Les Précurseurs (Rolland)/L’Homme de douleur

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XVIII

L’HOMME DE DOULEUR


Menschen im Krieg[1]
par Andreas LATZKO


L’art est ensanglanté. Sang français, sang allemand, c’est toujours l’Homme de douleur. Hier, nous entendions la grande et morne plainte qui s’exhale du Feu de Barbusse. Aujourd’hui, ce sont les accents plus déchirants encore de Menschen im Krieg (Hommes dans la guerre). Bien qu’ils viennent de l’autre camp, je gage que la plupart de nos lecteurs belliqueux de France et de Navarre détaleront devant eux, en se bouchant les oreilles. Cela risquerait de troubler leur insensibilité.

Le Feu est plus supportable pour ces guerriers en chambre. Il y règne un parti-pris d’impersonnalité apparente. Malgré le nombre et la précision des figures, aucune ne domine ; aucun héros de roman : on se sent donc moins lié aux peines, partout diffuses ; et celles-ci, comme leurs causes, ont un caractère élémentaire. L’énormité du Destin qui écrase diminue l’amertume de ceux qui sont écrasés. Cette fresque de la guerre semble la vision d’un Déluge universel. La multitude humaine maudit le fléau, mais l’accepte. Dans le livre de Barbusse gronde une menace pour l’avenir : aucune pour le présent. Le règlement de comptes est remis au lendemain de la paix.

Dans Menschen im Krieg, les assises sont ouvertes, l’humanité est à la barre et dépose contre les bourreaux. L’humanité ? Non pas. Quelques hommes, quelques victimes de choix, dont la souffrance nous parle plus directement que celle d’une foule, car elle est individuelle ; nous suivons ses ravages dans le corps et le cœur déchirés, nous l’épousons ; elle est nôtre. Et le témoin qui parle ne s’efforce pas à l’objectivité. C’est le plaignant passionné, qui, tout pantelant des tortures auxquelles il vient d’échapper, nous crie : « Vengeance ! » Celui qui écrivit ce livre sort à peine de l’enfer ; il halète ; ses visions le poursuivent, il porte incrustée en lui la griffe de la douleur. Andreas Latzko[2] restera, dans l’avenir, au premier rang des témoins, qui ont laissé le récit véridique de la Passion de l’Homme, en l’an de disgrâce 1914.

L’œuvre se présente sous la forme de six nouvelles détachées, que relie seulement un sentiment commun de souffrance et de révolte. Ces six épisodes de guerre sont disposés selon un ordre de succession tout extérieure. Le premier est un « Départ ». Le dernier, un « Retour ». Dans l’intervalle se classent un « Baptême du Feu », une vision de blessés, une « Mort de Héros ». Au centre, culmine le maître de la fête, l’auteur responsable et adulé, le généralissime vainqueur. Dans les trois dernières nouvelles, la douleur physique étale son visage hideux de Méduse mutilée. Les deux premières sont consacrées à la douleur morale. L’homme qui est au milieu — Le Vainqueur — ne voit ni l’une ni l’autre : sa gloire s’assied dessus ; il trouve la vie bonne et la guerre meilleure. Du commencement à la fin du livre, la révolte gronde. Elle éclate, à la dernière page, par un meurtre : un soldat qui revient du front tue un profiteur de la guerre.

Je donne l’analyse des six nouvelles.

Le Départ (Der Abmarsch) a pour scène le jardin d’hôpital d’une paisible petite ville de province autrichienne à 50 kilomètres du front. Un soir de fin d’automne. La retraite vient de sonner. Tout est calme. Au loin, grondent les canons, comme des dogues monstrueux enchaînés, au fond de la terre. De jeunes officiers blessés jouissent de la quiétude de la soirée. Trois d’entre eux causent gaiement avec deux dames. Le quatrième, lieutenant du landsturm, dans le civil compositeur de musique, est prostré, à l’écart. Il a un grave ébranlement nerveux, et rien ne peut le tirer de son accablement, même pas l’arrivée de sa jeune et jolie femme ; quand elle lui parle, il se recroqueville ; et il s’écarte quand elle veut le toucher. La pauvre petite souffre et ne comprend pas son hostilité. L’autre femme fait tous les frais de la conversation. C’est une Frau Major, qui passe ses journées à l’hôpital et qui y a contracté « un étrange sang-froid babillard ». Elle est blasée d’horreur ; son éternelle curiosité a quelque chose d’un peu cruel et parfois d’hystérique. Les hommes discutent entre eux : « qu’est-ce qui est le plus beau, à la guerre ? » Pour l’un, c’est de se retrouver, comme ce soir, dans la compagnie des femmes.

« — … Rester cinq mois à ne voir que des hommes, et puis entendre une chère voix de femme !… Voilà le plus beau ! Ça vaut déjà la peine d’aller en guerre… »

Un autre réplique que le plus beau, c’est de prendre un bain, d’avoir un pansement frais, un lit blanc, et de savoir qu’on pourra se reposer quelques semaines. Le troisième dit :

« — Le plus beau, c’est le silence. Quand on a été là-haut, dans les montagnes, où chaque coup est répercuté cinq fois, et qu’ensuite tout se tait, aucun hurlement, aucun tonnerre, rien qu’un splendide silence, qu’on peut écouter comme un morceau de musique… Les premières nuits, j’ai veillé, assis sur mon lit, les oreilles tendues pour happer ce silence, comme pour une mélodie lointaine qu’on veut attraper. Je crois que j’en aurais hurlé, si beau c’était d’entendre qu’on n’entend plus rien !… »

Les trois jeunes gens plaisantent, et ils rient de bonheur. Chacun est enivré de la paix de cette ville endormie et du jardin d’automne. Chacun ne veut rien en perdre, sans penser à ce qui suivra, « les yeux fermés, comme un enfant qui doit aller ensuite dans la chambre noire ».

Mais voici que la Frau Major demande, (et son souffle devient plus précipité) :

« — Et maintenant, qu’est-ce qui est le plus affreux, à la guerre ? »

Les jeunes gens font la grimace, « Cette question ne rentrait pas dans leur programme… » À ce moment, une voix suraigüe crie dans l’ombre :

« — Affreux ? Il n’y a d’affreux que le départ… On s’en va… Et qu’on soit laissé, c’est affreux ! »

Silence glacial. La Frau Major décampe, par peur d’entendre la suite ; et, sous le prétexte qu’il faut rentrer en ville et que c’est l’heure du dernier tramway, elle entraîne la pauvre petite femme angoissée, que le mot de son mari pénètre comme un obscur reproche. Les officiers restent seuls ; l’un d’eux, pour changer le cours des idées du malade, lui fait compliment de sa femme, en termes familiers. L’autre se dresse :

« — Une rude femme ? oui, oui, une crâne femme ! Elle n’a pas versé une larme, quand elle m’a mis en wagon. Toutes étaient ainsi. Aussi la femme du pauvre Dill. Très crâne ! Elle lui a jeté des roses dans le train, et elle était sa femme depuis deux mois… Des roses, hé hé ! Et au revoir !… Tant elles étaient patriotes, toutes !… »

Et il raconte ce qui est arrivé au pauvre Dill. Dill montrait à ses camarades la nouvelle photographie qu’il avait reçue de sa femme, quand une explosion lui envoya à la tête une botte avec la jambe coupée d’un soldat du train. Il reçut l’énorme éperon dans le crâne ; il fallut se mettre à quatre pour l’arracher. Jusqu’à ce qu’un morceau du cerveau vînt avec. « Comme un polype gris »… Un des officiers, que ce récit horrifie, court chercher le médecin. Celui-ci veut faire rentrer le malade :

« — Allons, Herr Leutnant, il faut aller au lit, maintenant. »

« — Il faut aller, naturellement, répond l’autre, avec un profond soupir. Il nous faut tous aller. Qui ne va pas est un lâche ; et d’un lâche elles ne veulent pas. Voilà la chose ! Comprends-tu ? Maintenant, les héros sont à la mode. Madame Dill a voulu avoir un héros à son nouveau chapeau, hé hé ! C’est pourquoi le pauvre Dill a dû perdre son cerveau. Moi aussi… Toi aussi ! Tu dois aller mourir… Et les femmes regardent, crânement, parce que c’est la mode… »

Il interroge des yeux ceux qui l’entourent :

« — N’est-ce pas triste ? » demande-t-il doucement.

Puis soudain, il crie, avec fureur :

« — N’est-ce pas une fourberie ? hé ?… une fourberie ? Étais-je un assassin ? Un égorgeur ?… J’étais un musicien. Je lui plaisais ainsi. Nous étions heureux, nous nous aimions… Et une fois, parce que la mode a changé, elles veulent avoir des meurtriers ! comprends-tu cela ? »

Sa voix retombe, gémit :

« — La mienne aussi fut crâne. Pas de larmes ! J’attendais, j’attendais toujours, quand elle commencerait à crier, quand elle me supplierait enfin de descendre, de ne pas partir, d’être lâche, pour elle !… Mais elles n’ont pas eu le courage ; aucune n’a eu le courage ; elles veulent seulement être crânes. Pense un peu ! Pense un peu !… Elle a fait des signes avec le mouchoir, comme les autres ».

Il agite les bras, comme s’il prenait le ciel à témoin :

« — Le plus affreux, tu veux le savoir ? Le plus affreux a été la désillusion, le départ. Pas la guerre. La guerre est comme elle doit être. Est-ce que cela t’a surpris qu’elle soit cruelle ? Seul, le départ a été une surprise. Que les femmes soient cruelles, voilà la surprise ! Qu’elles puissent sourire et jeter des roses ; qu’elles livrent leurs maris, leurs enfants, leurs petits, qu’elles ont mille fois mis au lit, bordés, caressés, qu’elles ont fabriqués d’elles-mêmes… Voilà la surprise ! Qu’elles nous ont livrés, qu’elles nous ont envoyés, envoyés à la mort ! Parce que chacune aurait été gênée de n’avoir pas son héros. Oh ! ç’a été la grande désillusion, mon cher… Ou crois-tu que nous y serions allés, si elles ne nous avaient pas envoyés ? Le crois-tu ?… Aucun général n’aurait rien pu, si les femmes ne nous avaient pas fait empiler dans le train, si elles nous avaient crié qu’elles ne nous reverraient plus, si nous étions des meurtriers. Pas un n’y serait allé, si elles avaient juré qu’aucune ne coucherait avec un homme qui aurait défoncé le crâne à des hommes, fusillé des hommes, éventré des hommes ! Pas un, je vous le dis !… Je ne voulais pas le croire qu’elles pourraient le supporter ainsi ! Elles font semblant, pensais-je ; elles se retiennent encore ; mais quand la locomotive sifflera, elles crieront, elles nous arracheront du train, elles nous sauveront. C’était la seule fois qu’elles auraient pu nous protéger… Et elles ont voulu seulement être crânes !… »

Il se rassied, brisé, et se met à pleurer. Un cercle s’est formé autour de lui. Le médecin dit avec bonhomie :

« — Allons dormir, monsieur le lieutenant, les femmes sont ainsi, on ne peut rien y faire ».

Le malade bondit, irrité :

« — Elles sont ainsi ? Elles sont ainsi ? Depuis quand, hé ? N’as-tu jamais entendu parler des suffragettes, qui giflent les ministres, qui mettent le feu aux musées, qui se font ligoter aux poteaux de réverbères, pour le droit de suffrage ? Pour le droit de suffrage, entends-tu ? Et pas pour leurs maris ? »

Il resta un instant, privé de souffle, terrassé par un sauvage désespoir ; puis, il cria, luttant contre les sanglots, comme une bête aux abois :

« — As-tu entendu parler d’une seule qui se soit jetée devant le train pour son mari ? Une seule a-t-elle giflé pour nous des ministres, s’est-elle ligotée aux rails ? On n’a pas eu besoin d’en repousser une seule. Pas une ne s’est émue, dans le monde entier. Elles nous ont chassés dehors. Elles nous ont fermé la bouche. Elles nous ont donné de l’éperon, comme au pauvre Dill. Elles nous ont envoyés tuer, elles nous ont envoyés mourir, pour leur vanité. Ne les défends pas ! Il faut les arracher, comme de la mauvaise herbe, jusqu’à la racine ! À quatre, il faut les arracher, comme pour Dill. À quatre, et alors il faudra qu’elles sortent. Tu es le docteur ? Là ! Prends ma tête ! Je ne veux pas de femme. Arrache ! Arrache !… »

Il se frappe le crâne à coups de poing. On l’emporte, hurlant. Le jardin se vide. Tout s’éteint peu à peu, lumières et bruits, sauf la toux des canons lointains. La patrouille qui a aidé à rentrer le fou à l’hôpital repasse, avec un vieux caporal, tête baissée. Au loin, l’éclair d’une explosion et un long roulement. Le vieux s’arrête, écoute, montre le poing, crache de dégoût et gronde : « Pfui Teufel ! »

J’ai cru bon de traduire de larges extraits de cette nouvelle, pour donner une idée du style saccadé, frémissant, frénétique, qui tient du drame plus que du roman, et où passe une sauvagerie de passion shakespearienne, Je crois utile que cette page amère, injuste — et si profonde ! — soit largement répandue, afin que ces pauvres femmes qui se guindent, par amour bien souvent, aux sentiments surhumains, puissent entendre, à travers la confession d’un fou, les secrètes pensées qu’aucun homme n’ose leur livrer, l’appel muet, presque honteux, à leur toute faible, toute simple et maternelle humanité.

Je passerai plus rapidement sur les autres nouvelles.

La seconde, Feuertaufe (Baptême du Feu), — très longue, un peu trop peut-être, mais riche de douleur et de pitié, — se passe presque tout entière dans l’âme d’un capitaine quadragénaire, Marschner, qui conduit sa compagnie sous le feu de l’ennemi, à la tranchée la plus exposée. Il n’est pas un officier de métier. Il est ingénieur civil, après avoir été officier et s’être mis, à trente ans, sur les bancs de l’école, pour sortir du métier militaire : c’est la guerre qui l’y a réintégré. Avant-hier encore, il était à Vienne. Ses hommes sont des pères de famille, maçons, paysans, ouvriers, sans le moindre enthousiasme patriotique. Il lit en eux et il a honte de mener à une mort certaine ces pauvres gens qui se confient à lui. À ses côtés marche le jeune lieutenant Weixler, l’être le plus froid, le plus implacable, le plus inhumain, — comme on l’est souvent à vingt ans, « quand on n’a pas eu le temps d’apprendre le prix de la vie ». La dureté de cet homme (qui est d’ailleurs un officier impeccable) fait souffrir Marschner jusqu’à l’exaspération. Une hostilité furieuse s’amasse sourdement entre eux. À la fin, au moment où elle va se faire jour, une mine éclate dans la tranchée, où les deux hommes se regardent avec animosité. Elle les ensevelit sous les décombres. Quand le capitaine revient à lui, il a le crâne fracassé ; mais il voit à quelques pas l’impitoyable lieutenant, éventré, ses entrailles enroulées autour de lui. Ils échangent un dernier regard.

Et Marschner vit un visage presque inconnu, blême, triste, des yeux effrayés, une expression douce, molle, plaintive, autour des lèvres, avec une inoubliable résignation, tendre et douloureuse…

« — Il souffre !… » pensa Marschner. Ce fut comme un transport de joie en lui. Et il mourut…

Der Kamerad (Le Camarade) est le journal d’un soldat à l’hôpital, — affolé par les spectacles de la guerre, surtout par une horrible vision de blessé qui agonise, un misérable à la face emportée par un coup de harpon. L’image est à jamais gravée dans son cerveau. Elle ne le quitte ni jour ni nuit ; elle s’assied, se lève, mange, dort avec lui : elle est « le Camarade ». La description est hallucinante ; et la nouvelle contient les pages les plus violentes du livre contre les meneurs de la guerre et les imposteurs de la presse.

Heldentod (Mort d’un héros) représente l’agonie, à l’hôpital, du premier lieutenant Otto Kadar. Il a le crâne brisé. Tandis que les officiers du régiment, réunis, se faisaient jouer par un gramophone la marche de Rakoczy, une bombe a fait explosion au milieu d’eux. Et le mourant ne cesse de parler de la marche de Rakoczy. Il revoit le cadavre d’un jeune officier, à la tête arrachée et portant, à la place, enfoncé dans le cou, le disque du gramophone. Dans son délire, il imagine que l’on a changé la tête à tous les soldats, à tous les officiers, à lui-même, et qu’on l’a remplacée par des plaques de gramophones. C’est pourquoi il est si facile de les mener à la boucherie ! L’agonisant se frappe furieusement, pour arracher la plaque et meurt. Sur quoi, le vieux major dit avec emphase : « Il est mort en vrai Hongrois ! avec la marche de Rakoczy aux lèvres. »

Heimkehr (Le Retour) raconte le retour au pays d’un blessé de la guerre. Johann Bogdan, qui était le coq du village, y revient défiguré. À l’hôpital on lui a refait le visage, avec des lambeaux de chair coupés et greffés. Quand il se voit dans le miroir, il s’épouvante. Au village, on ne le reconnaît plus. Seul, un bossu, qu’il méprise, l’humilie de sa familiarité. Le pays est transformé. On y a installé une fabrique de munitions. La promise de Bogdan, Marcsa, y travaille, et elle est devenue la maîtresse du patron. Bogdan voit rouge ; il tue le patron d’un coup de couteau. Il est assommé aussitôt après. — On sent, dans cette nouvelle, monter la révolution : elle s’empare, malgré lui, du cœur de Bogdan qui était, de nature, foncièrement, stupidement conservateur. Vision menaçante du retour des poilus de toutes les armées, qui se vengent de ceux qui les ont envoyés à la mort en restant à l’arrière, pour jouir et spéculer.

J’ai réservé pour la fin la troisième nouvelle, qui tranche sur les autres par la sobriété de l’émotion : Der Sieger (Le Vainqueur). Ailleurs, le tragique se montre à nu, et saignant. Ici, il se recouvre du voile de l’ironie. Il n’en est que plus redoutable. Sous le ton calme du récit, la révolte frémit ; l’âpre satire cloue les bourreaux au pilori.

« Le Vainqueur », c’est S. E. le Oberkommandant d’armée, le célèbre généralissime X, connu dans toute la presse sous le nom de : « Le vainqueur de *** ». Il est là, dans toute sa gloire, sur la grand’ place de la ville qui est le siège de l’Oberkommando, et où il est le maître absolu : il peut tout faire et tout défaire. C’est l’heure de la musique. Une belle après-midi d’automne. S. E. est à sa table de café, en plein air, au milieu de brillants officiers et de dames élégantes. À soixante kilomètres du front. Par son ordre absolu, défense est faite aux médecins de laisser sortir les mutilés ou convalescents dont l’aspect déplaisant pourrait troubler la satisfaction des bien portants : on les consigne à l’hôpital, comme déprimants pour l’enthousiasme public. — La nouvelle décrit les heures charmantes que passe, ce jour-là, S. E. Il trouve la guerre une chose excellente : a-t-on jamais été plus gais ! Et quelle mine magnifique ont ces jeunes gens qui reviennent du front ! « Croyez-moi, le monde n’a jamais été aussi sain qu’aujourd’hui ». Toute la société abonde en ce sens et célèbre les effets bienfaisants de la guerre. S. E. digère son heureuse fortune, ses titres, ses décorations, récolte d’une seule année de guerre, après avoir croupi trente-neuf ans dans la paix et la médiocrité. Un vrai miracle. Il est devenu un héros national : il a son auto, son château, son maître-cuisinier, une chère exquise, un train de maison seigneurial — et le tout, sans qu’il lui en coûte un sou. Un seul point sombre : la pensée que ce conte de fées pourrait disparaître brusquement comme il est venu, et le laisser choir dans l’ignoble médiocrité. Si l’ennemi réussissait à forcer la ligne de tranchées ?… Mais non. Il se rassure. Tout va bien. La grande offensive ennemie, annoncée depuis trois mois, déclenchée depuis vingt-quatre heures, se heurte à un mur de fer. « Le réservoir humain » est plein jusqu’à déborder. Deux cent mille jeunes forts gaillards sont prêts à entrer dans la danse, jusqu’à ce qu’ils y restent, dans une boue de sang et d’os… S. E. est interrompue de son agréable rêverie par son aide-de-camp qui lui demande audience pour le correspondant d’un important journal étranger. L’interview est finement notée. Le général ne laisse pas parler le journaliste ; il a ses développements tout prêts :

« Il parla d’un ton tranchant et assuré, avec de courtes pauses. Avant tout, il rappela en les glorifiant ses braves soldats, célébra leur courage, leur mépris de la mort, leurs actes sublimes au delà de tout éloge. Alors, il exprima son regret de l’impossibilité où il était de rendre à chacun de ces héros ce qui lui était dû et réclama de la patrie — sur un ton plus élevé — une reconnaissance impérissable pour tant de fidélité et de renoncement à soi. Il déclara, en désignant du doigt l’épaisse forêt de ses décorations, que toutes les distinctions dont il avait été l’objet étaient un hommage rendu à ses soldats. Enfin, il glissa quelques mots d’éloges mesurés pour la valeur combative des soldats ennemis et l’habileté de leur commandement ; et il termina par l’expression de son inébranlable confiance en la victoire finale ».

Quand le discours est clos, le général fait place à l’homme du monde :

« — Vous allez maintenant au front, Herr Doctor ? » demande-t-il, avec un sourire obligeant. Et il répond au « Oui » ravi du journaliste par un soupir profond et mélancolique :

« Heureux homme ! Je vous envie. Voyez-vous, c’est le côté tragique dans la vie du général d’aujourd’hui qu’il ne peut plus conduire lui-même ses troupes au feu ! Toute sa vie, il s’est préparé à la guerre, il est soldat de corps et d’âme, et il ne connaît que par ouï-dire les excitations du combat… »

Naturellement, le reporter est enchanté de pouvoir montrer le tout puissant guerrier dans le rôle sublime du renoncement.

Cette scène si confortable est dérangée par l’intrusion d’un capitaine d’infanterie, au cerveau détraqué, qui s’est échappé de l’hôpital. S. E., furieuse, se contraint à la bonhomie, et fait reconduire l’importun en auto. Il tire de l’épisode quelques phrases touchantes sur l’impossibilité d’agir où serait un général s’il voyait toute la misère du combat. Et il esquive la dernière question du journaliste : « Pour quand croyez-vous que nous puissions espérer la paix ? » en le renvoyant au Seigneur d’en face, celui qui est dans l’église, — le seul qui puisse répondre. — Après quoi, S. E. fond sur l’hôpital comme un ouragan, lave la tête au vieux médecin-chef et lui enjoint d’enfermer à clef tous ses malades. Sa colère, un peu soulagée, se rallume au reçu d’un message du front : un général de brigade lui décrit les effroyables pertes subies et l’impossibilité de tenir sans envoi de renforts. Son Excellence, dans les calculs de laquelle il entrait parfaitement que la brigade fût exterminée, après avoir tenu le plus longtemps possible, s’indigne que ses victimes aient des conseils à lui donner ; et il intime à la brigade la défense de se replier. — Enfin, la journée terminée, le grand homme rentre en auto à son palais, remâchant encore avec fureur la sotte question du journaliste : « Pour quand S. E. espère-t-elle la paix ? »

« Espérer !… Quel manque de tact !… Espérer la paix ! Qu’est-ce qu’un général a de bon à attendre de la paix ? Un pékin ne peut-il pas comprendre qu’un général commandant d’armée n’est vraiment commandant et vraiment général que dans la guerre, et que dans la paix il n’est plus rien qu’un Herr Professor au collet galonné ?… »

Le général grogne encore, quand l’auto s’arrêtant, pour fermer la capote à cause de la pluie, S. E. entend au loin le crépitement des mitrailleuses. Alors, ses yeux s’éclairent :

« — Dieu merci ! Il y a encore la guerre ! » ……

On a pu se rendre compte, par les extraits cités, de la puissance d’émotion et d’ironie de l’œuvre. Elle brûle. C’est une torche de souffrance et de révolte. Ses défauts comme ses qualités tiennent à cette frénésie. L’auteur est un écrivain très maître de son art, mais il ne l’est pas toujours de son cœur. Ses souvenirs sont des plaies encore ouvertes. Il est possédé par ses visions. Ses nerfs vibrent comme des cordes de violon. Ses analyses de sentiments sont presque toujours des monologues trépidants. L’âme ébranlée ne peut plus trouver le repos.

On lui reprochera sans doute la place prépondérante que prend dans son livre la douleur physique. Elle le remplit. Elle obsède l’esprit et les yeux. C’est après avoir lu Menschen im Krieg que l’on reconnaît combien Barbusse a été sobre d’effets matériels. Si Latzko y recourt avec insistance, ce n’est pas seulement qu’il est poursuivi par cette hantise. Il veut la communiquer aux autres. Il a trop souffert de leur insensibilité.

C’est en effet la plus triste des expériences que nous devons à cette guerre. Nous savions l’humanité bien bête, bien médiocre, bien égoïste : nous la savions capable de bien des cruautés. Mais si dénué d’illusions que l’on fût, nous ne nous doutions pas de sa monstrueuse indifférence aux cris des millions de suppliciés. Nous ne nous doutions pas du sourire sur les lèvres de ces jeunes fanatiques et de ces vieux enragés qui, du haut des arènes, assistent sans se lasser à l’égorgement des peuples, pour le plaisir, l’orgueil, les idées et les intérêts des spectateurs. Tout le reste, tous les crimes, nous pouvions les admettre ; mais cette sécheresse de cœur, c’est le pire de tout, et l’on sent que Latzko en fut bouleversé. Comme un des personnages, qui passe pour malade parce qu’il ne peut oublier le spectacle des souffrances, il crie au public apathique :

« Malade !… Non. Malades, ce sont les autres. Malades sont ceux qui rayonnent en lisant les nouvelles de victoires et de kilomètres conquis sur des montagnes de cadavres, — ceux qui entre eux et l’humanité ont tendu un paravent de drapeaux bariolés… Malade est celui qui peut encore penser, parler, discuter, dormir, sachant que d’autres, avec leurs entrailles dans les mains, rampent sur les mottes de terre, comme des vers coupés en tronçons, pour crever à mi-chemin de l’ambulance, tandis que là-bas au loin, une femme au corps brûlant rêve auprès d’un lit vide. Malades sont tous ceux qui peuvent ne pas entendre gémir, grincer, hurler, craquer, crever, se lamenter, maudire, agoniser, parce qu’autour d’eux bruit la vie quotidienne… Malades sont les sourds et aveugles, non moi. Malades sont les muets, dont l’âme ne chante pas la pitié, ne crie pas la colère… »[3]

Et c’est à les atteindre dans leur engourdissement, c’est de leur appliquer sur la peau le fer rouge de la douleur que vise sa volonté. Il s’est peint dans le capitaine Marschner de la deuxième nouvelle, qui, au milieu de son troupeau égorgé, ne souffre de rien tant que de l’indifférence cruelle de son lieutenant, et qui, près de mourir, s’illumine d’un sourire de soulagement, quand il voit sur le dur visage se poser l’ombre de la douleur, — de la douleur fraternelle…

« — Dieu soit loué ! pense-t-il. Maintenant, ils savent ce que c’est que souffrir !… »

« Durch Mitleid wissend », comme chante le chœur mystique de Parsifal

Cette « souffrance avec » (Mitleid), cette « douleur qui unit », déborde de l’œuvre d’Andréas Latzko.


15 novembre 1917.

(Les Tablettes, Genève, décembre 1917.)
  1. Menschen im Krieg, 1917, édit. Rascher à Zurich (publié dans la collection « Europäische Bücher »).

    Une traduction française, par H. Mayor, a depuis, été publiée en Suisse.

  2. Andreas Latzko est officier hongrois. Il a été blessé dans les combats de 1915–1916, au front italien.
  3. « Der Kamerad ».