Les Postulats et les symboles de la morale naturaliste

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Les Postulats et les symboles de la morale naturaliste
Revue des Deux Mondes3e période, tome 56 (p. 368-401).
LES POSTULATS
ET LES
SYMBOLES DE LA MORALE
NATURALISTE

I. Clifford, Lectures and Essays, 1880. — II. Clémence Royer, le Bien et la Loi morale, 1881. — III. Sidgwick, Methods of Ethics, 2e édition, 1880. — IV. Stephen Leslie, the Science of Ethics, 1882. — V. Gould Schurman, Kantian Ethics and the Ethics of evolution, 1882. — VI. Ardigò, la Morale dei positivisti, 1880. — VII. Jules Rig, la Philosophie positive d’Auguste Comte, 1881.

Trois grands principes tendent à dominer toute la philosophie moderne et s’imposent à la morale naturaliste : le premier est la « relativité de notre savoir. » L’antiquité et le moyen âge, dans leur religion, dans leur philosophie, dans leur science, se croyaient volontiers en possession de la réalité absolue ; nous, nous voyons l’absolu reculer dans un lointain de plus en plus inaccessible : Hume et Kant nous ont enseigné le caractère relatif de ce qui se passe en nous comme de ce qui se passe au dehors de nous, de nos sensations et de nos pensées comme des objets auxquels elles s’appliquent. En outre, par cela même que chaque chose est relative, aussi bien les modifications de notre esprit que celles de l’air ou de la lumière, toute chose a des conditions déterminantes auxquelles elle est née, qu’elle présuppose, qu’elle manifeste ; la relativité universelle a donc pour conséquence le « déterminisme universel » : Quid possit oriri, Quid nequeat, finita potestas denique cuique. Ces deux principes, à leur tour, en entraînent un troisième. Où nos prédécesseurs se flattaient de saisir la réalité absolue, nous n’apercevons plus que des signes liés entre eux par des lois nécessaires, et ces signes sont pour nous les symboles de la réalité inconnue. Telle la formule algébrique d’une courbe, par exemple de la parabole, est l’expression de cette courbe ; la courbe, à son tour, exprime les mouvemens réels ou possibles d’un mobile, par exemple d’un boulet de canon ; les mouvemens mêmes expriment les forces cachées qui en sont les causes insaisissables. Telle encore la ligne décrite par le sphygmographe, qui rend visible sur le papier le pouls d’un malade, traduit aux yeux du médecin les phases de la fièvre, l’élévation ou l’abaissement successif de la température et, pour ainsi dire, les orages intérieurs qui précipitent ou ralentissent le cours de la vie. Si tout ce que nous connaissons est relatif, tout est symbolique. De même, si tout se tient et s’enchaîne nécessairement selon les lois du déterminisme universel, chaque chose devient par cela même l’expression de toutes les autres qui la déterminent ; un regard assez profond pourrait donc, dans une seule ligne de ce grand poème, l’univers, lire en raccourci le poème entier. Ainsi la relativité universelle et le déterminisme universel ont pour conséquence « l’universel symbolisme. »

Cet esprit de la philosophie moderne, portez-le dans l’étude des religions : elles vous apparaîtront comme un ensemble de symboles par lesquels l’homme s’efforce de traduire pour l’imagination le mystère éternel de nos destinées. Au prêtre qui, dans l’enthousiasme de sa foi, s’écrie : « Voilà la vérité absolue, » le métaphysicien répond : « Votre religion n’est qu’une figure grossière de la vérité : ce ne sont point seulement vos rites et vos pratiques extérieures, ce sont vos dogmes mêmes qui sont de pures images, des mythes inconsciens. » Quand le métaphysicien, à son tour, essaie de formuler ce que Platon appelle la chose en soi, Kant le noumène, Hamilton et M. Spencer l’inconnaissable, le savant peut lui dire : « Votre prétendue science de l’être n’atteint encore que le paraître, et vos formules ne ressemblent pas plus à la réalité que le mot homme ne ressemble à un homme ; vous vous flattez, comme le prisonnier de la caverne, de pouvoir vous retourner vers la lumière et raisonner sur les réalités, quand vous ne contemplez toujours que des ombres et ne raisonnez que sur des ombres : vos systèmes métaphysiques sont des dogmes plus abstraits, qui s’adressent moins à l’imagination et au sentiment qu’au raisonnement : ce sont les mythes de la pensée. » Mais que le savant prétende, lui aussi, donner ses formules comme l’expression de la réalité positive, on l’obligera à reconnaître que, si la science est positive, c’est précisément à la condition de n’être qu’une science de phénomènes et d’apparences. Nos sensations, symboles des mouvemens extérieurs, ne leur ressemblent que d’une manière lointaine, comme les ondulations du désert ressemblent au vent qui en a soulevé les sables, comme le flux et le reflux de la mer ressemble aux mouvemens combinés de la lune et du soleil qui en attirent les eaux. Que sont les harmonies de nos oreilles ? La traduction et la transposition plus ou moins infidèle de ce que chantent les choses sur un ton inconnu, dans une langue inconnue. Quant aux couleurs et aux dessins qui séduisent nos yeux, c’est le mirage en nous d’une lumière qui n’est elle-même qu’un mirage. Passez de nos sensations intérieures aux mouvemens extérieurs, aurez-vous atteint pour cela la réalité ? Le mouvement, voilà la grande idole de la science moderne, mais ce n’est toujours qu’une idole ; on veut en vain nous la faire adorer comme le fond même de la réalité. C’est le Jupiter ou le Jehovah de la physique. Plus rationnelle et plus vraie est l’opinion qui réduit, selon la pensée de Kant, d’Hamilton, de M. Spencer, les mouvemens du dehors comme les sensations du dedans à de simples symboles d’une réalité cachée. Ainsi la science elle-même doit se résigner à n’être qu’un symbolisme raisonné et conscient de soi. Loin d’être l’opposé de l’art, que parfois elle dédaigne, elle est un art qui s’efforce d’imiter et de reproduire fidèlement la nature.

Que le symbolisme ait aussi une large place dans la morale, c’est ce qu’il n’est pas difficile d’établir, quoique le naturalisme contemporain ait négligé cette grande question. En premier lieu, nos actions sont évidemment les symboles de nos idées, tout aussi bien que les idées sont les symboles des phénomènes et les phénomènes ceux de la réalité. Il y a même, selon nous, entre les idées et les actions un lien plus étroit encore que tous les autres. L’action, en effet, n’est à notre avis que le prolongement de l’idée dans l’organisme. Toute idée, étroite ou large, égoïste ou désintéressée, tend à projeter au dehors son propre signe et son visible symbole : ce qui est vrai des inspirations de l’artiste, d’un Michel-Ange ou d’un Shakspeare, je veux dire cette force même de projection extérieure et comme d’incarnation spontanée dans une œuvre, est vrai aussi de toute idée relative à la pratique : nous sommes tous artistes en ce sens, et l’art, loin d’être une exception dans la vie, comme le croient les positivistes, en est le fond même. Inversement, si toute pensée tend à l’acte et si toute idée est une force, on peut dire aussi que tout acte traduit une pensée et, par conséquent, renferme une affirmation dont il est le signe ; en d’autres termes, tout acte est une idée réalisée et exprimée en mouvemens visibles. Par le simple fait d’étendre la main pour saisir un objet j’affirme et signifie l’existence au moins apparente de cet objet, avec mon désir de l’obtenir. En général, quand je me meus dans une direction déterminée, ce mouvement affirme l’idée de l’espace où il se produit et du but auquel il tend. Il en est de même de toute altitude et de toute forme sensible. On peut dire, en un sens scientifique, que la tête penchée de l’animal regarde et affirme la terre, à laquelle il ramène tous ses appétits ; la tête levée de l’homme affirme l’univers, qu’il interroge du regard, mesure de la pensée, embrasse du désir. Aussi Socrate disait-il que chaque action est une « définition » bonne ou mauvaise, c’est-à-dire que nous déterminons indirectement par notre conduite les qualités ou la nature des choses, telles qu’elles apparaissent à notre intelligence ; « nous classons ainsi les choses en pensées et en actes. » Si, par exemple, l’objet vers lequel j’étends la main n’est pas à moi, je le définis pourtant et le classe par mon action comme s’il était ma propriété, ou du moins comme si mon désir était supérieur à tout droit de propriété ; j’en donne ainsi ou je donne de mon désir une définition symbolique qui est fausse, puisque j’altère les vraies relations qui existent entre l’objet et moi. On sait ce que répondit Socrate un jour qu’on lui demandait une définition de la justice : « Ne l’ai-je pas suffisamment définie par mes actes ? » Et, en effet, la vie tout entière du juste est une définition sensible de la justice. Nous pouvons donc poser ce principe important, trop négligé par les écoles contemporaines : l’action morale réalise ou affirme symboliquement une certaine relation entre nous et les autres êtres.

Maintenant, voici le point essentiel. L’acte moral est-il un symbole semblable aux autres, qui exprime seulement des baisons ou lois particulières, objet de « science positive » et de vérification expérimentale ? Est-ce un symbole purement scientifique et sans rapport avec ce qu’on nomme la métaphysique ? Ou, au contraire, la moralité, loin de se ramener tout entière à des connaissances positives, n’implique-t-elle pas encore et ne traduit-elle point en signes visibles certaines affirmations métaphysiques, tout au moins certaines hypothèses que les positivistes de l’école anglaise et de l’école française ont également eu le tort de méconnaître ? — Tel est, selon nous, le problème qui se pose de nos jours. Chacun connaît les postulats de la morale spiritualiste : loi impérative, liberté, immortalité, divinité. La morale naturaliste n’a-t-elle point aussi les siens ? Hypotheses non fingo, disait l’auteur de la plus hardie des hypothèses, celle de la gravitation universelle ; le naturalisme moral parle volontiers comme Newton, et peut-être se fait-il illusion comme lui. Après avoir paru la voix même de Dieu, la conscience est représentée aujourd’hui par les évolutionnistes, selon l’expression de Clifford[1], comme la voix de l’humanité, « de l’homme, » gravée dans nos cœurs par l’hérédité et nous commandant de travailler pour l’homme, « À mesure, dit Clifford, que la notion d’une divinité surnaturelle devient plus vague et s’enfonce dans le passé, nous apercevons avec une clarté de plus en plus grande l’avènement d’une figure plus noble et plus majestueuse, de celui qui a fait tous les dieux et qui les détruira tous. Des profondeurs de l’histoire et du for intérieur de chaque âme surgit l’image de notre père, l’Homme, qui nous regarde avec l’éclat de l’éternelle jeunesse dans ses yeux et qui nous dit : « Je suis celui qui était avant que Jéhovah fût. » Reste à savoir, pourtant, ce qui nous excitera à observer les commandemens de l’Homme ou, si l’on préfère un principe plus général, ceux de la nature. Il s’agit de savoir si évolutionnistes et positivistes réussissent à éliminer, soit de leurs conceptions, soit de leurs actions, tout élément métaphysique, toute représentation en acte de ce qui dépasse l’expérience sensible. C’est ce qu’espère accomplir M. Stephen Leslie, dans son ouvrage sur la Science de l’éthique, le plus récent travail de l’école évolutionniste sur la morale. Nous croyons avoir, ici même, rendu toute justice aux travaux de cette école ; nous avons montré ce qu’il y a de vrai dans la morale positiviste de Comte et de Littré, comme dans la doctrine évolutionniste des Darwin et des Spencer, où l’enthousiasme de Clifford voit « un progrès plus grand que dans la théorie de la gravitation comparée aux conjectures de Hooke et aux calculs de Kepler. » Il nous reste à chercher ce qui manque encore à ces systèmes, objets d’une attention et d’une faveur toujours croissantes ; il nous reste à voir si la science positive des mœurs est toute la morale, et s’il n’est point nécessaire d’y joindre, sous une forme ou sous l’autre, ce que Kant appelait « la métaphysique des mœurs. » Nous voudrions montrer contre MM. Leslie et Clifford que la science de l’action est précisément la plus difficile à dégager de toute spéculation, qu’elle aboutit plus que les autres à des postulats, à des mystères, à des problèmes sur lesquels la métaphysique roule tout entière et dont l’homme, alors même qu’il ne peut les résoudre par la théorie, est obligé de donner pratiquement une sorte de solution symbolique. Nous voudrions, ainsi jusque dans la morale naturaliste, maintenir la légitime place de la métaphysique, non dogmatique assurément, mais critique et conjecturale.


I.

Considérons d’abord le sujet moral, je veux dire la volonté humaine, telle que nous la représentent les diverses écoles de notre temps. Ne se cache-t-il aucun postulat métaphysique sous les assertions de la science positive ? Le fondement dernier des divers systèmes de morale est toujours une certaine conception de l’égoïsme, de « l’altruisme, » et de leur rapport ; par conséquent, c’est une certaine conception de la volonté et de l’activité : les uns postulent une volonté essentiellement intéressée, les autres désintéressée, les autres indifférente. Le grand problème de la liberté et de la nécessité, qui s’impose évidemment aux écoles moralistes comme à celles de tous les temps, n’est lui-même qu’une des formes de cette question encore plus profonde : — Sommes-nous incapables d’aimer autre chose que nous, ou pouvons-nous au contraire nous affranchir, par un véritable amour d’autrui, des limites de notre individualité, et sommes-nous ainsi libres au vrai sens du mot, c’est-à-dire capables de « vouloir universellement, de vouloir pour l’univers ? »

Or cette question, qui est par excellence la question morale, est insoluble pour l’expérience et pour la science positive. Écoutez les disciples actuels de La Rochefoucauld, d’Helvétius, de Bentham et des utilitaires : ils vous montreront l’intérêt, ce Prêtée, jusque sous le masque du désintéressement, qui parfois le cache à ses propres yeux. Les évolutionnistes, à leur tour, vous diront que les effets du mobile égoïste peuvent, par un progrès soumis aux lois de l’évolution, imiter tellement les effets de la volonté désintéressée qu’il soit finalement impossible de les distinguer dans l’expérience. En d’autres termes, l’attachement à soi, spontané ou réfléchi, peut prendre toutes les formes, même celles du détachement de soi : le suprême artifice de l’intérêt, c’est de simuler le désintéressement et de se tromper à la fin lui-même. Les kantiens, à leur tour, nous diront que la réalité du désintéressement, et en conséquence de la pure vertu, est indémontrable par l’expérience. Vous avez beau emprunter à l’histoire des traits de dévoûment légendaire, depuis Léonidas et Régulus jusqu’au chevalier d’Assas, on pourra toujours vous demander si ce qui paraît avoir été fait par pur amour de la bonté morale n’a pas eu un secret ressort d’intérêt, caché même à ceux qu’il faisait mouvoir. « Il est absolument impossible, dit Kant, de prouver par l’expérience, avec une entière certitude, l’existence d’un seul cas où le motif déterminant d’une action, d’ailleurs conforme en fait au devoir, aurait eu sa source unique dans des principes moraux et dans la considération du seul devoir. » Même quand il s’agit de nous, nous avons beau interroger notre conscience, nous ne sommes jamais sûrs d’être parfaitement désintéressés. Je ne puis savoir de science certaine si je vous aime uniquement pour vous, si j’aime le bien uniquement pour le bien même. « À la vérité, dit Kant, il arrive quelquefois que, malgré le plus scrupuleux examen de conscience, nous ne découvrons pas quel autre motif que le principe moral aurait pu être assez puissant pour nous porter à telle ou telle bonne action et à un si grand sacrifice ; mais nous ne pouvons en conclure avec certitude qu’en réalité quelque secret mouvement de l’amour de soi n’a pas été, sous la fausse apparence de cette idée, la véritable cause déterminante de notre volonté. » Pour le savoir avec certitude, en effet, il faudrait connaître tous les motifs et tous les mobiles de notre action, toutes les causes qui ont influé sur notre volonté, tempérament, milieu, éducation, habitudes, etc., et il faudrait montrer que toutes ces causes ne suffisent pas à expliquer le fait sans l’intervention d’un acte personnel et libre de désintéressement. « Or il est toujours possible, dit encore Kant, que la crainte du déshonneur, peut-être aussi une vague appréhension d’autres dangers, exerce une influence secrète sur la volonté. Comment donc prouver par l’expérience l’absence réelle d’une certaine cause, puisque l’expérience ne nous apprend rien de plus, sinon que nous ne la percevons pas ? » C’est précisément ce qui fait qu’il est si chimérique de vouloir prouver la liberté morale par l’expérience, comme le tentent l’école écossaise et l’école éclectique. La vraie liberté consiste à pouvoir s’affranchir des mobiles ou intérêts sensibles, conséquemment à pouvoir se désintéresser en faveur d’un motif universel ; pour mieux dire, la liberté est le pouvoir d’aimer les autres pour eux-mêmes sans être invinciblement rivé à son moi ; et ce pouvoir dépasse l’expérience. Aimer ou ne pas aimer, that is the question.

D’autre part, si on ne peut prouver par l’expérience le désintéressement de la volonté et sa liberté morale, peut-on prouver d’une manière absolue par la même voie son égoïsme radical ? — Non. Selon les écoles utilitaires et exclusivement naturalistes, notre prétendu désintéressement n’est toujours en lui-même que de l’intérêt épuré ; mais, hypothèse pour hypothèse, je puis prétendre au contraire que l’égoïsme le plus grossier contient encore de la moralité, de la bonne volonté à l’état brut. Le diamant n’est-il que du charbon lumineux ou est-ce le charbon qui est un diamant éteint ? La physique pourrait répondre peut-être, mais la question morale dépasse ici l’expérience et est toute métaphysique. Par cela même qu’en définitive les actions sont seulement des signes ou des symboles, on peut discuter à perte de vue sur les intentions fondamentales et sur la nature essentielle qu’elles expriment. Il en est des œuvres de vertu comme des miracles que l’antiquité et le moyen âge attribuaient tantôt à l’esprit du bien et tantôt à l’esprit du mal : le même fait pouvait être interprété comme un signe de Dieu ou une œuvre du démon, et on croyait le démon assez habile comédien pour jouer le personnage de Dieu même. La moralité humaine est à double sens, et on peut toujours se demander si c’est l’égoïsme ou l’altruisme qui représente le plus fidèlement le vrai fond de la volonté. C’est que la question, en dernier ressort, porte sur la nature absolue de l’activité humaine, dont les évolutions saisissables pour l’expérience ne sont que l’incomplète manifestation. La volonté, dans son essence, est-elle ouverte ou fermée à autrui, pénétrable ou impénétrable, aimante ou indifférente ? Est-ce la paix finale ou la guerre perpétuelle dont elle porte en son sein le germe invisible ? Cette puissance personnelle dont la psychologie suit les développemens dans le temps et dans l’espace est-elle essentiellement une volonté libre et libérale, dont l’égoïsme ne serait que l’accident, la maladie et la défaillance, ou bien est-elle une nécessité fatalement esclave de soi ? La première supposition s’accorde avec les faits psychologiques tout comme la seconde. Chacun interprète à son gré le symbolisme humain : les uns voient tout avec les yeux du misanthrope, les autres avec ceux du philanthrope ; ceux-ci admirent, ceux-là méprisent, et le sens du monde intérieur n’est pas plus facile à trouver que celui du monde extérieur.

La nature de la volonté, à son tour, tient à la nature de l’intelligence, qui lui fournit ses motifs : aussi est-ce une question capitale en morale que de savoir quel est le fond de cette intelligence, de cette « raison » législatrice dont la volonté subit évidemment l’empire. Ici encore les évolutionnistes se contentent d’observations superficielles. M. Spencer avait pourtant admis lui-même, dans ses Premiers Principes, une sorte de conscience profonde et primitive qui se retrouverait sous tous les états particuliers ou dérivés de la conscience, et qui répondrait à ce qu’il y a de plus fondamental en nous, probablement aussi en toutes choses. Comme ce fond de notre être n’est point objet de connaissance déterminée et distincte, M. Spencer voit là une sorte de « conscience de l’inconnaissable » dont la matière et l’esprit ne sont également, dit-il, que des symboles. Admettons qu’il en soit ainsi. Nous demanderons alors à M. Spencer pourquoi cette conscience de l’inconnaissable ne serait pas, elle aussi, un motif et un mobile d’action pour la volonté, et pourquoi il n’en dit plus mot dans sa Morale, M. Spencer, à tort ou à raison, va jusqu’à nommer son inconnaissable l’absolu ; et cependant il ne lui fait plus aucune place dans son Éthique. Il y a là une lacune considérable. Si encore l’absolu n’était pour M. Spencer qu’une idée négative, tout au plus une idée limitative et problématique, comme l’absolu de Kant, on paraîtrait excusable de négliger cette idée, quoique après tout il ne faille rien négliger ; mais non, l’absolu est pour M. Spencer une idée positive qui répond à la plus positive réalité. Bien plus, à ses yeux, tout le reste est symbole ; l’absolu seul est l’être même. Comment alors régler sa vie sans y faire entrer un tel élément en ligne de compte, ne fût-ce que pour limiter et restreindre les mobiles sensibles ?

M. Spencer veut ici nous réduire à la pure affirmation du mystère : il se contente d’élever dans sa pensée un autel unique au dieu inconnu, θεῷ ἀγνώστῳ ; après quoi il ne s’en préoccupe plus dans ses actions. Mais la pensée humaine ne s’arrête pas ainsi à moitié chemin. Une fois en possession d’une idée « positive, » elle se demande s’il est vraiment impossible de se représenter, au moins par approximation et par hypothèse, le contenu de cette idée. Si, selon M. Spencer, nous avons une bonne raison d’affirmer que l’absolu est, n’avons-nous aucune raison de conjecturer qu’il est telle chose et non telle autre ? À quoi bon cette idée indestructible au fond de la conscience, qui nous excite perpétuellement à chercher des symboles de plus en plus exacts de la réalité dernière ? Elle est pour nous une tentation éternelle ; elle ressemble à l’abîme infini du ciel ouvert au-dessus de nos êtes et qui semble nous poser sans cesse un problème. Nous pouvons résoudre, nous avons presque résolu le problème du ciel visible ; sommes-nous condamnés à voir sans cesse ouvert au-dessus de notre pensée le ciel intelligible sans même en pouvoir rien deviner ? Admettons-le ; l’inconnaissable, c’est-à-dire le fond absolu de l’être, ne fût-il ainsi qu’une simple idée, nous soutiendrons toujours que, comme toute autre idée, celle-là est capable, en une certaine mesure, de devenir à elle-même son motif et son propre moyen de réalisation progressive : il faut donc l’introduire dans la morale parmi les mobiles et en étudier l’action sur la volonté.

Quand nous agissons sous l’empire de cette idée, qu’est-ce, en définitive, que notre acte, sinon un postulat pratique, par lequel nous représentons soit l’amour d’autrui, soit l’amour de moi, comme ce qu’il y a de plus conforme au fond absolu de l’être, la bonne volonté comme une illusion ou comme l’essence vraie de toute volonté ?


II.

Du sujet moral passons à l’objet de la moralité, qui est le bien. Les conceptions dites purement scientifiques, sur lesquelles une morale toute positive essaie de fonder son idée du bien, sont celles : 1o du plaisir et du bonheur, 2o de la vie, 3o de l’évolution. Et telles sont, en effet, les idées dominantes des écoles exclusivement naturalistes. Or il n’est pas une de ces idées qui ne soulève des problèmes métaphysiques, et la pratique ne peut, quoi qu’en dise M. Leslie, se désintéresser de ces problèmes, car elle doit prendre parti à leur sujet ; elle doit en postuler et en exprimer symboliquement une solution quelconque.

En premier lieu, le positiviste même ne saurait se désintéresser de cette question : « Quelle est la valeur du plaisir en soi ? » et la valeur intrinsèque du plaisir est un problème métaphysique en même temps que moral. En effet, si le plaisir est le but de la conduite, il doit être le superlatif du bien, et quand même on rejetterait ici l’idée évidemment métaphysique d’un superlatif absolu, encore faut-il déterminer un superlatif relatif : par exemple, la valeur relative de mon plaisir et de votre plaisir a besoin d’être mesurée et fixée. L’alternative pratique se pose nécessairement entre vous et moi, entre votre individualité et mon individualité ; et la question de savoir quel individu éprouvera le plaisir, moi ou vous, devient capitale dans l’appréciation de la valeur relative des plaisirs. Eh bien ! pour y répondre, vous serez obligé tôt ou tard d’aborder ce problème : que vaut l’individualité ? que vaut le moi ? Le moi est-il une réalité ou n’est-il qu’un centre d’échos intérieurs, comme le foyer d’une voûte sonore ? — Vous voilà devant une question métaphysique, et devant la plus difficile de toutes. Cette distinction essentielle du subjectif et de l’objectif, du moi et du vous, du plaisir senti par moi et du plaisir senti par vous, est au fond toute métaphysique ; or nous la voyons aujourd’hui reparaître sous forme d’une antinomie scientifiquement insoluble, au bout de la morale utilitaire telle que M. Sidgwick l’expose, de la morale positiviste enseignée par M. Ardigò, enfin de la morale évolutionniste telle que la conçoivent MM. Spencer, Clifford, Leslie et Mme Clémence Royer. L’opposition du plaisir personnel et du bonheur général est, encore aujourd’hui, la pierre d’achoppement des moralistes qui veulent s’en tenir exclusivement aux données positives. Pour comparer la valeur relative des plaisirs, il faut bien une mesure, et la mesure purement scientifique ne pourrait être que mon plaisir personnel considéré sous le rapport de la seule quantité ; ce qui est incompatible avec la morale altruiste du positivisme, de l’évolutionnisme et même de l’école utilitaire.

M. Sidgwick, il est vrai, a essayé d’établir, pour fonder la morale utilitaire, une autre mesure que celle de notre sensibilité propre, une mesure intellectuelle et rationnelle. Son argumentation est un curieux spécimen de subtilité anglaise. Mais cette tentative peut trouver une « preuve » scientifique du principe de l’utilité générale n’est pas plus heureuse que les autres. Elle se réduit, comme nous allons le voir, à un essai de démonstration purement logique et formelle qui laisse échapper le fond même de la question. D’après l’ingénieux moraliste, la méthode convenable pour établir la valeur supérieure du bonheur universel par rapport au bonheur individuel, c’est l’analyse, grâce à laquelle on peut remonter d’une proposition plus particulière à une proposition plus générale. Soumettons à l’analyse la maxime égoïste : « Il est raisonnable pour moi de prendre mon plus grand bonheur comme but suprême de ma conduite : » par la réflexion, dit M. Sidgwick, je trouve « que le bonheur d’un autre individu quelconque, également capable de bonheur et en ayant également besoin, ne doit pas être moins digne d’être poursuivi que mon bonheur propre ; » et j’en viens ainsi logiquement « à accepter cette maxime utilitaire que le bonheur, en général, doit être considéré comme le réel principe premier, car la maxime égoïste n’est vraie qu’autant qu’elle est une expression partielle et subordonnée de cette maxime plus générale. — N’y a-t-il point là une sorte de prestidigitation logique à la façon d’Okkam et de Scot, qui aboutit à escamoter le moi et le toi en faveur de la société humaine, bien plus, en faveur de la totalité des animaux et des êtres sentans quelconques ? Est-il permis à M. Sidgwick de dire que la restriction moi ou toi n’importe pas ? À nos yeux, tout le problème est au contraire dans cette restriction, dans cette détermination, dans cette particularité qui constitue l’individu même et sur laquelle l’égoïste prend son point d’appui. L’égoïste pourra dire à M. Sidgwick : « Vous avez posé vous-même en principe que le plaisir, que le bonheur est « la seule chose finalement et intrinsèquement bonne ou désirable, » conséquemment la seule valeur morale ; mais, remarquez-le bien, le plaisir ne peut avoir la même valeur quand je ne l’éprouve pas et quand je l’éprouve, son essence étant d’être éprouvé ; le bonheur consiste à jouir moi-même du bonheur et non à ce qu’un autre en jouisse à ma place par procuration. Mon bonheur est un bien et une valeur pour moi qui en jouis. De cette proposition fondamentale vous pourrez bien tirer par votre « méthode analytique » les deux suivantes : 1o le bonheur d’un autre est un bien pour cet autre qui en jouit ; 2o le bonheur, en général, est un bien pour ceux qui en jouissent ; — mais il est contradictoire d’en conclure que le bonheur d’un autre est un bien même pour celui qui n’en jouit pas. Pour empêcher l’égoïste de préférer, par exemple, une trahison à la mort, il ne suffira donc pas de lui dire que la vie est naturellement et rationnellement agréable pour tout le monde comme pour lui, car c’est précisément de ce fait général ou de cette loi naturelle : « Tout le monde veut vivre » qu’il tire cette conclusion : « Donc, je veux vivre. » — Le pont purement logique entre l’égoïsme et l’altruisme est aussi impraticable que le pont de Mahomet. Ce qui le prouve, c’est que le moraliste anglais se trouve finalement obligé de faire appel, comme Butler et Paley, au postulat de la sanction divine, pour opérer dans un autre monde la conciliation vainement tentée par sa dialectique. N’est-ce pas là sortir de nouveau de l’utilitarisme véritable pour se réfugier dans les idées transcendantes ? Devoir et Dieu sont des notions également a priori pour ceux qui les admettent, et elles se trouvent égarées comme des étrangères dans tout système vraiment et sincèrement utilitaire.

Ainsi, dans la morale du bonheur, malgré toutes les efforts des utilitaires récens, nous manquons d’une mesure extérieure et supérieure pour apprécier la valeur relative du plaisir personnel et du plaisir d’autrui. Il faut donc chercher une mesure intrinsèque du plaisir, car nous agirons envers autrui, et aussi envers nous, selon la valeur intime que nous aurons attribuée au plaisir, indépendamment du moi et du toi. Par cette voie encore les moralistes du plaisir s’efforcent aujourd’hui de trouver un passage entre l’intérêt et le désintéressement. — Le plaisir d’autrui, disent-ils, peut devenir le vôtre, et par conséquent vous pouvez trouver en vous-même, en vous seul, cette mesure suffisante et intrinsèque des plaisirs que vous réclamez ; en effet, votre intelligence sera satisfaite si vous préférez à votre bonheur celui de la société, à votre moi ce que Clifford appelle le « moi social, » le « moi de la tribu, tribal self. » — Oui, mais ma sensibilité propre sera-t-elle satisfaite ? Mon intelligence même sera-t-elle aussi entièrement satisfaite que vous le prétendez ? Sa faculté de généraliser aura pleine satisfaction, soit ; mais sa faculté de distinguer et d’individualiser, nullement. Vous voilà donc obligés, avec Stuart Mill, de postuler une hiérarchie intérieure, d’abord entre les diverses parties de l’intelligence, puis entre l’intelligence tout entière et la sensibilité, en un mot, entre nos diverses facultés et les plaisirs divers qui en résultent. Le problème ne fait alors que changer de forme sans être résolu ; il passe tout entier en nous, mais il y demeure aussi tout entier : nous avons à choisir entre des plaisirs différens dont la source est en nous-mêmes, mais, ici encore, pour déterminer exactement le superlatif relatif, il faudrait connaître le superlatif absolu : il faudrait savoir ce que vaut le plaisir en soi, indépendamment de la considération des personnes. Et comment, en définitive, savoir ce qu’il vaut en soi si je ne sais pas ce qu’il est en soi ?

Ceci nous amène du problème de la valeur à celui de la nature. Le métaphysicien pourra adresser aux partisans du positivisme moral et, en général, de toute morale exclusivement scientifique, cette question qui n’a pas moins d’à-propos aujourd’hui qu’au temps de Platon : — Savez-vous, en définitive, ce qu’est le plaisir ? — Selon Bentham, Stuart Mill, Darwin, MM. Spencer, Clifford et Leslie, comme selon Épicure, le plaisir se retrouve au fond de tous les biens, il est pour ainsi dire l’étoffe dont ils sont faits. Et effectivement, au point de vue de la seule expérience et de la science proprement dite, quel contenu réel et expérimental peut-on donner à l’idée du bien, sinon le bonheur, qui a lui-même pour élément le plaisir au sens le plus large de ce mot ? Mais il reste toujours à chercher ce qu’est le plaisir même en sa plus intime essence. — Nous n’avons pas besoin de le savoir, répondra-t-on. — Quoi ? il s’agit d’ériger une chose en bien suprême, en dernier objet de notre activité, en fin dernière de toutes nos puissances ; il s’agit, par conséquent, de la préférer à tout le reste, et il serait inutile de se faire une idée juste ou tout au moins une hypothèse raisonnée sur ce que cette chose est en soi ? Si nous allions, comme dit Platon, prendre le fantôme d’Hélène pour une Hélène véritable et mettre notre vie entière au service « d’une simple apparence du plus grand bien ! »

Ne l’oublions pas, dans les sciences secondaires et positives, trop exclusivement en honneur auprès du naturalisme contemporain, — physique, physiologie, psychologie, sociologie, etc., — on peut se contenter des apparences, parce que nos actions elles-mêmes ne s’engagent que sur des apparences qui leur suffisent pratiquement ; mais il n’en est plus de même dans la recherche du bien, c’est-à-dire de la fin réelle à nous poser, de la fin qui doit donner une pleine satisfaction à tout notre être dans la vie présente et (si par hasard il y en avait une) dans la vie à venir[2]. La science morale est un effort pour saisir, ou conjecturer le fond même du bien, pour en entrevoir l’essence et le soumettre à nos prises. « Quand il s’agit de toute autre chose, disait encore Platon, nous pouvons nous borner à l’apparence ; mais quand il s’agit du bien, nous voulons la réalité : » par cela même la morale est une métaphysique du bien. Cette métaphysique, on la chercherait en vain chez les évolutionnistes comme chez les positivistes. MM. Spencer, Clifford, Stephen Leslie, Ardigò, se contentent de nous dire que le plaisir se retrouve sous toutes les notions morales, comme l’espace sous les idées de corps, de figure, de mouvement. Eh bien ! la comparaison avec l’espace commencée par MM. Spencer et Leslie, poussons-la jusqu’au bout : introduisons même dans la question l’idée du quatrième espace, imaginé par les géomètres de l’Allemagne. M. Stephen Leslie nous dit que la pratique de la géométrie est indépendante de cette hypothèse métaphysique, et cela est vrai ; mais supposons pour un moment que l’existence d’une quatrième dimension entraîne au contraire des changemens considérables dans la pratique et que, d’autre part, nous soyons dans l’impossibilité de savoir si l’espace a trois ou quatre dimensions. Forcés d’agir, nous serions obligés par là même de prendre parti pour l’un ou l’autre des espaces ; nos actions ne seraient donc plus alors de purs symboles scientifiques, mais des symboles de nos croyances métaphysiques : les partisans des trois dimensions agiraient d’une façon et les partisans de la quatrième d’une façon opposée. Chacun ferait son postulat et se conduirait selon son hypothèse, jusqu’à ce qu’elle fût confirmée ou renversée par l’expérience. Si, de plus, le succès ou l’insuccès final de la conduite ne pouvait être vérifié qu’après la mort, on demeurerait en suspens sur la valeur des divers symboles et des diverses conduites. C’est précisément l’image de la condition humaine en face du bien et du plaisir ; il y a des hommes qui n’admettent pour ainsi dire qu’un bien à une dimension : le plaisir présent, point perdu dans la durée de la vie ; d’autres, comme les épicuriens, admettent un bien à deux dimensions et s’étendant à la durée entière de la vie, c’est-à-dire le bonheur ; d’autres, comme les utilitaires anglais et les évolutionnistes, admettent une troisième dimension, le bonheur universel ; d’autres enfin, comme les kantiens, rêvent une quatrième dimension du bien, un bien intelligible supérieur au bien sensible et capable de s’étendre au-delà des limites de la vie présente, au-delà même des limites de l’individualité. C’est peut-être un bien aussi chimérique que « l’hyper-espace, » aussi imaginaire que cette géométrie non-euclidienne où le postulat d’Euclide relatif aux parallèles est abandonné ; mais enfin c’est un idéal qui s’impose naturellement et universellement à la pensée humaine : il faut donc bien pratiquement prendre parti pour ou contre et symboliser notre croyance dans nos actions. Le géomètre, en un mot, n’a pas besoin de savoir ce qu’est en soi l’espace où il se meut, et M. Stephen Leslie a raison de le dire ; mais le moraliste, quoi qu’en dise M. Leslie, a besoin de se faire une opinion sur la sphère où se meut l’agent moral, car la mise en pratique de cette opinion constitue la moralité même. Si, par exemple, il s’agit d’abandonner l’espace où je vis pour vous laisser prendre ma place au soleil, ou, au contraire, de défendre ma place aux dépens même de votre vie, il faut bien que je me fasse une opinion sur la nature de cette vie que nous ne pouvons occuper à la fois, que nous nous disputons tous deux et dont la conquête exigera peut-être le sacrifice d’un de nous deux. M. Leslie nous dit que cette vérité : « Une mère aime son fils » est purement scientifique. — Oui, mais il n’en est plus de même de cette autre : « Une mère doit aimer son fils, et, s’il le faut, mourir pour le sauver. » Ici, j’ai besoin de savoir ou de conjecturer ce que c’est que l’amour, la vie, le plaisir, le vrai bien, car notre conduite dépendra de nos croyances.

Si le plaisir est le souverain bien, il devra satisfaire absolument toutes nos facultés, non-seulement notre sensibilité, mais encore notre intelligence et notre volonté. Tel qu’il nous est représenté par les écoles utilitaires, évolutionnistes, positivistes, le plaisir satisfait-il complètement notre intelligence ? Non, car l’intelligence n’en pénètre pas jusqu’au fond la nature. Quand je jouis, être intelligent, je voudrais savoir ce que c’est que jouir ; je voudrais, si vous préférez cette façon de parler, ajouter le plaisir de comprendre au plaisir de sentir. Les voluptés qui m’arrivent toutes faites du dehors, les biens qui me tombent je ne sais d’où ne remplissent pas mon idée du bien ni même du plaisir. Le souverain bonheur est de savoir par son intelligence ce qu’est le bonheur, en même temps qu’on en jouit par sa sensibilité. Si je ne le sais pas, il reste, au sens propre du mot, une ombre sur mon bonheur, un doute sur le bien auquel je sacrifie tout le reste. Assurément, cette satisfaction de l’intelligence que je réclame est elle-même un plaisir ; c’est, si l’on veut, un plaisir métaphysique ; mais c’est aussi, par cela même, un plaisir moral. Il faut donc de nouveau reconnaître qu’il y a en nous lutte entre divers plaisirs, les uns intellectuels et moraux, conséquemment objectifs et impersonnels par leur objet, les autres sensibles, conséquemment subjectifs et personnels. Comment choisir sans s’arrêter à quelque postulat métaphysique sur leur nature ? Le plaisir seul, dans ce qu’il a de personnel et de sensible, ne satisfait donc pas l’intelligence, ou, si vous aimez mieux, il ne se satisfait pas lui-même : il voudrait être à la fois personnel et impersonnel, individuel et général, sensible et intelligible ; il devient, dès qu’il se pense, tourment en même temps que plaisir ; il ne peut plus jouir de soi sans mélange dès qu’il a conscience de soi et qu’il voit sa propre limite dans l’individualité : il se voudrait illimité et infini. C’est là ce je ne sais quoi d’amer qui surgit, comme dit Lucrèce, du fond de toute volupté. L’intelligence, en d’autres termes, déborde le plaisir et, l’enveloppant de ses idées universelles ou métaphysiques comme d’une sphère sans fin, le réduit à un point que resserre de toutes parts le désir, par conséquent la souffrance.

Outre la nature et la valeur du plaisir, il faut aussi considérer son origine, et cette troisième question, si on pouvait la résoudre, entraînerait la solution des deux autres. M. Spencer nous dit que « ce qui apparaît subjectivement comme plaisir a objectivement pour origine une plus grande intensité et une qualité supérieure de vie ; » — soit ; mais alors se pose ce nouveau problème : la vie, l’être, la force sont-ils en définitive identiques au plaisir qui en dérive ? Toute force est-elle pure sensibilité sans rien autre chose ? — C’est un problème que nous ne pouvons résoudre avec la certitude de la science ; toutes nos conjectures à ce sujet seront donc nécessairement métaphysiques. Et les métaphysiciens, ici, ne manqueront pas de questions à adresser. — Pour sentir, demanderont-ils, ne faut-il pas commencer par être et par agir d’une manière quelconque, par être une force susceptible de modifications, d’accroissement, de diminution ? N’est-ce pas cette force qui doit être la vraie origine du plaisir ou de la douleur ? — Si l’idée de force est trop occulte, si elle n’est encore elle-même, comme le reconnaît M. Spencer, qu’une conception symbolique, on pourra la réduire à l’idée de mouvement ; mais cette réduction même constituera toujours un système métaphysique. Et alors, sous une nouvelle forme, se posera la même question : — Quel est le rapport du mouvement au plaisir, à la sensibilité, à la conscience ? Tout mouvement enveloppe-t-il une conscience sourde et une sensibilité sourde ? — C’est la une thèse que nous avons soutenue pour notre part, et Mme Clémence Royer se range à notre avis ; mais, à coup sûr, l’affirmative comme la négative sont des opinions étrangères à la science positive. M. Spencer, lui, a une opinion différente. Il hésite à admettre que les matériaux de la conscience « existent primitivement sous les formes du plaisir ou de la peine. » « Je ne vois aucune convenance à supposer l’existence de ce que nous entendons par conscience (et aussi par plaisir et peine) dans des créatures dépourvues non-seulement de système nerveux, mais même de structure en général[3]. » L’opinion de Clifford est analogue. Mais, si le plaisir et la peine ne sont ainsi, selon vous, que des résultats ultérieurs et des combinaisons complexes des élémens de la conscience, si ce sont de simples phénomènes nerveux, n’y a-t-il pas lieu de se demander comment la morale naturaliste peut en faire le tout de la vie ? Peuvent-ils être le fond unique de la moralité alors que, selon MM. Spencer et Clifford, ils ne sont pas le fond unique de l’existence, ni même de la vie et de la conscience ? M. Spencer, dans ses Premiers Principes, finit par réduire à la fois les idées de force, de mouvement et de matière à n’être que des « conceptions symboliques, » et nous savons que les phénomènes de la conscience, de leur côté, sont aussi à ses yeux de purs symboles d’une substance inconnue. Mais alors, demanderont les métaphysiciens, le plaisir lui-même est-il autre chose que le symbole de quelque changement plus profond qui s’accomplit dans l’être même, comme le feu Saint-Elme qui couronne le mât d’un navire est le signe de son électricité intérieure ?

On pourrait adresser une semblable question à Clifford. Pour lui, l’intérêt social est un simple « symbole » des intérêts individuels, dans lesquels il se résout ; l’intérêt individuel, de son côté, est un pur symbole des plaisirs particuliers qui en sont les élémens réels. S’il en est ainsi, la doctrine de Clifford donne prise à deux objections capitales. D’abord, en nous demandant de nous sacrifier pour le bien social, objet de la « piété sociale, » vous nous demandez de nous sacrifier pour un pur symbole en oubliant ce qu’il représente, comme un soldat qui se ferait tuer pour le drapeau même et non pour la patrie. Symbole est ici trop voisin d’idole, et la « piété » de Clifford à l’égard du symbole social de nos plaisirs individuels ressemble beaucoup à la piété de ceux qui prennent la statue du dieu pour le dieu même. La « majestueuse figure de l’homme, antérieure et supérieure à toutes les divinités, » n’est-elle point, comme « le grand être, le grand milieu et le grand fétiche » d’Auguste Comte, une divinité aussi suspecte que les autres ? Telle est notre première objection. — Voici maintenant la seconde. Le dieu réel et vivant qu’adore au fond Clifford, c’est-à-dire le plaisir, est-il lui-même certainement le vrai dieu, et ne conserve-t-il plus rien ni de symbolique ni d’idolâtrique ? Pourquoi Clifford, dans sa morale, s’arrête-t-il au plaisir comme s’il avait touché le fond des choses et soulevé le dernier voile du sanctuaire, alors qu’il reconnaît lui-même, dans sa métaphysique, que le plaisir est un simple dérivé, un composé d’élémens plus primitifs, conséquemment le signe d’un certain état de l’être et d’un certain rapport de l’être à son milieu ? Le signe, au lieu d’être de nature intellectuelle, est ici de nature sensible ; le moraliste doit-il pour cela confondre le signe avec la chose signifiée, la traduction avec le texte, en représentant le phénomène du plaisir comme le but suffisant et ultime de la volonté humaine ? Le physicien, lui, se garde de confondre la lumière répandue par une machine à vapeur (lumière qui, selon MM. Spencer, Bain et Clifford, est l’analogue de la sensibilité ou de la conscience) avec le travail utile que la machine accomplit. Le plaisir de l’harmonie n’est pas identique à l’harmonie mathématique des vibrations dans nos organes. Quelque immédiat que soit le rapport du plaisir et de la vie, on aura toujours le droit de se demander si l’effet est ici en proportion constante avec la cause. En admettant que le plaisir soit le thermomètre de la vie, il s’agira de savoir si le thermomètre est exact et le même pour tous. Il ne semble pas que les thermomètres humains marquent toujours le même degré ni chez le même individu, ni d’un individu à l’autre. Aussi les utilitaires et évolutionnistes veulent-ils que, pour savoir si nous jouissons et sommes heureux, nous regardions le thermomètre de la société tout entière ; c’est comme si un médecin, pour constater ma propre température, plaçait le thermomètre sous son aisselle et sous celle de mes voisins.

On le voit, après avoir considéré le bien subjectif, qui est le plaisir, la morale évolutionniste et positiviste se trouve entraînée à la considération du bien objectif, qui est pour elle le « maximum de vie. » Mais cette définition, que nous croyons d’ailleurs exacte, soulève immédiatement une nouvelle question : — Que faut-il entendre au juste par la vie ? Est-ce la vie physique, ou la vie intellectuelle ? — Les deux sans doute ; mais n’y a-t-il point alors hiérarchie entre les deux, et parfois opposition ? Dans ce dernier cas, laquelle des deux manifestations de la vie faut-il préférer ? Laquelle, en d’autres termes, faut-il considérer comme un pur symbole, laquelle comme la réalité ? Bien plus, la vie elle-même, en tant qu’organisation corporelle, est-elle le fond de l’existence véritable, ou seulement une forme de l’existence ? Faut-il dire avec Schopenhauer : — « Chacun sent qu’il est autre chose qu’un néant qu’un autre néant a un jour engendré ; de là naît pour lui l’assurance que la mort peut bien mettre fin à sa vie, mais non à son existence ? » — Affirmer que la vie organique est tout l’homme, c’est trancher négativement le problème de l’immortalité, personnelle ou impersonnelle ; cette solution négative peut être la vraie ; en tout cas, c’est une solution métaphysique. M. Spencer n’en dit pas mot, comme si la morale était profondément indifférence à cette question. Cependant, c’est surtout pour les utilitaires qu’elle est intéressante : la définition du bonheur et du plaisir même devra différer selon le système qu’on adopte ; car, une fois accordé que le bien est identique au bonheur, il restera évidemment à savoir si le vrai bonheur, le vrai plaisir, est simplement celui de la vie organique et de l’individualité organique. La conception de la vie humaine, — conception qui, d’après les principes de M. Spencer, ne peut être elle-même que symbolique et inadéquate à son objet, — sera nécessairement différente, en théorie et en pratique, selon qu’on considérera la vie actuelle comme un tout ou seulement comme une partie d’une existence plus longue, d’une existence indéfinie. Mme Clémence Royer s’efforce, avec Spinoza et les partisans du nirvana, de nous consoler de l’immortalité qui nous manque par la certitude de l’éternité qui appartient à nos atomes constituans. Elle nous promet « la quiétude indifférente du repos inorganique, la douce uniformité des sensations élémentaires, » un repos qui alternera « agréablement » avec l’agitation de la vie[4]. D’autres, au contraire, donneraient volontiers leur éternité substantielle pour leur immortalité personnelle, et ce qui semble le plus pour ce qui semble le moins ; ils rêvent, à tort ou à raison, au-delà du monde visible, une société idéale, universelle, où nous nous retrouverions unis avec autrui, jouissant d’un degré de bonheur proportionné au degré même de notre évolution morale. Est-ce là autre chose qu’un rêve ? — Grand mystère où la morale et la métaphysique viennent aboutir, et dont la solution négative ou affirmative suppose tout un système sur l’univers ; car il s’agit de savoir, en dernière analyse, si l’évolution physique du monde est compatible avec ce que nous appelons nos lois morales, bien plus, si nous possédons un moyen quelconque d’action sur la nature, et si nous sommes capables d’y introduire les premiers élémens d’un règne universel de la justice.

La doctrine même de l’évolution, considérée en soi, est une métaphysique de la nature, une cosmologie qui suppose des principes et des postulats dépassant l’expérience. L’évolution est-elle purement mécanique, ou laisse-t-elle place à une finalité quelconque, sinon transcendante, du moins immanente, comme celle que Mme Clémence Royer semble admettre ? La cause dernière de l’évolution est-elle une nécessité fondamentale ou une volonté susceptible de quelque liberté ? Le fond des êtres qui évoluent est-il la conscience, — comme celle dont Mme Clémence Royer gratifie les atomes, — ou est-ce les élémens inconsciens que Clifford et M. Taine placent sous la sensation consciente, ou est-ce enfin quelque principe inconnaissable différent de l’un et de l’autre, comme celui de M. Spencer ? Si l’évolution n’a pas de fin préétablie, n’a-t-elle pas du moins un terme naturel, et quel est ce terme, ce résultat de l’aspiration universelle, ou, comme dit M. Spencer, cet « achèvement » qui est l’objet du désir ? Sur quelle preuve se fonde l’identification établie par M. Spencer entre le terme naturel de l’évolution et le bien moral ? — Voilà autant de problèmes où il serait difficile de soutenir que les « conceptions symboliques » de la métaphysique sont hors de cause. Demandez plutôt aux positivistes si M. Spencer n’est pas lui-même un métaphysicien. Plus manifeste encore est la métaphysique dans les doctrines de Clifford et de Mme Royer. Cette dernière, d’ailleurs, a le mérite de n’avoir point fait de la métaphysique sans le savoir. Elle a rattaché la question du bien moral à celle du bien universel, et elle a cherché dans l’atome même l’élément du bien, conséquemment aussi l’élément de la moralité. Elle s’avance jusqu’à dire qu’auprès de cette conscience morale inhérente à l’atome sous la forme d’éternité, notre conscience « n’est que ténèbres, illusion, préjugés traditionnels de caste et de nation. » Quant à M. Sidgwick, soutenir avec lui que la morale du bonheur est indépendante des théories sur l’évolution et de l’origine attribuée à nos sentimens sympathiques, c’est comme si on soutenait que la valeur du mahométisme est indépendante de ses origines.

Ainsi la nature du bien, en nous et hors de nous, donne lieu à des questions qui, pour être scientifiquement insolubles, n’en sont pas moins moralement inévitables ; aussi les conjectures, les postulats métaphysiques pénètrent de toutes parts dans la morale naturaliste, même dans celle qui se croit exclusivement positive ou scientifique, et qui enveloppe au fond une métaphysique déterminée, vraie ou fausse. Pourquoi vouloir déguiser ce caractère sous une prétendue indifférence pratique à tout système ? Pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom ? Il y a une morale naturaliste, il y a une morale matérialiste, il y a une morale idéaliste, il y a une morale spiritualiste, etc. ; il n’y a pas de morale purement positive, car ce serait une métaphysique positive, chose irréalisable. Les problèmes que nous venons d’indiquer ne sont susceptibles que de solutions probables, non de solutions certaines. Il est commode, sous ce prétexte, de les négliger pour construire une morale prétendue positive ; concédons même qu’il est légitime de les négliger au début de la morale ; mais, quand ils se posent à la fin, il faut savoir les accepter et les aborder. M. Spencer, dans ses Premiers Principes, avait plus ou moins effleuré ces problèmes ; pourquoi ne fait-il plus aucun usage de ses principes premiers dans sa morale, comme si la science des mœurs pouvait se contenter jusqu’au bout de lois secondaires et dérivées ? M. Spencer a écrit un beau livre qu’il appelle les Data de la morale ; on ferait tout un livre avec les postulata et les desiderata de cette même morale. La morale de l’évolution, telle que la présentent aujourd’hui les disciples de MM. Darwin et Spencer, n’est nullement adéquate à ce qu’on pourrait appeler la métaphysique de l’évolution.


IV.

En même temps que la nature intime de la volonté et celle du bien, notre rapport avec nos semblables et avec l’univers se trouve mis en question dans tout problème de moralité proprement dite. Chaque fois qu’un problème de ce genre se pose dans la conscience et est résolu par un acte déterminé, cet acte ne traduit plus seulement, comme dans les arts utiles ou dans les sciences appliquées, une connaissance relative à quelque liaison particulière de deux choses entre elles, par exemple le feu et la sensation de chaleur, la construction d’une fenêtre et la lumière du soleil : il traduit une croyance relative à notre liaison avec tous nos semblables et même avec l’universalité des êtres. En d’autres termes, si une action utile n’enveloppe qu’un point de vue borné et un fragment de système scientifique sur des choses particulières, une action morale enveloppe confusément et symbolise un système métaphysique sur la société, une perspective sur l’univers. Qu’est-ce, par exemple, qu’une conduite égoïste, comme celle d’un souverain qui jugerait son peuple fait pour lui au lieu de se croire fait pour son peuple ? Louis XIV donnait la formule exacte de l’égoïsme despotique en disant : « L’état, c’est moi. » Cette formule exprime une relation de dépendance et d’esclavage entre toute une société d’hommes et un seul homme. C’est donc un individu qui se fait le centre d’un tout au lieu de s’en considérer comme simple partie. Le despote agit comme si tout l’état était lui-même. Cette formule : « L’état, c’est moi, » en enveloppe à son tour et en présuppose une autre : « Les hommes n’ayant pour moi qu’une valeur relative à mon intérêt, j’en dois faire mes instrumens ; » ce qu’on pourrait exprimer en disant : « L’humanité, à mes yeux, c’est moi. » Et ainsi raisonnent, en effet, tous les égoïstes : chacun renferme un despote prêt à se montrer. On peut aller plus loin encore et dire que l’égoïsme a pour Credo pratique la maxime suivante : « L’univers, c’est moi. » L’égoïste, en effet, se considère pratiquement comme le centre du monde. Sans doute il reconnaît que les autres individus ont le droit d’en dire autant et que, par conséquent, le centre est partout, la circonférence nulle part. En d’autres termes, tout étant phénomène et l’existence phénoménale étant l’unique existence, chaque phénomène humain est en dehors de tous les autres comme les points de l’espace. Là où je suis, je suis centre, et les autres n’ont pour moi de valeur que comme moyen de ma propre jouissauce. L’égoïste ne se rend pas compte clairement à lui-même du système caché dont ses actions sont les applications visibles ; il n’en est pas moins vrai que ses actes postulent une affirmation exclusive de l’universel phénoménisme, de ce système selon lequel, le fond de la réalité étant pour chacun sa jouissance individuelle, tout idéal impersonnel est chimérique. L’égoïste a donc fait, sans le savoir, du symbolisme métaphysique et même du dogmatisme, puisqu’il a tout relié à lui-même comme s’il voulait être pratiquement le principe et la fin, l’alpha et l’oméga de l’univers.

Considérez, au contraire, de quelle hypothèse métaphysique un acte de fraternité est la figuration extérieure. Si vous sauvez ma vie au péril de la vôtre, n’est-ce pas comme si vous disiez : « Vous et moi, par la partie intelligente et aimante de notre être, nous sommes un ; à un point de vue supérieur, vous êtes moi-même et moi je suis vous. » C’est cette unité, réelle ou idéale, que vous exprimez par un symbole visible en donnant votre vie pour la mienne comme si la mienne était identique à la vôtre, comme si nos deux existences s’unissaient dans le fond de la réalité ou, selon l’expression de Hegel, dans le « cœur de la nature ; » comme si enfin le dernier mot de l’avenir devait être la paix entre tous et non une guerre éternelle, où chacun meurt les armes à la main. Que sont les mouvemens qui traduisent cette pensée, cette volonté d’union finale entre les êtres ? Ils sont une adhésion à la philosophie pour laquelle l’idéal est rationnellement supérieur à la réalité présente, et capable de se réaliser lui-même progressivement. Ainsi, égoïste ou aimante, l’action qui intéresse la morale est toujours une métaphysique en raccourci ; elle est une conception cosmologique, soit matérialiste, soit idéaliste.

On peut ajouter qu’elle est encore pessimiste ou optimiste, et que par conséquent elle finit par embrasser l’avenir de l’humanité et de l’univers. Voyez M. Spencer lui-même poser le problème dernier de toute métaphysique, de toute philosophie de la nature, celui qui passionne de plus en plus la métaphysique contemporaine ; je veux dire le problème du pessimisme et de l’optimisme. « Il y a, dit M. Spencer, une proposition d’extrême importance impliquée dans ce principe général que les actes bons sont les actes utiles à l’évolution de la vie soit chez nous, soit chez les autres : — La vie est-elle digne d’être vécue : Is life worth living ?.. Prendrons-nous parti pour les optimistes ou pour les pessimistes ?.. — De la réponse à cette question dépend entièrement toute décision sur le bien ou le mal dans la conduite. » Ainsi, dès le début de sa morale, M. Spencer se trouve en face du grand problème ; il pressent que la valeur de la vie humaine est liée à celle du monde entier, que rien n’est isolé dans l’univers, que, si l’univers est mauvais, la vie sera mauvaise, si l’univers est bon, la vie sera bonne. Il est vrai que M. Spencer s’efforce de rester pour sa part en dehors du problème en cherchant « un postulat sur lequel s’accordent les pessimistes et les optimistes, » et ce postulat, il croit l’avoir trouvé. « Les deux écoles, dit-il, dans leurs divers argumens, supposent évident que la vie est bonne ou mauvaise selon qu’elle apporte ou n’apporte pas un surplus de sentiment agréable : « surplus of agreeable feeling. Le pessimiste dit qu’il condamne la vie parce qu’il en résulte plus de peine que de plaisir. L’optimiste la défend parce qu’il croit qu’elle apporte plus de plaisir que de peine. D’où cette conséquence inévitable : la conduite est bonne ou mauvaise selon que son effet total est agréable ou pénible ;.. le bien est donc universellement l’agréable : the good is universally the pleasurable. »

La conséquence n’est point aussi inévitable que le croit M. Spencer. Le problème du monde et de l’homme n’est pas si facile à résoudre. Est-il donc certain que les optimistes comme les pessimistes jugent la valeur de la vie uniquement d’après la quantité de plaisir ou de peine qu’elle procure ? Cela est vrai, sans doute, de l’optimisme anglais et du pessimisme allemand contemporain. M. de Hartmann, par exemple, s’accorde avec les utilitaires pour dire que l’essence de tout bien est le plaisir, et c’est de ce principe même qu’il conclut que la vie est mauvaise. Aussi les pessimistes de cette école sont-ils dans le fond non moins épicuriens que les optimistes de l’école anglaise. Mais il reste à savoir si les uns et les autres sont autorisés à prendre le plaisir pour l’unique mesure du bien, ou, qui plus est, pour le bien même. Peut-être ont-ils raison, mais ni M. Spencer, ni M. de Hartmann n’a montré qu’ils ont raison. Quand Leibniz soutient son optimisme, d’ailleurs si exagéré, ce n’est pas au nom du plaisir, ni surtout de la vie actuelle ; il imagine un progrès illimité non-seulement des espèces, mais encore des individus. À vrai dire, c’est l’opinion qu’on se fait d’abord sur la valeur intrinsèque du plaisir et de la vie qui a pour conséquence finale l’optimisme ou le pessimisme ; c’est la manière dont on conçoit les fondemens psychologiques et métaphysiques de la morale qui entraîne l’absolution ou la condamnation du grand Tout, comme moral ou immoral, comme heureux ou malheureux, comme bon ou mauvais. M. Spencer lui-même, en prétendant ne point prendre parti, prend réellement parti pour l’optimisme, car il admet sans démonstration que la plus grande quantité de plaisir correspond à la plus grande quantité de vie ; ce qui suppose que la nature assure le maintien de la vie par l’aiguillon du plaisir plus que par celui de la douleur, et qu’elle fait ainsi prédominer la jouissance sur la souffrance dans son budget final. Or, cette hypothèse est le fond même de l’optimisme, et c’est un postulat métaphysique. Un disciple de Bouddha prétendra au contraire que la vie est effort et que l’effort est douleur. La volonté, dira-t-il, est comme la corde tendue d’un instrument : elle ne vibre que si un obstacle la froisse, et le son qu’elle rend est la souffrance. Mme Clémence Royer, abordant de front le problème, s’est efforcée de démontrer l’optimisme par le calcul mathématique. Après avoir exprimé en formules aventureuses la totalité des éléments du monde, elle trouve, dans son équation finale (β″NTV² = (ϰ Ω X ³), le bien exprimé à la troisième puissance de l’infini. Le calcul arithmétique de Bentham sur la valeur des plaisirs et des peines serait ainsi applicable à l’univers dans toute l’étendue de l’espace et de la durée. Inutile de dire que cette algèbre cache encore, sous un appareil scientifique, un simple postulat métaphysique. Ainsi, de toutes parts, la métaphysique presse la morale, y fait entrer ses problèmes et, à défaut d’une solution théorique, en exige une solution pratique.

À ces observations un positivisme plus radical répondra peut-être : Il n’est pas besoin de métaphysique ni même d’algèbre pour démontrer à l’égoïste l’absurdité de son système et à l’homme désintéressé le caractère rationnel de ses actions. Au point de vue de la science, par exemple, il est évident que l’individu n’est pas le centre de la société, ni de l’univers. — Oui ; mais, au point de vue de la morale, il s’agit de savoir s’il n’est pas logique à l’individu de faire effort pour devenir ce centre, si l’individu n’est pas tout d’abord son unique centre moral à lui-même, d’où il est naturel qu’il considère tout le reste comme simple rayon par rapport à lui. Le système de l’intérêt personnel est un atomisme moral, qui présuppose une sorte d’atomisme cosmologique, c’est-à-dire un monde régi tout entier par la maxime : Chacun pour soi. Il n’est pas si facile à la science, malgré MM. Sidgwick et Clifford, de démontrer la « rationnalité » du désintéressement, du dévoûment, de la « piété » sociale ; tout au contraire, s’il est très rationnel pour la société de demander à l’individu le désintéressement, il n’est pas moins rationnel et logique pour l’individu, comme nous l’avons fait voir, de suivre son intérêt toutes les fois qu’il y a conflit avec l’intérêt social.

Sans doute, la prétention du positivisme radical a toujours été de se tenir à égale distance des divers systèmes métaphysiques, du matérialisme comme de l’idéalisme ; mais cette prétention ne peut se soutenir que quand il s’agit de spéculation pure, car, dans ce domaine, on n’est pas obligé de prendre un parti et on peut s’en tenir indéfiniment au doute méthodique de Descartes. Et encore, l’esprit humain est si instinctivement logique, si conséquent avec lui-même au moins chez les hommes habitués aux méthodes scientifiques, qu’il ne peut s’accommoder, même dans la théorie pure, de cet équilibre instable, de cette suspension de jugement, de cette neutralité indifférente que prêchaient les pyrrhoniens, ces positivistes de l’antiquité. Un positiviste aura beau se défendre de prendre parti pour ou contre les objets de la métaphysique, on ne le considérera jamais comme un spiritualiste possible, et on le soupçonnera d’être un matérialiste réel. En tout cas, la suspension de jugement fût-elle admissible en métaphysique pure, elle ne l’est plus en métaphysique appliquée, c’est-à-dire en morale, puisque l’application de la métaphysique change selon la théorie, puisqu’il n’est pas indifférent de considérer la vie comme le bien suprême ou comme un éblouissement passager, le plaisir comme la satisfaction complète et suffisante de notre nature ou comme un phénomène sujet à caution et subordonné à des considérations plus hautes. La morale ne saurait se contenter de la surface des choses ; l’enjeu, c’est notre moi tout entier, c’est notre fond même et non pas seulement notre surface. On ne se dévoue pas, dans la vie ou dans la mort, à une forme extérieure. On cherche le réel, et si on ne peut l’atteindre par la science, on essaie de se le figurer et de le construire par l’hypothèse. Voilà le point de coïncidence entre la théorie et la pratique, entre la morale et la métaphysique. La morale proprement dite est une interrogation sur la destinée de l’homme, le sens de l’univers et la valeur de l’existence. Non-seulement elle dit avec Hamlet : « Mourir, dormir, rêver peut-être ? » mais elle ajoute : « Vivre, rêver peut-être ? »

On objectera qu’on peut, malgré tout, se dispenser de prendre parti dans la question, comme on se dispense à la fois d’aller à la mosquée et à la synagogue. On soustrairait ainsi, selon le désir de M. Stephen Leslie, la morale à toute métaphysique, comme on la soustrait à toute religion. — Mais non, cela est impossible, et c’est ici le cas de dire comme Pascal, mais avec plus de raison : « Ne pas parier, c’est encore parier. » Il y a des circonstances où l’alternative qui se pose dans la conscience est la suivante : Faut-il agir comme si mon existence sensible et individuelle était tout, ou comme si elle était seulement une partie de la véritable et universelle existence ? — Ce dilemme, aucune doctrine morale et surtout aucune pratique morale n’y peut échapper dans les circonstances graves de la vie ne pas l’accepter, c’est encore le résoudre. Les systèmes empiristes qui prétendent se constituer pratiquement sans formuler aucune hypothèse sur les objets de la métaphysique, sont déjà par eux-mêmes une décision négative à l’égard de ces objets ; ils sont conséquemment une métaphysique toute matérialiste, fondée (nous l’avons vu) sur les postulats du phénoménisme universel, de la relativité universelle sans rien au-dessus, de l’universelle fatalité des tendances égoïstes. Ainsi, quoi que nous fassions, le sphinx nous pose l’énigme éternelle. La science peut bien devant lui garder le silence ; mais vivre, c’est agir, et agir, c’est nécessairement trahir par des signes sa réponse intérieure : celui qui n’aura pas su exprimer par des symboles plus ou moins imparfaits le sens profond du mystère, sera dévoré, — ou plutôt il se sera dévoré lui-même.


IV.

En somme, nous ne pouvons fonder la morale, avec les positivistes, sur un symbolisme étroitement scientifique qui ferait abstraction de toute hypothèse métaphysique sur l’essence du bien, sur la nature de la volonté, sur le rôle du plaisir et de la volonté dans l’univers, sur l’idéal et sur ses moyens de réalisation. La doctrine évolutionniste des Darwin et des Spencer, comme la morale positiviste française, est vraie à nos yeux, mais incomplète. Il y a sans doute une science des mœurs qui ne présuppose aucune opinion sur ce qu’est la moralité en elle-même ; on peut appeler cette science la « physique des mœurs » (en y comprenant la psychologie et la sociologie) ; c’est cette histoire naturelle des sentimens qui a été admirablement traitée par les disciples d’Helvétius, de Bentham, de Mill, de Spencer, de Darwin, d’Auguste Comte. Mais cette science positive des mœurs, qui aboutit dans la pratique à un symbolisme purement scientifique, n’est pas toute la morale : celle-ci comprend encore, d’abord l’étude de l’idéal universel que la pensée humaine peut concevoir, puis l’étude des moyens dont la volonté dispose pour réaliser cet idéal. Si les mystiques ont eu tort de le croire déjà réel dans un être transcendant et inconnaissable dont, par une sorte d’inconséquence, ils veulent cependant faire notre modèle, ce n’est pas une raison pour reléguer l’idéal parmi les chimères, pour ne pas chercher jusqu’à quel point il est réalisable dans l’homme et même dans la nature entière. La morale doit être au contraire essentiellement une recherche de l’idéal, et la pratique de la morale ainsi entendue doit être un symbolisme idéaliste, par lequel nous rendons sensibles nos croyances ou nos espérances raisonnées relativement à l’avenir de l’humanité et du monde. Ce qu’on appelle aujourd’hui d’un seul mot la morale doit se scinder un jour en deux parties, dont l’une sera vraiment scientifique et même empirique (la théorie des mœurs dans l’individu et dans la société), l’autre hypothétique et métaphysique (la théorie de la moralité en elle-même). La pratique, l’action, embrasse les deux à la fois et ne peut rentrer tout entière dans le domaine de la pure science, car, dans les cas où la moralité proprement dite se trouve engagée, nous avons vu que la plus haute action est précisément une spéculation sur le grand inconnu : un acte de dévoûment est une hypothèse métaphysique. La science positive peut laisser de côté toute hypothèse de ce genre, et elle est alors purement naturaliste, mais l’agent moral ne le peut pas, et pour être vraiment moral, il est nécessairement idéaliste à quelque degré.

Maintenant une dernière question se présente : cette nécessité des hypothèses métaphysiques dans la morale durera-t-elle toujours ? — Ce qu’on peut d’abord admettre, c’est que la tâche de la science morale et surtout de la science sociale est de réduire le plus possible la part de conjectures sur l’univers et de symboles métaphysiques qui limite son domaine propre. La portion scientifique et positive de la science des mœurs doit être d’une application toujours croissante à mesure que la société mieux organisée exigera moins de « dévoûmens » proprement dits, de « sacrifices, » d’actes « d’abnégation, » de « piété sociale » ou de « charité. » La partie hypothétique de la morale, au contraire, doit être d’une application de moins en moins fréquente dans la vie civile et politique. Supposez un règne du droit et de la justice plus complet parmi les hommes, ce qui n’a rien d’impossible et n’exige qu’une meilleure organisation sociale, comme Stuart Mill et M. Spencer l’ont fait voir après Condorcet et les philosophes français du XVIIe siècle, les grands dilemmes où est forcée d’intervenir la faculté de dévoûment et de sacrifice ne se poseront plus aussi souvent dans la vie sociale : un homme, par exemple, ne sera plus placé dans l’alternative de mourir de faim ou de voler et de tuer, de tomber dans la misère ou de perdre l’honneur, de faire un mensonge, une bassesse, un acte de servilité ou de renoncer à une charge qu’il possédait, à un avancement qu’il espérait. Tout n’est pas utopique dans le tableau que nous fait M. Spencer de la société future, où la justice ne pourra pas plus manquer de régner un jour que l’équilibre ne peut manquer de s’établir entre des corps soumis à la gravitation. Par l’éducation et l’hérédité on pourra de plus en plus adoucir les mœurs, apprivoiser les hommes comme on a apprivoisé les animaux, rendre la fidélité héréditaire dans la race humaine comme elle l’est chez le chien, l’ardeur généreuse héréditaire comme elle l’est chez le cheval. Mme Clémence Royer nous donne pour modèles les fourmis, qui naissent avec le dévoûment à la communauté ; peut-être en effet la civilisation sera-t-elle un jour dans notre sang même : l’homme civilisé deviendra de plus en plus altruiste, c’est-à-dire qu’il apportera en naissant, à l’état d’instinct irrésistible, l’amour de l’humanité. L’homme sera alors, selon MM. Spencer, Leslie, Ardigò et Mme ’Royer, aussi incapable de ne pas compatir aux maux d’autrui et de chercher son bien aux dépens des autres, qu’un homme bien élevé et instruit est de nos jours incapable d’un vol de grand chemin ou d’un attentat grossier et brutal. Condorcet avait déjà dit avant l’école anglaise : « Le degré de vertu auquel l’homme peut atteindre un jour est aussi inconcevable pour nous que celui auquel la force du génie peut être portée. Qui sait s’il n’arrivera pas un temps où nos intérêts et nos passions n’auront sur les jugemens qui dirigent la volonté pas plus d’influence que nous ne les voyons en avoir aujourd’hui sur nos opinions scientifiques ? » Ce serait la réalisation du rêve tout socratique de M. Littré : la perception du vrai produisant l’accomplissement du vrai. Pour notre part, nous croyons aussi que la force efficace des idées peut aller croissant et qu’elle peut intellectualiser de plus en plus la passion même. « Alors, continue Condorcet, toute action contraire au droit d’autrui sera physiquement aussi impossible qu’une barbarie commise de sang-froid l’est aujourd’hui à la plupart des hommes civilisés. » Nous ajouterons encore que la législation et ses sanctions peuvent devenir assez parfaites pour tracer aux individus des voies qui soient les seules sûres ; les lois ressembleront aux rails de nos chemins de fer qui guident les locomotives : la mécanique peut rendre ces rails assez parfaits pour réduire de plus en plus le nombre des déraillemens. En tout cas, lorsqu’une locomotive déraille, ce n’est pas par la volonté du mécanicien, qui est presque sûr d’être la première victime, ni par la volonté des voyageurs, qui risquent leur vie. Un jour viendra de même où il sera aussi absurde de vouloir manœuvrer en dehors des lois que de vouloir conduire une locomotive en dehors des rails.

Enfin, l’opinion publique pourra encore corroborer les lois : l’opinion est un milieu de plus en plus nécessaire à notre respiration morale, et en dehors duquel l’homme civilisé étouffe de plus en plus. Voyez la force actuelle du qu’en dira-t-on ? Il n’y a aucune immoralité grave à se promener sur les boulevards avec son habit à l’envers ou avec un chapeau du premier empire ; je vous défie pourtant de le faire, à moins que ce ne soit en carnaval. Le jour où les défauts de l’esprit et du cœur seront considérés comme plus ridicules, plus laids, plus choquans que les défauts de la tenue ou de la toilette, l’empire de ce grand souverain qu’on nomme tout le monde s’exercera au profit de la moralité, au lieu de s’exercer seulement au profit de la mode. Nous faisons donc toutes les concessions possibles aux espérances de l’école anglaise et des positivistes ; nous admettons avec Austin, l’ami de Stuart Mill, la « flexibilité indéfinie de l’espèce humaine. » Dès aujourd’hui, un homme instruit et bien élevé, d’une fortune médiocre, n’a pas besoin d’un dévoûment héroïque pour n’être ni brigand, ni voleur, ni faussaire, ni faux-monnayeur, ni parjure, etc. ; ces métiers exigeraient, de sa part, au contraire, le plus pénible des efforts. Ce sont des métiers qui s’en vont. On n’a pas davantage besoin, dans la plupart des circonstances où la vie suit son cours normal, de faire des spéculations théoriques ou pratiques sur la moralité absolue, de se sacrifier à l’idéal, de renoncer à l’existence ou au bonheur pour une idée, de réaliser ainsi dans ses actions le symbolisme métaphysique dont nous avons parlé. Les situations héroïques dont s’inspire un Corneille ne sont pas celles de chaque jour, et les pessimistes allemands veulent en vain nous persuader que tout est « tragique » dans l’existence. Au moins peut-on espérer, comme nous venons de le reconnaître, que la part du tragique ira sans cesse diminuant dans la vie sociale et dans les rapports des hommes entre eux. La science positive des mœurs suffira alors comme pain quotidien pour l’humanité. Un naturaliste avait placé dans un même bocal, mais séparés par une vitre transparente, des brochets et de petits poissons qu’ils ont l’habitude de manger. Les brochets se heurtèrent pendant quelque temps le nez à la vitre, puis, convaincus de leur impuissance, finirent par ne plus faire mine de se jeter sur les autres poissons. On ôta alors la vitre et la bonne harmonie ne cessa pas de régner. Le problème social, pour l’école naturaliste, est analogue : mettre des obstacles à la brutalité des plus forts, puis, une fois l’habitude prise, supprimer les obstacles devenus inutiles.

Mais, une fois engagés dans cet ordre de réflexions, devons-nous aller jusqu’au bout et admettre que l’histoire naturelle des mœurs arrivera un jour à être de tous points suffisante, sans aucun appel à la métaphysique, à ses postulats et à ses symboles ? Ce triomphe complet, cette exclusive domination de la science, rêvés par quelques penseurs, arriveront-ils jamais ? — Nous ne le croyons pas, malgré les justes concessions que nous venons de faire aux espérances des positivistes et de l’école anglaise. Si la « sociologie » parvient à réaliser son idéal d’une société parfaite, il restera encore dans la vie assez de douleurs, de maladies, de deuils pour exercer le courage, l’amour, le dévoûment à ceux qu’on aime, et surtout pour poser la grande interrogation de l’au-delà, le grand problème de l’inconnu et de l’inconnaissable, ne fût-ce qu’au lit de mort de ceux qui nous sont chers. La personnalité acquérant plus de prix avec la civilisation même, la révolte contre son anéantissement dans la nature n’en deviendra que plus forte et plus douloureuse. La morale anglaise et la morale positive ne s’inquiètent, nous l’avons vu, ni de ce problème, ni des diverses réponses qu’il comporte ; cependant, on ne saurait trop le répéter, la conduite sera toujours différente selon la valeur plus ou moins relative et passagère qu’on accordera à la personne humaine, selon le prix plus ou moins incomparable que l’on attribuera à l’individualité. Sans doute aucune doctrine n’est en mesure d’apporter ici des certitudes ; mais la pratique sera toujours obligée de préjuger la question. Il y aura toujours des cas (si rares qu’ils deviennent) où il s’agira de quelque sacrifice à faire aux idées, de quelque acte de dévoûment pour nos semblables, et en un mot, selon l’expression du Phédon, de quelque beau péril à courir, ϰαλὸς ϰίνδυνος. M. Spencer lui-même est obligé de reconnaître qu’une sphère de plus en plus étroite, mais toujours subsistante, restera ouverte au dévoûment et au sacrifice ; il place dans cette sphère les grands accidens de la vie, « naufrages, inondations, incendies ; » mais il se figure que, en présence de ces accidens, une véritable rivalité s’élèvera un jour entre les hommes pour s’élancer au-devant du danger : « Les occasions de satisfaire les instincts altruistes qui aboutissent au sacrifice de soi-même deviendront rares et très prisées ; par cela même elles seront saisies avec un empressement si étranger à toute hésitation que la résistance des instincts égoïstes sera à peine sentie. » Oui, sans doute, répondrons-nous, un tel résultat sera possible dans l’avenir, si le sentiment et l’amour de l’idéal sont assez développés pour triompher des premiers penchans de la nature ; mais ce sentiment et cet amour supposeront toujours des croyances métaphysiques, quelles qu’elles soient, et impliqueront des hypothèses sur la destinée de l’homme ou de l’univers ; ce seront donc encore des symboles métaphysiques. Si on admet comme certain que le dernier secret des choses est le plaisir, que le fond de la nature humaine et universelle est la tendance vers soi, est-il logique de se dévouer ? Même sans compter les accidens extraordinaires que M. Spencer mentionne, il y aura encore dans la vie de chaque jour, en dehors de la sphère du droit positif, une part à mille rivalités, à mille jalousies, soit pour l’amour, soit pour l’ambition et les honneurs ; il y aura une part à la colère, à l’orgueil, à l’envie, à l’inimitié. Là encore il faudra faire intervenir les motifs métaphysiques et vraiment moraux, non pas seulement les motifs physiques. M. Spencer, quand il pousse son tableau du futur âge d’or jusqu’à l’idylle, prend trop souvent pour accordé que les hommes se laisseront façonner à « l’altruisme » et même au dévoûment sans résistance, sans réflexion, sans se demander jusqu’à quel point il est rationnel de se sacrifier quand on n’a pour cela que des mobiles purement matériels. « Quelque loin que semble, dit M. Spencer, l’état de perfection humaine que nous concevons, cependant chacun des facteurs qui contribueront à le produire peut déjà, de nos jours, être montré en activité parmi les facteurs qui ont pour résultats les plus hautes natures d’hommes. Ce qui aujourd’hui, dans ces natures, est accidentel et faible, attendons-nous, avec une évolution ultérieure, à le voir devenir habituel et énergique ; ce qui maintenant caractérise les hommes exceptionnellement élevés, attendons-nous à le voir caractériser tous les hommes. Car ce dont est capable la meilleure nature humaine est à la portée de la nature humaine en général. » Ainsi les héros et les sages, hommes extraordinaires du présent, deviendront, selon M. Spencer, les hommes ordinaires de l’avenir. Le principe est contestable au point de vue même de l’histoire naturelle, car qui empêcherait d’admettre aussi que tous les hommes deviendront un jour des hommes de génie, le génie n’étant pas incompatible avec le cerveau humain ? Admettons cependant ce principe ; il restera toujours à déterminer sous l’influence de quels motifs ou mobiles le héros peut devenir capable d’héroïsme. Ses actions sont-elles alors seulement les symboles de motifs tout physiques et de mobiles réductibles, en dernière analyse, à l’amour de soi et à l’amour du plaisir ? Le jour où on affirmera la vanité de tout motif supérieur, de toute fin idéale et vraiment désintéressée, le héros sera-t-il aussi disposé à l’héroïsme ? Enfin, pour que l’idéal des évolutionnistes se réalise, il faut que les individus, dès aujourd’hui, l’acceptent et ne prennent pas à tâche d’en empêcher la réalisation ; or comment nous persuader, par des raisons d’ordre positif, de coopérer à la venue de cet idéal dont positivement nous ne jouirons point ? — Inutile de vous persuader, répond M. Spencer : nous vous contraindrons par une force plus intime encore que la persuasion intellectuelle, en façonnant votre cerveau et en y faisant entrer une « moralité organique, » un instinct social plus impératif encore que l’impératif catégorique de Kant. — Cette vue, en partie vraie, a été réfutée dans ce qu’elle a d’utopique : on a montré que la conscience est une force dissolvante pour l’instinct, un agent de décomposition progressive : le cerveau humain ne se laissera plus modeler passivement à l’altruisme si son esprit a la conscience d’être, selon le mot de La Rochefoucauld, la dupe de son cœur.


En résumé, on aura beau tourner et retourner la question, les antinomies de la morale nous ramèneront par toutes les voies en face du problème métaphysique. En premier lieu, la société actuelle étant loin d’avoir opéré la « conciliation de l’égoïsme et de l’altruisme » cherchée par M. Spencer, nous ne pouvons, dans les circonstances importantes de la vie où nous agissons avec pleine réflexion et où notre action est transparente pour elle-même, subordonner notre égoïsme à l’altruisme que par des raisons générales et universelles, qui sont au fond des raisons métaphysiques. En second lieu, dans la société à venir (M. Stephen Leslie l’avoue), la conciliation de l’égoïsme et de l’altruisme ne sera jamais parfaite ; la physique des mœurs ne pourra donc se passer entièrement de cette métaphysique des mœurs que M. Leslie croit superflue. En troisième lieu, si la conciliation entre l’intérêt et le désintéressement va croissant de fait dans la société, il est possible que l’abîme qui les sépare subsiste dans la conscience individuelle, qu’il s’y déplace simplement sans être supprimé, ou encore qu’il passe presque tout entier dans l’ordre des relations privées, de la famille et de la morale individuelle. En quatrième lieu, M. Spencer admet avec raison que l’altruisme ira se développant par le progrès ; or cela revient à dire que notre sens moral deviendra de plus en plus délicat, conséquemment aussi de plus en plus facile à froisser. Dès lors, l’homme se montrera de plus en plus difficile avec lui-même et avec les autres dans l’art de la vertu, comme les artistes deviennent de plus en plus difficiles et raffinés dans leurs différens arts pour le choix des signes et des symboles convenables. Nous apprend-on qu’on a laissé un homme mourir de faim, nous en sommes plus choqués aujourd’hui que nos ancêtres ne l’étaient quand ils mettaient à mort les naufragés pour avoir leurs dépouilles. Tout est relatif, et si la sensibilité morale va croissant, les choses simplement choquantes d’aujourd’hui deviendront les choses odieuses de l’avenir. M. Spencer ne supposait-il pas tout à l’heure une noble « concurrence des altruismes » à qui aimera le mieux, à qui se dévouera le plus ? Le progrès des arrangemens sociaux aura donc pour résultat des exigences progressives de la conscience intérieure. Nous voyons déjà cette antinomie se produire sous nos yeux : plus nous faisons de progrès politiques, par exemple, plus nous protestons contre les abus qui restent encore. M. Spencer a remarqué lui-même que les organisations supérieures sont aussi les plus délicates et les plus sensibles, même au point de vue physique, et que la sensibilité croît avec l’intelligence. « Les idiots, dit-il, supportent avec indifférence les coups, les coupures et les plus extrêmes variations de la température, tandis que les hommes sains d’esprit en souffrent ; sur une peau tendre on produira des ampoules par des frictions qui ne feraient pas seulement rougir une peau grossière. » La même loi ne s’applique-t-elle pas à la sensibilité morale, intellectuelle, esthétique ? Notre sympathie même va sans cesse embrassant un plus grand nombre d’êtres ; elle s’étend non-seulement à l’humanité, mais à la nature entière ; par cela même elle est plus facile à blesser, surtout sous sa forme morale. Celui qui aime plus et aime un plus grand nombre d’êtres a sans doute plus de jouissance s, mais n’est-il point en même temps sujet à plus de douleurs ? Ne sent-il pas avec une vivacité croissante tout ce qui peut choquer ses instincts d’amour, de fraternité, de sympathie universelle ?


J’ai voulu tout aimer et je suis malheureux,
Car j’ai de mes tourmens multiplié les causes ;
D’innombrables liens, frêles et douloureux,
Dans l’univers entier vont de mon âme aux choses…

Ma vie est suspendue à ces fragiles nœuds,
Et je suis le captif des mille êtres que j’aime ;
Au moindre ébranlement qu’un souffle cause en eux
Je sens un peu de moi s’arracher de moi-même.


Nous voilà bien loin de la « quiétude de l’atome ; » faut-il donc croire que cette quiétude sera de plus en plus désirable pour l’homme civilisé ? Mais alors que devient l’optimisme de M. Spencer et de Mme Clémence Royer ?

M. Stephen Leslie a dû lui-même reconnaître que le progrès moral enveloppe en soi une essentielle antinomie. L’idéal moral du sauvage est moins élevé que celui de l’homme civilisé, mais, en revanche, le sauvage s’écarte moins de son idéal, de son « code. » C’est, dit M. Leslie, que le sauvage est voisin des animaux, chez qui l’obéissance à l’instinct est encore plus régulière. L’idéal moral de l’homme civilisé, au contraire, est placé plus haut que celui du sauvage, mais par cela même il est moins facile à atteindre et moins uniformément atteint ; le caractère de l’homme, avec la civilisation, devient plus flexible et plus mobile : il perd la certitude et la rigidité de l’instinct. « Le progrès moral, conclut M. Leslie, enveloppe donc une perpétuelle position de problèmes nouveaux, un sentiment perpétuel et croissant de tout ce qui nous reste à faire. » Ainsi, peut-on ajouter, nous avons beau nous rapprocher sans cesse de la lumière vers laquelle nous marchons, nous sommes toujours suivis de notre ombre, et même, plus nous nous rapprochons, plus l’ombre grandit.

Ce n’est pas tout. De même que les sentimens seront plus délicats avec la civilisation, de même les besoins de toute sorte seront de plus en plus nombreux et impérieux. Dès lors se pose devant nous une nouvelle antinomie : les besoins ne croîtront-ils point plus rapidement que les moyens de les satisfaire ? Mme Clémence Royer admet, comme Darwin et M. Spencer, la loi de Malthus ; or il semble que cette loi doive avoir un jour comme conséquence, sinon la lutte pour l’existence, du moins la lutte pour le bien-être et pour le bonheur. Mme Clémence Royer espère cependant que l’avenir résoudra cette antinomie : il faut pour cela, dit-elle, « que l’espèce, ayant atteint son plein développement organique et le plus haut degré de son évolution, arrive à l’équilibre entre ses besoins et la possibilité de les satisfaire, c’est-à-dire au bonheur spécifique. Alors, ses instincts étant exactement corrélatifs à ses conditions de vie, elle peut et doit cesser de varier, jusqu’à ce que les conditions de vie, variant elles-mêmes, lui imposent le devoir de nouveaux changemens et de nouveaux progrès, sans lesquels elle entrerait en décadence. » C’est la conclusion à laquelle, de son côté, était arrivé M. Spencer. Mais, si l’on peut admettre que l’équilibre des besoins et des objets propres à les satisfaire aura lieu dans l’espèce en général, comment espérer qu’il aura lieu aussi pour chaque individu ? Enfin, l’équilibre eût-il lieu au physique, comment croire qu’il aura lieu au moral ? Si l’humanité ressemblait à une immense fourmilière, on pourrait penser que l’équivalence des instincts et du milieu s’établira ; mais il y a cette différence entre la fourmi et l’homme, que l’intelligence du second est réfléchie, par cela même progressive et insatiable, comme sa sensibilité. À quelle époque aura donc lieu l’équilibre parfait de l’intelligence humaine avec son milieu propre. qui n’est rien moins que l’univers ? En d’autres termes, quand aurons-nous la science universelle, et non-seulement la science des faits, mais celle des causes ? C’est M. Spencer lui-même qui a posé, sans la résoudre, cette suprême antinomie, lorsqu’il a remarqué que notre savoir, à mesure qu’il s’élargit et s’éclaire, voit augmenter ses points de contact avec l’inconnu, avec la sphère de la nuit. Dès lors, n’est-on point séduit par une vue incomplète des choses quand on suppose dans l’avenir une élimination progressive de tous les postulats et symboles métaphysiques au profit de la science positive ? Au contraire, plus l’homme sera savant, plus il devra éprouver le besoin métaphysique ; plus il se hasardera dans la sphère des hautes hypothèses, sous l’attrait de l’inexpliqué. Le mystère subsistera toujours dans la pensée humaine, et il devra avoir aussi sa part dans la pratique, car la pensée ne peut rester d’un côté et l’action de l’autre : l’homme est un. M. Spencer aurait dû appliquer à la morale ce qu’il a dit de la science et reconnaître que la physique des mœurs, en agrandissant son cercle, augmentera aussi ses points de contact avec la métaphysique des mœurs, qui l’enveloppe de toutes parts.

Pour conclure, la vérité nous semble dans la synthèse des deux opinions que nous avons examinées sur l’avenir de la morale. D’une part, nous admettons que la morale deviendra de plus en plus positive, à un degré que ne soupçonnent même pas aujourd’hui les sociologistes et les physiologistes ; mais nous maintenons qu’en même temps elle ouvrira plus d’espace à cette sorte d’art, de poésie rationnelle qu’on nomme la métaphysique. La morale sera à la fois naturaliste et idéaliste. À mesure que l’homme deviendra plus parfait et connaîtra mieux la nature, il sera aussi plus porté à concevoir, à désirer, à représenter symboliquement par ses actions un idéal de perfection supérieur à la réalité. S’il renonce au mysticisme, ce ne sera pas en faveur d’un matérialisme brut, mais en faveur d’un idéalisme raisonné qui s’efforcera de transformer la nature même selon ses vues et ses symboles par la force des idées. Au-dessus de chaque sommet gravi par la science, la spéculation métaphysique en montrera un autre encore plus haut, que le premier cachait aux regards : la morale le prendra pour but à son tour, par cela seul qu’il sera plus élevé et inconnu. L’homme moral est le contraire d’Antée : ce n’est pas en touchant la terre qu’il reprend des forces, c’est en levant les yeux vers l’idéal lointain et en apparence inaccessible.


ALFRED FOUILLEE.

  1. Clifford est un mathématicien philosophe, mort à trente-trois ans, dont les essais ont justement attiré l’attention en Angleterre.
  2. Il est intéressant de voir Mme Clémence Royer ajouter au titre de son livre le sous-titre de téléologie, ou science des fins. Mme Royer rejette d’ailleurs le positivisme, qui exclut toute recherche métaphysique. « La plupart de ceux qui, aujourd’hui, se targuent du titre de positivistes pour affirmer que nous n’atteindrons jamais la vérité absolue sur les faits premiers et les principes des choses, ne sont en réalité que des adeptes de ce scepticisme décourageant et démoralisant, autant que stérile, qui, fermant la porte aux découvertes futures, dit à l’esprit humain : Tu n’iras pas plus loin. » (Page XXVI.) Que nous puissions atteindre la « vérité absolue, » c’est là encore, croyons nous, postuler un peu trop.
  3. Data of Ethics, p. 100.
  4. « Si, ajoute-t-elle, il pouvait exister un état qui, au bien-être et à la quiétude physique de l’être purement végétatif, joindrait une conscience de l’être nette et définie, mais en quelque sorte tout intellectuelle, un tel état serait le plus désirable de tous. Or, il semble que, si l’atome matériel élémentaire est conscient, cet état de conscience doit être le sien… Si tel est en réalité l’état de conscience de l’être élémentaire, il faut reconnaître que c’est un état heureux, pouvant alterner agréablement avec les agitations passionnelles de l’état organique ; comme l’état de sommeil alterne avec l’état de veille pour les êtres vivans supérieurs, dont les activités surexcitées ne semblent pouvoir se passer de ces accalmies périodiques dont le plaisir le plus vif fait sentir le besoin au moins autant que la douleur la plus intense. »