychologique elle a encore un intérêt social considérable. En effet il semble que l’homme, à toutes les époques et dans tous les pays, soit mécontent de l’état de son intelligence, et qu’il cherche à l’exciter par des substances toxiques. Or ce qui caractérise tous les empoisonnemens du système nerveux, c’est que le poison, avant de détruire, surexcite, et c’est cette surexcitation que l’homme recherche avec ardeur, avec passion. Une fois qu’elle est devenue une habitude, elle s’impose avec une telle force que rien ne peut plus la combattre. Elle est un vrai péril social aussi bien pour les Chinois et les Hindous qui fument l’opium que pour les Européens qui boivent de l’alcool.

L’alcool est, comme chacun le sait, le résultat de la fermentation du sucre. Toutes les liqueurs sucrées abandonnées à elles-mêmes fermentent en donnant de l’alcool et de l’acide carbonique; aussi toutes les liqueurs sucrées fermentées sont-elles des boissons alcooliques. En somme, les symptômes que produisent ces boissons sont toujours à peu près les mêmes. Quoique ces symptômes aient été connus de tout temps, ils n’ont été que rarement l’objet d’une analyse méthodique, et ce n’est peut-être que dans les observations éparses des romanciers ou des dramaturges qu’on pourrait trouver des remarques ingénieuses et fines sur l’ivresse et ses effets.

Le premier effet de l’intoxication par l’alcool est un sentiment intime de satisfaction, une sorte de béatitude fort agréable. À ce moment, il semble que les idées s’éclaircissent, que les difficultés et les obstacles disparaissent; on voit, suivant une expression vulgaire, la vie en rose : on se sent content et heureux de vivre. Si l’on continue à boire, l’excitation intellectuelle augmente et se manifeste de plusieurs manières; on pourrait résumer d’un mot toutes ces formes en disant qu’il y a hypéridéation.

L’hypéridéation de l’ivresse au premier degré est un phénomène très curieux et très intéressant, mais qu’il serait dangereux d’observer trop souvent sur soi-même. Dans cet état, il y a une profusion d’idées de toute sorte, idées joyeuses, idées glorieuses, idées libertines, idées tristes, idées guerrières, qui se succèdent avec une rapidité très grande. Ce qui les caractérise, c’est qu’elles ne sont pas modérées : il semble qu’il n’y ait plus de mesure dans l’intelligence; tout est hors de proportion, et tout grandit. On sent ses forces morales décuplées, on se croit capable de tout faire et de tout entreprendre, et cependant les idées nouvelles se succèdent sans cesse; après une entreprise, on pense à une autre, puis à une autre encore. Toutes sont impraticables, mais elles nous sourient au moment où elles passent : peut-être dans le nombre en est-il de sensées, — on n’a pas le loisir de s’y arrêter, c’est un va-et-vient perpétuel, une sorte de fantasmagorie plus ou moins séduisante dans laquelle on ne peut trouver le temps de faire une pause. On comprendra très bien comment dans cet état on ne peut retenir ses secrets; on devient communicatif et affectueux. Même lorsque l’ivresse n’est que légère, ce besoin d’épanchement se manifeste déjà, mais à un degré plus avancé il n’est pas de confidence qui y résiste. « Comme le moûst bouillant dans un vaisseau pousse à mont tout ce qu’il y a dans le fond, ainsi le vin fait débonder les plus intimes secrets à ceux qui en ont pris outre mesure. » Cette hypéridéation n’est en somme qu’un excès de l’imagination, et souvent cette activité de la folle du logis se montre d’une autre manière, par les saillies ingénieuses, les rapports plaisans, les boutades excentriques. Certains auteurs ne pouvaient, paraît-il, produire que dans cet état de surexcitation : c’est ce qui a donné à leurs œuvres un cachet factice d’originalité. Souvent, dans l’ivresse, au milieu de ce déluge d’idées, apparaît tout d’un coup, sans que l’association des idées puisse en faire deviner l’origine, une idée qui n’a rien de commun avec les précédentes et qui s’impose avec une fixité désespérante. Elle revient toujours au milieu des autres, de même que dans un morceau de musique le thème reparaît sans cesse sous les modulations et les variations qui l’entourent.

Ainsi nous trouvons deux caractères particuliers aux débuts de l’ivresse : d’une part la rapide succession, d’autre part la fixité des idées; il semble au premier abord qu’il y ait désaccord entre ces deux formes différentes de l’excitation intellectuelle. Il n’en est rien cependant si on examine avec soin le mécanisme de l’intelligence.

A l’état normal, toutes les facultés, l’imagination, le jugement, la mémoire, l’association des idées, sont régies par une autre faculté supérieure, qui est l’attention. L’attention ou la volonté, c’est l’homme même : c’est le moi qui, étant en pleine possession des ressources dont il dispose, les prend où il veut, quand il veut, pour en faire tel usage qu’il lui plaît. Or dans l’ivresse, même au début, la volonté et l’attention ont disparu. Il n’y a plus que l’imagination et la mémoire, qui, abandonnées à elles-mêmes sans règles et sans guides, produisent les effets les plus inattendus. Tantôt c’est une idée qu’on ne peut chasser, tantôt c’est une idée qu’on ne peut retenir, car l’attention est tout aussi bien destinée à éliminer certaines idées qu’à en fixer d’autres. L’idée fixe provient donc autant d’un défaut d’attention que l’idée trop fugitive, et dans les deux cas c’est la conséquence de l’empoisonnement du cerveau par le sang chargé d’alcool. Aussi, quoiqu’il semble à celui qui est atteint d’un commencement d’ébriété que sa puissance de travail est augmentée, s’il veut réellement travailler, il se sentira bientôt impuissant à recueillir et à fixer ses idées, et la fécondité trompeuse dont il se croyait doué lui apparaît-elle bien vite comme une impuissance réelle contre laquelle il ne peut lutter. Quelquefois cependant, par un effet du hasard et peut-être de l’habitude, l’idée fixe involontaire est justement celle qu’il veut développer, et cette coïncidence heureuse peut lui faire croire que son attention est intacte; mais ce ne serait qu’une illusion, car il lui serait impossible de faire tout autre travail. C’est donc par la perte de l’attention, la surexcitation de l’imagination et la diminution du jugement que se caractérisent les premiers effets de l’ivresse. Il est intéressant de rechercher comment les poètes et les romanciers ont dépeint cette période de l’empoisonnement par l’alcool.

L’oncle Van Bûck, dans un proverbe de Musset, Tholomyès et Grantaire, dans les Misérables, tiennent des discours baroques et tout à fait semblables aux billevesées des ivrognes. On ne saurait avoir une meilleure idée de l’ivresse qu’en relisant ce qu’ils disent. C’est la vie prise sur le fait, et un exemple vaut mieux qu’une théorie. Ainsi Fantasio, dans une orgie, se met à dire mille folies :

SPARK. — Tu vas te griser...

FANTASIO. — Je vais me griser, tu l’as dit,

SPARK. — Il est un peu tard pour cela.

Fantasio. — Qu’appelles-tu tard? Midi, est-ce tard? Minuit, est-ce de bonne heure? Où prends-tu la journée? Restons là, Spark, je te prie, buvons, causons, analysons, déraisonnons, faisons de la politique, imaginons des combinaisons de gouvernement, attrapons tous les hannetons qui passent autour de cette chandelle et mettons-les dans nos poches. Sais-tu que les canons à vapeur sont une belle chose en matière de philanthropie?.. Il y avait une fois un roi qui était très sage, très sage, très heureux, très heureux... Tiens, Spark, je suis gris. Il faut que je fasse quelque chose... Tra la… tra la... Allons, levons-nous.

Ce débordement d’idées, cette exubérance factice de vitalité intellectuelle a tenté bien des poètes, et souvent ils ont réussi merveilleusement à traduire en un langage poétique les visions de l’ivresse. Écoutez par exemple les vers étincelans qu’Emile Augier, dans l’Aventurière, fait dire à don Annibal, que Fabrice essaie de griser pour surprendre le secret de Clorinde, sœur d’Annibal :


Ventrebleu! plus je bois, et plus ma soif redouble.
Regardez-moi ce jus, l’abbé, ce jus divin,
Que le monde a nommé modestement du vin;
C’est le consolateur, c’est le joyeux convive,
A la suite de qui toute allégresse arrive.
Au diable les soucis! les craintes, les soupçons!
Quand je bois, il me semble avaler des chansons.
Verse encore un couplet! et nargue du tonnerre!
Buvons à plein gosier, et chantons à plein verre!


Les romanciers ont aussi très bien compris que la forme de l’ivresse n’est pas toujours la même et qu’elle diffère selon les individus. Il y a des hommes qu’il est impossible de griser : à la fin, après une grande quantité d’alcool ingéré, ils auront les symptômes de l’intoxication profonde, l’incertitude de la démarche, le sommeil invincible, l’insensibilité, les vomissemens, la syncope; mais ils n’auront pas eu, en apparence au moins, la période d’excitation intellectuelle qui caractérise les premiers momens de l’ivresse. C’est qu’il y a en effet un étrange phénomène dû à l’influence de la volonté. Nous avons dit que dans l’ivresse la volonté et l’attention ont diminué, mais elles n’ont pas disparu complètement, en sorte que cette même volonté peut se concentrer sur la crainte de l’ivresse. Grâce à cette idée fixe, dont l’ivresse exagère encore l’intensité, il n’y a plus de manifestation extérieure du délire. Cependant au dedans de nous nous ressentons les effets psychologiques de l’alcool, mais nous avons encore dans une large mesure le pouvoir d’en arrêter l’envahissement. Une mauvaise nouvelle, une circonstance grave dégrisent subitement, si l’intoxication n’est pas trop profonde; il y a là un mélange très curieux de puissance et d’impuissance de la volonté. La volonté n’empêchera ni les vertiges, ni les illusions intérieures, ni les troubles de la démarche, mais elle sera souvent puissante pour entraver le flux de paroles qui, la plupart du temps, est le principal signe de l’ivresse. Il semble qu’il y ait une différence entre les idées et les paroles. Autant on est incapable d’agir sur l’apparition des idées, autant on reste maître de soi pour les paroles et les actes. Une idée même délirante apparaît malgré nous et s’impose à nous ; mais par bonheur nous restons juges de cette idée, et, si elle nous paraît délirante, nous sommes maîtres de nous taire et de ne rien laisser voir de ce qui se passe en nous.

Que si au contraire on se livre à la première ivresse, que si on abandonne sa volonté, en exprimant tout haut les idées folles qui courent dans l’intelligence, alors on ne peut plus s’arrêter, et il faut un événement grave pour mettre un terme à l’hypéridéation et au débordement de paroles. C’est le propre des gens qui consentent à se griser : ils se disent au début d’un repas qu’ils se laisseront aller, et dès les premiers verres ils sont ivres. Parfois même l’intention de se griser équivaut au fait lui-même; on a vu des personnes ivres avant d’avoir bu et étourdies par leur propre parole. Le langage a consacré cette analogie : une nouvelle heureuse, une fortune inattendue, un succès inespéré, produisent un effet analogue à l’ivresse, et on dit qu’on est grisé par le succès. Dans une scène de la Contagion, d’Estrigaud offre à André Lagarde une fortune considérable, une somme de 3 millions, moyennant un marché infamant. André a résisté, puis il a fini par accepter. Il renonce à la pauvreté, il préfère le luxe et le plaisir. « C’est la fleur de l’aloès qui éclate. J’ai assez vécu comprimé dans ma coque. De l’air, morbleu, du bruit, du bruit nocturne surtout! Décrochons les enseignes des bourgeois et rossons le guet. — LUCIEN : Il est gris, Dieu me pardonne! — D’ESTRIGAUD (à part) : Je l’ai grisé. »

Il y a donc à côté de l’ivresse par l’alcool une sorte d’ivresse morale qui lui ressemble et qui se manifeste par les mêmes effets : mais celle-ci s’observe plus rarement, et il n’est pas donné à tout le monde de la ressentir. Il existe une certaine classe de gens à tempérament intellectuel délicat et excitable. Ce sont des tempéramens nerveux, mais non pas tout à fait dans le sens où on l’entend en général : ils sont nerveux pour le cerveau. Le moindre événement détruit chez eux l’équilibre de la raison. La plus petite émotion, la plus légère contrariété, leur font perdre immédiatement la présence d’esprit et le sang-froid. Quand ils sont dans leur état normal, ils ne manquent ni de jugement ni de volonté, mais vienne un accident imprévu, tout disparaît subitement, volonté, jugement, réflexion, et le trouble des facultés intellectuelles équivaut au trouble que produit l’ivresse. Chez ces personnes, le plus léger accès de fièvre amène sur-le-champ du délire et de l’hypéridéation. Ils ont la tête faible, pour employer une expression souvent usitée, et s’ils ne s’observent pas avec soin, ils s’enivrent, sans s’en douter, avec une facilité déplorable qui leur a joué plus d’un méchant tour. On pourrait avec raison comparer cette prédisposition à l’état nerveux si fréquent chez la femme et connu sous le nom d’hystérie. Or les femmes, et particulièrement les hystériques, s’enivrent très facilement. La plus légère dose d’alcool suffit pour leur faire perdre la raison. C’est qu’en effet, chez les hystériques comme chez les individus prédisposés, la volonté et l’attention sont affaiblies, et il faut très peu de chose pour les faire disparaître tout à fait.

Outre la prédisposition individuelle, il est encore d’autres conditions dont il faut tenir grand compte, tant pour les différens genres d’ivresse que pour la rapidité avec laquelle l’ébriété apparaît. L’ivresse de l’eau-de-vie et des liqueurs très chargées d’alcool est lourde et pesante; elle produit à peine d’excitation intellectuelle, et semble de prime abord agir sur les fonctions organiques, la circulation et la respiration. Au contraire l’ivresse du vin est légère et stimulante, en particulier celle du vin de Champagne, et celle du vin de Bourgogne, qui se manifestent surtout par des effets psychiques. Enfin le mélange de liqueurs de diverses natures agit avec beaucoup d’intensité. La rapidité et la facilité avec lesquelles l’alcool est absorbé ne sont pas non plus sans influence. Ainsi, quand on est à jeun, l’alcool agit très vite : au contraire, pris pendant un copieux repas, il est absorbé plus lentement, et les effets toxiques sont moins à craindre. En Angleterre, où l’alcoolisme fait des ravages même dans les classes les plus élevées de la société, on a adopté une coutume bizarre qui permet de boire beaucoup sans s’enivrer : c’est de prendre au début du dîner un verre d’huile, qui empêche l’absorption de l’alcool dans l’estomac et l’intestin. Cette coutume dégoûtante était fort en usage autrefois : je ne sais si elle dure encore aujourd’hui.

La température extérieure n’est pas non plus sans action. Je me souviens qu’étant en Égypte, au mois de septembre, par une chaleur torride, il me suffisait d’un demi-verre de vin de Bordeaux étendu avec de l’eau pour m’étourdir, et que, si je ne m’étais observé, et si j’avais continué à boire même de l’eau rougie, cela eût pu avoir des conséquences désagréables. Peut-être cette puissance exagérée du vin tient-elle à la rapidité avec laquelle l’alcool se volatilise à une température de 40 degrés; mais l’explication n’est pas très satisfaisante, car, quelle que soit la température extérieure, la température du sang reste à peu près invariable. L’effet subit du froid extérieur est aussi intéressant à noter. Ainsi un homme qui sort de table n’étant qu’étourdi, et qui s’expose brusquement à l’air glacé, peut ressentir tout d’un coup les effets de l’ivresse. Il est à supposer que cette action immédiate de l’alcool est due à la suppression brusque de la perspiration de l’alcool par la peau et les poumons. C’est pour cette raison, comme le remarque le docteur Burill, que les religieux du mont Saint-Bernard ne donnent que du café à boire aux voyageurs.

De tout ce qui précède, nous pouvons conclure que l’alcool à faible dose surexcite certaines facultés intellectuelles, l’imagination, la mémoire, l’association des idées, mais qu’il en paralyse d’autres, spécialement la volonté, la réflexion, et le jugement. Cependant, à une dose plus forte, toute trace d’intelligence a disparu. Quand le vieux Sly est étendu par terre, ivre-mort, ronflant dans la boue, il excite la compassion et le mépris. « O la monstrueuse bête, le voilà gisant comme un vrai porc ! O hideuse mort! que ton image est affreuse et repoussante! » A l’exaltation a succédé une dépression profonde, un véritable coma, suivant le mot technique. L’insensibilité est complète, nulle excitation extérieure ne peut réveiller le malheureux qui est ivre mort. On a pu faire ainsi des opérations non douloureuses, tout comme avec le chloroforme, et Montaigne raconte à ce sujet des histoires trop gauloises pour être rapportées ici. Cette période d’anesthésie complète est loin d’être inoffensive, et souvent on a vu des cas de mort dans la période comateuse de l’ivresse.

C’est ainsi que les phénomènes se succèdent chez la plupart des individus; mais chez quelques-uns, entre la période comateuse et la période d’excitation, il y a souvent un état assez grave que les anciens auteurs ont appelé ivresse convulsive. « Dix hommes peuvent à peine, dit Percy, se rendre maîtres de cette espèce de forcené. Son regard est farouche, ses yeux étincelans, ses cheveux se hérissent, ses gestes sont menaçants; il grince des dents, crache à la figure des assistans, et ce qui rend ce tableau plus hideux encore, il essaie de mordre ceux qui l’approchent, imprime ses ongles partout, se déchire lui-même, si ses mains sont libres, gratte la terre, s’il peut s’échapper, et pousse des hurlemens épouvantables. » C’est à cette période terrible de l’ivresse qu’il faut rapporter les crimes et les meurtres qui sont commis par des ivrognes. Ceux qui ont ce genre d’ivresse sont aussi peu responsables que des aliénés, et le délire que Percy a si énergiquement décrit est absolument semblable au délire des maniaques. Du reste cette forme de l’ivresse ne survient guère que chez les malheureux qui ont le sang vicié par des excès alcooliques antérieurs, et c’est un des accidens les plus redoutables de l’alcoolisme que le délire furieux survenant à la suite d’un nouvel excès de boisson, même si cet excès est peu de chose relativement à tous ceux qui ont précédé.

C’est qu’en effet l’action de l’alcool n’est pas seulement une intoxication rapide, à courte échéance ; elle peut, si on en prolonge l’usage ou l’abus pendant quelque temps, devenir une intoxication chronique qui trouble profondément toutes les fonctions de nos organes, et finit par altérer tous les tissus. Plus peut-être que les autres systèmes organiques, le système nerveux est altéré, et particulièrement l’encéphale. Des expériences précises tentées sur des animaux dont on mélange les alimens avec de l’alcool ont démontré que le cerveau absorbait une certaine quantité de cette substance, par suite de l’affinité élective que certains tissus ont pour certains poisons déterminés, en sorte qu’on peut, après avoir sacrifié des chiens ainsi intoxiqués, prendre leur cerveau, et en retirer par la distillation une certaine quantité d’alcool. Si on continue l’expérience pendant plus de temps, ces malheureux chiens, victimes involontaires de l’ivrognerie, finissent à la longue par perdre l’intelligence : ils deviennent inquiets, tristes, agités. Suivant M. Magnan, ils ont de véritables hallucinations; par momens ils se croient poursuivis, courent effarés, en hurlant et en cherchant à mordre dans le vide. D’autres fois, au milieu de la nuit, ils poussent des gémissemens plaintifs et tremblent de tous leurs membres, comme s’ils voyaient devant eux d’épouvantables fantômes.

La tristesse et la crainte, tels sont aussi chez l’homme les résultats de l’empoisonnement chronique de l’intelligence par l’alcool. Il semble que, par une sorte de légitime vengeance, la nature fasse expier les joies de l’ivresse par les terreurs de l’alcoolisme. D’abord ce n’est qu’un sentiment vague de tristesse indéfinissable, qu’on cherche à combattre par de nouvelles doses de poison. Peu à peu cette tristesse augmente : le soir, à ce moment qui n’est pas encore le sommeil et qui n’est déjà plus l’état de veille, apparaissent des fantômes mal éclairés, mais à formes repoussantes. Ce ne sont pas encore de vraies hallucinations, ce sont des illusions seulement; mais le moment des hallucinations arrive : des formes hideuses, des animaux immondes, ou encore des objets terrifians empruntés au domaine de la vie réelle. On ne saurait avoir une meilleure idée de cette forme de délire qu’en lisant les observations médicales recueillies sur des aliénés alcooliques. Il me suffira d’en citer une, empruntée à M. Magnan; comme toutes les observations se ressemblent, on jugera très bien d’après ce seul exemple de la forme la plus fréquente du délire alcoolique. Il s’agit d’une femme de quarante-cinq ans, buvant depuis longtemps. « La lumière une fois éteinte, avec l’obscurité, les hallucinations reviennent; elle essaie d’abord de porter son attention sur d’autres objets; elle ferme les yeux et s’efforce de s’endormir. C’est en vain; tout à coup elle entend la voix de ses parens, les gémissemens et les cris de sa fille, qu’on entraîne... elle voit des toiles d’araignée sur le mur, des cordages, des filets avec des mailles qui se rétrécissent et s’allongent; au milieu se montrent des boules noires qui se renflent, diminuent, prennent la forme de rats, de chats qui passent à travers les fils, sautent sur le lit, disparaissent. Puis elle voit des oiseaux, des visages grimaçans, des singes qui courent, s’avancent, rentrent dans la muraille, des poulets qui s’enfuient et qu’elle cherche à attraper; sur tous les toits des maisons voisines apparaissent des hommes armés de fusils; à travers un trou du mur, elle remarque le canon d’un revolver braqué sur elle; des incendies de tous côtés, les maisons s’effondrent : tout disparaît. Au milieu du tumulte, elle voit massacrer son mari et ses enfans... qui crient au feu, à l’assassin, qui appellent au secours. Elle entend les cloches, la musique, un bruit de machine à côté de la chambre, puis des chants, des cris confus. Les arbres semblent danser et sont couverts de globes de toutes couleurs qui reculent, grossissent et diminuent. Par momens, d’immenses feux diversement colorés éclairent l’horizon. »

Souvent ces hallucinations sont si épouvantables qu’elles contraignent, pour ainsi dire, les malheureux à se tuer. Rien n’est plus commun que le suicide des buveurs. D’après Brierre de Boismont, sur un total de 4,595 cas de suicide, il y en a 530 par ivresse, soit environ un neuvième. On le voit, la proportion est considérable; c’est une des graves conséquences sociales de l’abus des boissons alcooliques. Ces funestes effets de l’alcool sont bien connus : comment se fait-il donc que partout, sous tous les climats et à toutes les époques, l’homme ait tant d’amour pour ce poison? Il est même peut-être le seul animal qui ait la passion des liqueurs fortes. C’est à peine. si on peut citer quelques cas tout à fait exceptionnels de singes ou de chiens consentant à boire des mélanges imbibés d’alcool, et y trouvant un certain plaisir, tandis que pour l’homme ce plaisir est général et ne souffre presque pas d’exception. C’est que l’homme est malheureux et qu’il a besoin d’oublier. Souvent la réalité de la vie est cruelle, attristée par les fatigues, les soucis, les chagrins : tantôt les ouvriers de nos grandes villes, épuisés par la misère et adonnés aux plus rudes travaux, tantôt les habitans des froids brouillards de l’Ecosse et de la Norvège ou des steppes glacées de la Russie, tantôt de malheureux sauvages, d’intelligence débile, luttant contre la faim et courbés sous le joug écrasant d’un despote, tous misérables, opprimés, pliant la tête sous la destinée. Ils ont pourtant le moyen de se soustraire à cette servitude : quelques gouttes de ce cordial vont faire fuir tous les nuages. La misère, le froid, la faim, auront disparu, ils se sentiront forts et puissans, les souffrances d’hier seront oubliée ; celles de demain, ils ne s’en soucieront guère, et, avec l’alcool qui les abrutit, il leur semblera qu’ils se versent dans les veines la santé et le bonheur[1].

Aussi est-ce dans les pays pauvres et les climats froids, où la pauvreté est si cruelle, que l’alcoolisme fait le plus de ravages, en Angleterre, par exemple. Là, l’ivrognerie est devenue un fléau social. Sur 1 million de pauvres secourus par la charité publique, il y avait, en 1865, 800,000 ivrognes. Les boissons qui servent à la consommation journalière sont surtout le whiskey et le gin. Le whiskey est le produit de la distillation du blé ou du seigle fermentés. Le gin ou genièvre est obtenu par la distillation de l’eau-de-vie de grain sur les baies de genièvre. Ajoutons à cela les vins de France et d’Espagne, la plupart du temps frelatés, le porter, l’ale et le stout, bières très riches en alcools. Aux États-Unis, où le goût de l’alcool n’est pas moindre qu’en Angleterre, outre le whiskey et le gin, on boit encore le brandy, produit par la fermentation des patates colorées avec du caramel, le rhum et le tafia, qu’on obtient au moyen de la fermentation des mélasses. En Suède, l’alcoolisme fait de grands ravages. D’après les statistiques, chaque habitant, en exceptant les femmes et les enfans, consomme environ 100 litres d’alcool par an. Le dimanche, dans les villages, il est rare de rencontrer quelqu’un qui ne soit pas ivre. Cependant les Suédois sont un peuple laborieux, instruit, et un des plus honnêtes de l’Europe. En Russie, la consommation de l’alcool est énorme et malheureusement encouragée par les fermiers de l’impôt. Outre les eaux-de-vie de grain, telles que le vodki et le kummel, il y a quelques autres boissons alcooliques fort répandues, le brega ou bière blanche, le symorosli ou vin de bouleau, produit par la fermentation de la sève du bouleau. Les Tartares de l’est boivent le lait de jument fermenté, liqueur très alcoolique, connue sous le nom de koumys. Au contraire, dans les climats tempérés et dans les contrées du sud de l’Europe, l’ivrognerie est un vice rare. Les Espagnols sont d’une sobriété proverbiale. Les Grecs, les Italiens, les Turcs, ne se livrent que très rarement à des excès de boisson. En France, heureusement, l’alcoolisme est peu répandu. Absolument rare dans le sud de la France, il est plus commun dans le nord, notamment en Bretagne, en Normandie et en Flandre. En somme, les excès de boisson tuent chaque année une moyenne de 50,000 personnes en Angleterre, de 40,000 en Allemagne, de 25,000 en Russie, de 4, 000 en Belgique et seulement de 2,000 en France.

Les peuples réduits en servitude ou ayant émigré pour suffire à leur existence sont rarement sobres ; ils boivent pour oublier leurs maux. Les Irlandais et les Polonais sont dans ce cas, et, de tous les peuples européens, ce sont peut-être les plus adonnés à l’ivrognerie. En Asie, les Chinois sont généralement assez sobres chez eux; mais quand ils émigrent, soit aux États-Unis, soit en Cochinchine, soit aux Indes, soit dans les différentes îles de l’Asie orientale, ils deviennent ivrognes avec frénésie, et boivent soit de l’eau-de-vie de riz, soit les eaux-de-vie de grains, que les Anglo-Saxons, peu soucieux de moralité, débitent à bas prix.

Il est curieux de voir à quel point les peuplades sauvages, en présence de la civilisation européenne, ont immédiatement emprunté à cette civilisation ce qu’elle avait de plus pernicieux, c’est-à-dire l’usage des liqueurs fortes. En Amérique les Indiens Sioux, en Australie les misérables tribus de l’intérieur, consomment des quantités colossales d’eau de feu ; le mal fait chez eux de si effrayans progrès, que ces peuplades auront probablement bientôt disparu devant les envahisseurs. Sur toutes les côtes de l’Afrique, en Guinée, au Congo, au Cap, en Abyssinie, les comptoirs européens débitent aux indigènes des liqueurs fortes qui ravagent les tribus. L’eau-de-vie de millet, de miel, les vins de palmier, de dattes, de bananier ne leur suffisent pas : il leur faut nos eaux-de-vie de grain européennes. Ces peuples enfans, qui ne savent ni modérer leurs désirs ni maîtriser leurs passions, s’enivrent avec rage, et ne sont satisfaits que s’ils tombent ivres morts. Selon M. Picqué, les Taïtiens ignoraient à peu près l’usage des liqueurs alcooliques, mais les Européens, en 1796, leur ayant appris à faire fermenter les fruits du pays, ils se prirent d’une passion effrénée pour la bruyante ivresse que produisent ces liqueurs. Dès lors ils soumirent à la fermentation le jus des oranges, de la pomme, de l’ananas et d’une foule d’autres fruits. M. Picqué rapporte aussi l’exemple des Lapons du Finmarck, qui ne connaissent pas l’art de la distillation; mais, quand ils viennent à la côte, la première chose qu’ils demandent aux marins, c’est l’eau-de-vie : on les ramasse ivres morts dans toutes les criques du rivage.

Parmi les nombreuses boissons alcooliques qui sont employées par l’homme pour pervertir son intelligence, nous n’avons pas encore parlé de l’absinthe. C’est qu’en effet l’absinthe n’agit pas seulement par l’alcool qu’elle contient, mais encore par l’essence d’absinthe, qui, même à faible dose, est un poison redoutable. Ce qui différencie l’absinthe de l’alcool, c’est qu’au lieu d’agir seulement sur le système nerveux encéphalique, elle agit aussi avec une très grande rapidité sur la moelle épinière, en produisant des tremblemens, des accès convulsifs épileptiformes, et, à la longue, des attaques d’épilepsie. Elle paraît cependant produire aussi une sorte d’ivresse spéciale, le même sentiment de satisfaction, de bien-être que l’alcool, et les effets de béatitude et d’hypéridéation sont plus marqués avec l’absinthe qu’avec l’alcool. Peut-être faut-il attribuer la sensation de chaleur et de bien-être que donne l’absinthe à son action sur la moelle épinière, mais en tout cas c’est un poison énergique et dont les effets prolongés deviennent funestes pour l’intelligence bien plus rapidement que ceux de l’alcool, ainsi que l’ont démontré les patientes recherches de M. Magnan. Aussi l’absinthe devrait-elle être absolument exclue de l’alimentation publique, tandis qu’on ne pourrait songer à en faire autant pour l’alcool. L’alcool est un stimulant excellent, qui, à dose modérée, est agréable et même utile. C’est un aliment réparateur; c’est de plus un médicament tonique, dont l’efficacité est incontestable; mais quels faibles avantages à côté de ses méfaits!


III.

A côté de l’alcool, il faut placer le chloroforme. Au point de vue physiologique, l’action de ces deux poisons est presque la même, et si l’usage qu’on en fait est très différent, leur fonction est presque identique. Le chloroforme est un liquide incolore, volatil, aromatique, plus dense que l’eau et ne se mélangeant pas avec elle. Il a été découvert par Soubeiran en 1831, et le procédé au moyen duquel Soubeiran l’a obtenu est encore employé aujourd’hui. Il suffit de distiller de l’alcool avec de l’hypochlorite de chaux et de la chaux. Les propriétés hypnotiques du chloroforme ont été découvertes en 1847 par Flourens, quelques mois seulement après que Jackson eut reconnu à l’éther des propriétés analogues; mais le premier chirurgien qui l’ait employé dans une opération sur l’homme est Simpson, d’Edimbourg, en novembre 1847. Depuis cette époque, la pratique s’en est généralisée à tel point qu’aujourd’hui on ne fait plus d’opération grave sans chloroforme : aussi est-on en droit de regarder la découverte de l’anesthésie chirurgicale comme une des plus précieuses de ce siècle, déjà si fécond en bienfaits.

L’action principale du chloroforme, c’est la paralysie de la sensibilité, ou l’anesthésie. C’est à ce titre qu’il agit sur l’intelligence, car la sensibilité n’est qu’une des formes de l’intelligence; mais ce point, étant encore assez obscur, mérite d’être éclairci.

Deux grandes fonctions sont dévolues au système nerveux, la sensibilité et le mouvement : c’est par la sensibilité que nous recevons les impressions qui viennent du dehors, c’est par l’excitation des muscles, ou le mouvement, que nous manifestons notre volonté et que nous agissons sur les objets extérieurs. Quand il n’y a ni maladie, ni empoisonnement, la volonté, c’est-à-dire l’intelligence, excite, par l’intermédiaire de la moelle épinière, les différens muscles et produit un mouvement; mais cette condition n’est pas absolument nécessaire, puisque sur les animaux décapités, par exemple, le système nerveux de la moelle épinière peut encore exciter des mouvemens dans les muscles. Il y a motilité, il n’y a plus sensibilité. Il n’y a sensibilité que quand l’intelligence est intacte et capable de percevoir, en sorte qu’un être sans intelligence ne peut pas être sensible. Les observations pathologiques viennent à l’appui de ce fait : toutes les fois que l’intelligence est atteinte, il y a en même temps des troubles de la sensibilité, et réciproquement. Aussi, lorsque l’on voit un malade présentant des troubles notables de la sensibilité, si les nerfs sont intacts, on peut être sûr que le système nerveux central est lésé, et lésé de telle sorte que l’intelligence n’est pas restée indemne.

L’anatomie et la physiologie comparées sont d’accord avec la pathologie. Il y a des animaux sentant peu ou mal, ce sont les animaux inférieurs : leur intelligence est obscure, et leur sensibilité aussi obtuse que leur intelligence. Au contraire, à mesure que l’on considère des animaux plus intelligens, on voit la sensibilité devenir de plus en plus délicate, en sorte que l’homme, le plus intelligent de tous, est aussi le plus sensible, et même, dans les différentes races humaines, ce sont encore les races les mieux douées pour l’intelligence dont la sensibilité est la plus parfaite. La disposition anatomique des centres nerveux est en rapport avec cette coïncidence; c’est chez l’homme que les cordons postérieurs de la moelle épinière sont le plus volumineux comparativement aux cordons antérieurs. Or les cordons antérieurs transmettent les excitations motrices aux nerfs, tandis que les cordons postérieurs servent à la conduction des excitations sensitives; de même encore les lobes postérieurs du cerveau sont, relativement à ce qui existe chez les animaux, plus développés chez l’homme que les lobes antérieurs. Or c’est dans les lobes postérieurs que semble se faire la perception des excitations sensitives.

Ce rapport étroit entre l’intelligence et la sensibilité n’a rien d’ailleurs qui doive nous surprendre. En effet, quelle que soit l’influence du développement spontané de l’intelligence même, selon la constitution propre du cerveau qui est son organe, il n’en est pas moins vrai que toutes nos connaissances viennent de nos sensations et du travail cérébral qui en résulte. L’intelligence est en quelque sorte le produit de ces deux facteurs, et les notions extérieures, élaborées et fécondées par la spontanéité de l’esprit, forment la personnalité des individus. Nous avons donc le droit, quand nous voyons l’anatomie, la physiologie et la pathologie établir entre la sensibilité et l’intelligence un rapport étroit, de dire que la psychologie consacre les données positives fournies par ces trois sciences.

Les poisons qui agissent sur l’intelligence sont donc par cela même des poisons de la sensibilité. L’alcool n’est pas en cela différent du chloroforme. Au début de l’ivresse, il y a déjà une insensibilité notable; mais à la période comateuse l’insensibilité est absolue, tout comme à la dernière période du chloroforme, de sorte que l’intoxication par le chloroforme suit une marche parallèle à l’intoxication par l’alcool, et on peut distinguer une première période d’ivresse proprement dite, et une seconde période de sommeil ou de coma.

Quand quelqu’un se met à respirer du chloroforme, les premières bouffées commencent par l’étourdir, il est pris d’une sorte de vertige et d’éblouissement fort désagréable. Ce vertige va en augmentant, et à mesure que le patient continue à respirer la substance toxique, ses idées s’exaltent de plus en plus. Il entend tout ce qu’on dit et y répond, mais il y répond comme un individu ivre, d’abord en exagérant ses impressions, et en dépassant la mesure; son jugement a déjà disparu, et il donne aux réponses les plus insignifiantes un accent théâtral qui fait souvent un effet grotesque. Puis les idées deviennent de plus en plus confuses ; la volonté et le jugement n’existant plus, la conception des idées, abandonnée à elle-même, devient désordonnée et délirante ; en un mot, c’est un état de sommeil avec rêve, presque analogue à ce qui se passe dans le sommeil ordinaire.

Peut-être ne sera-t-il pas hors de propos de rappeler ici en quelques mots les faits psychologiques du sommeil. L’individu qui est éveillé est parfaitement maître de lui-même; il conduit sa pensée et dirige ses conceptions dans tel sens qu’il lui convient : pendant que des idées de toute sorte se succèdent et passent devant sa volonté, il peut s’arrêter quand bon lui semble et fixer son attention de manière à garder fidèlement le souvenir de celle qu’il a choisie comme digne de mémoire; mais que le sommeil vienne à le prendre, ce pouvoir disparaîtra. Les idées deviendront plus fugitives, plus rapides ; il sera impossible de faire halte, le jugement ne sera plus là pour rectifier sans cesse le concept désordonné et tumultueux des formes Imaginatives, et les idées déraisonnables, absurdes, fantastiques se succéderont sans relâche; à mesure qu’elles deviennent plus déraisonnables, l’attention et la mémoire faiblissent de plus en plus, et nous ne pouvons saisir le moment mathématique où la conscience de nous-mêmes disparaît. Volontiers je prierais mon lecteur de faire une semblable étude sur lui-même et de chercher à reprendre le fil de ses conceptions, au moment où il s’endort. Il verra qu’on ne s’endort jamais brusquement, et que le premier effet du sommeil semble être la perte de l’attention et de la volonté. La conception et l’association des idées restent cependant intactes, en ce sens que jamais les idées ne sont plus vives que dans ce moment de transition entre la veille et le sommeil. Pour M. Baillarger, c’est à cette période intellectuelle que les hallucinations surviennent le plus fréquemment. Si je pouvais citer mon propre exemple, je dirais que, suivant le conseil de M. Brierre de Boismont, je me suis exercé à voir des idées sous des formes réelles, de sorte que, pour m’endormir, je cherche à avoir des représentations des objets; dès que je commence à avoir devant les yeux un objet qui me paraît réel par la netteté de ses contours, je suis assuré que c’est le commencement du sommeil, car, à l’état de veille, je ne puis rien avoir de semblable. Souvent cet objet est tout à fait inattendu, et il est remplacé par un autre aussi surprenant : les images vont ainsi en s’effaçant les unes les autres, sans que ma volonté puisse les modifier; en un mot, c’est une sorte de kaléidoscope dont le moi est simple spectateur. J’essaie en vain d’en conserver la mémoire : il n’y a pas de fin à ce spectacle changeant, il n’y a pas de dernière image. Le souvenir est de plus en plus confus, et finalement le sommeil arrive sans qu’on puisse en déterminer le moment ; il en résulte qu’au réveil il y a une lacune, c’est-à-dire une période de temps pendant laquelle notre travail intellectuel reste ignoré de nous.

Pour l’alcool, pour le chloroforme, les phénomènes sont tout à fait semblables. En même temps que l’attention, le jugement et la volonté, la mémoire disparaît, de sorte qu’on assiste au spectacle bizarre d’un individu vivant et pensant, mais chez qui la vie et la pensée ne laisseront pas de souvenir; on lui racontera ce qu’il a fait, et ce sera du nouveau pour lui. Il y aura eu une lacune dans le souvenir de ses opérations intellectuelles, mais non dans leur suite : c’est le souvenir et non la conception des idées que le poison aura troublé.

Aussi croyons-nous qu’il y aurait lieu de faire de la faculté de la mémoire deux facultés distinctes et qui ne sont pas comparables. Pour prendre un exemple, voici un individu ivre qui peut encore marcher et se conduire. Il se souvient des rues qui le ramèneront chez lui, il se souvient de sa maison, de son étage, de sa chambre, et cependant le lendemain il ne se rappellera rien de ce qui s’est passé ; entre le moment où il s’est trouvé le verre en main devant la table d’orgie et le moment de son réveil dans sa chambre est un vide que tous ses efforts ne sauraient repeupler. Cependant sa mémoire était restée suffisante pour qu’il pût retrouver son chemin, il s’est rappelé les détails nécessaires pour le retour au logis, mais il n’a pu fixer les sensations et les idées nouvelles qui ont passé dans son esprit pendant son ivresse. Il y a donc lieu de distinguer la mémoire qui retient de la mémoire qui a retenu. La première n’est possible que si les facultés intellectuelles, entre autres la volonté et l’attention, sont intactes : pour retenir un fait, il faut y arrêter son intelligence, et pouvoir le faire; or c’est ce pouvoir qui manque dans le sommeil ordinaire, dans le sommeil chloroformique et dans l’ivresse. J’appellerais volontiers cette partie de la mémoire mémoire active, en l’opposant à l’autre partie de la mémoire, qui est la mémoire passive et inconsciente. Celle-là ne disparaît ni dans le rêve, ni dans l’ivresse; elle fait partie intégrante de nous-mêmes, et nous ne pouvons penser sans elle. Chaque idée, chaque image est un souvenir modifié par des souvenirs ultérieurs : privée de cette somme de souvenirs, l’intelligence n’existerait pas. De même que nulle force ne se détruit dans la nature, et que les mers sont encore ébranlées par le sillage du vaisseau de Pompée, de même toutes les sensations perçues ont laissé leur trace dans l’intelligence humaine, en sorte que la conception des idées est le résultat conscient ou inconscient de tous les souvenirs accumulés et élaborés. Donc, quand les poisons de l’intelligence détruisent la mémoire, ils ne peuvent altérer que la mémoire active, réfléchie, consciente, ils ne portent pas leur action sur la mémoire des faits passés. Ceux-là sont ineffaçables, et il faut une lésion bien plus profonde des centres nerveux pour qu’ils aient disparu.

Je ne voudrais pas insister trop longtemps sur cette distinction, mais je crois qu’elle était nécessaire pour qu’on pût comprendre les phénomènes si complexes des troubles de l’intelligence à la suite de l’intoxication chloroformique. Dès que le choroforme absorbé par la muqueuse pulmonaire a passé dans le sang, la mémoire active qui nécessite l’attention et la volonté a disparu ; cependant l’intelligence n’est pas morte encore. Les idées sont encore conçues, les vieux souvenirs persistent, parfois même la mémoire des faits passés est étrangement surexcitée. On parle une langue que depuis longtemps on avait crue oubliée, on se rappelle de vieilles histoires qui semblaient ensevelies dans l’oubli, et qui sommeillaient ignorées dans un recoin de l’intelligence, comme un trésor enfoui dans une cave y reste parfois de longues années sans que rien n’en révèle l’existence. Ce fait de la surexcitation de la mémoire est d’autant plus intéressant que dans plusieurs formes de l’aliénation mentale on le retrouve avec les mêmes caractères, et coïncidant aussi avec la perte absolue de la mémoire active.

Quoique l’insensibilité survienne assez promptement avec le chloroforme, elle n’arrive en général qu’après la perte de la mémoire, et cette différence dans la résistance au poison produit un effet des plus bizarres. Ainsi, que l’on commence l’opération alors que l’insensibilité n’est pas encore complète, le patient poussera des cris, des hurlemens ou des plaintes; il s’agitera comme s’il souffrait, et il s’écriera que le moment de l’opération n’est pas encore favorable. Souvent même il portera un jugement erroné sur la sensation qu’il éprouve, tout comme un aliéné, ou un individu endormi. A le voir ainsi se débattre, s’agiter, et témoigner de la souffrance, on croirait volontiers que le chloroforme n’a eu aucune action sur sa sensibilité, et cependant au réveil il n’a conservé aucun souvenir de tout ce qui s’est passé.

Une douleur qui ne laisse aucune trace dans l’intelligence est-elle une vraie douleur? Il est plus difficile qu’on ne le croit de répondre à cette question. Supposons en effet une douleur aiguë, pénétrante, mais durant peu de temps, une minute par exemple : certes pendant cette minute l’individu aura réellement souffert; mais si tout souvenir de cette douleur a immédiatement disparu, l’individu, ne se rappelant plus rien, ne sera plus à plaindre; il niera avoir souffert, et s’exposera volontiers à une nouvelle opération, car il s’imagine qu’il n’a pas eu de douleur : on peut donc dire qu’il aura eu tout le bénéfice de l’anesthésie chloroformique. En somme, dans l’état normal, la douleur est bien autrement persistante : cette même douleur aiguë et pénétrante, survenant chez un individu sain, même si elle dure à l’état aigu moins d’une minute, laissera après elle un souvenir odieux : l’intelligence en sera ébranlée, en sorte que le souvenir de la douleur est, pour ainsi dire, la douleur même. Si supprimer le retentissement prolongé d’une excitation douloureuse équivaut à supprimer la douleur même, une douleur sans souvenir n’est pas une vraie douleur, car il lui manque ce qui fait précisément le caractère de toute impression douloureuse, ce retentissement prolongé qui émeut la conscience, et le souvenir, qui, chaque fois qu’il revient, est l’image affaiblie, mais puissante encore, de la douleur primitive. Voici, par exemple, deux individus à qui on arrache une dent : l’un n’a pas voulu être chloroformé, l’autre l’a été de manière à perdre le souvenir, mais non la sensibilité. Dans ces conditions, au moment de l’opération tous deux crieront et sembleront souffrir; mais au bout d’une demi-minute leur état ne sera plus le même : le premier souffrira encore, soit de l’ébranlement général qu’a produit la violence de la douleur, soit du souvenir de cette douleur qui lui fera en imagination recommencer à chaque instant la pénible opération qu’il vient de subir. Au contraire, le second ne se plaint plus, il dit qu’il n’a pas souffert, l’excitation douloureuse n’a laissé aucune trace, et tout se passe chez lui comme s’il n’avait subi aucune douleur.

Lorsqu’on fait respirer du chloroforme à un malade, il faut tenir un grand compte de sa disposition morale. S’il est courageux et résolu, tout se passera le mieux du monde, et on n’aura pas de difficulté à faire disparaître sa sensibilité; mais si au contraire la perspective de l’opération lui cause une frayeur insurmontable, il faudra redoubler d’attention et de vigilance, car on a remarqué que la syncope était, dans ces conditions, assez fréquente. En outre il résistera longtemps au chloroforme, et il faudra lui en faire respirer des quantités bien plus considérables que s’il s’abandonnait avec confiance, sans éprouver de terreur irréfléchie. Certes le chloroforme conserve toujours sa puissance, mais l’excitation cérébrale à laquelle certains malades sont soumis leur permet de résister à l’action toxique; il semble que la volonté puisse s’exagérer, se tendre, pour ainsi dire, de manière à lutter énergiquement contre l’action fatale et nécessairement victorieuse du poison des centres nerveux. Nous avons vu que pour l’alcool on observait un effet analogue. Celui qui ne veut pas se griser pourra absorber des quantités d’alcool considérables sans être ivre. Finalement la volonté sera vaincue, et il tombera par terre, mais il n’aura pas eu l’expansion joyeuse, et l’excitation délirante de celui qui s’abandonnait. Aussi, pour le chloroforme comme pour l’alcool, les dispositions morales antérieures ont-elles une très grande influence sur la forme du délire. Tel qui accepte en souriant le chloroforme aura une ivresse joyeuse et gaie, tandis que celui qui le subit avec épouvante aura un délire accompagné de cris, de gémissemens et de terreurs.

Ainsi, plus nous avançons dans cette étude, plus nous voyons qu’il y a un antagonisme entre les différentes facultés intellectuelles; d’une part les facultés volontaires, d’autre part les facultés inconscientes. Celles-ci disparaissent les dernières; la conception des idées, alors que leur direction est altérée ou détruite, suit ses lois habituelles : l’association des idées a toujours lieu, la chaîne continue qui relie la première de nos conceptions à la dernière, sans qu’il y ait d’interruption, n’est pas brisée par le poison. Les sensations extérieures nous parviennent encore, et chacune d’elles éveille une longue série de conceptions. Comme c’est le sens de l’ouïe qui disparaît en dernier lieu, alors que le patient ne peut plus ni voir ni sentir, il entend ce qui se dit autour de lui, et aussitôt les paroles des assistans font naître dans son intelligence des idées de toutes sortes qui se succèdent régulièrement. On rencontre dans le sommeil ordinaire un état semblable, rarement chez les adultes, mais assez souvent chez les individus très jeunes. Il y a en effet chez les enfans presque toujours un certain degré de somnambulisme naturel : sans se réveiller, l’enfant parle tout haut; tantôt il rit, il cause, le plus souvent il est effrayé et il pleure. La mère qui veille à son chevet peut, par de tendres paroles et de douces caresses, changer le cours de ces idées et calmer cette agitation et cette terreur. L’enfant ne se réveille pas, mais sa frayeur s’apaise, le calme revient, et il continue tranquillement son sommeil réparateur. Au réveil, tout souvenir a disparu. Dans l’aliénation mentale, on a cherché à employer cette méthode pour changer le cours du délire des mélancoliques ou des hypocondriaques. Je ne crois pas d’ailleurs que la suggestion ait donné de bons résultats thérapeutiques. Quand on voyait un malade plongé dans un délire triste, on lui jetait à l’oreille, en passant, des idées gaies et riantes, espérant que ces conceptions agréables feraient naître une suite d’idées semblables, et finiraient par triompher des tristesses et des épouvantes du délire mélancolique.

Mais tous ces phénomènes extérieurs, qui témoignent de la conservation, sinon de l’intégrité de l’intelligence, ne tardent pas à disparaître. Aux cris, aux chants bruyans, succèdent des paroles confuses et inintelligibles. Les muscles, énergiquement contractés par suite de la violence du délire, se relâchent lentement et finissent par retomber inertes. A la période d’excitation succède la période dite de résolution, pendant laquelle le sommeil est profond. Quelle que soit la violence des excitations extérieures, quelle que soit la gravité de l’opération qu’on exécute, rien ne peut faire sortir le patient de l’état comateux où il est plongé. Sa respiration est régulière, son pouls est lent et plein ; ses pupilles immobiles et ses traits comme paralysés n’ont plus cette grimace convulsive qui est comme le dernier vestige de la sensibilité. L’intelligence est anéantie : il semble qu’elle ait abandonné le corps, et on ne saurait faire qu’une distinction morale entre le coma produit par le chloroforme et le coma produit par l’ivresse. Quelle différence cependant! Le premier est destiné à empêcher une créature humaine de souffrir, l’autre est le dernier terme de la dégradation et de l’avilissement; mais dans les deux cas toute apparence de vie intellectuelle a disparu : c’est une mort momentanée qui frappe les facultés de l’intelligence, et pendant laquelle ce merveilleux enchaînement d’idées, de sensations et de perceptions qui constitue la pensée de l’homme semble violemment interrompu. Peut-être dans l’intimité des tissus nerveux se fait-il encore un travail cérébral, inconscient et silencieux; mais nous ne pouvons le savoir : rien d’ailleurs ne nous autorise à admettre que l’intelligence persiste quand tout souvenir a disparu, et que nul mouvement musculaire extérieur ne trahit le travail profond qui s’accomplirait sourdement dans les centres nerveux intellectuels.

Cependant toutes les parties du système nerveux cérébro-spinal ne sont pas paralysées; en effet, la respiration et les mouvemens du cœur s’accomplissent régulièrement, ce qui indique l’intégrité du bulbe rachidien, tandis que les autres parties de l’encéphale ou de la moelle épinière ne peuvent plus accomplir leur fonction; cette persistance de l’innervation du bulbe est la condition qui permet au chirurgien de donner le chloroforme sans trop de danger. Il faut cependant que l’attention soit sans cesse éveillée sur l’état du pouls et des mouvemens respiratoires, car à dose trop forte le chloroforme finit par atteindre aussi le système nerveux bulbaire qui préside aux mouvemens de la vie organique. Quoi qu’il en soit, les morts par le chloroforme deviennent de plus en plus rares, et ce sont plutôt des morts subites, fortuites, que des morts occasionnées par l’action directe du chloroforme. Quant à la moelle épinière, qui tient sous son influence les mouvemens généraux de tous les muscles du corps, elle subit l’influence du poison plus tard que le cerveau, mais plus tôt que le bulbe, en sorte que les trois régions du système nerveux qui président à trois fonctions différentes semblent subir isolément et successivement l’action du chloroforme. Dans des expériences récentes, M. Claude Bernard a montré que le cerveau se paralysait avant la moelle épinière, de manière que la sensibilité est atteinte alors que la motilité est encore intacte; il a montré encore que le cerveau exerçait sur la moelle épinière une sorte d’action paralysatrice. En privant la moelle de chloroforme et en limitant l’action du chloroforme au cerveau, on obtient l’anesthésie; que si on fait l’opération contraire, c’est-à-dire si on limite l’action du chloroforma à la moelle épinière, en empêchant l’encéphale de subir l’action du poison, l’anesthésie sera impossible avant la mort totale des cellules nerveuses. Ainsi se trouve consacrée la distinction que nous avons établie entre les différens poisons du système nerveux : les uns agissent sur la motilité, les autres sur les fonctions organiques, d’autres enfin sur la sensibilité et l’intelligence, et le chloroforme est de ce nombre.

Plusieurs substances volatiles et toxiques agissent de la même manière que le chloroforme, et pourraient au besoin le remplacer; mais de fait c’est le chloroforme qui est le type des anesthésiques. L’éther, l’amylène, les composés chlorés du méthylène et même de l’éthylène, ont été successivement employés, mais sans grand succès, sauf peut-être pour l’éther, qui trouve encore des partisans, notamment dans les hôpitaux de Lyon. Certains gaz ont des propriétés analogues, en particulier le protoxyde d’azote. Humphry Davy, qui a découvert ce corps au commencement du siècle, avait en même temps reconnu qu’il pouvait donner lieu à une sorte d’ivresse joyeuse, et il l’avait nommé gaz hilarant. On a reconnu depuis que le protoxyde d’azote n’avait pas plus que les autres corps la propriété de donner une ivresse gaie, et que la forme du délire consécutif aux inhalations de protoxyde d’azote dépendait de l’individu même et de ses dispositions morales. On ne se sert guère du protoxyde d’azote pour les grandes opérations, et c’est surtout dans la chirurgie dentaire qu’on l’emploie, pour obtenir une anesthésie qui survient rapidement et disparaît de même.

Tout récemment un nouveau corps assez semblable au chloroforme par sa constitution chimique et par quelques propriétés physiologiques a été introduit dans la thérapeutique : je veux parler du chloral. On a essayé d’employer le chloral pour les mêmes usages que le chloroforme, c’est-à-dire pour l’anesthésie chirurgicale, mais on n’a obtenu que des résultats incomplets et peu satisfaisans. Il faut des doses énormes de chloral pour faire disparaître toute trace de sensibilité. Cependant le chloral n’est pas à dédaigner; il calme les douleurs spontanées et donne un sommeil tranquille et agréable; à certains égards, son action est analogue à celle de la morphine plutôt qu’à celle du chloroforme. Cependant il est probable que le chloral introduit dans le sang se décompose, suivant une équation chimique que M. Personne a découverte, en chloroforme et en formiate de soude; mais en somme tous les poisons de la sensibilité agissent d’une manière à peu près semblable, et il est plus facile d’en voir les analogies que les différences.


CHARLES RICHET.

  1. Tout récemment, dans un livre fort étrange à tous égards, dans l’Assommoir de M. Zola, les effets de l’alcool ont été décrits avec précision. Les maux qu’il engendre sont représentés dans toute leur cynique horreur : misère, prostitution, débauche, crime même, telles sont les conséquences fatales de l’alcoolisme et de l’ivresse. Aussi le livre de M. Zola n’est-il pas un livre immoral, et, si les grossièretés de la langue ne couvraient pas d’un nuage épais le talent de l’auteur, je serais presque tenté de dire que c’est une œuvre moralisatrice.