Les Poissons de Chine, exposés au congrès des orientalistes

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LES POISSONS DE CHINE
EXPOSÉS AU CONGRÈS DES ORIENTALISTES.

Tous ceux de nos lecteurs, et ils sont certainement nombreux, qui ont visité au Palais de l’industrie l’exposition des produits de l’extrême Orient, ont dû remarquer deux poissons aux formes étranges, aux éclatantes couleurs, dont l’acclimatement est dû aux soins de notre habile pisciculteur, M, P. Carbonnier ; ces deux espèces, dont l’introduction en Europe est toute récente, sont le cyprin télescope et le macropode.

On a cru, jusqu’à ces derniers temps, que tous les animaux figurés sur les peintures chinoises étaient chimériques et qu’ils n’avaient jamais existé que dans l’imagination des artistes du Céleste-Empire ; il est parfaitement reconnu, aujourd’hui que nous commençons à mieux connaître les produits naturels de l’empire du Milieu, que beaucoup de ces êtres existent réellement ; l’artiste a exagéré souvent certaines particularités bizarres, a parfois mal rendu certains détails ; il n’en est pas moins vrai que les êtres représentés peuvent être la reproduction de la nature.

Le poisson télescope est une preuve à l’appui de ce que nous venons de dire. Sa conformation est, en effet, singulièrement anomale : son corps, doré sur les flancs et au ventre, d’un noir soyeux comme le velours vers le dos, est globuleux ; les dorsales sont dédoublées et la queue s’étale en une longue nageoire courbée ; les yeux forment sur les côtés de la tête une saillie qui peut s’élever jusqu’à 5 centimètres ; ils semblent portés comme une lentille l’est par un étui de lunette. Les mœurs de cet étrange poisson semblent aussi bizarres que sa forme ; la forme globuleuse de son corps rend son équilibre extrêmement instable : aussi ne nage-t-il qu’avec difficulté. M. Carbonnier a observé que, pendant la ponte, qui a lieu au fond de l’eau, les mâles se mettent plusieurs à la poursuite de la femelle, la poussent de la tête, la bousculent, la font rouler sur elle-même, lui infligeant ainsi un véritable supplice jusqu’à ce qu’elle ait évacué ses œufs. Le télescope n’est sans doute qu’une variété du cyprin doré ou poisson rouge, monstre créé à dessein au moyen de procédés d’élevage assez puissants pour que l’anomalie première ait pu se perpétuer ; de tout temps, du reste, les Chinois ont poussé au plus haut degré l’art de créer des monstruosités animales ou végétales.

De formes moins étranges, de petite taille, d’un gris pâle peu remarquable au repos, les macropodes n’attirent d’abord guère l’attention ; mais qu’ils viennent à être excités, aussitôt leurs longues nageoires du dos et du ventre se redressent, les rayons se colorent de pourpre mélangé de vert et de bleu, la caudale, longue et fourchue, se développe en éventail, les bandes dont les flancs sont ornés deviennent jaunes, rouges, bleues et sillonnent le corps de rayons aux couleurs changeantes ; la lumière se joue sur les écailles et lance mille rayons, tandis que l’œil s’illumine d’une lumière d’un vert d’azur ; aussi ces poissons justifient-ils les noms de poissons de paradis ou de poissons changeants sous lesquels on les connaît.

Les mœurs de ces ravissants petits êtres sont encore bien plus curieuses que leurs couleurs ne sont jolies. Comme chez beaucoup de poissons, comme chez les vulgaires épinoches de nos ruisseaux de France (les épinoches sont intéressants à observer et pourtant si dédaignés dans les aquariums), c’est le mâle qui est chargé des soins de la progéniture, c’est lui qui soigne et élève les petits, c’est lui qui fait le nid dans lequel devront éclore les œufs ; seulement le macropode fait un nid à la surface de l’eau et ce nid est un plafond d’écume. Rien de charmant comme la description si imagée qu’a retracée M. Carbonnier ; aussi ne pouvons-nous mieux faire que de lui emprunter quelques lignes.

« Les femelles prirent peu à peu, dit-il, un extrême embonpoint que j’attribuai d’abord à l’abondance de la nourriture, mais qui n’était que le prélude du frai. En effet, je remarquai, non sans surprise, un grand changement dans l’aspect et la manière d’être de mes poissons. Chez les mâles, les bords des nageoires s’étaient colorés en jaune bleuâtre, l’épine qui prolonge chaque nageoire ventrale était d’un jaune safrané ; ils faisaient la roue, tout comme les paons et les poules d’Inde, et semblaient, par leur vivacité, leurs bonds saccadés, et l’étalage de leurs vives couleurs, chercher à attirer l’attention des femelles, lesquelles ne paraissaient pas indifférentes à ce manège ; elles nageaient avec une molle lenteur vers les mâles et semblaient se complaire dans leur voisinage.

« Bientôt, remarquant que les mâles se disputaient les femelles et devinant qu’une ponte allait avoir lieu, je choisis le mâle le plus vigoureux et le plaçai avec une femelle dans un aquarium particulier.

« Après dix minutes passées à examiner leur nouveau domicile, le mâle vint se placer contre la face transparente, bien à la surface de l’eau, et absorbant, puis expulsant sans trêve des bulles d’air, il forma ainsi une sorte de plafond d’écume flottante, d’une surface d’un centimètre carré, qui se maintint sur l’eau sans résorption.

« Bientôt la femelle s’étant approchée du mâle, je vis ce dernier dilater ses nageoires, et se ployer en arc comme un cerceau, puis la femelle, qui se tenait verticalement la tête à fleur d’eau, vint en oscillant, placer la partie inférieure de son corps dans le demi-cercle formé par le mâle, lequel, ployant et contractant ses longues nageoires, l’attacha à son flanc et pendant une demi-minute, au moins, fit d’évidents efforts pour la renverser. Rien de plus gracieux que les mouvements de ces animaux parés de leurs vives couleurs, et se laissant tomber ainsi de la surface à 15 et 20 centimètres de profondeur. Pendant les intervalles de repos, le mâle ne cessait de travailler à son plafond d’écume. » Enfin la ponte eut lieu, le mâle serrant fortement la femelle contre lui ; les œufs viennent flotter à la surface de l’eau.

Le rôle du mâle commence alors ; il recueille peu à peu dans sa bouche les œufs épars et les porte dans le plafond d’écume. « Lui seul va se charger des soins nécessaires à l’heureuse incubation de ces œufs, reconstituant le plafond d’écume dès qu’une lacune venait à s’y produire, prenant avec sa bouche quelques œufs, là où ils étaient agglomérés en trop grand nombre, pour les placer dans un endroit inoccupé ; donnant un coup de tête là où la couche d’écume lui semblait trop serrée, pour en éparpiller le contenu ; remplissant tous les vides en y produisant tout de suite de nouvelles bulles ; » ces bulles de nouvelle formation sont placées immédiatement au-dessous des œufs, ce qui les force ainsi à remonter bien au-dessus du niveau de l’eau ; la portion du cône d’écume renfermant les œufs n’est dès lors plus mouillée que par capillarité. Aussitôt après l’éclosion, le mâle continue à prodiguer aux embryons les soins qu’il a donnés aux œufs. Il se met à la poursuite de ceux qui s’échappent, les frappe avec la bouche et les ramène au plafond d’écume ; un d’eux est-il malade, le mâle le prend dans sa bouche, va chercher une bulle d’air et nettoie le petit alevin. Peu d’animaux supérieurs prodiguent des soins aussi intelligents que ceux dont le macropode mâle entoure sa progéniture.

Ces macropodes font partie d’une étrange famille que les naturalistes désignent sous le nom de pharyngiens labyrinthiformes. Grâce à une disposition particulière qui leur permet de conserver pendant assez longtemps leurs branchies humides, beaucoup de ces poissons peuvent émigrer d’un marais à demi desséché à un autre plein d’eau, les nageoires étendues pour maintenir l’équilibre, en avançant au moyen des opercules fortement dentelés qui, tour à tour ouverts et refermés, donnent à leur corps un mouvement de progression.
Poissons des eaux douces du Chine.
Macropode mâle et femelle. — Cyprin télescope vu de face et de profil. — Leuciscus idellus. — Hypophthalmichthys molitrix.

Les deux espèces dont nous venons de décrire rapidement les mœurs ne sont que des poissons d’ornement, et il est fâcheux que l’attention n’ait pas été appelée sur l’introduction en France d’espèces qui entrent, pour une large part, dans l’alimentation des habitants du Céleste-Empire ; nous voulons parler de quatre espèces que MM. Dabry de Thiersant et Blecker ont dernièrement signalées. Ces espèces appartiennent à la famille des cyprins. Le dessin ci-contre en représente deux, connus dans la science sous les noms d’Hypophthalmichthys molitrix et de Leuciscus idellus ; les deux autres espèces font partie des mêmes genres. La chair de ces poissons est excellente et très-appréciée des Chinois, qui en font une grande consommation. Ils peuvent peser jusqu’à 40 et 50 livres quand ils sont adultes ; on les élève à l’état domestique dans des viviers. Nous empruntons à l’intéressant ouvrage de M. Dabry de Thiersant, sur la pisciculture et la pêche en Chine, les détails suivants sur la manière dont les Chinois élèvent les poissons, qui sont pour eux d’une si grande ressource alimentaire : « Le vivier doit être établi autant que possible près d’une éminence et non loin d’un cours d’eau avec lequel on puisse le faire communiquer … L’été, on donnera à manger aux poissons une ou deux fois par jour ; l’hiver, tous les deux jours. La nourriture varie un peu suivant les provinces. Ainsi, dans le Hun-nan, pendant deux mois et demi, les habitants se servent de préférence de l’eau de fumier. Les autres mois de l’année, ils remplacent cette eau par des herbes aquatiques hachées menu. Il n’en est pas de même dans le Kiang-si, où l’élevage des poissons a été poussé plus loin que partout ailleurs. Les procédés en usage dans cette province ont été recommandés comme les meilleurs dans le Cheou-che-tong-kao, vaste encyclopédie que l’empereur Kien-long fit publier dans le but de propager ce que la science avait produit jusqu’alors de plus parfait, et de plus pratique sur l’agriculture et l’horticulture. Voici, en quelques mots, la méthode préconisée par le gouvernement et qui fournit, en réalité, les résultats les plus avantageux … Chaque bassin est destiné à recevoir 600 yong-yu (Hypophthalmichthys), et 200 houênu-yu (Leuciscus), d’un pouce et demi environ de longueur. La nourriture journalière de ces alevins consiste en herbes aquatiques hachées menu et en coquilles d’œufs durcis dans le sel, dont les poissons sont très-friands, surtout pendant l’hiver. Vers le milieu de la cinquième lune, en juin, on retire du bassin tous les poissons, que l’on dépose sur une toile. On examine si quelque poisson étranger ne s’est pas glissé parmi les espèces domestiques, et, le triage opéré, on transporte ces derniers dans un vivier que l’on a eu soin de creuser non loin du bassin … À la deuxième et à la troisième lune (mars ou avril), on prend tous ces poissons et on les met dans un autre grand vivier, que nous nommerons vivier d’élevage … Il faut, aux poissons transportés chaque année du vivier moyen, deux charges d’herbes aquatiques environ, pour cent jours. Ils grossissent alors très-rapidement, et ceux qui, à leur arrivée, pesaient une livre, après douze mois atteignent facilement trois livres ou trois livres et demie … Il n’est pas nécessaire que les herbes qui sont données aux poissons des grands viviers soient toujours fraîches ; de vieilles herbes avec la racine remplissent le même but. Il est rare que celles que l’on jette le soir dans le vivier ne soient pas dévorées entièrement pendant la nuit. L’hiver, la nourriture des poissons est plus difficile à se procurer. On supplée aux herbes par des boules très-sèches, grosses comme le poing, faites avec de la terre grasse, que l’on mélange à des fragments de vieilles nattes en paille de riz, à moitié pourries, et que l’on coupe en morceaux plus ou moins menus, suivant que les boules sont destinées aux moyens ou aux grands viviers, au milieu desquels elles sont jetées tous les deux ou trois jours … Toute famille à la campagne a son vivier, qui, chaque année, est alimenté au moyen d’alevins qu’on y dépose au printemps. Dans l’espace de douze mois, les espèces domestiques atteignent facilement deux livres et deux livres et demie ; on peut les pêcher après sept mois. La plus grande partie du poisson des viviers est consommée par les habitants de la ferme, à moins que la pièce d’eau ne soit telle qu’ils puissent multiplier aisément sans craindre le dessèchement auquel sont exposés les petits réservoirs. Dans ce cas, comme ces espèces domestiques se reproduisent et se développent très-rapidement, le vivier devient pour son propriétaire une mine inépuisable d’alimentation et de revenus.

Il serait vraiment à désirer que l’on pût tenter d’acclimater en France ces espèces comestibles, aujourd’hui surtout que l’on doit redouter l’épuisement de nos rivières ; c’est une difficulté, sur la solution de laquelle nous appelons toute l’attention de la Société d’acclimatation.

E. S.